Catégorie : Droit européen

Quand l’« identité constitutionnelle » s’embrase

Plaidoyer contre son détournement

1°) Le retour d’un concept qui « sent la poudre »[1]

Après avoir suscité des flots de commentaires et nourri une activité doctrinale intense durant plusieurs décennies, le concept d’« identité constitutionnelle » paraissait avoir épuisé son pouvoir de fascination. On le croyait voué au repos de ces notions muséales, relégué dans les bibliographies comme une question réglée. Et pourtant – tel un spectre qui revient hanter les certitudes – il se dresse à nouveau au cœur de l’actualité juridique, plus chargé de tensions que jamais. L’affaire Commission c. Pologne[2], actuellement pendante devant la CJUE, agit comme un révélateur : c’est l’architecture même de l’Union qui se trouve mise en péril. Car la juridiction constitutionnelle polonaise a choisi d’affronter frontalement le principe de primauté du droit de l’Union européenne, jusqu’à en contester la portée et l’autorité par rapport à ce que Varsovie considère comme la substance de son propre ordre juridique. Dans ses récentes conclusions, D. Spielmann – ancien président de la CEDH – sonne l’alarme : « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union »[3].

Ce rappel, sous ses dehors techniques, résonne comme un véritable avertissement. Il ne s’agit pas seulement d’une chicane théorique entre juristes[4], mais d’une mise en garde adressée à l’Union tout entière : si chaque État membre pouvait invoquer son « identité » pour se dérober à ce qui fonde l’ordre juridique commun, c’est l’édifice unioniste qui verrait ses fondements se lézarder. Et le moment est propice à ce type de tension : on assiste depuis quelques années maintenant à ce qui pourrait bien être qualifié de moment nationaliste et illibéral, presque schmittien[5], c’est-à-dire le retour en force de l’État-nation, la tentation de mener une « politique identitaire » et l’affrontement des souverainetés, là où l’on pensait que le droit avait pacifié les oppositions. Or, la force de l’intégration repose précisément sur la primauté du droit, sur la conviction qu’un magistrat européen peut dire le Droit même contre les gouvernants et, si les circonstances l’y invitent, contre les règles constitutionnelles[6]. L’Union ne saurait tolérer une application « à la carte » de ses règles et, en particulier, de la valeur de l’État de droit : elle ne survivrait pas à un tel éclatement normatif. Cette mise en garde, à bien y regarder, n’a rien d’innocent : elle engage l’équilibre même entre intégration et souveraineté, et l’arrêt à venir pourrait bien entrer dans le panthéon des grandes décisions de Luxembourg, aux côtés des arrêts Costa c. ENEL ou encore de Les Verts qui ont donné à l’Union européenne son visage d’« Union de droit »[7].

2°) L’identité constitutionnelle : un concept ambivalent

Or, derrière le concept d’« identité constitutionnelle » se cache une ambivalence : parler d’« identité », c’est évoquer simultanément l’idée de permanence et celle de transformation[8]. Cependant, rapportée au droit (constitutionnel), l’« identité » n’est pas une simple photographie figée d’un ordre juridique à un moment donné.

Elle est plutôt un récit, une mémoire vivante qui conserve tout en métamorphosant. Elle dit ce qui, dans la trame constitutionnelle, demeure intangible, mais elle exprime également la capacité d’un ordre juridique à se reconfigurer pour continuer d’être lui-même.

L’« identité constitutionnelle » se présente ainsi comme un lieu de médiation : elle relie le passé et l’avenir selon l’intrigue retenue, elle permet aux États de se dire eux-mêmes, de tracer leurs lignes de continuité tout en restant ouverts au dialogue avec des ordres  juridiques extérieurs – comme celui de l’Union. Cette tension constitutive n’est pas un problème, elle est, à l’opposé, ce qui rend le concept opératoire : elle oblige à se demander ce « qui »[9], dans un ordre juridique, ne peut pas changer sans qu’il cesse d’être ce qu’il estune idiosyncrasie. Quels sont les principes, les valeurs, les droits qui forment le « noyau dur » d’une Constitution ? Répondre à cette question, c’est distinguer ce qui est disponible de ce qui ne l’est pas, ce qui peut être renégocié de ce qui doit être protégé. Au bout du compte, l’« identité constitutionnelle » n’est pas, quoi que l’on en dise, un instrument de repli, mais un espace de dialogue. Elle trace des « lignes rouges » pour mieux permettre à tout ce qui se situe en deçà de continuer à évoluer[10]. Elle n’est pas, malgré son ambiguïté congénitale, une fin de non-recevoir opposée à l’intégration européenne, mais davantage une façon de la penser plus finement, de rappeler qu’elle se construit avec les États et leurs traditions, non contre eux. Cette idée a d’ailleurs été élevée au rang de principe juridique par l’article 4 § 2 TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Et ce respect des traditions constitutionnelles travaille également la Charte des droits fondamentaux. Effectivement, son article 52 § 4 précise que « [d]ans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions ». De telles références ne sont pas de simples formules décoratives : elles confèrent à ces particularismes locaux un véritable statut normatif, et font de ceux-ci un instrument d’équilibre entre l’uniformité de l’ordre juridique de l’Union et le respect de la pluralité des cultures constitutionnelles. Et c’est bien là le pari de l’intégration européenne : faire de la diversité des traditions un ciment plutôt qu’une fracture, fidèle  à cette devise que l’on devrait méditer un peu plus souvent qu’on ne le fait – in varietate concordia.

3°) D’un concept défensif à une arme politique

D’ailleurs, historiquement[11], l’« identité constitutionnelle » s’est tout d’abord présentée comme un « bouclier » plus que comme une « arme de poing ». Son exemple canonique reste la célèbre saga judiciaire Solange en Allemagne. En 1974, dans Solange I, la Cour de Karlsruhe avait posé une exigence claire : « tant que la Communauté ne garantit pas une protection des droits fondamentaux équivalente à celle de la Loi fondamentale, la juridiction constitutionnelle fédérale se réserve le droit d’examiner la compatibilité de tous les actes communautaires avec les droits fondamentaux ». Cette position n’était pas une déclaration de guerre au droit européen, mais l’ouverture d’un dialogue exigeant : l’Allemagne acceptait l’intégration, mais pas au détriment de ses droits et libertés fondamentaux. Douze ans plus tard, dans Solange II, la même juridiction constatait les progrès accomplis grâce à la CJCE et levait son veto : la protection des droits fondamentaux au niveau communautaire était désormais jugée substantiellement équivalente. Finalement, ce retournement illustre le sens profondément dynamique, voire pragmatique, de l’« identité constitutionnelle » : cette dernière n’est pas une forteresse inébranlable, plutôt un poste  de vigie. La décision de 2009 sur le traité de Lisbonne a confirmé ce rôle de gardienne vigilante : la juridiction y a affirmé que certaines compétences devaient rester réservées à l’État allemand, même dans le contexte d’une intégration plus poussée. Loin donc d’être un frein à l’intégration, l’« identité constitutionnelle » a fonctionné, dès l’origine, comme une clause de sauvegarde, rappelant que l’Europe n’est pas un espace d’effacement des particularités, mais un projet qui suppose leur préservation. Mais le constat, depuis lors, s’est enténébré.

Certaines juridictions juridictionnelles se saisissent de ce concept, non pas pour en faire un rempart protecteur des droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir.

En Pologne, pour retrouver la décision d’octobre 2021, le Tribunal constitutionnel l’a invoqué pour légitimer des réformes affaiblissant l’indépendance de la magistrature et se soustraire aux décisions de la CJUE. En Hongrie[12], il a servi de paravent juridique à des politiques restreignant l’action des ONG et durcissant l’accueil des réfugiés. En Russie, avant son retrait du Conseil de l’Europe, la Cour constitutionnelle s’en est prévalue pour refuser l’exécution d’arrêts de la CEDH[13]. Ce qui fut d’abord pensé comme un bouclier défensif, protecteur, s’est mué, par un glissement discret, en glaive brandi contre l’État de droit. Cette inversion du sens originel rompt le pacte de confiance entre États membres, alimente une dynamique de fragmentation et menace de transformer le « dialogue des juges » en un authentique bras de fer, où l’affrontement l’emporterait sur toute collaboration.

4°) L’archéologie du concept : retrouver son « noyau »

Pour surmonter le malaise actuel, il faut revenir aux fondations mêmes de l’« identité constitutionnelle ». L’exercice est quasiment archéologique : il s’agit de dégager des usages, les « couches » de sens, de remonter aux problèmes et besoins originels qui ont faire émerger le concept[14], d’en exhumer le cœur battant. Car, comme l’ont révélé des auteurs, aucun concept n’existe en apesanteur[15] : il prend sens dans un contexte, dans des pratiques, dans une histoire[16]. L’« identité constitutionnelle » est née précisément pour combler une lacune : assurer que le processus d’intégration européenne ne se ferait pas aux prix des garanties constitutionnelles minimales. Elle fut pensée – on le suggérait déjà – comme une espèce d’« assurance-vie des droits  fondamentaux », un garde-fou destiné à sauvegarder l’essentiel tout en laissant l’ordre juridique évoluer. Sa vocation première n’était pas de dresser des murailles, mais de rappeler qu’existe une base commune que l’on ne saurait miner sans s’oublier[17]. Le « noyau dur » dudit concept se découvre dans ses usages primitifs et dans l’intuition que l’on peut se faire de son contenu : l’« identité constitutionnelle » renvoie, en tout premier lieu, à la garantie des droits fondamentaux[18].

En d’autres mots, il n’est pas d’invocation tolérable, crédible, de l’« identité constitutionnelle » qui peut faire abstraction de cette exigence.

Tout bien considéré, les droits fondamentaux ne sont pas seulement une limite externe, mais bien une condition interne, constitutive du concept d’« identité constitutionnelle » – c’est-à-dire son critère de validité autant que sa raison d’être. Par conséquent, en faire un instrument de restriction ou, pire encore, de contournement des droits fondamentaux revient à trahir ses horizons, à flouer les engagements charnières que ce concept avait vocation à préserver. Pour autant, une telle fidélité au noyau n’implique nullement l’immobilisme : l’« identité constitutionnelle » n’est pas un monument de pierre, comme on l’avouait, plutôt une idée vivante, susceptible de se reconfigurer au gré des contextes politiques et sociaux. Elle peut s’adapter, mais elle ne saurait être invoquée pour, par exemple, saper les bases de l’État de droit ou pour légitimer des dérives nationalistes. C’est précisément ce que rappelle avec vigueur D. Spielmann dans les conclusions mentionnées : la sauvegarde de l’État de droit, dit-il, ne peut être modulée selon la conjoncture ni réduite à une simple variable d’ajustement politique. Car la primauté du droit de l’Union, insiste-t-il, n’est pas une option parmi d’autres, mais un principe « intangible » de l’édifice européen[19], un élément incessible.

5°) Un concept à sauver, pas à enterrer

Faut-il alors se méfier de l’« identité constitutionnelle » ? Sans doute, si elle devient le paravent commode de politiques identitaires ou l’instrument d’une souveraineté possessive et extrémiste.

Mais non, si on la lit pour ce qu’elle est fondamentalement : une invitation à penser l’articulation de l’unité et de la diversité au sein de l’Union.

Loin d’être un obstacle au projet européen, elle en est, à rebours, l’une de ses « clés de voûte » : elle rappelle que l’intégration ne consiste pas à niveler, mais à mettre en dialogue les traditions constitutionnelles, à les faire converser sans les réduire au silence. Elle impose aux États de protéger ce qui constitue leur « cœur » normatif, tout en les obligeant à se tenir solidaires dans l’espace commun[20]. Loin de raccourcir l’horizon de l’UE, l’« identité constitutionnelle » peut le densifier : elle exige que les normes européennes respectent la diversité, mais sans renoncer aux valeurs communes, aux exigences primaires. Dit autrement encore, l’« identité constitutionnelle » n’est pas un refuge commode pour le repli, davantage un instrument de co-responsabilité : elle relie les États par ce qu’ils  ont de plus essentiel, leur impose de protéger ce qui fonde leur ordre juridique tout en demeurant liés au projet commun. C’est la raison pour laquelle l’affaire Commission c. Pologne se présente comme une épiphanie, un « moment de vérité ». Si la CJUE vient à reconnaître que l’« identité constitutionnelle » ne peut être invoquée pour contourner les exigences de l’État de droit, elle réaffirmera que ce concept n’est pas une échappatoire, mais plutôt une exigence permanente, et qu’il ne saurait être employé – comme l’a largement révélé l’archéologie de ses usages – pour vider de leur substance les engagements pris envers l’Union. Faute de quoi, on assisterait à un dévoiement, un détournement, à ce que certains auteurs nomment – pour mieux le condamner – actuellement : un « abus de l’identité constitutionnelle »[21] au regard des attentes conceptuelles « légitimes ».

6°) Une promesse à honorer

En définitive, il faut le seriner : le concept d’« identité constitutionnelle » n’a jamais été pensé – ou, mieux, utilisé – pour dynamiter l’intégration européenne, mais pour l’accompagner, l’appuyer et l’approfondir, en garantissant que celle-ci ne se fasse pas au préjudice des droits fondamentaux. Au fond, il porte une promesse : celle d’enraciner les droits dans les traditions nationales tout en les inscrivant dans un espace commun. Détourner ce concept, comme on le constate aujourd’hui, pour se soustraire aux principales exigences de l’État de droit, c’est non seulement trahir sa vocation et les attentes qu’il nourrit, mais également priver l’Union d’un instrument de négociation, d’un lieu de médiation indispensable. Non pas un instrument de compromission, mais de recherche de compromis[22], d’ajustement permanent, nécessaire pour redéfinir ensemble un horizon de références partagées. Partant, l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un moment décisif – et peut-être même historique –, car ce qui s’y joue n’est rien de moins que le sens, dans les deux acceptions du mot, à donner au pacte constitutionnel européen pour l’avenir et la capacité de l’Union à résister à toute tentative de neutralisation de ses convictions profondes. L’histoire n’est pas achevée : elle continue de s’écrire sous nos yeux et rappelle que l’équilibre funambulesque entre unité et diversité demeure un exercice sans cesse recommencé[23], dans un ordre juridique en perpétuel mouvement – et foisonnant comme un « rhizome »[24].

[1] J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, p. 137.

[2] Affaire C-448/23.

[3] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 90].

[4] D’ailleurs, c’est ce que l’avocat général s’efforce de mettre en évidence : ibid., § 84.

[5] L’on pense en particulier à cette dynamique, qui traverse sa Théorie du partisan, de l’« ami » et de l’« ennemi » et qui dresse les groupes les uns contre les autres (C. Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, Flammarion, coll. “Champs classiques”, Paris, 2009, p. 64).

[6] CJUE, 26 septembre 2024, MG, aff. C‑792/22 [§ 62].

[7] Pour approfondir : L. Laithier, « L’Union européenne, une Union de droit ? Analyse de la portée du modèle de l’État de droit lors du récent épisode des réformes judiciaires polonaises », RDLF [En ligne], chron. n° 42, 2019.

[8] P. Ricœur, en distinguant l’« identité-mêmeté » – ce qui reste identique – et l’« identité-ipséité » – ce qui change sans se renier – fournit une clé précieuse pour comprendre cette dialectique, qui trouve à se réconcilier dans le concept d’identité narrative.

[9] Et c’est lui qui est le cœur de l’interrogation d’après le philosophe : P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, Seuil, coll. “Points – essais”, Paris, 2017, p. 62.

[10] D’ailleurs, c’est un peu la même idée qui semble guider les valeurs de l’article 2 TUE comme élément important de l’identité « constitutionnelle » de l’Union. Tout du moins, c’est ce qu’on peut lire dans les conclusions de T. Ćapeta sous l’affaire Commission c. Hongrie : « les choix constitutionnels nationaux ne peuvent pas aller au-delà de ce cadre commun. À cet égard, comme je l’ai déjà proposé, l’article 2 TUE pourrait être compris comme imposant des “lignes rouges” qui, si elles étaient franchies, appellent une réaction afin de défendre le modèle constitutionnel de l’Union » (§ 221).

[11] Dans une certaine mesure : F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, LGDJ, coll. “Bibliothèque constitutionnelle et de science politique”, Paris, 2013, pp. 81-84.

[12] Décision 22/2016. (XII. 5.) AB on the Interpretation of Article E) (2) of the Fundamental Law [§ 49].

[13] Pour approfondir : A. Zotééva et M. Kragh, « From Constitutional Identity to the Identity of the Constitution: Solving the Balance of Law and Politics in Russia », Communist and Post-Communist Studies, n° 54, 2021, pp. 176-195.

[14] Car tout concept répond toujours à une problématique et des besoins spécifiques : G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éd. de Minuit, coll. “Reprise”, Paris, 2005, p. 24.

[15] M. Queloz et D. Cueni, « Left Wittgensteinianism », European Journal of Philosophy, n° 29, 2021, pp. 758-777, spéc. p. 770.

[16] Comme une phrase ne se pose pas dans l’absolu, le concept est le produit d’un certain contexte d’où il émerge (G. Gusdorf, La parole, PUF, coll. “Quadrige”, Paris, 1952 [rééd. 2016], p. 79). On pourrait presque dire, en empruntant toujours les mots de cet auteur, que chaque concept est à sa manière pensée de circonstance, une idée historique (ibid., p. 80).

[17] Sans oublier ce lourd et malheureux héritage que le projet européen porte depuis ses premières ébauches, à savoir : plus jamais cela.

[18] Voy. F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, op. cit., p. 73.

[19] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 85].

[20] CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23 [§ 50 et § 93].

[21] Entre autres : J. Scholtes, « Abusing Constitutional Identity », German Law Journal, n° 22, 2021, pp. 534-556. Encore : H. Gaudin, « Et si l’on parlait de l’abus de droit d’un État membre en matière de citoyenneté de l’Union ? À propos de l’arrêt de la Cour de justice rendu en Grande Chambre, le 29 avril 2025, Commission c/Malte, dans l’affaire dite des Golden Passports », L’Observateur de Bruxelles, n° 139 (à paraître).

[22] Voy. P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, op. cit., pp. 132-133.

[23] Comme le soulignait dernièrement l’avocate générale T. Ćapeta dans ses conclusions, du 5 juin 2025, sur l’affaire Commission européenne c. Hongrie (aff. C‑769/22) : le projet de l’UE est d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220).

[24] Pour pousser l’analyse sur les implications d’une telle métaphore : R. M. Kattula, « Our Rhizomatic Constitution », Harvard Law School – Journal on Legislation [En ligne], 2025.

Bon anniversaire à l’arrêt Rudy Grzelczyk !

Le lancement de la citoyenneté de l’Union

« Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas » – Articles 9 TUE et 20§1er TFUE.

Il y a un avant et un après Rudy Grzelczyk.


Avant, bien sûr, à l’occasion du traité de Maastricht (1992), il y a l’introduction de la citoyenneté européenne dans le traité1https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:11992E/TXT, sans elle, rien n’aurait été possible. Néanmoins, la révolution de la citoyenneté européenne restait inachevée, faute d’avoir reçu une concrétisation juridique. En attestent les débats doctrinaux et, malgré l’audace, dès 1992, de l’arrêt Micheletti2https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:61990CJ0369, les hésitations de la Cour de justice3Par ex., les arrêts du 12 mai 1998, Martínez Sala, C-85/96 et du 24 novembre 1998, Bickel et Franz, C-274/96 qui culminent sans doute dans l’arrêt Wijsenbeek du 21 septembre 19994https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:61997CJ0378 rendu sur conclusions contraires de l’avocat général Cosmas.

On hésite parfois à reprendre des affirmations célèbres de la Cour de justice de peur d’être accusé de dogmatisme. Il est pourtant difficile de ne pas le faire dans le cas l’arrêt Grzelczyk. On s’y prêtera donc en rappelant que, en combinaison avec le principe de non-discrimination, « le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres permettant à ceux parmi ces derniers qui se trouvent dans la même situation d’obtenir, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice des exceptions expressément prévues à cet égard, le même traitement juridique »5Grzelczyk, pt 31.

La force et la solennité de l’énoncé procède au lancement juridique de la citoyenneté européenne, de la notion, du statut et des droits qui lui sont attachés, bien loin de ce qui était le ressortissant des États membres voire, par la suite, le ressortissant communautaire6Voir par ex. CJCE, 14 juillet 1977, Sagulo, 8/77.

Et après ? Il est difficile de faire le décompte de la filiation Grzelczyk ! Complétée et confortée en 2002 par l’arrêt Baumbast7https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:61999CJ0413 relatif à la plénitude des droits de circulation et de séjour des citoyens européens, la jurisprudence se déploie dans de nombreuses directions allant jusqu’à égratigner des législations nationales – état civil, mariage, adoption, nationalité, … – que l’on pensait hors de portée du droit de l’Union. Elle est accompagnée de contestations grandissantes sur la compétence de contrôle de la Cour, à l’image de celles, récentes, soulevées par l’affaire maltaise dite des Golden Passeports8https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62023CJ0181. Il n’en reste pas moins que la citoyenneté de l’Union relève des dispositions fondamentales des traités, qu’elle concrétie le principe de solidarité , et participe du processus d’intégration9Commission c/Malte, pt 93.

Une autre manière de penser l’Union et son droit, c’est aussi à cela que nous invite l’arrêt Grzelczyk, à l’instar, sans contestation, des arrêts Van Gend en Loos, Costa c/ENEL, Internationale HandelsgesellschaftLes Verts, de l’avis 2/13, ou bien encore des affaires Association syndicale des juges portugais, Wightman, ou des arrêts sur la conditionnalité10https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62021CJ0156; https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62021CJ0157 ; liste indicative !

La jurisprudence Grzelczyk, c’est donc, en premier lieu, le lancement d’un statut et des droits qui lui sont rattachés.

Instituée par l’Union comme le précise l’art. 20§1er TFUE, la citoyenneté de l’Union est un statut européen dont la logique prolonge celle du ressortissant communautaire. Elle est, comme lui, intrinsèquement liée à la non-discrimination en raison de la nationalité. Mais elle dépasse le lien historique en estompant les questions de nationalité. C’est le cas de l’affaire Grzelczyk, mais aussi, par exemple, précocement Martínez Sala, ou Bickel et Franz, ou bien encore des affaires Bidar, de 2005, Huber, de 2008, et dans le cas d’une demande d’extradition vers un pays tiers, Raugevicius en 2018. En tant que statut européen, elle autorise un contrôle de la Cour sur le retrait/perte et attribution de la nationalité. Si l’affirmation paraît simple, elle cache pourtant la sensibilité et la complexité d’un tel contrôle car pesant sur les législations des États membres afférentes11Micheletti, préc.. C’est l’arrêt Rottmann de 2010 qui est venu fixer les modalités de ce contrôle notamment quant au retrait ou à la perte de nationalité, entraînant la perte de la citoyenneté européenne12jurisprudence constante : Tjebbes en 2019, ou encore JY en 2022. Peut-être plus complexe est le contrôle sur l’attribution de la nationalité. Evoqué dans l’affaire Zhu et Chen en 2004, il est aligné sur le contrôle du retrait dans l’affaire des Golden Passports. Quelle que soit l’hypothèse (retrait/attribution), le contrôle de la Cour est d’une part limité dans son intensité et, d’autre part, renvoyé concrètement aux juridictions nationales.

La qualification de statut fondamental attribuée par la Cour à la citoyenneté européenne est solennelle. Sa signification mérite d’être éclairée. Fondamental, c’est-à-dire protégé au plus haut niveau des traités. Fondamental, c’est-à-dire lié à la Charte des droits fondamentaux de l’Union dont le préambule énonce que l’Union place la personne au cœur de son action (notamment) en instituant la citoyenneté de l’Union13https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12016P000 et le titre V est consacré à la citoyenneté. Dans ce cadre, les droits et libertés du citoyen de l’Union se répartissent principalement entre ceux, liés à l’Espace de liberté, sécurité et justice, de circulation et séjour14Par ex. Garcia Avello, 2003 ; Coman, 2018 ; Pancharevo, 2021 et ceux liés à la vie démocratique de l’Union (par ex. Espagne c/Royaume-Uni en 2006 ; Commission c/République tchèque et Commission c/Pologne ; Commission c/Malte préc.). Un rééquilibrage bienvenu entre les deux branches a été opéré par l’arrêt des passeports maltais de 2025 et rapproche la citoyenneté européenne de ce modèle qui est celui de la dual citizenship.

Fondamental, son expression la plus évidente se trouve dans l’arrêt Ruiz-Zambrano de 2011 : « l’article 20 TFUE s’oppose à des mesures nationales ayant pour effet de priver les citoyens de l’Union de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par leur statut de citoyen de l’Union »15https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62009CJ0034, pt 42 ; voir aussi l’arrêt Rendón Marín de 2016/mfn] et dans un sens similaire les conclusions de Tamara Ćapeta sur Safi.

L’ensemble de ces droits est, conformément à l’article 52§2 de la Charte, prioritairement adossé aux traités.

La jurisprudence Grzelczyk, c’est ensuite un débat ouvert sur la question du champ d’application du droit de l’Union. Si l’article 20 TFUE énumère les droits du citoyen de l’Union (droit de circuler et séjourner librement, droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen ainsi qu’aux élections municipales dans l’État membre dans lequel il réside, droit à la protection diplomatique et consulaire, droit d’adresser des pétitions au Parlement européen, droit de recourir au médiateur européen, droit de s’adresser aux institutions de l’Union dans sa langue…. l’ensemble de ces droits étant repris aux articles 39 à 45 de la Charte), l’article 20, dans son dernier alinéa précise que « ces droits s’exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci ». Cette précision est d’importance au point qu’on la trouve reprise, à l’identique à l’article 21§1er TFUE, et de manière équivalente à l’article 52§1er de la Charte.

Une telle formulation se rattache à la question du champ d’application. Posée pour la citoyenneté de l’Union, elle rejoint celle de longue date liée aux droits fondamentaux (ERT 1991), réglée à l’article 51 de la Charte, et confirmée par la Cour (Akerberg Fransson, 2013). On la retrouve également concernant le principe de non-discrimination, et plus récemment le droit à la protection juridictionnelle effective de l’article 19 TUE, voire, globalement, les valeurs de l’article 2 TUE (dont la résolution pourrait être apportée par l’arrêt à venir Commission c/Hongrie, C-769/22). Elle est le symbole que l’Union n’a que des compétences d’attribution et non une compétence générale.

Le déclenchement de la protection liée à la citoyenneté européenne est subordonné à l’existence d’ un lien de rattachement avec une situation placée sous l’emprise du droit de l’Union (Carpenter, 2002), sans que la qualité de ce lien ne soit vraiment défini (Lounes, 2017). Additionner citoyenneté européenne, non-discrimination et liberté de circulation/séjour amène la Cour à étendre sa compétence de contrôle sur des domaines non régis par le droit de l’Union – y compris conçus de manière large – dans une logique de non-affectation des droits du citoyen européen.

Enfin, une de ses principales spécificités réside dans la constitution autour du statut de citoyen européen d’un champ d’application personnel, bien éloigné des conceptions matérielles traditionnelles en droit de l’Union (voir pourtant Mesbah, 1999). Dans certains cas, la possession du statut déclenche seule la protection du droit européen, que l’on ait circulé ou non (Mc Carthy, 2014 et bien sûr Ruiz-Zambrano, préc.).

La jurisprudence Grzelczyk, c’est enfin l’interrogation qu’elle déclenche sur les rapports entre le citoyen européen et l’Union.

C’est de longue date, et à propos d’abord des emplois dans l’administration publique, que la Cour de justice s’est interrogé sur le caractère particulier du lien de nationalité entre un État et ses ressortissants [CJCE, 17 décembre 1980, Commission c/Belgique, C-149/79]. La définition actuelle de ce lien de nationalité est fixé par l’affaire Rottmann de 2010 [pt 51] : il est fondé sur un « rapport particulier de solidarité et de loyauté entre l’État et ses ressortissants ainsi que (sur) la réciprocité de droits et de devoirs » – définition reprise dans l’affaire maltaise [point 96] – qu’il est « légitime pour un État de vouloir protéger ». La Cour de justice s’est également penchée sur la nature du lien qui peut exister entre un citoyen de l’Union et l’État dans lequel il réside, sans en posséder la nationalité, et qui est guidée par l’idée d’intégration 15Par ex., CJCE, 7 septembre 2004, Michel Trojani, C-456/02 ou encore CJUE, 18 décembre 2019, U.B., C-447/18, pt 47. L’attribution d’un droit de vote aux élections locales va en ce sens.

Dans une perspective prospective, ce qu’il est intéressant d’envisager, est le lien qui court de l’arrêt Grzelczyk à l’arrêt Commission c/Malte sur les relations entre le citoyen européen et l’Union. La Cour les fonde en 2025 sur l’article 20§2 1ère phrase TFUE dont il ressort que « les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par les traités. Conformément au §1 de cet article 20, le rapport particulier de solidarité et de loyauté existant entre chaque État membre et ses ressortissants constitue également le fondement des droits et obligations que les traités réservent aux citoyens de l’Union »16Malte, pt 97. Il existerait donc une duplication au niveau de l’Union de ce lien spécial que la Cour s’était plu à définir, concernant les États membres, dès 1980.

Concrètement, trois domaines le manifestent ; apparus progressivement dans la jurisprudence, ils concernent l’extradition, la vie démocratique de l’Union et enfin la protection diplomatique et consulaire.

La question de l’extradition d’un citoyen européen ayant fait usage de sa liberté de circulation dans un autre État membres a conduit la Cour à s’interroger sur la protection que celui-ci pouvait attendre de la part du droit de l’Union. Dans une jurisprudence constante et riche17CJUE, GC, 6 décembre 2016, Petruhhin, C-182/15, pt 60 ; GC, 13 novembre 2018, Raugevicius, C-247/17, pt 49 ; GC, 22 décembre 2022, SM, C-237/21, elle a étendu la protection européenne à celui-ci au nom du principe de non-discrimination, des libertés de circulation, des droits de la Charte, le tout sous l’égide de la coopération nécessaire entre l’État membre de résidence et celui d’origine du citoyen européen. Notamment, un État saisi d’une demande d’extradition d’un citoyen européen, doit impérativement vérifier que « l’extradition ne portera pas atteinte aux droits visés à l’article 19 de la Charte »18Petruhhin, pt 60, Raugevicius, pt 49.

Par évidence terminologique, citoyenneté européenne et vie démocratique de l’Union entretiennent des liens consubstantiels : la citoyenneté appelant la participation à la vie de la cité, serait-elle européenne. Si cette facette démocratique ne s’est pas principalement développée dans un premier temps, c’est chose faite maintenant et avec la solennité des affirmations de l’arrêt Commission c/Malte : « en exerçant les droits politiques que leur confèrent les articles 10 et 11 TUE, les citoyens de l’Union participent directement à la vie démocratique de l’Union. En effet, son fonctionnement est fondé sur la démocratie représentative, laquelle concrétise la valeur de démocratie qui constitue, en vertu de l’article 2 TUE, l’une des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée [voir, en ce sens, arrêts du 19 décembre 2019, Puppinck e.a./Commission, C‑418/18 P, EU:C:2019:1113, pt 65 ; du 19 novembre 2024, Commission/République tchèque (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), C‑808/21, EU:C:2024:962, pts 114 et 115, ainsi que du 19 novembre 2024, Commission/Pologne (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), C‑814/21, EU:C:2024:963, pts 112 et 113] »19Commission c/Malte, pt 89.

Enfin, la protection diplomatique et consulaire, mise en place aux articles 20§2 et 23 TFUE, avait pu laisser dubitatif tant quant à sa nature et ses modalités. Ici encore l’arrêt Commission c/Malte vient relancer, de manière prospective, ces droits qui vont dans le sens d’un lien de rattachement et d’un lien de protection entre le citoyen européen et l’Union20Ibid. pt 90.

Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne

Dans un climat politique tendu, où la montée des nationalismes, les restrictions juridiques, les crispations identitaires, les conflits, mais aussi les tensions commerciales, menacent sincèrement le projet européen1Pour quelques réflexions qui posent cette vertigineuse question : M. Lefebvre, « Would France Benefit From Leaving the European Union? », Politique étrangère, n° 244, 2024, pp. 175-187., voire, pour d’aucuns, sa crédibilité2En ce sens : S. Guerra et F. Serricchio, « Need a Little Love? Go South: Patterns of Trust Across EU Member States », Journal of Contemporary European Studies, n° 33, 2025, pp. 633-652., la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ci-après) fait montre, malgré tout, d’une audace inopinée. En prenant à bras-le-corps le problème de la transidentité dans une trilogie d’arrêts, désormais « historiques »3Comme l’annonçait déjà un auteur : B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.Mirin, Mousse et Deldits –, elle propose un droit de l’Union plus inclusif, plus robuste et, davantage encore, plus attentif aux droits fondamentaux des personnes transgenres. En effet, la CJUE enrichit ici l’éventail des garanties offertes aux personnes transgenres, dépassant le prisme traditionnel de la non-discrimination, dans l’objectif de développer une politique jurisprudentielle moins esclave des représentations binaires du genre4Pour des réflexions en ce sens : S. Osella, « The Court of Justice and gender recognition: A possibility for an expansive interpretation? », Women’s Studies International Forum [En ligne], n° 87, 2021.. Finalement, loin d’être d’un simple ajustement ponctuel, la jurisprudence étudiée est vectrice d’un mouvement plus décisif. Puisque, à bien y regarder, cette trilogie d’arrêts crayonne une redéfinition, un repositionnement, des ressources juridiques, politiques et symboliques de l’Union autour d’un « autre » paradigme du droit de l’Union européenne aiguillé par plusieurs principes qu’on pourrait qualifier de fondateurs, soit : la solidarité et la dignité.

1°) Reconnaître, étendre et protéger : une protection plurielle et originale en cours de construction

L’affaire Mirin5CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23. – première pièce de cette trilogie – est le point de départ de la conversion paradigmatique6Pour s’en convaincre : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.. Ce contentieux, inauguré par le refus d’un État membre de reconnaître le changement de genre d’un citoyen de l’Union légalement acquis sur le territoire d’un autre État membre, ne met pas en scène qu’un pur et simple différend administratif. Il connait, au contraire, une problématique plus profonde, plus épineuse, car plus « existentielle » : celle-là de la reconnaissance de son statut personnel dans un espace intégré de libre circulation. Pour y répondre, la CJUE utilise tout un ensemble d’instruments : le TFUE, mais également les articles 7, 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. Forte de ces références, elle confirme que le statut personnel ne peut être fractionné d’un État à l’autre sans mettre en péril les droits des personnes trans et la cohérence de l’ordre juridique européen.

À la vérité, l’innovation majeure de l’arrêt de 2024 réside dans le déplacement de l’analyse : de la discrimination vers l’entrave à des droits fondamentaux. La citoyenneté européenne devient, en réalité, le moyen d’une protection individuelle, si bien qu’elle ne semble plus réductible à un statut exclusivement économique. À rebours, dans l’arrêt Mirin, la juridiction s’efforce de renouer avec l’esprit de l’affaire Ruiz-Zambrano7CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09. : la citoyenneté européene est un statut fondamental porteur de différents droits et libertés essentiels dont la jouissance doit être assurée même en l’absence d’un exercice effectif. De même, pour la première fois – à tout le moins de manière aussi explicite –, l’article 45 de la Charte fait l’objet d’une utilisation autonome et significative, qui permet de compléter l’analyse de l’article 21 § 1 du TFUE. Cette volonté de protéger plus (pro)activement les droits des personnes transgenres se confirme, plus encore, dans la sollicitation de l’article 7 de la Charte, consignant le droit au respect de la vie privée et familiale. À la faveur de cette lecture combinée de la liberté de circulation et du droit au respect de la vie privée, la CJUE concrétise une espèce d’approfondissement de la protection, et ce, en gonflant le nombre des règles invocables. En résumé, l’Union européenne n’est plus ici seulement garante d’une liberté de mouvement, elle devient aussi garante d’une continuité de son identité par-delà les frontières.

C’est d’ailleurs ce que fait voir la formule, consacrée dans l’arrêt, de « droit à la reconnaissance ». Formule encore embryonnaire, mais tout à fait signifiante. Il ne s’agit nullement encore, peut-on croire, au-delà de la lettre, d’un droit subjectif au sens fort du terme, mais plutôt d’une liberté juridiquement protégée, qui oblige les États à respecter les effets d’une reconnaissance accomplir ailleurs. Pour toutes ces raisons, il est clair que la portée politique et symbolique de l’arrêt est indéniable : en contraignant la Roumanie à modifier l’acte de naissance d’une personne trans, et non plus seulement à délivrer des documents de voyage, la CJUE fait glisser en secret le droit de l’Union d’un modèle de coordination souple à une logique d’unification tacite. Autrement dit, la souveraineté des États membres en matière d’état civil se trouve davantage encadrée par les exigences de l’ordre juridique de l’Union, notamment lorsque sont en jeu les droits liés à l’identité de genre.

L’arrêt Mousse8CJUE, 9 janvier 2025, Mousse c. CNIL et SNCF Connect, aff. C‑394/23. prolonge cette dynamique de manière inattendue : en  investissant le droit à la protection des données personnelles et le RGPD. Derrière une question en apparence technique – peut-on licitement collecter et traiter des données de civilité binaire pour conclure un contrat de transport ? – se niche une interrogation plus embarrassante juridiquement et symboliquement. Consciente de cela, la Cour rappelle que le genre est une donnée suffisamment sensible pour être protégée par le droit à la protection des données personnelles, mais aussi que son traitement doit respecter le principe de minimisation. Principe qui devient, ici, la « clé de voûte » de la protection. Dès lors, en l’absence de nécessité impérieuse – car l’invocation d’un intérêt commercial légitime ne suffisant pas –, une collecte est illicite. Tout se passe comme si la reconnaissance d’une possibilité à l’invisibilité de genre s’ébauchait dans cet arrêt, ouvrant la voie à une désassignation des identités imposées. Puisque, finalement, ce qu’affirme la CJUE, c’est que la civilité ne saurait être imposée de manière rigide, sous peine de dénigrer l’identité réellement vécue.

Et cette dynamique culmine, à l’heure actuelle9Un rendez-vous est déjà donné qui marquera, probablement, une nouvelle étape décisive : l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant la CJUE – à l’heure de l’écriture de ces lignes., dans l’arrêt Deldits10CJUE, 13 mars 2025, Deldits, aff. C‑247/23., où la CJUE condamne fermement l’exigence, pratiquée par la Hongrie, d’une intervention chirurgicale préalable pour obtenir modification de son genre dans l’état civil. En tirant profit de ce qu’elle venait de concrétiser quelques semaines auparavant, la CJUE réaffirme ici que la reconnaissance de l’identité de genre, relevant de l’autonomie personnelle, bénéficie des garanties essentielles offertes par le RGPD, et, par conséquent – dans un certain esprit d’accommodement avec la jurisprudence récente de la CEDH11CEDH, 6 avril 2017, A. P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13. Encore : CEDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, n° 2145/16 et 20607/16. – qu’elle ne saurait être subordonnée à un traitement chirurgical. Finalement, la CJUE rompt manifestement avec les logiques pathologisantes, et confirme aussi l’entrée de la transidentité dans le champ des garanties numériques et fondamentales que propose le droit de l’Union. Bref : les personnes transgenres doivent être traitées dans leur(s) difference(s) comme toutes les autres.

Tout bien considéré, cette trilogie jurisprudentielle trace les contours d’un régime composite de sauvegarde des droits des personnes transgenres. Un régime qui jouit de l’articulation subtile et fructueuse entre citoyenneté, vie privée et protection des données personnelles.

Toutefois, cette audace jurisprudentielle n’est pas désintéressée. Au contraire, elle s’inscrit dans une conjoncture conflictuelle où l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture idéologiques. Certains États, la Hongrie en tête, s’opposent clairement aux principes d’égalité et de pluralisme, réduisent – encore et toujours – les droits des personnes LGBTQ+. Dans un tel contexte, la jurisprudence transidentitaire, telle qu’elle vient d’être élucidée, devient un outil de résistance politique aussi bien que juridique. En effet, la CJUE exploite toutes les ressources disponibles pour contourner les blocages et imposer une protection minimale des personnes transgenres – même en l’absence d’un consensus.

Cette teneur plus « stratégique » se révèle aussi dans cet alignement plus explicite avec la jurisprudence de la CEDH. En opérant une convergence tant substantielle que méthodologique, la CJUE renforce la compacité et la portée contraignante des standards européens des droits fondamentaux quant aux personnes trans. Surtout à une heure où la jurisprudence de Strasbourg la plus récente peut apparaître, aux yeux de certains, « régressive »12Pour pousser la réflexion : A. Palanco, « Les régressions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme : Anatomie d’un tabou », RTDH, nº 141, 2025, pp. 63-86..

Mais la portée de cette jurisprudence excède cette seule conjoncture particulière. Effectivement, en liant la protection des identités à la citoyenneté, la CJUE engage, parallèlement, une mutation profonde du sens même, ainsi que du destin, du droit de l’Union. Ce que divulgue ce contentieux, c’est une redéfinition de l’identité même de la citoyenneté de l’Union, qui est pensée à présent moins comme un vecteur d’intégration économique que comme un statut – toujours plus – fondamental. Un statut, porté par quelques principes, à l’instar de la solidarité, qui poursuit une fonction protectrice quasi existentielle pour les personnes13Et tout particulièrement pour les personnes trans.. La jurisprudence Commission c. Malte14CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23. le confirme : la citoyenneté européenne devient, quelques semaines après cette triologie, une « matrice » de reconnaissance, s’ancrant plus résolument dans les valeurs de solidarité et de confiance mutuelle. Autrement dit, à la faveur de cette saga, le droit de l’Union s’émancipe de ses racines économiques et commerciales pour se présenter comme un espace symbolique d’accueil des différences. Cela se vérifie autrement : les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles, longtemps éduqués par des considérations économiques, ou encore sécuritaires, prennent une portée quasiment « éthique » au fil de cette jurisprudence. Ils deviennent ici, pourrait-on dire, les garants du respect, de l’observance, des trajectoires individuelles.

Enfin, il convient d’observer que le discours même du droit de l’Union évolue sous l’action de la CJUE. Par le choix du langage, son raisonnement, cette dernière accomplit, finalement, quelque chose de plus clandestin : elle participe à un amendement de l’interdiscours du droit de l’Union. En effet, chaque arrêt contribue à imprimer un « nouveau » récit fondateur – une mythologie – du droit de l’Union, où la solidarité, la pluralité et la dignité ne sont plus des pétitions de principe, mais bien des moteurs d’interprétation et d’approfondissement. En fin de compte, la CJUE ne fait pas ici que sauvegarder, elle va plus loin : elle influe sur le mode de fabrique des discours dans une certaine pratique (inter)discursive – ce qui aura probablement des répercussions sur les modes de production normative. Autrement dit, elle ne se contente pas que d’appliquer le droit de l’Union et de le faire évoluer normativement, elle travaille à le « resignifier », à le « transfigurer ».

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

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