Catégorie : Droit international

L’arrêt RDC c. Rwanda de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples

De la justiciabilité interétatique des obligations positives de protection des droits de l’homme

Première décision rendue dans le cadre d’une procédure interétatique par une Cour qui, après 20 d’existence[1] institutionnelle, marque une étape importante de son évolution jurisprudentielle, l’arrêt RDC c. Rwanda est très « remarquable à plus d’un titre du fait de la nature et de l’ampleur inédite des violences commises(p.1) », mais également en raison de la qualité des parties et de la portée de la demande introduite par l’Etat requérant. Cette affaire revêt ainsi une dimension novatrice du fait qu’elle constitue la toute première à soulever la question de la justiciabilité interétatique des violations graves et manifeste des droits de l’homme devant la CADHP. Il est, à n’en point douter, « appelé à compter dans les annales judiciaires africaines[2] », tant en raison de sa portée normative que par son apport à la consolidation d’un véritable système procédural africain des droits de l’homme, ouvert aux requérants privés et contentieux entre Etats dans le contexte des violations massives des droits de l’homme. Et c’est précisément en cela que cette décision marque un tournant décisif dans l’architecture jurisprudentielle africaine.

« Il s’inscrit dans la continuité de l’ordonnance du 7 mars 2024. »[3] A l’origine, la CAfDHP s’est prononcée sur une requête introductive d’instance introduite le 21 août 2023 par la RDC dirigée contre le Rwanda. La RDC allègue la violation grave des droits de l’’homme du fait des opérations rwandaises dans son territoire. Elle soutenait également que ces incursions, accompagnées par des violations massives des droits de l’homme contenus dans des instruments ratifiés par lui et le Rwanda, constituaient des violations des obligations internationales du Rwanda et une atteinte à sa souveraineté et à l’intégrité de son territoire.

Le Rwanda, à son tour, a vigoureusement contesté la compétence de la CADHP et la recevabilité de la requête, estimant que « la cour doit se déclarer incompétente et, à titre subsidiaire, déclarer la requête irrecevable[4] » au motif que plusieurs conditions de recevabilité prévues à l’article 56 de la Charte, des articles 41(3)(c) et 50 (2)(d) du Règlement n’ont pas été respectées, invoquant par ailleurs le caractère abusif de la requête du fait des procédures engagées par la RDC devant d’autres juridictions, ainsi que son incompatibilité alléguées avec l’Acte constitutif .

 Au regard des exceptions soulevées par l’Etat défendeur et des réponses qui lui sont apportées par l’Etat requérant, la Cour s’est prononcée sur sa compétence et sur la recevabilité de la requête introduite par la RDC.

Le présent billet vise à examiner, d’une part, la reconnaissance par la Cour africaine de sa compétence à connaitre la requête (I), et d’autre part, l’affirmation par la Cour de la recevabilité de la requête relative aux violations alléguées (II).

I – La reconnaissance par la Cour africaine de sa compétence à connaitre la requête relative aux violations alléguées

Après un examen préliminaire de sa compétence, conformément aux termes de la règle 49 (1) du Règlement, la Cour a, d’une part, rappelé « que sa compétence personnelle et temporelle ne sont pas contestées (p.172) » et, d’autre part, affirmé sa compétence matérielle et territoriale en rejetant l’exception soulevée par le Rwanda. Pour ce qui est de la compétence matérielle, au regard de sa jurisprudence elle rappelle que « l’article 3 (1) du Protocole lui donne compétence chaque fois qu’un requérant allègue des violations des droits de l’homme protégés par la Charte ou par d’autres instruments des droits de l’homme auxquels l’Etat concerné est partie. Cette considération demeure la même, que la partie soit une personne physique, la Commission ou un Etat (p.76). » Elle a ajouté que pour connaitre d’une affaire, la compétence de la Cour n’est assujettie à aucun formalisme relatif à la production de la preuve de l’existence préalable d’un différend avant le dépôt de la Requête. Ainsi, elle a confirmé que sa compétence matérielle trouve son fondement dans la Charte ainsi que dans les instruments internationaux ratifiés par le Rwanda et invoqués par la RDC dans sa requête. A ce niveau, à la question de savoir si les instruments juridiques en cause sont des instruments de protection de droit de l’homme, elle a rappelé sa jurisprudence dans l’affaire APDH c. République de Côte d’Ivoire.[5] Au-delà du simple fait que l’instrument visé doit être un traité, il faut d’abord que le texte énonce de façon explicite des droits subjectifs par la proclamation directe des droits dont les individus ou les groupes d’individus peuvent se prévaloir. Ensuite, il faut que le texte prescrive des obligations à la charge des Etats qui ont pour but de garantir la jouissance de ces droits individuels ou collectifs. Dans son avis consultatif Parlement Panafricain de 2021, la Cour a déjà rappelé que « la seule référence à l’expression ‘‘droit de l’homme’’ dans un traité n’est pas suffisante pour en faire un instrument de droit de l’homme (p.108) ».

Dans le cas d’espèce, la reconnaissance de la compétence extraterritoriale constitue un point central. La Cour a, d’une part, expressément admis en se référant à l’article 2 du PDICP et suivant sa jurisprudence constante qu’elle avait compétence que lorsque les violations alléguées sont survenues sur le territoire de l’Etat défendeur et, d’autre part, que « (…), la notion classique de compétence territoriale a connu quelque évolution. (…) l’obligation de protéger ou, du moins, celle de ne pas violer les droits de l’homme s’étend au-delà des limites traditionnelles des territoires des Etats (p.154) ». Ainsi, la responsabilité de l’Etat peut être engagée pour des actes commis en dehors de son territoire, notamment dans « les situations de conflit armé (p.130). » Cette affirmation est un véritable tournant jurisprudentiel pour la Cour. Elle s’est inscrite dans la lignée de décisions de la CEDH[6], telle  Al-Skeini et autre c. Royaume-Uni[7], où la Cour affirme que l’article 1 de la CEDH s’applique lorsque l’Etat « exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire[8] ». Et Al-Djedda  c. Royaume-Uni, la Cour rappelait que : « aux termes de cette disposition (Article 1), l’engagement des Etats contractants se borne à reconnaitre (…) aux personnes relevant de leur juridiction les droits et les libertés énumérés.[9] »

Cependant, cette affirmation de compétence cache quelques points critiques. Tout au long de l’arrêt, la Cour ne développe pas d’examen approfondi des conditions exactes du contrôle effectif : une simple allégation des violations des droits de l’homme par le soutien à un groupe armé suffit à établir sa compétence, sans une définition rigoureuse des critères ni de seuil d’occupation. La Cour affirme que « l’implication des FDR, dans le conflit entre M23 et les FARDC est établie (p.169) » et que « quiconque se trouve sous le pouvoir ou contrôle effectif des forces d’un Etat partie opérant en dehors de son territoire bénéficie de la protection extraterritoriale[10] », sans pour autant préciser le degré d’implication ou le contrôle exercé. L’évaluation du contrôle effectif ne peut se faire sans la réunion des critères, tels que la coordination stratégiques, la présence militaire continue et la capacité d’imposer son autorité, l’exercice de fonctions administratives, la capacité concrète de contrôler la situation sur le terrain[11], l’influence déterminante sur l’administration locale subordonnée, et enfin la preuve factuelle sur la présence des troupes. La CIDH dans l’affaire Coard et autres c. Etats-Unis s’est fondée sur l’autorité physique et directe exercée par l’armée américaine à Grenade pour reconnaitre sa compétence extraterritoriale[12].

D’autre part, dans sa décision de 90 pages, la Cour ne s’est jamais attardée sur la question du lien entre l’acte extraterritorial et les violations alléguées[13], laissant le lien de causalité implicite[14]. Ce silence pourrait compromettre sa légitimité limiter la portée normative de sa position, rendant  les Etats africains très hésitant à reconnaitre sa compétence dans des situations similaire.

Enfin, la Cour a admis sa compétence malgré le conflit armé internationalisé, sans pour définir les limites d’une telle compétence, ce qui fragilise la sécurité juridique pour les victimes, souvent incapables de rassembler des preuves ou d’accéder aux zones occupées. La compétence de la Cour apparaît en réalité plutôt formelle et effective[15].

Ainsi, après l’affirmation de sa compétence, la Cour s’est déclarée compétente pour connaitre de la présente requête en statuant sur sa recevabilité.

II – L’affirmation par la Cour de la recevabilité de la requête relative aux violations alléguées

Après l’affirmation de sa compétence, la Cour conformément à la règle 50(1) et à l’article 6(2) du Protocole a statué sur la recevabilité de la requête en application de l’article 56 de la Charte. Ainsi, elle a examiné les exceptions soulevées par le Rwanda, portant sur le non-respect des procédures préalables du Pacte des Grands Lacs, les procédures non judiciaires de l’Acte constitutif, l’abus de procédure, l’incompatibilité de la requête avec l’Acte constitutif et la Charte, le non-épuisement des recours internes (p.278) et la litispendance devant la CJAE. Cependant, elle a rejeté toutes les exceptions et a jugé que la requête a rempli les conditions prévues par l’article 56 de la Charte et la règle 50(2) du Règlement et elle est recevable.

Concernant le non-respect des procédures préalables prévues par le Pacte des Grands Lacs, la Cour a souligné que, pour « des questions de procédures, elle applique la Charte, le Protocole, son règlement qui en est l’émanation et, éventuellement les principes généraux de procédure généralement acceptés (p.190). » Ainsi, l’exigence de l’article 29 du Pacte a été rejeté, la «  Cour africaine de justice » n’a pas été mise en place et étant distincte de la CAfDHP. De même, elle a rappelé que l’Acte constitutif ne peut être invoqué pour contester une procédure devant elle. Elle ajoute que pour des questions de procédure et surtout de recevabilité d’une requête, elle n’applique que la Charte, le Protocole, son règlement et les principes généraux de procédure généralement acceptés (p.203). S’agissant de l’abus de procédure, la Cour, suivant sa jurisprudence, XYZ c. République du Bénin 27 novembre 2020[16], a rappelé que « le simple fait que le requérant dépose plusieurs requetés contre le même Etat défendeur ne traduit pas nécessairement un manque de bonne foi de la part d’un requérant (p.236). »  Seule l’intention du requérant permet de déterminer l’abus. Pour ce qui est à l’abus de procédure fondé sur des informations résultant des médias et de la presse, la Cour a affirmé que ces éléments ne sont spécifiques dès lors qu’ils sont accompagnés d’éléments crédibles (p.276), telles que les pièces émanant des sources de l’UA et des N-U. Ainsi, pour la Cour la ratio legis de l’article 54(6) de la Charte n’a pas pour objet d’interdire des informations dont l’exclusivité ne repose pas sur une diffusion par les moyens de communications de masses comme.  Cette approche de la Cour permet de contourner l’effet paralysant de la preuve dans les zones de conflit. Quant à l’ l’incompatibilité de la requête avec l’Acte constitutif et la Charte, la Cour a affirmé que « le fait qu’une requête soit qualifié comme étant liée aux questions de paix et de sécurité n’exclut pas qu’elle puisse être relative à la protection des droits de l’homme (p.257). » Ainsi, elle a rappelé que la compatibilité de la requête avec l’Acte constitutif signifie qu’elle soit relative à l’un des objectifs de l’Acte. C’est ce qu’elle avait déjà rappelé dans l’affaire Glory Cyriaque Hossou c. République du Bénin[17]. Pour l’affaire RDC c. Rwanda, elle a rappelé que la requête est compatible avec l’article 3(h) de l’Acte.  Relativement au non-épuisement des recours internes,  elle a souligné que les violations alléguées sont de nature systématiques et massives, notamment au regard du nombre des victimes présumées. En pareille circonstance, elle estime, à l’instar de la Commission, qu’il n’est ni raisonnable ni pratique d’exiger un épuisement préalable des recours internes[18]. Cette position de la Cour constitue une avancée et une inflexion forte. Elle a adapté la logique d’accès à la Cour aux contextes d’atteintes massives et systémiques en donnant une interprétation élargie à l’article 56(5) de la Charte. Toutefois, en admettant que dans pareille circonstance l’épuisement peut être écarté, la Cour ne définit pas explicitement le seuil clair pour évaluer ce que constitue une « voix interne efficace » dans un contexte de conflit armé. Cette absence d’articulation normative pourrait laisser un flou procédural de nature à affaiblir la lisibilité et la portée de l’article 56(5) de la Charte et la règle 50(2)(e) du Règlement et pourrait conduire à une application quasi-mécanique de l’exception. Enfin, au sujet de la litispendance devant la CJAE, l’Etat défendeur invoque le non-respect des conditions de recevabilités prévues par l’article 56(7) de la Charte. La Cour a rappelé que, conformément à sa jurisprudence Jean Claude Roger Gombert c. République de Côte d’Ivoire[19], la notion de règlement implique trois conditions alternatives : la similitude des parties, similitude des demandes et existence d’une première décision au fond (p.362). Ici, seule la première condition est remplie (p.363). Quant aux objets : la requête devant la CADHP visait à constater des violations des droits de l’homme dans le conflit armé sur le territoire congolais[20], celle devant la CJAE portait sur des violations du traité instituant la CAE[21]. Cette conclusion de la Cour appelle à des réserves. En effet, les requêtes soumises à la Cour africaine et à la CJAE visaient toutes deux des violations graves et massives des droits de l’homme. Donc, à la lumière de la Charte africaine et en vertu de l’article 27(1) du Traité instituant la CAE, « la CJAE est compétente pour apprécier des telles violations[22] ». Enfin, aucune décision n’avait été rendue au moment du dépôt de la présente Requête (p.366), et la Cour a donc conclut que la Requête remplissait les conditions prévue par la Charte et le Règlement (p.367).

En définitive, L’arrêt RDC c. Rwanda marque un tournant décisif de l’évolution jurisprudentielle africaine. Il revêt une dimension novatrice du fait qu’il a soulevé la question de la justiciabilité interétatique des violations des droits de l’homme dans le contexte de conflit armé. Cependant, l’arrêt n’échappe pas à la critique, et le raisonnement de la Cour soulève, en plusieurs points, des interrogations qui méritent un examen approfondi. Néanmoins, il est, à n’en point douter, appelé à marquer la jurisprudence de la Cour, tant par sa portée normative que par son apport à la consolidation du système juridictionnel africain des droits de l’homme.

[1] Le protocole portant création d’une CAfDHP adopté le 9 juin 1998 à Ouagadougou,

[2] Ntwari G.-F., « Note sur le premier arrêt de la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples », in African Journal of International and Comparative Law, n°18, Vol. 2, 2010, p.233.

[3] DONGAR B. C.-D. et AFOGO N. O., « Note sur l’arrêt  de la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples du 26 juin 2025 (compétence et recevabilité) dans l’affaire RDC c. Rwanda », Droite Politique en Afrique, billet du 22 septembre 2025, p. 1.

[4] Voir point 24 de l’arrêt de la CAfDHP, Affaire n°007/2023, RDC c. Rwanda, du 26 juin 2025

[5] CAfDHP, Affaire n°001/2014, APDH c. Côte d’Ivoire (fond) du 18 novembre 2016, 1 RJCA, point 57.

[6] Les décisions n°15318/89 du 23 mars 1995 Loizidou c. Turquie (exception préliminaires), n°47708/08 du 20 novembre 2014, Jaloud c. Pays-Bas de 2014, n°27021/08 du 07 juillet 2011.

[7] CEDH, décision n°55721/07 du 07 juillet 2011 Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, point 138.

[8] CEDH, affaire n°55721/07, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, du 7 juillet 2011, point 138.

[9] CEDH, affaire n°27021/08, Al-Djedda c. Royaume-Uni, du 7 juillet 2011, point 74.

[10] Comité des droits de l’homme, Observation générale n°31, 2004, para. 10.

[11] Voir CEDH, Affaire n°15318/89, Loizidou c. Turquie (Exceptions préliminaires), du 23 mars 1995, point 62.

[12] CIDH, Coard et autres c. Etats-Unis, Affaire n°10/951, rapport n°109/99, du 29 septembre 1999, point 37.

[13] Voir l’article 8 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat de la CDI.

[14] Voir : Matringe J., « La responsabilité de l’Etat pour violation du droit international humanitaire et de la convention sur le génocide », p. 3,  

[15] CEDH, Affaire n°39630/09, El-Masri c. ex-République Yougoslave de Macédoine, du 13 décembre 2012, points 198-241 et CIADH, Série C n°4, Velasquez Rodriguez c. Honduras, 29 juillet 1988, points 166-184.

[16] CAfDHP, requête n°010/2020, XYZ c. République du Bénin du 27 novembre 2020, point 42.

[17] Glory Cyriaque Hossou c. République du Bénin, CAfDHP, Requête n° 012/2018, arrêt du 13 novembre 2024 (fond et réparations), point 37.

[18] CADHP, Communications 54/91-61/91-96/93-98/93-164/97-196/97-210/98, Malawi Africa Association, Amnesty International, Mme Sarr Diop, Union interafricaine des droits de l’Homme et RADDHO, Collectif des veuves et ayants Droit, Association mauritanienne des droits de l’Homme c. Mauritanie, du 11 mai 2000, point 85.

[19] CADHP, Affaire n°038/2016, Jean Claude Gombert c. République de Côte d’Ivoire (compétence et recevabilité) du 22 mars 2018, 2 RJCA 270, point 45.

[20] Voir dispositif de la Requête introductive d’instance.

[21] Voir pages 6 de la requête introduite devant la CJAE.

[22] DONGAR B. C.-D. et AFOGO N. O., précité, p. 13.

Par Outman ALI OUTMAN

Doctorant à l’Université Toulouse-1 Capitole

L’accord UE-Mercosur : une bataille politique se déplaçant bientôt sur le terrain juridictionnel ?

   L’accord UE-Mercosur suscite de nombreux débats au sein de la société française, si bien qu’il peut être avancé qu’une quasi-unanimité émerge au sein du spectre politique national contre cet accord. La principale critique concerne les éléments relevant de la politique commerciale commune. Ils viendraient créer une concurrence déloyale, en particulier pour les agriculteurs français.

   Le mardi 18 novembre 2025, la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale a adopté, à l’unanimité, une résolution demandant au Président de la République de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)[1]. L’article 218§11 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) stipule : « un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission peut recueillir l’avis de la Cour de justice sur la compatibilité d’un accord envisagé avec les traités. En cas d’avis négatif de la Cour, l’accord envisagé ne peut entrer en vigueur, sauf modification de celui-ci ou révision des traités ». Par conséquent, le Président de la République française peut accéder à la demande des députés français et, au nom de la France, saisir la Cour de justice de l’accord UE-Mercosur pour avis.

   Il existe plusieurs types d’accords internationaux. L’accord d’association (217 TFUE), pour lequel le Conseil a mandaté la Commission dans le cadre des discussions avec le Mercosur, en est une forme spécifique. Au moment de la ratification, si par principe le Conseil décide à la majorité qualifiée, il « statue à l’unanimité (…) pour les accords d’association » (218§8 TFUE), d’où l’importance cardinale de la qualification de l’accord UE-Mercosur.

   De plus, les accords internationaux conclus par l’Union dépendent de la compétence à laquelle ils se rattachent. La jurisprudence AETR[2], par la suite confirmée par le traité[3] et par la Cour[4], a consacré le principe du parallélisme entre le volet interne et externe des compétences de l’Union. Un accord international intervenant dans un champ de compétence doit donc respecter la procédure applicable à ce champ, la typologie des compétences se répercutant sur la compétence externe de l’UE.

   D’une part certains accords relèvent de la compétence exclusive de l’Union (article 3§2 TFUE), ci-après nommés « accords exclusifs ». Les institutions de l’Union ratifient alors l’accord selon la procédure afférente à l’article visé, sans déclencher de procédure de ratification dans les États membres. D’autre part, les accords mixtes concernent les accords pour lesquels l’UE n’exerce pas de compétence exclusive. Dans ce cas, l’Union ratifie les éléments qui relèvent de sa compétence et les États membres font de même dans leur champ d’intervention.

   Qu’en est-il en ce qui concerne l’accord avec le Mercosur ? La Commission a eu recours à la pratique dite du splitting, à savoir la scission de l’accord en deux textes[5]. Le 3 septembre 2025, la Commission a donc transmis une proposition de décision du Conseil relative à la signature d’un accord intérimaire sur les éléments commerciaux (COM(2025) 338) et une relative à la signature et à l’application provisoire de l’accord de partenariat (COM(2025) 356). La Commission a, d’une part, requalifié l’accord d’association en accord de partenariat en y adjoignant des dispositions d’application provisoire et, d’autre part, proposé un texte distinct pour ce qu’elle considère comme relevant des compétences exclusives.

   Dans un premier temps, il conviendra d’examiner les moyens qui pourraient être invoqués devant le juge de l’Union si la France le saisit pour avis, conformément à la résolution votée (I). Dans un second temps, les perspectives politiques d’échec de la ratification seront examinées (II).

I – Des griefs procéduraux nécessitant un avis de la Cour

   Il ne sera question que des éléments institutionnels, le droit matériel étant laissé aux spécialistes des différents champs couverts par cet accord. Après avoir rapidement évoqué la subsidiarité (A) et la coopération loyale (B), il conviendra de développer particulièrement la question du choix de base légale (C).

A) Un moyen tiré du principe de subsidiarité inopérant en ce qui concerne la politique commerciale commune

   Les pages 42 à 45 du rapport Ruffin[6] font état d’oppositions nationales à l’encontre de cet accord, en réalisant un détour par la question des parlements nationaux. Cela fait immédiatement penser au principe de subsidiarité. Sur le plan juridique, même si la Cour a longtemps été hésitante à contrôler les atteintes à la subsidiarité, une intensification de son contrôle a pu être observée[7]. Aussi, la résolution proposée par François Ruffin n’apparaît pas dénuée d’intérêt.

   Cependant, l’examen de la Cour ne pourra pas concerner les éléments relevant de la compétence exclusive de l’Union (5.3 TUE). La politique commerciale commune étant une compétence exclusive (article 3.1 TFUE), les stipulations s’y rattachant seront exclues du contrôle. Du fait de la scission en deux textes distincts, il semble difficile de faire échec à la ratification des stipulations relevant de la politique commerciale commune par ce biais. En revanche, les moyens tirés du principe de coopération loyale semblent plus convaincants.

B) Des moyens tirés du principe de coopération loyale plus convaincants 

   Ce principe, d’abord jurisprudentiel[8] puis textuel (4.3 TUE), a une acception verticale entre l’UE et les États qui la composent. Une application provisoire (218§5 TFUE) permettant de court-circuiter le processus de ratification au sein d’États membres opposés à l’accord pourrait être considérée comme contraire à ce principe. Ce recours aux dispositions provisoires avait par exemple été contesté par la Wallonie au moment du CETA[9] dont la position avait été expliquée par son Ministre-Président[10]. L’application provisoire est censée avoir pour but d’attendre le processus de ratification dans les États membres et non le vider de son essence.

   La coopération loyale s’applique également entre les institutions de l’UE de manière horizontale[11]. Le professeur de Sadeleer, cité par le rapport Ruffin, considère que le passage « tactique » d’un accord d’association à deux textes consiste en une violation du mandat donné par le Conseil à la Commission. En effet, le mandat concernait un accord d’association et non un accord de partenariat. A ce titre, le professeur considère que cela pose problème au regard de la coopération loyale, mais aussi de l’équilibre institutionnel. Examinons dès lors la question de la base légale, qui est, à bien des égards, liée au principe de l’équilibre institutionnel[12].

C) Des questionnements légitimes s’agissant des choix de bases légales

   Rappelons la jurisprudence de la Cour en la matière. « Selon une jurisprudence constante, le choix de la base juridique d’un acte de l’Union doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel »[13].  En effet, « le contrôle de la base juridique d’un acte permet de vérifier la compétence de l’auteur de l’acte (…) et de vérifier si la procédure d’adoption de cet acte est entachée d’irrégularité (…) »[14]. Dès lors, tant en ce qui concerne le principe de l’équilibre institutionnel que le principe d’attribution, « le choix de la base juridique appropriée revêt en effet une importance de nature constitutionnelle »[15]. Par conséquent, le moyen tiré d’une erreur dans le choix de la base légal est recevable devant la Cour. Il convient d’examiner la qualification de l’accord puis la question du cumul de bases légales.

   La proposition de la Commission COM(2025)356 évoque un vote à la majorité qualifiée (p.3). Or, il pourrait être relevé qu’il s’agirait d’un accord d’association déguisé et non un accord de partenariat, nécessitant donc un vote à l’unanimité. En-dehors des aspects matériels qui pourraient éclairer ce questionnement, le mandat confié par le Conseil à la Commission concernait un accord d’association et non un accord de partenariat. Si la Cour estime qu’il s’agit d’un accord d’association déguisé, alors la base légale choisie n’est pas la bonne. Un moyen tiré de l’erreur de qualification de l’accord pourrait être retenu, et donc déclencher une ratification à l’unanimité.

   En sus, le choix du cumul de bases légales dans la proposition de la Commission COM(2025)338 relative à l’accord intérimaire est étonnant. Elle se fonde les articles 91, 100.2 (transports), 207.4 (politique commerciale commune), 209.2 et 212 du TFUE (coopération avec les pays tiers et aide humanitaire).

   Le cumul est autorisé par la Cour de façon exceptionnelle. «  Si l’examen d’un acte communautaire démontre qu’il poursuit une double finalité ou qu’il a une double composante et si l’une de celles-ci est identifiable comme principale ou prépondérante, tandis que l’autre n’est qu’accessoire, l’acte doit être fondé sur une seule base juridique, à savoir celle exigée par la finalité ou composante principale ou prépondérante (…). À titre exceptionnel, s’il est établi que l’acte poursuit à la fois plusieurs objectifs, qui sont liés d’une façon indissociable, sans que l’un soit second et indirect par rapport à l’autre, un tel acte devra être fondé sur les différentes bases juridiques correspondantes (…). Toutefois, le cumul de deux bases juridiques est exclu lorsque les procédures prévues pour l’une et l’autre base juridique sont incompatibles (…) »[16].

   Les procédures ne semblent pas incompatibles puisque les cinq bases légales font référence à la procédure législative ordinaire. Il est quelques différences facilement dépassables. Par exemple, les articles relatifs aux transports évoquent une consultation des comités économique et social et des régions, contrairement aux autres articles. Cela étant, ces comités, au rôle uniquement consultatif (article 13.4 TUE), ne sont pas considérés comme des institutions par la Cour[17]. Dans la mesure où les consultations ne sont que facultatives dans les cas où elles ne sont pas prévues par le traité[18], une telle consultation pour les articles n’en faisant pas mention ne saurait être interprétée comme un détournement de procédure.

   En revanche, ce cumul pose question au regard de la volonté d’isoler les éléments relevant de la politique commerciale commune. Les transports relèvent en principe des compétences partagées (4.2 TFUE) de même que la coopération au développement et l’aide humanitaire (4.4 TFUE). Fonder le texte sur des bases légales se rapportant aux compétences partagées semble paradoxal avec le splitting. Maintenir le cumul de bases légales rattachées aux compétences exclusives et partagées pourrait engendrer une requalification de l’accord intérimaire en accord mixte, et donc nécessiter une ratification dans les Etats membres, ce qui serait incohérent avec le splitting réalisé par la Commission. Il est donc étonnant que la Commission n’ait pas tenté de démontrer que la politique commerciale commune était prépondérante, de façon à pouvoir se fonder sur le seul article 207.

   La Commission explique, dans sa proposition que « conformément aux traités et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier son avis 2/15 sur l’accord de libre-échange UE-Singapour du 16 mai 2017, tous les domaines couverts par l’AIC relèveraient de la compétence externe exclusive de l’Union européenne ». Si la Cour a autorisé le rattachement des transports aux compétences exclusives dans l’avis 2/15, cela était lié au fait que l’accord portait sur « les marchés publics de service dans le domaine des transports »[19]. Il peut donc être considéré que la situation est différente, laissant la possibilité au juge de requalifier l’accord UE-Mercosur en accord mixte. Sans aller jusqu’à avancer que la Cour trancherait en ce sens, la question mérite d’être étudiée.

   Plusieurs éléments incitent donc à penser que la demande d’avis formulée par la résolution parlementaire est tout sauf infondée. Il apparaît évident que le but des députés français est surtout de faire échec à l’accord UE-Mercosur. Le terrain politique peut également permettre d’arriver à cet objectif, avec une chance de succès au moins équivalente.

II – Des perspectives d’échec de ratification sur le terrain politique

   La procédure liée à la subsidiarité ne semble pas la plus pertinente ici. La procédure dite des cartons est peu fonctionnelle. Elle est très difficile à engager et il est plus facile pour le Conseil de rejeter le texte au moment du vote final qu’après avoir été saisi par le biais de la procédure dite du « carton orange ». En effet, cette procédure aboutit à un vote du Conseil lui permettant de rejeter un texte à la majorité qualifiée… alors qu’une simple minorité de blocage suffit pour faire échec au même texte lors du vote final.

   Concentrons-nous donc sur le vote final et la perspective d’une minorité de blocage. La majorité qualifiée est de 55% des États représentant 65% de l’UE quand la proposition émane de la Commission[20]. La minorité de blocage est donc de 45,01% des États membres ou d’un minimum de 4 États[21] représentant 35,01% de la population. Une abstention compte comme un vote contre[22]. La France est parmi les pays les plus peuplés (15,18 % de la population de l’UE si tous les États participent au vote). Dans l’hypothèse où la France ne voterait pas en faveur de ces textes, il ne resterait “que” 20% de la population à réunir au sein de trois États minimum.

   D’autres États pourraient être tentés par une absence de soutien aux textes. Rappelons que la France n’est pas le seul État disposant d’une agriculture puissante. En 2023, le secteur agricole français a produit 95,78 milliards d’euros[23], mais les chiffres ne sont pas si éloignés en Allemagne (76,15), en Italie (72,96) et en Espagne (65,61). D’autres pays ayant un PIB nettement inférieur aux PIB français, allemand ou italien ont également un secteur agricole produisant plus de dix milliards par an[24]. Les chambres d’agriculture de République Tchèque, de Hongrie, de Slovaquie et de Pologne ont d’ailleurs rejeté cet accord.

   Si la France parvient à convaincre n’importe lequel des quatre autres États les plus peuplés ainsi que quelques autres pays moins peuplés parmi ceux cités de ne pas voter en faveur de la ratification de l’accord, la minorité de blocage sera atteinte. Dans le cas d’un vote négatif ou d’une abstention de la France et de la Pologne, il manquera un nombre minimal de deux États représentant 11,63 % de l’UE. Ce chiffre est réduit à 9,11 % en cas de coalition France-Espagne, à 6,71 % en cas de coalition France-Italie et à seulement 1,02 % en cas de coalition France-Allemagne. Il convient également de noter que ces calculs sont réalisés dans le cas où tous les États participent au vote. Si un État ne participe pas au vote, le « cut » à atteindre est plus bas puisque le pourcentage de population par Etat est mécaniquement plus élevé. Une minorité de blocage peut tout à fait être réunie si la France ne vote pas en faveur du texte. Ainsi la bataille politique contre cet accord a-t-elle de réelles chances de succès au sein du Conseil si la France ne vote pas en sa faveur.

   En conclusion, il peut être avancé que la bataille contre l’accord UE-Mercosur, jusqu’ici essentiellement concentrée sur le terrain politique, pourrait s’étendre au terrain juridictionnel. Pour reprendre une expression populaire, les opposants au Mercosur ajoutent ainsi une corde à leur arc.

[1]Dossier législatif : URL :              https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/empecher_ratification_accord_UE_Mercosur_saisine_CJUE_incompatibilite_accord_traites_europeens.

[2]CJCE, 31 mars 1971, AETR (22-70).

[3]TFUE, article 3.2 ; TFUE, articles 216 et suivants.

[4]CJUE, 24 juin 2014, Parlement / Conseil (C-658/11), pt.56 ; CJUE, 26 juillet 2017, Avis 1/15, Accord PNR.

[5]EU-Mercosur : Text of the agreement, site internet de la Commission européenne, Url : https://policy.trade.ec.europa.eu/eu-trade-relationships-country-and-region/countries-and-regions/mercosur/eu-mercosur-agreement/text-agreement_en?prefLang=fr.

[6]Rapport n°2116, 17e législature, URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/due/l17b2116_rapport-fond.

[7]BERTRAND B., Un principe politique saisi par le droit. La justiciabilité du principe de subsidiarité en droit de l’Union européenne, Revue trimestrielle de droit européen, 2012.

[8]CJCE, 1983, Luxembourg c. Parlement, C-230/81.

[9]BEAUD O., Le veto wallon contre le traité CETA : une leçon à méditer, JP Blog, 26 octobre 2016, URL : https://blog.juspoliticum.com/2016/10/26/le-veto-wallon-contre-le-traite-ceta-une-lecon-a-mediter/.

[10]Discours de Paul Magnette, ministre-Président de la Wallonie, 14 octobre 2016, URL : https://www.astrid-online.it/static/upload/magn/magnette_discorso_ceta_14_10_16.pdf.

[11]CJCE 1988 Grèce c. Conseil, aff 204/86 ; article 13.2 TUE.

[12]CJUE, 6 mai 2008, Parlement / Conseil (C-133/06), pt.57

[13]CJUE, 18 décembre 2014, Royaume-Uni / Conseil (C-81/13), pt. 36

[14]CJUE, 5 mars 2015, Ezz e.a. / Conseil (C-220/14 P) (pt. 42)

[15]Tribunal de l’UE, 9 décembre 2014, SP / Commission (T-472/09 et T-55/10), pt. 117.

[16]CJUE, 29 avril 2004, Commission / Conseil (C-338/01), pts. 54-58

[17]C.f. par exemple, CJUE, 4 octobre 2024, Lituanie / Parlement et Conseil (C-541/20 et C-555/20), pts. 901-905, 909.

[18]Tribunal de l’UE, 24 mars 1994, Air France / Commission (T-3/93), pt. 119.

[19]CJUE, 16 mai 2017, Avis 2/15 – Accord de libre-échange avec Singapour, pt. 224.

[20]TUE, article 16.4 et TFUE, article 238.2.

[21]TUE, article 16.4 et TFUE, article 238.3.

[22]Majorité qualifiée, site internet du Conseil, URL : https://www.consilium.europa.eu/fr/council-eu/voting-system/qualified-majority/.

[23]https://www.touteleurope.eu/agriculture-et-peche/l-agriculture-europeenne-en-10-chiffres-cles/.

[24]Pays-Bas (41,46), Pologne (36,81), Roumanie (22,22), Grèce (14,25), Danemark (12,81), Portugal (12,23), Belgique (11,77), Hongrie (11,55), Irlande (11,3), Autriche (10,2).

La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples : La réparation comme voie cachée de recours en appel

Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, arrêt du 26 Juin 2025, Requête N°001/2018, Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie

Dans un contexte de défiance croissante des États à l’égard de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, l’arrêt Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie apparait comme une réaffirmation de son autorité par la Cour.

Accusée par l’État en cause de se placer en juridiction d’appel en se déclarant compétente pour annuler une décision émanant de ses juridictions internes, la Cour se prévaut de l’article 27(1) du Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples pour lui permettre d’ordonner toutes les mesures de réparations adéquates, y compris une annulation des peines qu’elle estime contraire aux droits protégés par la Charte. Une telle disposition n’est pas sans rappeler l’article 41 de la Convention européenne des droits de l’Homme, ainsi que l’article 63 (1) de la Convention américaine des droits de l’Homme, consacrant également les compétences de leurs cours respectives en matière de réparation. Il convient néanmoins de souligner que parmi les trois instruments, la Charte africaine est celle qui offre la plus grande portée et place quasiment la Cour dans une posture de juridiction d’appel.

En l’espèce, la Cour décide d’ordonner l’annulation de la peine de mort prononcée à l’encontre du requérant par les juridictions internes, en se fondant, non pas sur les griefs soulevés par ce dernier, mais sur des moyens qu’elle a soulevés elle-même de sa propre initiative.

L’interprétation par la Cour de l’article 27 (1) combiné à la lecture de l’article 3 du Protocole conduit ainsi à se poser la question de l’expansion des pouvoirs de la Cour, non seulement en matière de réparation (I), mais également dans le cadre du contrôle de conventionnalité (II), lui conférant une plus grande latitude que ses homologues européenne et interaméricaine.

I – La portée des mesures de réparations prévues par le Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples

La Cour a d’ores et déjà été critiquée à plusieurs reprises sur l’étendue des compétences qu’elle s’arroge en matière de réparation[1]. Même si elle affirme ne pas se placer en juridiction d’appel, sa jurisprudence semble toutefois ouvrir une voie vers un recours de dernier ressort contre les décisions internes par le biais des mesures de réparation (A). En ce sens, la Cour africaine se rapproche davantage de la pratique de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, tandis que la Cour européenne reste plus prudente sur la nature de ses mesures de réparations (B).

A) Les mesures de réparation comme voie d’accès vers une nouvelle Cour de dernier ressort

La Cour a mainte fois réaffirmé qu’elle n’entendait pas exercer la fonction d’une quelconque juridiction d’appel. Elle s’est exprimée pour la première fois sur la question à l’occasion de l’affaire Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi dans laquelle le requérant avait saisi la Cour après avoir épuisé les voies de recours internes en demandant l’annulation d’une décision juridictionnelle nationale concernant les modalités de son licenciement d’un organe gouvernemental[2]. La Cour a ainsi rejeté la requête au motif qu’elle n’avait pas vocation à se prononcer en appel sur les décisions émanant des juridictions internes, régionales ou toute autre juridiction de même nature[3].  

Sans renier sa jurisprudence, la Cour a néanmoins depuis lors précisé la portée de sa compétence à l’occasion de plusieurs décisions, en ce qu’elle affirme que conformément à l’article 3 du Protocole, le fait de ne pas statuer en tant que juridiction d’appel « n’écarte pas sa compétence pour apprécier la conformité des procédures devant les juridictions nationales aux normes internationales prescrites par la Charte ou par les autres instruments applicables des droits de l’Homme auxquels l’État défendeur est partie »[4]. Il s’agit notamment là de la position qu’elle réitère dans le cadre de l’affaire Tembo Hussein.  

À cela, la Cour ajoute une interprétation extensive de l’article 27 (1) du Protocole et estime que tous ces éléments lui donnent compétence pour rendre différents types de mesures de réparation, y compris l’annulation de la déclaration de culpabilité et de la condamnation, ainsi que la remise en liberté du requérant le cas échéant[5].

De ce fait, même s’il est clair que la Cour ne soit pas une juridiction d’appel d’un point de vue formel, son large champ de compétence en vertu de l’article 3 du Protocole et la lecture in extenso que le juge fait des mesures de réparations lui en confère factuellement, à certains égards, les caractéristiques. En effet, l’arrêt Tembo Hussein aura permis de mettre en lumière, d’un point de vue purement juridictionnel, la possibilité d’une saisine de la Cour comme d’une juridiction de dernier ressort, lorsque le droit au respect de la dignité humaine ou le droit à la vie sont en cause.

B) La portée des mesures de réparations prononcées par la Cour africaine au regard de l’expérience des autres systèmes régionaux de protection des droits de l’Homme

Là où l’article 41 de la Convention européenne accorde expressément la priorité au droit interne quant à la mise en œuvre des mesures de réparation nécessaires pour « effacer les conséquences des violations »[6], l’article 63 (1) de la Convention américaine, tout comme l’article 27 (1) du Protocole à la Charte africaine, semble vouloir accorder une bien plus grande latitude à sa Cour régionale quant à la formulation et la mise en œuvre des solutions visant le rétablissement des droits atteints. En ce sens, la Cour européenne se met mieux à l’abri de l’assimilation à une forme de juridiction d’appel comparée à ses homologues.

Dans son arrêt Aleksanyan c. Russie, la Cour européenne a en effet rappelé que ses décisions étaient essentiellement de nature déclaratoire. De ce fait, le choix de la mesure à mettre en œuvre pour se conformer à ses décisions revenait en premier chef à l’État concerné, et ce, conformément à sa législation en vigueur[7]. Lorsque le requérant demande alors à la Cour européenne de statuer sur sa libération immédiate d’une détention arbitraire, la Cour conclut que le gouvernement de l’État défendeur devait substituer la détention par une autre mesure plus raisonnable et moins contraignante prévue par son droit interne. Ainsi, même si la Cour constate la violation des droits allégués par le requérant, elle laisse le soin à l’État concerné de prendre les mesures nécessaires pour se conformer aux exigences de la Convention[8].

Tandis que du côté africain et interaméricain, pour des cas similaires mettant en cause la détention arbitraire ou les traitements inhumains et dégradants, les deux Cours régionales, à plusieurs occasions, ont directement ordonné les mesures que devaient prendre les États responsables de ces violations sans véritablement leur laisser le luxe de choisir la mesure qu’ils estiment être la plus appropriée. En l’occurrence, les deux Cours ont souvent ordonné l’annulation immédiate de la peine prononcée par les juridictions internes, la remise en liberté des individus concernés ou encore la tenue de nouveaux jugements pour fixer des peines plus conformes aux obligations conventionnelles des États en cause[9].  

Dès lors qu’une atteinte aux droits qu’elles protègent au titre de leurs conventions respectives est établie, les Cours africaine et interaméricaine se comportent comme de véritables juridictions d’appel ayant vocation à faire autorité sur les décisions internes.

En ce qui concerne l’arrêt Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie, en plus de sa décision ordonnant une annulation de la peine du requérant et la tenue d’un nouveau jugement, l’étendue des pouvoirs de la Cour africaine s’illustre d’autant plus qu’elle effectue en l’espèce un contrôle de conventionnalité sua sponte.

II – Le renforcement des pouvoirs de la Cour africaine par un contrôle de conventionnalité sua sponte

Si la Tanzanie accuse la Cour de se comporter à l’image d’une juridiction d’appel en se déclarant compétente pour annuler ou modifier une peine prononcée par une juridiction nationale, elle n’a, en revanche, pas eu l’occasion de pointer qu’en soulevant sua sponte les inconformités des dispositions de son Code pénal à la Charte, la Cour étend davantage considérablement son pouvoir.

Le requérant n’a, en effet, pas fait prévaloir dans sa requête que les modalités du prononcé et de l’exécution de la peine de mort retenue à son encontre, étaient en violations du respect au droit à la vie et à la dignité humaine, respectivement protégés par les articles 4 et 5 de la Charte. La Cour a néanmoins estimé devoir en statuer ultra petita, et en a fait les fondements de sa décision d’ordonner une réforme du Code pénal tanzanien[10] (A). Une telle initiative qui lui confère une certaine originalité comparée à la pratique de ses homologues (B).

A) Un contrôle de conventionalité à portée générale issu d’un grief soulevé ultra petita

En droit interne, le contrôle de conventionnalité est un pendant du contrôle de constitutionnalité par voie d’exception[11]. Il s’agit pour le juge (généralement d’une cour constitutionnelle ou d’une cour suprême) de statuer sur la conformité d’une ou plusieurs dispositions légales litigieuses à un traité international dument ratifié. Par ailleurs, la portée de ce contrôle n’est que relative, car si le juge conclut l’inconventionnalité d’une loi, celle-ci n’est écartée que pour le seul cas au cours duquel l’inconventionnalité a été soulevée. Même si une telle décision peut entrainer la paralysie de la loi concernée, elle n’entraine pas automatiquement son abrogation ou sa modification.

Il importe également de souligner que dans le cadre des procédures internes, les juridictions constitutionnelles ou de droit commun s’abstiennent de relever un moyen qui n’a pas été invoqué par les parties pour statuer de la conventionnalité d’une loi, et ce, en vertu du principe du non ultra petita qui est l’obligation pour le juge de ne pas dépasser des cadres du litige. Ce principe sera notamment repris par la Cour européenne des droits de l’Homme, comme il sera vu infra.

L’arrêt Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie aura été, en revanche, une nouvelle occasion pour la Cour africaine de réaffirmer sa jurisprudence constante de s’affranchir de ce principe en soulevant suo motu des moyens qui n’ont pas été inclus par le requérant dans ses conclusions, dès lors que l’affaire met en cause le non-respect du droit à la vie et de la dignité humaine[12]. La Cour défend ainsi sa position en rappelant constamment que même si le requérant ne conclut pas sur ces droits, la peine de mort, et particulière celle prévue par le Code pénal tanzanien avait déjà fait l’objet de plusieurs condamnations de sa part, justifiant ainsi cette réitération[13].

En ordonnant une nouvelle fois la réforme de la loi tanzanienne, la Cour effectue, d’une part, un véritable contrôle de conventionnalité à portée générale, qui n’a pas uniquement vocation à s’appliquer à l’affaire examinée, et d’autre part, elle met en exergue des prérogatives qui vont bien au-delà de ce qu’une cour constitutionnelle ou une cour suprême n’aurait pu se prévaloir en pareille circonstance. Ces dernières ne seraient probablement pas allées au-delà des moyens soulevés dans la requête et n’auraient pu se limiter qu’à écarter l’application de la disposition légale non conforme à la convention au cas d’espèce uniquement. En ce sens, la Cour africaine aura agi bien plus qu’une simple juridiction d’appel.

B) Une posture plus modérée dans les autres cours régionales des droits de l’Homme

Si les trois instruments régionaux régissant la protection des droits de l’Homme évoqués précédemment offrent manifestement des amplitudes de niveau différent à leurs cours respectives, la jurisprudence met davantage en lumière cette différence des degrés d’implication des cours en matière de contrôle de conventionnalité des lois nationales.

Parmi les trois cours régionales, la position de la Cour européenne des droits de l’Homme est celle qui prête le moins à confusion. En plus d’avoir explicitement reconnu la nature essentiellement déclaratoire de ses décisions[14], sa jurisprudence illustre également son refus de statuer ultra petita. Dans son arrêt de Grande Chambre Radomilja et autres c. Croatie, elle a en effet estimé qu’elle ne pouvait « se prononcer sur la base de faits non visés par le grief, car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire, ou autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été soumises au sens de l’article 32 de la Convention »[15].

En ce qui concerne la Cour interaméricaine, sa posture est plus nuancée. Tout d’abord, il importe de souligner qu’à l’occasion de l’arrêt Almonacid Arellano & others v. Chile, la Cour a entériné le principe de subsidiarité selon lequel toutes les juridictions internes, en vertu des obligations conventionnelles des États, doivent effectuer un contrôle de conventionnalité de la loi nationale à la lumière des dispositions de la Convention américaine applicables aux cas d’espèce[16]. La Cour invite ainsi les juridictions nationales à tirer profit de ce filtre qui permettrait au juge interaméricain de ne pas empiéter autant que possible sur les prérogatives des juges nationaux, afin que ces derniers puissent, d’eux-mêmes, avant toute intervention supranationale, ordonner le cas échéant les modifications nécessaires ou l’abrogation de la loi.

Depuis la fin des années 90, la Cour subit toutefois des critiques l’accusant d’étendre ses pouvoirs en ordonnant des modifications de lois nationales comme mesures de réparations aux victimes[17]. Par exemple, à l’occasion de l’affaire El Amparo v. Venezuela, l’opinion dissidente du juge Cançado Trindade met en exergue cette faculté dont se réserve la Cour à ordonner une réforme des lois nationales dans le cadre des mesures de réparations des victimes. En l’espèce la Cour a privilégié un contrôle in concreto de la Convention et a écarté l’application des dispositions légales litigieuses au cas du requérant uniquement[18].

Pour en revenir à la Cour africaine, il apparait donc que l’affaire Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanien et toutes les autres qui ont soulevé la question du droit à la vie et la dignité humaine – lui aient permis de faire preuve d’une initiative plus audacieuse comparée à la pratique des Cours européenne et interaméricaine. Et c’est peut-être bien en raison de cette audace d’interprétation large du Protocole que surgit la méfiance des États des Parties. Méfiance qui se traduit par le retrait de nombre d’entre eux des déclarations de reconnaissance des recours individuels prévues à l’article 34 (6). Après une telle affirmation de l’étendue de ses compétences, la complexification de l’accès à son prétoire suffirait-elle à freiner l’élan qu’elle s’est accordé depuis lors ?

[1] Sègoma Horace Adjolohoun, Jurisdictional Fiction ? A dialectical scrutinilty of the appelate competence of the african court on human and peoples rights, Journal of Comparative Law in Africa, 2019.

[2] CADHP, Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi, §8, 15 mars 2013.

[3] Ibid §14 : « (…) the court notes that it does not have any appellate Jurisdiction to receive and consider appeals in respect of cases already decided upon by domectic and.or regional and similar Court ».

[4] CADHP, Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie, 26 juin 2025, §27 ; Kenedy Ivan c. République-Unie de Tanzanie, 28 mars 2019, §26 ; Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, §130, 20 nov. 2015

[5] Tembo Hussein c. Tanzanie, op.cit., §28 ; Kakobeka c. République-Unie de Tanzanie, §27, 4 décembre 2023.

[6] Article 41 CEDH : « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ».

[7] CEDH, Aleksanyan c. Russie, §238, 22 décembre 2008.

[8] Ibid., §240.

[9] CIADH, De La Cruz Flores v. Peru, §169, 18 novembre 2004 ; Norin Catriman & others v. Chile, §422, 29 mai 2014 ; CADHP, Kakobeka c. République-Unie de Tanzanie, op.cit., §27 ; Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie, o., §84, op.cit., et §86.

[10] Tembo Hussein c. République Unie de Tanzanie, op.cit., §85 et 87.

[11] Patrick Gaïa, « Le contrôle de conventionnalité », RFDC, 2008, p.202.

[12] Plusieurs arrêts de la Cour africaine réaffirment cette position, dont la plupart concerne justement la République-Unie de Tanzanie. En plus de l’arrêt Tembo Hussein, il s’agit par exemple de l’arrêt Lameck Bazil c. République-Unie de Tanzanie du 13 novembre 2024 (§55-58), ou encore de l’arrêt Mulokozi Anatory c. République-Unie de Tanzanie du 5 septembre 2023 (§73), et bien d’autres mettant en cause la peine de mort et les traitements inhumains et dégradants.

[13] Tembo Hussein c. République de Tanzanie, op.cit., §58, §75, §77

[14] Aleksanyan c. Russie, op.cit.

[15] CEDH, Radomilja et autres c. Croatie (GC), §126, 20 mars 2018 ; Mibilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, 26 janvier 2006.

[16] CIADH, Almonacid Arellano & others v. Chile, §124-125, 26 septembre 2006

[17] Douglass Cassel, The expanding scope and impact of reparations awarded by the inter-american court of human rights, Center for Civil and Human rights, Notre Dame Law School, 2006, p.96.

[18] CIADH, El Amparo v. Venezuela, §§ 56-60, 14 septembre 1996.

Par Rodin PRIVAT ZAHIMANOHY

Doctorant à l’Université Toulouse-1 Capitole

Le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France : Expression de la souveraineté nationale ou élément du statut d’État membre de l’Union européenne ?

Quelques réflexions autour de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2025, Association la Cimade et autres, n°2025-1144 QPC

Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L 572-3 du code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile. Les dispositions concernées interdisent de transférer un demandeur d’asile vers l’Etat membre de l’Union européenne responsable de l’examen de la demande d’asile en cas de défaillances systémiques de cet Etat. Les associations requérantes considéraient qu’en ne prévoyant pas une telle interdiction lorsque l’Etat concerné manque à ses obligations en matière de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 26 juin 2013, les dispositions litigieuses méconnaitraient le droit d’asile garanti par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958. Elles estimaient notamment que le droit d’asile constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France qui donnerait une compétence dérogatoire à la République française d’examen de la demande d’asile en cas de manquement de l’Etat responsable à ses engagements au titre de la protection internationale. Elles demandèrent au Conseil constitutionnel de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour interpréter les dispositions concernées du règlement du 26 juin 2013.

Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel prononce un non-lieu à statuer[1].

Il considère, d’une part, qu’en l’absence d’une mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, il « n’est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne »[2], d’autre part, qu’il « n’est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France »[3]. Dès lors que les dispositions législatives litigieuses « se bornent à tirer les conséquences nécessaires de celles du paragraphe 2 de l’article 3 du règlement du 26 juin 2013 auxquelles elles font expressément référence »[4] et dès lors que « le droit d’asile (…) est également protégé par le droit de l’Union européenne », les exigences constitutionnelles qui en découlent « ne constituent donc pas des règles ou des principes inhérents à l’identité constitutionnelles de la France »[5].

En déclinant ainsi, en l’espèce, sa compétence de contrôle de constitutionnalité de normes européennes d’adaptation du droit interne au droit de l’Union européenne et en ne renvoyant pas de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel confirme que la découverte et la mise en œuvre du principe inhérent à l’identité constitutionnelle de France sont vouées à ne pas entraver l’articulation de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français.

Si en apparence, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France est perçu comme un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale (I), il s’avère en réalité comme un principe de bon fonctionnement de l’Union européenne dans ses rapports avec la France et constitue un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne (II).

I. En apparence, un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale

De prime abord, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, apparu dans la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006, n°2006-540 DC, apparaît comme un instrument de résistance la France ou comme l’ultime rempart face à la toute-puissance des normes européennes[6]. Il est tentant d’embrayer dans cette direction et d’inscrire ce principe dans le sillage de la jurisprudence de certaines cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales en lutte contre la primauté du droit de l’Union européenne à travers l’affirmation de l’identité étatique[7]. En effet, il est utilisé par le Conseil constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive européenne ou de l’adaptation du droit interne à un règlement européen. Selon la formule devenue rituelle : « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »[8]. Autrement dit, sans aller jusqu’à certaines extrémités, comme celle du Tribunal constitutionnel polonais qui déclare certains principes et dispositions du droit primaire de l’Union européenne comme contraires à la Constitution polonaise[9], ou encore celle de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui exerce un contrôle de l’ultra vires des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne[10], ni brandir des avertissements explicites de recours éventuel au contrôle de l’ultra vires à l’adresse de la Cour de justice de l’Union européenne comme le fait du Conseil d’Etat[11], le Conseil constitutionnel ne pose pas moins une limite à la primauté du droit de l’Union.

Au-delà des apparences, faut-il pour autant y voir l’instrument d’un souverainisme échevelé du Conseil constitutionnel ou plutôt celui de la prise en compte par lui de la logique de la Constitution européenne de la France[12], qui marque l’appartenance de la République française à l’Union européenne, et donc la construction progressive, en dialogue avec la Cour de justice, des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union européenne ?

II. En réalité, un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne

Une lecture sous l’angle des rapports de systèmes juridiques privilégie un regard fonctionnel de l’identité constitutionnelle en voyant celle-ci comme un instrument de régulation de ces rapports[13]. Une approche en termes d’intégration européenne est en harmonie avec cette lecture mais elle va plus loin : en dégageant la catégorie de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel pose les jalons des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union[14] vu du droit constitutionnel français. Sous cet angle, la décision 2025-1144 QPC donne quelques indications instructives et devenues classiques : dans les visas figure la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signe du fait que la protection des droits fondamentaux par l’ordre juridique de l’Union européenne est pris en compte par un Etat membre comme la France ; dans les considérants, la référence à l’article 88-1 de la Constitution souligne explicitement la dimension constitutionnelle de l’appartenance de la République à l’Union européenne. Une telle imbrication constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français est la manifestation de l’articulation étroite de l’entité englobante (l’Union européenne) et des entités englobées (les États membres) dans un ensemble non étatique en quête de qualification juridique adéquate.

À cet égard, il semble y avoir un décalage entre l’usage immodéré de mot et du concept de souveraineté dans la vie politique, dans certains courants doctrinaux et par certaines institutions nationales et supranationales, et de leur discrétion tant dans le droit primaire que dans la jurisprudence de la Cour de justice et des juridictions nationales. En effet, « le contournement de la terminologie de la souveraineté » a été mis en lumière[15], l’utilisation des expressions « identité nationale » (article 4 §2 du Traité sur l’Union européenne)[16] et « identité constitutionnelle » étant privilégié dans l’articulation de l’ordre et du système juridiques de l’Union européenne d’un côté, et de l’ordre et du système juridique des Etats membres de l’autre côté.

Le glissement vers la construction d’un statut juridique de l’Etat membre n’est pas que sémantique. En raison au moins du partage des valeurs communes entre les Etats membres de l’Union et l’Union elle-même proclamé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[17], l’identification d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France s’avère une tâche complexe. Du fait de l’appartenance constitutionnelle de la France à l’Union européenne, cette catégorie est vouée à demeurer marginale[18]. Si, sur la base de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Conseil constitutionnel lui a bien donné un contenu à travers « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administratives générales »[19], cette jurisprudence est loin d’avoir convaincu[20]. Il est en effet difficile de démontrer qu’un tel principe est véritablement spécifique à l’identité constitutionnelle de la France. Si on trouve de nombreux arguments en faveur de la qualification de la laïcité ou de la forme républicaine du gouvernement comme des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, il est beaucoup plus difficile d’étoffer cette catégorie dès lors que l’Union européenne garantit des principes équivalant à ceux que l’on peut mettre en avant en droit interne. C’est la leçon que l’on peut tirer de la décision Association La Cimade et autres du 27 juin 2025. La garantie accordée au droit d’asile par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[21] neutralise la qualification du droit d’asile comme principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

La catégorie des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France constitue davantage une soupape de sûreté dans un ensemble constitutionnel européen composé d’Etats membres qu’un véritable bouclier contre une prétendue suprématie et une supposée domination de l’Union européenne[22].

[1] https://libertescheries.blogspot.com/2025/07/le-droit-dasile-nest-pas-un-principe.html

[2] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 6 ; Cons. const., n°2021-940 QPC du 21 oct. 2021, Société Air France, cons. 9 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044213116

[3] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 10; Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 13.

[4] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 9.

[5] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 15.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=o0EVBWwDh10

[7] L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Pédone, 2011.

[8] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 8 ; Voir la formule initiale limitée à la transposition des directives : Cons. const., n°2006-540 DC du 27 juil. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 19.

[9] Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.

[10] Parmi une abondante littérature, D. Urania Galleta, J. Ziller, « Les violations flagrantes et délibérées du droit de l’Union par l’arrêt « inintelligible » et « arbitraire » du Bundesverfassungsgericht dans l’affaire Weiss », RTD Eur. 2020, p. 855 ; S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD Eur. 2017, p. 59 ; A. Pliakos, « Le contrôle de l’ultra vires et la Cour constitutionnelle allemande : le retour au dialogue loyal », Rev. UE, 2012, p. 21.

[11] Si dans l’exercice de sa fonction contentieuse, le Conseil d’Etat n’a pas cédé aux pressions d’y recourir (CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268), dans son Etude annuelle sur la souveraineté ; La souveraineté, Etudes et Documents du Conseil d’État 2024, La Documentation française), il nie à la Cour de justice la compétence de définir l’identité constitutionnelle et conteste l’interprétation volontariste du droit de l’Union par celle-ci : « il n’est pas envisageable que l’identité constitutionnelle soit in fine définie par la Cour de justice de l’Union européenne, fut-ce au terme, comme elle le suggère, d’un dialogue entre juges » (La souveraineté, EDCE 2024, , op.cit. p. 376).

[12] H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, 2017.

[13] M. Guerrini, L’identité constitutionnelle de la France, Thèse, Aix-Marseille, 2014.

[14] H. Gaudin (dir.), L’Etat membre de la Communauté et de l’Union européenne, Annuaire de Droit Européen, vol. 2, 2004, Bruxelles, Bruylant, pp. 3 et s. ; L. Potvin-Solis (dir.), Le statut de l’Etat membre de l’Union européenne, Bruylant, Bruxelles, 2017 ; B. Nabli, L’Etat intégré. Contribution à l’étude de l’Etat membre de l’Union européenne, Paris, Pédone, 2019 ; B. Nabli (dir.), L’Etat intégré. Un nouveau type d’Etat européen. Le cas de la France, Bruxelles, Bruylant, 2022.

[15] H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses Etats membres », Revue générale [En ligne], n°57741.

[16] Article 4§2 T.U.E : L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.

[17] Article 2 T.U.E : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

[18] D. Spielmann, conclusions du 11 mars 2025 sur Commission c. Pologne, aff. 448/23.

[19] Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 15.

[20] Par ex. J. Roux, « Les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France existent !. A propos de Conseil constitutionnel, 15 octobre 2021, 2021-940 QPC », D. 2022, p. 50.

[21] Article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Pour une recherche récente à ce sujet : M. Despaux, Le droit d’accès à la protection internationale dans l’Union européenne. Etude de l’impact de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur l’accès à un territoire et à une procédure, Thèse Université Toulouse Capitole, Université Pompeu Fabra de Barcelone, 10 juillet 2025.

[22] Sur ce blog : Th. Escach-Dubourg, « Quand l’identité constitutionnelle s’embrase. Plaidoyer contre son détournement », Nuances du droit [En ligne].

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

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