Catégorie : Droit international

Le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France : Expression de la souveraineté nationale ou élément du statut d’État membre de l’Union européenne ?

Quelques réflexions autour de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2025, Association la Cimade et autres, n°2025-1144 QPC

Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L 572-3 du code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile. Les dispositions concernées interdisent de transférer un demandeur d’asile vers l’Etat membre de l’Union européenne responsable de l’examen de la demande d’asile en cas de défaillances systémiques de cet Etat. Les associations requérantes considéraient qu’en ne prévoyant pas une telle interdiction lorsque l’Etat concerné manque à ses obligations en matière de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 26 juin 2013, les dispositions litigieuses méconnaitraient le droit d’asile garanti par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958. Elles estimaient notamment que le droit d’asile constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France qui donnerait une compétence dérogatoire à la République française d’examen de la demande d’asile en cas de manquement de l’Etat responsable à ses engagements au titre de la protection internationale. Elles demandèrent au Conseil constitutionnel de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour interpréter les dispositions concernées du règlement du 26 juin 2013.

Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel prononce un non-lieu à statuer[1].

Il considère, d’une part, qu’en l’absence d’une mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, il « n’est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne »[2], d’autre part, qu’il « n’est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France »[3]. Dès lors que les dispositions législatives litigieuses « se bornent à tirer les conséquences nécessaires de celles du paragraphe 2 de l’article 3 du règlement du 26 juin 2013 auxquelles elles font expressément référence »[4] et dès lors que « le droit d’asile (…) est également protégé par le droit de l’Union européenne », les exigences constitutionnelles qui en découlent « ne constituent donc pas des règles ou des principes inhérents à l’identité constitutionnelles de la France »[5].

En déclinant ainsi, en l’espèce, sa compétence de contrôle de constitutionnalité de normes européennes d’adaptation du droit interne au droit de l’Union européenne et en ne renvoyant pas de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel confirme que la découverte et la mise en œuvre du principe inhérent à l’identité constitutionnelle de France sont vouées à ne pas entraver l’articulation de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français.

Si en apparence, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France est perçu comme un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale (I), il s’avère en réalité comme un principe de bon fonctionnement de l’Union européenne dans ses rapports avec la France et constitue un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne (II).

I. En apparence, un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale

De prime abord, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, apparu dans la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006, n°2006-540 DC, apparaît comme un instrument de résistance la France ou comme l’ultime rempart face à la toute-puissance des normes européennes[6]. Il est tentant d’embrayer dans cette direction et d’inscrire ce principe dans le sillage de la jurisprudence de certaines cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales en lutte contre la primauté du droit de l’Union européenne à travers l’affirmation de l’identité étatique[7]. En effet, il est utilisé par le Conseil constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive européenne ou de l’adaptation du droit interne à un règlement européen. Selon la formule devenue rituelle : « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »[8]. Autrement dit, sans aller jusqu’à certaines extrémités, comme celle du Tribunal constitutionnel polonais qui déclare certains principes et dispositions du droit primaire de l’Union européenne comme contraires à la Constitution polonaise[9], ou encore celle de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui exerce un contrôle de l’ultra vires des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne[10], ni brandir des avertissements explicites de recours éventuel au contrôle de l’ultra vires à l’adresse de la Cour de justice de l’Union européenne comme le fait du Conseil d’Etat[11], le Conseil constitutionnel ne pose pas moins une limite à la primauté du droit de l’Union.

Au-delà des apparences, faut-il pour autant y voir l’instrument d’un souverainisme échevelé du Conseil constitutionnel ou plutôt celui de la prise en compte par lui de la logique de la Constitution européenne de la France[12], qui marque l’appartenance de la République française à l’Union européenne, et donc la construction progressive, en dialogue avec la Cour de justice, des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union européenne ?

II. En réalité, un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne

Une lecture sous l’angle des rapports de systèmes juridiques privilégie un regard fonctionnel de l’identité constitutionnelle en voyant celle-ci comme un instrument de régulation de ces rapports[13]. Une approche en termes d’intégration européenne est en harmonie avec cette lecture mais elle va plus loin : en dégageant la catégorie de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel pose les jalons des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union[14] vu du droit constitutionnel français. Sous cet angle, la décision 2025-1144 QPC donne quelques indications instructives et devenues classiques : dans les visas figure la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signe du fait que la protection des droits fondamentaux par l’ordre juridique de l’Union européenne est pris en compte par un Etat membre comme la France ; dans les considérants, la référence à l’article 88-1 de la Constitution souligne explicitement la dimension constitutionnelle de l’appartenance de la République à l’Union européenne. Une telle imbrication constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français est la manifestation de l’articulation étroite de l’entité englobante (l’Union européenne) et des entités englobées (les États membres) dans un ensemble non étatique en quête de qualification juridique adéquate.

À cet égard, il semble y avoir un décalage entre l’usage immodéré de mot et du concept de souveraineté dans la vie politique, dans certains courants doctrinaux et par certaines institutions nationales et supranationales, et de leur discrétion tant dans le droit primaire que dans la jurisprudence de la Cour de justice et des juridictions nationales. En effet, « le contournement de la terminologie de la souveraineté » a été mis en lumière[15], l’utilisation des expressions « identité nationale » (article 4 §2 du Traité sur l’Union européenne)[16] et « identité constitutionnelle » étant privilégié dans l’articulation de l’ordre et du système juridiques de l’Union européenne d’un côté, et de l’ordre et du système juridique des Etats membres de l’autre côté.

Le glissement vers la construction d’un statut juridique de l’Etat membre n’est pas que sémantique. En raison au moins du partage des valeurs communes entre les Etats membres de l’Union et l’Union elle-même proclamé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[17], l’identification d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France s’avère une tâche complexe. Du fait de l’appartenance constitutionnelle de la France à l’Union européenne, cette catégorie est vouée à demeurer marginale[18]. Si, sur la base de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Conseil constitutionnel lui a bien donné un contenu à travers « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administratives générales »[19], cette jurisprudence est loin d’avoir convaincu[20]. Il est en effet difficile de démontrer qu’un tel principe est véritablement spécifique à l’identité constitutionnelle de la France. Si on trouve de nombreux arguments en faveur de la qualification de la laïcité ou de la forme républicaine du gouvernement comme des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, il est beaucoup plus difficile d’étoffer cette catégorie dès lors que l’Union européenne garantit des principes équivalant à ceux que l’on peut mettre en avant en droit interne. C’est la leçon que l’on peut tirer de la décision Association La Cimade et autres du 27 juin 2025. La garantie accordée au droit d’asile par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[21] neutralise la qualification du droit d’asile comme principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

La catégorie des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France constitue davantage une soupape de sûreté dans un ensemble constitutionnel européen composé d’Etats membres qu’un véritable bouclier contre une prétendue suprématie et une supposée domination de l’Union européenne[22].

[1] https://libertescheries.blogspot.com/2025/07/le-droit-dasile-nest-pas-un-principe.html

[2] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 6 ; Cons. const., n°2021-940 QPC du 21 oct. 2021, Société Air France, cons. 9 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044213116

[3] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 10; Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 13.

[4] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 9.

[5] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 15.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=o0EVBWwDh10

[7] L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Pédone, 2011.

[8] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 8 ; Voir la formule initiale limitée à la transposition des directives : Cons. const., n°2006-540 DC du 27 juil. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 19.

[9] Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.

[10] Parmi une abondante littérature, D. Urania Galleta, J. Ziller, « Les violations flagrantes et délibérées du droit de l’Union par l’arrêt « inintelligible » et « arbitraire » du Bundesverfassungsgericht dans l’affaire Weiss », RTD Eur. 2020, p. 855 ; S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD Eur. 2017, p. 59 ; A. Pliakos, « Le contrôle de l’ultra vires et la Cour constitutionnelle allemande : le retour au dialogue loyal », Rev. UE, 2012, p. 21.

[11] Si dans l’exercice de sa fonction contentieuse, le Conseil d’Etat n’a pas cédé aux pressions d’y recourir (CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268), dans son Etude annuelle sur la souveraineté ; La souveraineté, Etudes et Documents du Conseil d’État 2024, La Documentation française), il nie à la Cour de justice la compétence de définir l’identité constitutionnelle et conteste l’interprétation volontariste du droit de l’Union par celle-ci : « il n’est pas envisageable que l’identité constitutionnelle soit in fine définie par la Cour de justice de l’Union européenne, fut-ce au terme, comme elle le suggère, d’un dialogue entre juges » (La souveraineté, EDCE 2024, , op.cit. p. 376).

[12] H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, 2017.

[13] M. Guerrini, L’identité constitutionnelle de la France, Thèse, Aix-Marseille, 2014.

[14] H. Gaudin (dir.), L’Etat membre de la Communauté et de l’Union européenne, Annuaire de Droit Européen, vol. 2, 2004, Bruxelles, Bruylant, pp. 3 et s. ; L. Potvin-Solis (dir.), Le statut de l’Etat membre de l’Union européenne, Bruylant, Bruxelles, 2017 ; B. Nabli, L’Etat intégré. Contribution à l’étude de l’Etat membre de l’Union européenne, Paris, Pédone, 2019 ; B. Nabli (dir.), L’Etat intégré. Un nouveau type d’Etat européen. Le cas de la France, Bruxelles, Bruylant, 2022.

[15] H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses Etats membres », Revue générale [En ligne], n°57741.

[16] Article 4§2 T.U.E : L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.

[17] Article 2 T.U.E : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

[18] D. Spielmann, conclusions du 11 mars 2025 sur Commission c. Pologne, aff. 448/23.

[19] Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 15.

[20] Par ex. J. Roux, « Les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France existent !. A propos de Conseil constitutionnel, 15 octobre 2021, 2021-940 QPC », D. 2022, p. 50.

[21] Article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Pour une recherche récente à ce sujet : M. Despaux, Le droit d’accès à la protection internationale dans l’Union européenne. Etude de l’impact de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur l’accès à un territoire et à une procédure, Thèse Université Toulouse Capitole, Université Pompeu Fabra de Barcelone, 10 juillet 2025.

[22] Sur ce blog : Th. Escach-Dubourg, « Quand l’identité constitutionnelle s’embrase. Plaidoyer contre son détournement », Nuances du droit [En ligne].

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

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