Catégorie : Droit européen

Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne

Dans un climat politique tendu, où la montée des nationalismes, les restrictions juridiques, les crispations identitaires, les conflits, mais aussi les tensions commerciales, menacent sincèrement le projet européen1Pour quelques réflexions qui posent cette vertigineuse question : M. Lefebvre, « Would France Benefit From Leaving the European Union? », Politique étrangère, n° 244, 2024, pp. 175-187., voire, pour d’aucuns, sa crédibilité2En ce sens : S. Guerra et F. Serricchio, « Need a Little Love? Go South: Patterns of Trust Across EU Member States », Journal of Contemporary European Studies, n° 33, 2025, pp. 633-652., la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ci-après) fait montre, malgré tout, d’une audace inopinée. En prenant à bras-le-corps le problème de la transidentité dans une trilogie d’arrêts, désormais « historiques »3Comme l’annonçait déjà un auteur : B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.Mirin, Mousse et Deldits –, elle propose un droit de l’Union plus inclusif, plus robuste et, davantage encore, plus attentif aux droits fondamentaux des personnes transgenres. En effet, la CJUE enrichit ici l’éventail des garanties offertes aux personnes transgenres, dépassant le prisme traditionnel de la non-discrimination, dans l’objectif de développer une politique jurisprudentielle moins esclave des représentations binaires du genre4Pour des réflexions en ce sens : S. Osella, « The Court of Justice and gender recognition: A possibility for an expansive interpretation? », Women’s Studies International Forum [En ligne], n° 87, 2021.. Finalement, loin d’être d’un simple ajustement ponctuel, la jurisprudence étudiée est vectrice d’un mouvement plus décisif. Puisque, à bien y regarder, cette trilogie d’arrêts crayonne une redéfinition, un repositionnement, des ressources juridiques, politiques et symboliques de l’Union autour d’un « autre » paradigme du droit de l’Union européenne aiguillé par plusieurs principes qu’on pourrait qualifier de fondateurs, soit : la solidarité et la dignité.

1°) Reconnaître, étendre et protéger : une protection plurielle et originale en cours de construction

L’affaire Mirin5CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23. – première pièce de cette trilogie – est le point de départ de la conversion paradigmatique6Pour s’en convaincre : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.. Ce contentieux, inauguré par le refus d’un État membre de reconnaître le changement de genre d’un citoyen de l’Union légalement acquis sur le territoire d’un autre État membre, ne met pas en scène qu’un pur et simple différend administratif. Il connait, au contraire, une problématique plus profonde, plus épineuse, car plus « existentielle » : celle-là de la reconnaissance de son statut personnel dans un espace intégré de libre circulation. Pour y répondre, la CJUE utilise tout un ensemble d’instruments : le TFUE, mais également les articles 7, 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. Forte de ces références, elle confirme que le statut personnel ne peut être fractionné d’un État à l’autre sans mettre en péril les droits des personnes trans et la cohérence de l’ordre juridique européen.

À la vérité, l’innovation majeure de l’arrêt de 2024 réside dans le déplacement de l’analyse : de la discrimination vers l’entrave à des droits fondamentaux. La citoyenneté européenne devient, en réalité, le moyen d’une protection individuelle, si bien qu’elle ne semble plus réductible à un statut exclusivement économique. À rebours, dans l’arrêt Mirin, la juridiction s’efforce de renouer avec l’esprit de l’affaire Ruiz-Zambrano7CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09. : la citoyenneté européene est un statut fondamental porteur de différents droits et libertés essentiels dont la jouissance doit être assurée même en l’absence d’un exercice effectif. De même, pour la première fois – à tout le moins de manière aussi explicite –, l’article 45 de la Charte fait l’objet d’une utilisation autonome et significative, qui permet de compléter l’analyse de l’article 21 § 1 du TFUE. Cette volonté de protéger plus (pro)activement les droits des personnes transgenres se confirme, plus encore, dans la sollicitation de l’article 7 de la Charte, consignant le droit au respect de la vie privée et familiale. À la faveur de cette lecture combinée de la liberté de circulation et du droit au respect de la vie privée, la CJUE concrétise une espèce d’approfondissement de la protection, et ce, en gonflant le nombre des règles invocables. En résumé, l’Union européenne n’est plus ici seulement garante d’une liberté de mouvement, elle devient aussi garante d’une continuité de son identité par-delà les frontières.

C’est d’ailleurs ce que fait voir la formule, consacrée dans l’arrêt, de « droit à la reconnaissance ». Formule encore embryonnaire, mais tout à fait signifiante. Il ne s’agit nullement encore, peut-on croire, au-delà de la lettre, d’un droit subjectif au sens fort du terme, mais plutôt d’une liberté juridiquement protégée, qui oblige les États à respecter les effets d’une reconnaissance accomplir ailleurs. Pour toutes ces raisons, il est clair que la portée politique et symbolique de l’arrêt est indéniable : en contraignant la Roumanie à modifier l’acte de naissance d’une personne trans, et non plus seulement à délivrer des documents de voyage, la CJUE fait glisser en secret le droit de l’Union d’un modèle de coordination souple à une logique d’unification tacite. Autrement dit, la souveraineté des États membres en matière d’état civil se trouve davantage encadrée par les exigences de l’ordre juridique de l’Union, notamment lorsque sont en jeu les droits liés à l’identité de genre.

L’arrêt Mousse8CJUE, 9 janvier 2025, Mousse c. CNIL et SNCF Connect, aff. C‑394/23. prolonge cette dynamique de manière inattendue : en  investissant le droit à la protection des données personnelles et le RGPD. Derrière une question en apparence technique – peut-on licitement collecter et traiter des données de civilité binaire pour conclure un contrat de transport ? – se niche une interrogation plus embarrassante juridiquement et symboliquement. Consciente de cela, la Cour rappelle que le genre est une donnée suffisamment sensible pour être protégée par le droit à la protection des données personnelles, mais aussi que son traitement doit respecter le principe de minimisation. Principe qui devient, ici, la « clé de voûte » de la protection. Dès lors, en l’absence de nécessité impérieuse – car l’invocation d’un intérêt commercial légitime ne suffisant pas –, une collecte est illicite. Tout se passe comme si la reconnaissance d’une possibilité à l’invisibilité de genre s’ébauchait dans cet arrêt, ouvrant la voie à une désassignation des identités imposées. Puisque, finalement, ce qu’affirme la CJUE, c’est que la civilité ne saurait être imposée de manière rigide, sous peine de dénigrer l’identité réellement vécue.

Et cette dynamique culmine, à l’heure actuelle9Un rendez-vous est déjà donné qui marquera, probablement, une nouvelle étape décisive : l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant la CJUE – à l’heure de l’écriture de ces lignes., dans l’arrêt Deldits10CJUE, 13 mars 2025, Deldits, aff. C‑247/23., où la CJUE condamne fermement l’exigence, pratiquée par la Hongrie, d’une intervention chirurgicale préalable pour obtenir modification de son genre dans l’état civil. En tirant profit de ce qu’elle venait de concrétiser quelques semaines auparavant, la CJUE réaffirme ici que la reconnaissance de l’identité de genre, relevant de l’autonomie personnelle, bénéficie des garanties essentielles offertes par le RGPD, et, par conséquent – dans un certain esprit d’accommodement avec la jurisprudence récente de la CEDH11CEDH, 6 avril 2017, A. P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13. Encore : CEDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, n° 2145/16 et 20607/16. – qu’elle ne saurait être subordonnée à un traitement chirurgical. Finalement, la CJUE rompt manifestement avec les logiques pathologisantes, et confirme aussi l’entrée de la transidentité dans le champ des garanties numériques et fondamentales que propose le droit de l’Union. Bref : les personnes transgenres doivent être traitées dans leur(s) difference(s) comme toutes les autres.

Tout bien considéré, cette trilogie jurisprudentielle trace les contours d’un régime composite de sauvegarde des droits des personnes transgenres. Un régime qui jouit de l’articulation subtile et fructueuse entre citoyenneté, vie privée et protection des données personnelles.

Toutefois, cette audace jurisprudentielle n’est pas désintéressée. Au contraire, elle s’inscrit dans une conjoncture conflictuelle où l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture idéologiques. Certains États, la Hongrie en tête, s’opposent clairement aux principes d’égalité et de pluralisme, réduisent – encore et toujours – les droits des personnes LGBTQ+. Dans un tel contexte, la jurisprudence transidentitaire, telle qu’elle vient d’être élucidée, devient un outil de résistance politique aussi bien que juridique. En effet, la CJUE exploite toutes les ressources disponibles pour contourner les blocages et imposer une protection minimale des personnes transgenres – même en l’absence d’un consensus.

Cette teneur plus « stratégique » se révèle aussi dans cet alignement plus explicite avec la jurisprudence de la CEDH. En opérant une convergence tant substantielle que méthodologique, la CJUE renforce la compacité et la portée contraignante des standards européens des droits fondamentaux quant aux personnes trans. Surtout à une heure où la jurisprudence de Strasbourg la plus récente peut apparaître, aux yeux de certains, « régressive »12Pour pousser la réflexion : A. Palanco, « Les régressions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme : Anatomie d’un tabou », RTDH, nº 141, 2025, pp. 63-86..

Mais la portée de cette jurisprudence excède cette seule conjoncture particulière. Effectivement, en liant la protection des identités à la citoyenneté, la CJUE engage, parallèlement, une mutation profonde du sens même, ainsi que du destin, du droit de l’Union. Ce que divulgue ce contentieux, c’est une redéfinition de l’identité même de la citoyenneté de l’Union, qui est pensée à présent moins comme un vecteur d’intégration économique que comme un statut – toujours plus – fondamental. Un statut, porté par quelques principes, à l’instar de la solidarité, qui poursuit une fonction protectrice quasi existentielle pour les personnes13Et tout particulièrement pour les personnes trans.. La jurisprudence Commission c. Malte14CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23. le confirme : la citoyenneté européenne devient, quelques semaines après cette triologie, une « matrice » de reconnaissance, s’ancrant plus résolument dans les valeurs de solidarité et de confiance mutuelle. Autrement dit, à la faveur de cette saga, le droit de l’Union s’émancipe de ses racines économiques et commerciales pour se présenter comme un espace symbolique d’accueil des différences. Cela se vérifie autrement : les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles, longtemps éduqués par des considérations économiques, ou encore sécuritaires, prennent une portée quasiment « éthique » au fil de cette jurisprudence. Ils deviennent ici, pourrait-on dire, les garants du respect, de l’observance, des trajectoires individuelles.

Enfin, il convient d’observer que le discours même du droit de l’Union évolue sous l’action de la CJUE. Par le choix du langage, son raisonnement, cette dernière accomplit, finalement, quelque chose de plus clandestin : elle participe à un amendement de l’interdiscours du droit de l’Union. En effet, chaque arrêt contribue à imprimer un « nouveau » récit fondateur – une mythologie – du droit de l’Union, où la solidarité, la pluralité et la dignité ne sont plus des pétitions de principe, mais bien des moteurs d’interprétation et d’approfondissement. En fin de compte, la CJUE ne fait pas ici que sauvegarder, elle va plus loin : elle influe sur le mode de fabrique des discours dans une certaine pratique (inter)discursive – ce qui aura probablement des répercussions sur les modes de production normative. Autrement dit, elle ne se contente pas que d’appliquer le droit de l’Union et de le faire évoluer normativement, elle travaille à le « resignifier », à le « transfigurer ».

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén