Mois : octobre 2025

L’arrêt Alace et Canpelli et la désignation du « pays d’origine sûr »,le point sur une étape clé du parcours des demandeurs de protection internationale

L’arrêt Alace et Canpelli fait partie de ceux qui réitèrent la « consécration du droit à un recours effectif/protection juridictionnelle au firmament de l’ordre juridique de l’Union »[1], ici dans le cadre de l’asile. Il a suscité le courroux de Georgia Meloni, accusant la Cour de s’immiscer dans des questions relevant du Parlement national. Les déclarations de la Première ministre italienne consécutives à l’arrêt illustrent les tensions entre les stratégies politiques visant à restreindre l’accueil des réfugiés et l’exigence européenne de protection du droit d’asile.

L’asile est une compétence partagée[2]. Le premier Régime d’Asile Européen Commun apparait au début des années 2000, pour être réformé dès 2013, après la crise migratoire de 2008 marquée par des jurisprudences innovantes et structurantes des cours européennes comme M.S.S. et N.S.. C’est à ce deuxième paquet de réformes législatives européennes qu’appartient la directive 2013/32/UE ici en cause. Entrée en vigueur le 19 juillet 2013, elle fixe les procédures communes dans l’UE pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

Afin de traiter les demandes d’asile plus rapidement, et de reconnaitre les droits afférents à ce statut[3] dans les meilleurs délais – ou le cas échéant de les rediriger vers d’autres procédures[4] – des procédures spécifiques ont été mises en place. La désignation d’un État comme pays d’origine sûr, selon les critères arrêtés dans l’annexe 1 de la directive 2013/32, permet d’accélérer le traitement d’une demande d’asile, comme c’est le cas dans le présent arrêt.  

Deux requérants, originaires du Bangladesh, ont traversé la mer en bateau avant d’être secourus par les garde-côtes italiens. Au terme de l’accord entre l’Albanie et l’Italie ils ont été placés en rétention à Gjadër. Ils y ont déposé une demande de protection internationale, rapidement rejetée au motif qu’ils viennent d’un État qualifié de « pays d’origine sûr ». Cette décision a été contestée devant le tribunal ordinaire de Rome, qui a saisi la CJUE de quatre questions préjudicielles. Elles portent toutes sur le droit au recours effectif dans le cadre de la désignation de « pays d’origine sûr » par le législateur.

Le cadre juridique italien a évolué et si d’antan la désignation nécessitait deux étapes, faisant intervenir à la fois le pouvoir législatif et la pouvoir exécutif, la nouvelle législation en vigueur simplifie la procédure. Désormais, seul le législateur désigne, sans communiquer sa base d’information, les États qu’ils considèrent comme étant des « pays d’origine sûrs ».

La grille de lecture des droits fondamentaux

Pour que l’espace Schengen tout comme la construction européenne soient viables, la question de la protection des droits fondamentaux s’est très tôt révélée être une question de première importance. La garantie du droit au recours effectif y occupe une place de premier rang. Il sert de prisme au juge pour maximiser, dans le présent arrêt, la protection des demandeurs de protection internationale face au pouvoir décisionnaire – abstrait – du législateur italien dans la désignation des pays d’origine sûr.

En effet, sans publicité des sources d’information à l’origine de la décision, il devient difficile de vérifier si les conditions européennes ont été respectées – ce qui crée le risque qu’un État désigne certains pays comme “d’origine sûrs” de façon inadéquate. Comme le souligne M. Hunt[5], le concept de pays d’origine sûr et la procédure accélérée qui y est affiliée sont déjà critiqués pour les risques qu’ils font peser sur les demandeurs d’asile, l’opacité des informations sur lesquelles ces décisions se fondent ne peut qu’aggraver ces dangers. Cet arrêt qui apparait un mois après la déclaration conjointe contre la liste de pays d’origine sûrs proposée par la Commission européenne, s’inscrit dans un contexte européen où les stratégies de réduction du traitement des demandes de protection international dans l’UE sont critiquées par les organisations non gouvernementales pour les risques qu‘ils font peser sur le respect du principe de non-refoulement. En outre, ce manque de transparence est aux antipodes de la démarche d’asile européenne qui repose sur une collaboration entre le demandeur et les autorités nationales[6],  et dans laquelle le demandeur de protection internationale joue donc un rôle actif, assuré par l’obligation d’information de ce dernier[7].

Dans les questions préjudicielles soulevées par le tribunal italien, la protection « maximale » que ce droit garantit se heurte aux raccourcis de la législation italienne dans la désignation des pays d’origine sûrs. Le droit au recours effectif agit ici comme une grille de lecture qui donne le pouvoir à la CJUE de compenser les omissions du législateur européen en maximisant la protection des demandeurs d’asile.

Quelles conditions pour la désignation de pays d’origine sûrs ?

Dès lors, le juge italien s’interroge sur la possibilité de désigner un État comme pays d’origine sûr par le biais d’un acte législatif. Il questionne également la Cour sur l’existence d’une obligation pesant sur les États membres quant à la publication des bases d’informations permettant à ceux-ci de procéder à la désignation d’un pays d’origine sûr. En cas d’absence de communication de ces sources, le juge peut-il se baser sur des informations qu’il aurait lui-même recueillis pour se prononcer sur cette désignation. Enfin, est-il possible de désigner comme pays d’origine sûr un État dans lequel certaines catégories de personnes ne sont pas protégées au regard des critères fixés par l’Annexe 1 de la directive 2013/32.

L’article 36 de la directive introduit le concept de pays d’origine sûr ainsi que le droit de renverser la présomption de sûreté qui en découle, alors que l’article 37 attribue aux États la désignation en suivant les critères de l’annexe 1. Cette annexe est composée de deux parties, la première énonce les conditions nécessaires pour qualifier un État de pays d’origine sûr et la deuxième précise le mode d’évaluation.

Ces conditions visent à vérifier que le système juridique et politique d’un État garantit que « d’une manière générale » et uniforme, il n’existe aucun risque de persécution (au sens de l’article 9 de la directive 2011/95), de torture et de peine ou traitements inhumains ou dégradants, ou de menace de violence aveugle dans le cadre d’un conflit armé dans ce pays. À ces fins, les modalités de l’évaluation attendent une analyse du système législatif du pays et de son système de sanctions contre les violations des droits humains. Ils impliquent également la garantie du principe de non-refoulement et l’application de certaines normes de droit international de protection des droits de l’Homme – avec une attention particulière pour les droits indérogeables de la CEDH.

À la condition que soit garanti un contrôle juridictionnel effectif du respect des conditions fixées par la directive, la Cour estime que la désignation d’un État comme pays d’origine sûr peut être faite par la loi. La communication des sources d’informations est à cet égard nécessaire pour garantir le droit à un recours effectif, ainsi que l’utilisation de sources que le juge a recueilli pour autant qu’elles soient pertinentes et utilisées dans le respect du principe de contradictoire. Enfin, un État ne peut être désigné comme pays d’origine sûr, lorsque les conditions de l’annexe 1 ne sont pas observées pour certaines catégories de personnes.

Les deux dimensions complémentaires du droit au recours effectif – l’une visant à assurer la protection juridictionnelle effective des justiciables, l’autre à préserver la cohérence de l’ordre juridique de l’UE – se concrétisent toutes deux par l’accès aux sources d’information pour le juge – la facette objective – comme pour le justiciable – la facette subjective. La Cour s’attache à définir les contours de ce droit et préconise une diligence absolue dans l’évaluation des critères de désignation des pays d’origine sûr.

L’accès du juge aux sources d’information, garantie du droit au recours effectif

Concernant l’accès aux sources d’information à l’origine de la qualification d’un État comme « pays d’origine sûr », la Cour pose deux exigences essentielles. La première tient à l’accès du juge aux sources d’information des autorités étatiques. À ce titre la CJUE n’hésite pas à rappeler que le socle d’information sur lequel les autorités nationales se basent a été uniformisé – afin de minimiser les pratiques individualisées. L’article 37 paragraphe 3 de la directive 2013/32 précise en effet, que les États membres « s’appuient sur un éventail de sources d’information, y compris notamment des informations émanant d’autres États membres, du BEAA, du HCR, du Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales compétentes » pour évaluer si un pays remplit les conditions de désignation. C’est sur cette même base que le juge fait son contrôle. Un manque de transparence de l’autorité de désignation empêche de vérifier si ce sont bien des sources fiables recommandées par l’UE qui ont été mobilisées.

La seconde exigence, plus spécifique de l’asile, tient à la possibilité pour le juge d’avoir recours à ses propres sources d’information pour autant qu’elles soient pertinentes. Les particularités d’une affaire peuvent faire survenir des informations que le juge recueillera, la seule condition à leur utilisation étant le respect du principe du contradictoire et leur caractère « fiable » et « pertinent », sans que la définition de ces deux qualités ne soit proposée.

La CJUE raisonne en deux temps. Dans un premier temps, elle indique que ce droit au recours effectif est avant tout protégé par l’article 47 de la Charte et rappelle la fondamentalité de ce droit qui « se suffit à lui-même pour donner un droit invocable »[8]. L’article 46 de la directive n’est qu’une « réaffirmation »[9] de l’article 47 de la Charte. Un tel droit implique que les justiciables accèdent aux motivations de la décision qui les concerne. Dans un second temps surtout, la Cour va se rapporter à la déclinaison de ce droit dans le cadre de la directive afin d’en définir la portée.

Droit complet, il porte autant sur les droits substantiels que procéduraux et justifie, sans discussion, la possibilité pour le juge de mobiliser des informations qu’il a recueilli. Ce recours dont la Cour précise le sens des caractères « ex-nunc » et « complet », tient compte de tout élément nouveau depuis les précédentes décisions et recours. La spécificité de l’asile tient au caractère rapidement évolutif des situations. C’est dans cette logique que l’article 37 paragraphe 2 prévoit que les États membres examinent régulièrement la situation des pays d’origine sûr. Dès lors, l’examen du juge s’inscrit dans la continuité de cette approche, il doit donc procéder à un examen minutieux afin de s’assurer du respect du principe de non-refoulement – examen pour lequel les informations qu’il aura lui-même recueillies peuvent être essentielles.

La CJUE est par contre indifférente à la nature des normes qui désignent un pays d’origine sûr tant que le contrôle du juge reste entier.

Le droit au recours juridictionnel bouclier contre une qualification aléatoire du « pays d’origine sûr »

La désignation de pays d’origine sûr a pour effet d’activer le régime particulier de la procédure accélérée dans laquelle les risques de rejet des demandes sont plus élevées que pour la procédure classique. Néanmoins, une telle désignation repose sur une présomption réfragable. Dans ce contexte, la CJUE associe la motivation du rejet de la demande, aux sources d’information sur lesquelles l’autorité nationale s’est fondée pour désigner un État comme pays d’origine sûr. Dès lors, la nécessité de leur communication aux demandeurs de protection internationale s’impose. Les circonstances individuelles peuvent effectivement parfois changer cette qualification et un État considéré comme sûr de façon générale peut ne pas l’être pour certaines personnes[10].

C’est cette circonstance qui incite la Cour dans son analyse du volet substantiel à emprunter un chemin différent de celui proposé par l’avocat général et par le règlement 2024/1348 – qui devrait remplacer la directive 2013/32 dès son entrée en vigueur en juin 2026.  Cette différence peut surprendre car la Cour a pu dans ses arrêts assurer une continuité entre les normes d’asile dans le temps afin de prolonger les effets de sa jurisprudence. Le nouveau règlement semble partager les mêmes principes que le texte qu’il réforme[11]. Pourtant, la Cour paraît mettre en garde contre un affaiblissement de la protection des demandeurs d’asile et s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence CV.

En effet, il y a un plus grand risque d’atteinte au principe de non-refoulement puisque le pays ne respecte pas les critères fixés dans l’annexe 1 pour l’ensemble de la population. La Cour souligne le caractère d’« invariabilité » de la protection qu’un pays doit garantir pour être qualifié de pays d’origine sûr – ce qui révèle le « choix du législateur de l’Union » d’attendre que cette protection soit assurée pour toute la population de ce pays. La CJUE n’hésite pas à rappeler en outre, que les procédures accélérées en tant que régimes dérogatoires sont sujettes à une interprétation stricte.

 Ainsi, pour justifier sa solution, elle fait une interprétation combinée et veille à mettre le « choix » du législateur au centre de sa motivation – invalidant ainsi en amont la critique d’un pouvoir abusif du juge. Ce choix du législateur se manifeste lorsqu’il procède à « la balance des objectifs » entre la nécessité d’un traitement rapide et celle d’un examen approprié et exhaustif en faisant primer le second sur le premier, ou, lorsqu’il fixe l’entrée en vigueur des normes européennes. La Cour rappelle qu’il est tout autant loisible au législateur de modifier les normes qu’il a établies en revenant sur la date à laquelle elles prennent effet – ainsi que le reflète la proposition de modification de la Commission mise en avant par la CJUE.

L’intervention conjointe de la CJUE et des juridictions nationales pose des limites à l’externalisation excessive du traitement des demandes de protection internationale, la marge de manœuvre des États membres ne pouvant aller au-delà d’un standard européen de protection des droits fondamentaux.

[1] Gaudin, Hélène. « La contribution du juge de l’Union européenne au développement de recours effectifs protégeant les libertés. » Civitas Europa 49, n° 2 (2022): 323-335.

[2] TFUE Art 4, Art 67 p 2, Art 78.

[3] La reconnaissance du statut de refugie n’est que déclaratoire selon le droit international de l’asile .

[4] Comme les procédures de retour.

[5] Matthew Hunt, The Safe Country of Origin Concept in European Asylum Law: Past, Present and Future, International Journal of Refugee Law, Volume 26, Issue 4, December 2014, Pages 500–535.

[6] En ce sens « il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande », CJUE, QY contre Bundestag Deutschland,18 juin 2024, C-753/22

[7] Considérant (35), article 19 de la directive 2013/32.

[8] CJUE, Alace et Canpelli, 1er août 2025, C-758/24, pt 77.

[9] Idem.

[10] En ce sens, AIDA Legal Briefing No. 3September 2015 et Marie-Laure Basilien-Gainche, « Les gens de Dublin ont des droits – la qualification de pays d’origine sûr appliquée aux États membres de l’Union est une présomption réfragable », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés.

[11] Ainsi que le suggèrent les considérants.

Par Célia ALLOUNE

Doctorante à l’Université Toulouse-1 Capitole

Bon anniversaire, Omega : l’arrêt qui a façonné la tolérance constitutionnelle

De Karlsruhe à Luxembourg, l’Europe continue de se construire dans la diversité et pour les droits fondamentaux

Une date importante à retenir

Il y a des dates qui s’égrènent dans le calendrier européen comme de simples repères, et d’autres qui deviennent des jalons, des phares pour relire l’histoire du droit de l’Union. Le 14 octobre 2004 appartient sans aucun doute à la seconde catégorie. Ce jour-là, la CJCE rendait un arrêt dont le retentissement fut bien plus grand que ne le laissait présager l’affaire qui l’avait provoqué : Omega Spielhallen (C-36/02).

Qu’une salle de laser game à Bonn puisse devenir le théâtre d’un débat majeur sur la dignité humaine et la libre prestation de services avait, au premier abord, tout de l’anecdote. Et pourtant, comme le confessait P. Ricœur dans Philosophie, éthique et politique, « [o]n ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin. Je suis souvent frappé par le fait que l’anecdotique devient le nécessaire après-coup ». Derrière ce décor presque trivial se jouait, à la vérité, une question absolument fondamentale : comment concilier la diversité des traditions constitutionnelles avec l’exigence d’unité qui fonde l’ordre juridique européen ?

Vingt-et-un ans plus tard, Omega n’a pas vieilli. Il continue de hanter la jurisprudence de l’Union, comme un spectre bienveillant qui rappelle sans cesse que l’Europe n’avance ni par effacement des différences, ni par renoncement aux engagements fondateurs, mais par une dialectique subtile entre pluralité et unité. À l’heure où les États invoquent plus bruyamment que jamais leur « identité constitutionnelle » pour justifier des replis souverainistes, où des constitutions nationales sont amendées pour promouvoir cette « préférence nationale », l’arrêt Omega résonne comme une matrice, une clé herméneutique, un rappel salutaire. Car tout y était déjà à peu près consigné.

Omega : point de départ, matrice herméneutique

À l’origine, l’affaire paraissait presque anodine : un laser game à Bonn, dans lequel les participants simulaient des tirs sur des cibles humaines, suscita un débat sur la compatibilité d’une telle activité avec la dignité humaine, valeur cardinale de la Loi fondamentale allemande. C’est pourtant à partir de ce décor trivial que la Cour de justice fut invitée à résoudre une question vertigineuse : la liberté de prestation de services pouvait-elle être restreinte au nom d’une conception nationale de la dignité ? Pour justifier l’interdiction de ce jeu par les autorités allemandes, la CJCE dut recourir à la notion d’ordre public, en tant qu’exception possible à la libre prestation de services visée à l’article 46 CE. Or, aussi bien le cas d’espèce que ce fondement n’allaient pas sans malaise. Dans sa réponse, la Cour a pris soin de rappeler que « la notion d’ordre public, dans le contexte communautaire et notamment en tant que justification d’une dérogation à la liberté fondamentale de prestation de services, doit être entendue strictement » [pt. 30]. Et elle ajoutait aussitôt : « sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par un État membre sans un contrôle des institutions de la Communauté » [pt. 30]. Autrement dit, la Cour de justice accepte que la dignité humaine puisse relever d’une conception nationale, mais à la condition expresse qu’elle demeure insérée dans le cadre du droit de l’Union et soumise au contrôle du juge de l’Union. C’est là tout le paradoxe d’Omega : reconnaître la spécificité constitutionnelle allemande tout en la domestiquant par le biais du contrôle de proportionnalité – tel qu’il fut déjà consacré par l’arrêt célèbre Schmidberger (C-112/00).

Ce passage délicat illustre déjà toute la subtilité du raisonnement de la CJCE. Comme l’a rappelé le Président K. Lenaerts, « “[il] n’est pas indispensable que la mesure restrictive édictée par les autorités d’un État membre corresponde à une conception partagée par l’ensemble des États membre” […], il ressort de l’arrêt Omaga que la Cour de justice n’a pas voulu imposer une conception uniforme de la dignité humaine. Au contraire, elle a interprété l’ex-article 49 CE à l’aune du pluralisme constitutionnel, selon lequel les traditions constitutionnelles communes ne sont pas en concurrence avec les objectifs économiques de l’Union »[1]. En somme, l’arrêt Omega n’instaure pas une interprétation uniforme et rigide de la dignité, mais entrouvre un espace dans lequel les conceptions nationales peuvent dialoguer, à condition de demeurer sous l’horizon commun du droit de l’Union et du contrôle de la CJUE. Cette tension fondatrice marque la véritable nouveauté de l’arrêt. Omega n’est pas seulement une affaire d’ordre public ; c’est aussi la première « domestication » de l’identité constitutionnelle dans l’ordre juridique de l’UE. Pour la première fois, une conception nationale d’un principe fondamental – ici, la dignité humaine – est admise dans le champ du droit de l’Union, mais sous tutelle herméneutique de la Cour de justice. Ce geste jurisprudentiel inaugure ce que l’on peut dénommer une « tolérance constitutionnelle encadrée », qui n’exclut pas la diversité, mais la régule.

Or, le Conseil d’État refuse encore de l’admettre. Dans son Étude annuelle 2024 sur la souveraineté, il souligne que l’identité constitutionnelle ne saurait être définie, en dernier lieu, par la Cour de justice, même si celle-ci détient le monopole d’interprétation des traités (article 19 du TUE). Il s’inquiète d’une interprétation « maximale voire maximaliste » des prérogatives de la CJUE, notamment lorsqu’elle juge qu’il lui appartient seule de vérifier si une obligation européenne méconnaît l’identité nationale d’un État membre (CJUE, 22 février 2022, RS, aff. C-430/21). Le Conseil d’État rappelle ainsi que, si le droit de l’Union est doté d’une force normative supérieure, « le “dernier mot” appartient encore, en dernier ressort, aux États, par le biais des mécanismes politiques ou constitutionnels dont ils disposent »[2]. Néanmoins, c’est précisément ce débat qu’Omega a ouvert : en articulant la reconnaissance des identités constitutionnelles avec la préservation de l’unité du droit européen, la Cour a esquissé une voie médiane – ni uniformité, ni fragmentation – : celle du « dialogue des particularités », sous la vigilance d’un juge européen devenu alors médiateur de la pluralité.

Du spectre Omega aux arrêts contemporains : filiation et résonances

Si l’arrêt Omega a posé les principes, les arrêts ultérieurs en ont exploré les ramifications, les subtilités. Mais loin de s’y résoudre, l’esprit d’Omega continue de réapparaître dans les jugements actuels.

  • Sayn-Wittgenstein de 2010 (C-208/09) : l’Autriche imposait des restrictions fondées sur ses traditions matrimoniales nationales. La Cour accorde une marge de manœuvre à l’État, mais  sous contrôle européen strict – à l’image d’Omega, elle refuse l’uniformité rigide tout en imposant la « cohérence », à partir du concept d’« identité nationale » de l’article 4 § 2 TUE.
  • Runevič-Vardyn & Wardyn de 2011 (C-391/09) : en matière linguistique et de liberté de circulation, la CJUE permet aux États de protéger leur langue nationale, tout en imposant un test de proportionnalité – une reprise en filigrane de la négociation qu’Omega avait inaugurée.
  • Coman de 2018 (C-673/16) : la question de la reconnaissance des mariages entre personnes du même sexe dans les États membres a donné lieu à un vrai jeu d’équilibriste : l’Union impose la reconnaissance de droits, mais laisse aux États une liberté d’implémentation. Là encore, Omega murmure en arrière-plan : l’intégration ne nie pas les différences, mais la protection des libertés doit être concrète et effective.
  • Energotehnica de 2024 (C-792/22) : dans cette affaire plus récente, la CJUE a réaffirmé la primauté du droit de l’Union sur une décision d’une cour constitutionnelle nationale qui conférait force de chose jugée (à une décision administrative, au mépris du droit de l’Union européenne (notamment de la directive 89/391 et de l’article 47 de la Charte). En particulier, la Cour juge que les juridictions ordinaires ne peuvent pas être contraintes de suivre des décisions constitutionnelles nationales s’ils estiment qu’elles violent des dispositions européennes. Ce contrôle renforce l’idée que, même en présence de particularités constitutionnelles nationales, l’Union ne saurait tolérer de violations des garanties fondamentales.

Cette affirmation contemporaine de la primauté donne une illustration vivante sans cesse confirmée : l’affaire Omega n’est pas un vestige – il continue d’orienter la jurisprudence sur les rapports entre les identités constitutionnelles nationales, le pluralisme et la suprématie du droit européen.

Le pluralisme constitutionnel n’est pas mort

La doctrine contemporaine en atteste : le pluralisme constitutionnel est bel et bien vivant. Un article assez récent l’a montré avec une certaine acuité, en soulignant que les juridictions constitutionnelles nationales et la Cour de justice continuent d’interagir, de s’ajuster, de dialoguer – non dans une rivalité stérile, mais dans une tension productive qui permet de corriger progressivement tous les conflits. Ces études rappellent que les « accommodements mutuels et raisonnables » ne relèvent pas d’un slogan, mais d’une pratique concrète et quotidienne, qui empêche la juridiction suprême de tracer une ligne de partage trop rigide et qui préserverait, artificiellement, la primauté comme un absolu déconnecté de la réalité. Et c’est précisément dans cette perspective que l’héritage d’Omega se comprend : l’arrêt n’offre nullement un blanc-seing inconditionnel aux identités constitutionnelles des États membres, il érige un cadre de dialogue permanent entre les « traditions constitutionnelles communes » et l’exigence d’une protection européenne effective – parfois exagérément pour cette dernière (CJUE, 26 février 2013, Melloni). Ce dialogue, amorcé en 2004, irrigue encore et toujours le droit de l’Union : il n’a jamais cessé, et très certainement, ne saurait jamais être clos.

Mais si la vitalité du pluralisme constitutionnel ne fait guère de doute, la question n’a cessé d’être rediscutée et réinvestie depuis. Un tournant doctrinal s’est notamment produit autour des réflexions conduites sous la direction d’H. Gaudin dans l’opuscule Réseau de normes, réseau de juridictions : Le nouveau paradigme des droits fondamentaux en Europe, entre primauté et clause la plus protectrice de l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cet ouvrage prolonge la perspective d’un « pluralisme en réseaux », où la protection des droits fondamentaux se pense à l’intersection de plusieurs ordres juridiques, dans une logique de circulation plutôt que de hiérarchie.Depuis lors, la doctrine comme la jurisprudence n’ont cessé d’affiner ce paradigme du « réseau » : les dialogues horizontaux entre juges – qu’il s’agisse de la CJUE, de la CEDH ou des cours constitutionnelles nationales – traduisent moins une concurrence qu’une interdépendance. Le pluralisme constitutionnel apparaît ainsi comme une méthode : une manière d’organiser la coexistence des ordres juridiques par le droit du dialogue, plutôt que par celui de la suprématie. Loin d’avoir été dépassée, l’idée d’un pluralisme ajusté, flexible, reste à l’heure actuelle l’une des clés de compréhension les plus fécondes de l’intégration européenne. Voilà pourquoi, vingt ans après Omega, la leçon demeure intacte : la tolérance constitutionnelle n’est pas une faiblesse, mais la condition même d’une Union capable de se repenser et de composer avec la diversité de ses membres sans renoncer à la cohérence de ses valeurs.

Trois enseignements à garder vivants

Par ailleurs, revisiter Omega à la lumière des évolutions jurisprudentielles offre au moins trois leçons toujours fertiles :

  • La tolérance constitutionnelle comme cadre interprétatif (i) : l’Union ne doit pas gommer les traditions nationales, mais les soumettre à un examen, les insérer dans un réseau normatif partagé. Omega ouvre la voie à ce geste herméneutique, non à une soumission brute, qui persiste.
  • Le juge de l’Union comme médiateur vigilant (ii) : la CJCE, dans Omega, ne refuse pas la suppression allemande, mais l’encadre seulement. Depuis, les arrêts montrent qu’elle continue d’arbitrer entre la diversité nationale et l’exigence de cohérence juridique (19 novembre 2024, Commission c. République tchèque).
  • Le noyau des droits fondamentaux comme limite inattaquable (iii) : l’élément décisif d’Omega est que la dignité invoquée ne peut éclipser la liberté économique sans justification sérieuse. Autrement dit, les droits fondamentaux doivent être toujours protégés de façon effective. Puisque cette garantie est une promesse à (entre)tenir. Partant, le concept d’« identité constitutionnelle » doit également être limité par ce même principe : comme on a pu l’observer ailleurs, l’« identité constitutionnelle » ne peut servir de prétexte pour amoindrir des garanties fondamentales.

Un anniversaire porteur d’enseignements et d’engagements

Si nous « souhaitons un bon anniversaire » aujourd’hui à Omega, ce n’est pas pour le figer dans le marbre du passé, comme le serait une « entité muséale », mais pour en raviver la charge critique. Alors que la Pologne et la Slovaquie inscrivent dans leurs constitutions des affirmations de « préférence nationale », l’arrêt de 2004 nous rappelle, avec la force de l’évidence, que l’Union ne peut se réduire à une Europe à géométrie variable, une Union à la carte. Et, plus encore, que l’« identité constitutionnelle », comprise comme soupape de sûreté de la souveraineté, n’a de légitimité que si elle demeure enchâssée dans un horizon commun de libertés et de droits fondamentaux. Sur ce point, Omega avait déjà livré un enseignement important : la « tolérance constitutionnelle » n’est pas le signe d’une Europe vacillante, flottante au gré des replis nationaux, ni une neutralisation insidieuse du principe de primauté. Elle ne saurait justifier une priorité nationale. Elle n’a qu’un but : assurer l’unité dans la diversité et garantir l’effectivité des droits fondamentaux. Ceux-ci peuvent certes se concrétiser différemment selon les États, mais leur protection, elle, demeure non négociable.

Pour autant, vingt et un ans après Omega, le débat est loin d’être terminé. L’actualité jurisprudentielle et doctrinale montre combien les tensions persistent sur cette frontière entre respect des « identités constitutionnelles » et suprématie du droit de l’Union. En effet, on le démontrait, l’Étude annuelle 2024 du Conseil d’État, consacrée à la souveraineté, en fournit une illustration saisissante. Le rapport exprime une préoccupation explicite face à ce qu’il perçoit comme une interprétation généreuse par la CJUE de ses propres prérogatives. Finalement, le Conseil d’État conteste l’idée que l’identité constitutionnelle puisse être déterminée par la seule Cour de justice. Ce sont, on le soulignait déjà, les États membres qui doivent avoir le « dernier mot ». Ce rappel n’est pas innocent : il montre combien la tension identitaire révélée par Omega reste au cœur du droit de l’UE. L’équilibre entre pluralisme constitutionnel et primauté du droit européen demeure précaire, oscillant entre reconnaissance de l’idiosyncrasie et sauvegarde du commun.

À cet égard, sans nul doute, Omega conserve une valeur d’exemple : il montre qu’il est possible d’articuler les particularités nationales sans renoncer aux droits fondamentaux et au contrôle de proportionnalité, ainsi que d’accueillir la diversité sans compromettre la cohérence normative. Ainsi, il n’est pas seulement un arrêt du passé, mais un repère herméneutique pour l’avenir – un point d’équilibre fragile, mais bien nécessaire, entre la fidélité aux identités constitutionnelles et la primauté du droit commun européen.

Un anniversaire, pour mémoire et pour l’avenir – vingt-et-un ans après, nous savons qu’Omega n’a pas dit son dernier mot

 Vingt-et-un ans après, l’arrêt Omega n’a rien d’une relique poussiéreuse. Il demeure, au contraire, une source vive, une matrice qui irrigue – et doit encore irriguer – le droit de l’Union. En consacrant la dignité humaine comme limite à la libre circulation, mais sans jamais en faire un prétexte à l’isolement, il a tracé une voie : celle d’une Europe capable de composer avec ses diversités tout en préservant un horizon commun. Le message d’Omega, aujourd’hui encore, est simple mais décisif : la tolérance constitutionnelle ne saurait être le masque d’une Europe du « car tel est notre bon plaisir ». Elle est, en définitive, la traduction la plus exigeante du cri de ralliement de l’Union. La reconnaissance des différences n’a de sens que si elle sert la protection effective des droits et libertés, socle intangible du projet européen. Alors que le spectre de l’« identité constitutionnelle » est mobilisé pour s’opposer aux droits fondamentaux, contourner l’État de droit et se dérober au processus intégratif pour lui préférer la voie de l’unilatéralisme, Omega rappelle avec force que cette « identité » ne peut être comprise qu’en alliance, et jamais en concurrence, avec la protection des droits et libertés. Il rappelle aussi que l’Union s’est construite et continue de se construire dans le dialogue : un dialogue qui cherche le compromis, non l’impérialisme ; un dialogue qui conjugue les différences sans jamais sacrifier les horizons communs. Accepter des concrétisations différentes, oui ; tolérer des violations, non. Omega demeure un arrêt-phare, une source et un signal fort : il continue d’éclairer la jurisprudence, de nourrir les débats, et de rappeler à la CJUE comme aux États membres que la diversité n’est pas un prétexte à la désunion, mais davantage une exigence de fidélité au projet européen. C’est là, à n’en pas douter, la véritable promesse d’Omega : celle d’une Europe capable de conjuguer pluralité et unité, diversité et droit commun, sans jamais conjurer l’esprit des valeurs qui la fondent.

Longue vie à Omega ! – et longue vie à cette « tolérance constitutionnelle », visage le plus précieux de l’intégration européenne et du pluralisme qui la compose.

[1] K. Lenaerts, « Les valeurs de l’Union européenne et le pluralisme constitutionnel », Annales de Droit de Louvain, n° 76, 2016, pp. 183-194, spéc. pp. 191-192.

[2] Étude annuelle 2024 sur la souveraineté, p. 376.

Les contre-limites au droit de l’Union européenne – Dossier n°1

L’identité nationale et l’identité constitutionnelle

I. Textes juridiques principaux

II. Principales jurisprudences de la CJUE

  • CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. E.N.E.L.
  • CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft.
  • CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État contre Société anonyme Simmenthal.
  • CJCE, 14 mai 1974, Nold.
  • CJCE, 13 décembre 1979, Hauer.
  • CJCE, 19 juin 1990, The Queen contre Secretary of State for Transport, ex parte: Factortame Ltd e.a.
  • CJUE, 9 novembre 1995, Atlanta
  • CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger.
  • CJCE, 14 octobre 2004, Omega.
  • CJUE, 16 mars 2006, Kapferer.
  • CJUE, 19 novembre 2009, Filipiak.
  • CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten.
  • CJUE, 22 décembre 2010, Sayn-Wittgenstein.
  • CJUE, 12 mai 2011, Runevič-Vardyn.
  • CJUE, 8 septembre 2015, Procédure pénale c. Ivo Taricco.
  • CJUE, 5 décembre 2017, A. S. et M. B.
  • CJUE, 5 juin 2018, Coman.
  • CJUE, 4 décembre 2018, Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission.
  • CJUE, 13 juin 2019, Correia Moreira.
  • CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor.
  • CJUE [GC], 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a.
  • CJUE, 26 septembre 2024, Energotehnica.
  • CJUE, 19 novembre 2024, Commission c. République tchèque.

III. Avis de la Cour de justice

IV. Jurisprudences nationales

  • Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
  • Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.
  • Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie.
  • CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et Autres, n° 287110.
  • Cour de cassation [Plen], 6 avril 2010, Abdeli et Melki, n° 10-40002.
  • Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Jeux d’argent et de hasard en ligne.
  • CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305.
  • CE [Ass.], 21 avril 2021, French Data Network, n° 393099.
  • Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
  • Décision n° 2025-1144 QPC du 27 juin 2025, Association La Cimade et autres.
  • BVerfG, 5 mai 2020, Weiss.
  • Tribunal constitutionnel, 7 oct. 2021, n° K 3/21.

Pour approfondir :

  • Sur les arrêts CE/CJCE et la primauté : H. Gaudin, « Primauté “absolue” ou primauté “relative” ? », in H. Gaudin (dir.), Droit constitutionnel – Droit communautaire, vers un respect constitutionnel réciproque ?, Economica, coll. “Droit Public Positif”, 2001, pp. 97-121 ; D. Ritleng, « De l’utilité du principe de primauté du droit de l’Union », RTD Eur., 2009, p. 677 ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268.
  • Sur l’arrêt M.A.S et M.B. : J. Arlettaz, « La fin des Taricco. Le juge de l’Union face à la tradition romano-germanique », AJDA 2018, p. 615 ; H. Labayle, « Du dialogue des juges à la diplomatie judiciaire entre juridictions constitutionnelles : la saga Tarrico devant la Cour de justice », RFDA 2018, p. 521 ; V. Guset, « Les apories de l’arrêt Taricco II », RDUE 2018, pp. 13-27.
  • Sur le principe de primauté : M. Kordeva, « Le théâtre des juges selon Karlsuhe, Note sous BVerfG, décision du 5 mai 2020 », Revue générale du droit [En ligne] ; H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein moteur ou un moteur de l’intégration européenne ? », Droits fondamentaux et intégration européenne. Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, Paris, 2021 [Consulter] ; H. Gaudin (dir.), La primauté du droit de l’Union européenne, Nouveaux visages, nouvelles questions, nouveaux raisonnements, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2023 [Consulter].
  • Sur les relations entre les juges constitutionnels nationaux et la Cour de Justice par le renvoi préjudiciel : CJUE, 30 mai 2013, Jeremy F., aff. C-168-13 ; Cons. Constit., Déc. n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013 et Décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013 ; B. Bonnet, « Le paradoxe apparent d’une question prioritaire de constitutionnalité instrument de l’avènement des rapports de systèmes… Le Conseil constitutionnel et le mandat d’arrêt européen : à propos de la décision n°2013-314P QPC du 4 avril 2013, de l’arrêt préjudiciel C-168/13 PPU de la CJUE du 30 mai 2013 et de la décision n° 2013- 314 QPC du 14 juin 2013 », RDP, n° 5, 2013, pp. 1229-1257 ; F. C. Mayen, « La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relativement au programme OMT – Rebelles sans cause ? Une analyse critique du renvoi de la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans le dossier des OMT », RTD Eur. 2014, p. 683.
  • Sur le contrôle de l’identité constitutionnelle nationale : CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c/ Grand-Duché de Luxembourg, aff. C-473/93 ; Conclusions de l’avocat général M. Poiares Maduro présentées le 8 octobre 2008 sous CJCE, 16 décembre 2008, Michaniki AE contre Ethniko Symvoulio Radiotileorasis et Ypourgos Epikrateias, aff. C-213/07 ; Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.
  • Propos généraux sur l’identité nationale et l’identité constitutionnelle : H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses États membres », Revue générale [En ligne], 2021 ; F. Fines, « La double identité, nationale et constitutionnelle, des États membres de l’Union », Revue générale du droit [En ligne], 2021.

L’histoire de l’intégration européenne est celle d’un dialogue incessant entre l’unité et la diversité. Dès les premiers arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes dans les années 1960, un principe central s’est imposé : celui de la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Sans ce principe, l’Union ne serait qu’une organisation internationale parmi d’autres, dépendante de la bonne volonté des États. Avec lui, elle s’est affirmée comme un véritable ordre juridique autonome, capable de s’imposer jusque dans les hiérarchies constitutionnelles internes.

Pourtant, cette affirmation n’a jamais été reçue sans réserve. Dès l’origine, des résistances se sont manifestées. Les États membres, tout en participant à l’édification d’un ordre juridique commun, ont cherché à préserver des espaces d’autonomie, des « zones de souveraineté » jugées intangibles. De là est né un vocabulaire de la « limite », ou plutôt de la « contre-limite » : ces bornes que les juridictions nationales posent pour rappeler que l’intégration ne peut aller jusqu’à nier l’identité même de leur ordre constitutionnel.

Deux notions ont cristallisé ces résistances. Tout d’abord, l’identité nationale, consacrée en 2007 par l’article 4 § 2 TUE, qui impose à l’Union de respecter « les structures fondamentales politiques et constitutionnelles » de ses États membres. Ensuite, l’identité constitutionnelle, notion forgée par les Cours constitutionnelles nationales, qui revendiquent le droit de protéger un « noyau dur » de principes intangibles, parfois qualifiés de « principes inhérents », voire de « droits inaliénables ».

Ces deux figures de l’identité traduisent des logiques différentes :

  • L’identité nationale est une clause de défense inscrite dans le droit de l’Union, reconnue par la CJUE elle-même, qui accepte d’aménager les libertés européennes au regard de valeurs nationales.
  • L’identité constitutionnelle est une arme de résistance, voire une soupape de sûreté, brandie par les juges nationaux pour contenir l’emprise de la primauté et affirmer que certaines exigences internes ne sauraient céder, fût-ce devant le droit de l’Union.

Ces contre-limites posent ainsi une question centrale : jusqu’où l’UE peut-elle aller sans se heurter au mur des identités ? Elles révèlent une tension structurelle : sans primauté, l’ordre juridique de l’Union se déliterait ; sans limites, il perdrait le consentement des États membres et des peuples.

Aujourd’hui, cette tension est plus vive que jamais. Elle ne se limite plus à de subtiles réserves jurisprudentielles comme celles des arrêts Solange en Allemagne ou encore Frontini et Granital en Italie. Elle prend la forme de véritables bras de fer, où certains États – la Pologne, la Hongrie et désormais la Slovaquie – contestent frontalement l’autorité du droit de l’Union. En France, l’actualité récente avec la décision QPC Association Cimade en date du 27 juin 2025 a réactivé la question du rôle de l’identité constitutionnelle, tandis que la CJUE multiplie les rappels à l’ordre, réaffirmant que « le fait pour un État membre d’invoquer des dispositions de droit national, fussent-elles d’ordre constitutionnel, ne saurait porter atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit de l’Union » (CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor).

Le débat sur les contre-limites n’est donc pas qu’un débat théorique. Il engage l’avenir de l’intégration européenne. Il questionne la manière dont l’Union peut rester fidèle à sa devise – « Unie dans la diversité » – sans basculer dans l’éclatement ou l’impuissance

1°) La primauté : son principe, sa portée et ses conséquences

Le droit de l’Union n’aurait jamais pu se développer sans le principe de primauté. Plus qu’une règle technique, il est le sceau d’une ambition= bâtir un ordre juridique qui transcende les souverainetés nationales pour se déployer dans les ordres internes. Pourtant, ce principe ne se trouve nulle part dans les traités fondateurs : il est l’œuvre prétorienne de la Cour de justice, qui, très tôt, a dû trancher la question déterminante de savoir ce qui devait l’emporter lorsque le droit national contredisait le droit communautaire

La réponse fut sans appel. Dans l’arrêt Costa c. Enel de 1964, la Cour affirma qu’un ordre juridique né du traité ne saurait être subordonné aux lois internes des États, quelles qu’elles soient. L’acte fondateur est là : le droit de l’Union européenne a une autorité propre, supérieure, qui ne peut être mise en échec par une norme nationale. Cette logique fut poussée plus loin dans Internationale Handelsgesellschaft (1970), où la CJCE insista sur le fait que la primauté s’impose y compris face aux dispositions constitutionnelles. Et également avec Simmenthal (1978), la Cour alla  au bout de sa démonstration : chaque juge national doit, de sa propre autorité, laisser inappliquée toute disposition contraire, antérieure ou postérieure, constitutionnelle ou non – ce que réitèrera l’arrêt Melki et Abdelli (2010). Le juge national devient, par conséquent, juge de droit commun du droit de l’Union européenne , transformé en gardien de l’unité et de l’effectivité du droit de l’Union.

Cette exigence n’était pas pure abstraction. Elle impliquait des bouleversements réels dans les ordres internes. En France, par exemple, la Cour de cassation accepta dès 1975, avec l’arrêt Jacques Vabre, de confronter des lois au droit communautaire ; le Conseil d’État suivit plus tard, dans son célèbre arrêt Nicolo de 1989, en acceptant enfin de contrôler la compatibilité d’une loi postérieure avec un traité – et remettant en cause la jurisprudence des Semoules. Peu à peu, la primauté devint une règle de fonctionnement ordinaire des juridictions. La CJUE rappela ensuite, avec une insistance croissante, la force hiérarchique de ce principe. Dans Winner Wetten (2010), elle affirma qu’il ne saurait être admis que des règles de droit national, fussent-elles constitutionnelles, compromettent l’unité et l’efficacité du droit de l’UE. L’arrêt Filipiak (2009) illustre aussi cette logique en obligeant les juges polonais à écarter l’application d’une législation fiscale jugée inconstitutionnelle par leur juridiction constitutionnelle, quand bien même cette dernière avait suspendu temporairement ses effets. De même, dans l’affaire Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission (2018), les juges du Luxembourg ont affirmé qu’une autorité nationale dotée de fonctions juridictionnelles devait pouvoir, de sa propre autorité, laisser inappliquée une norme contraire au droit de l’Union, sans attendre l’intervention d’une autre juridiction. Ainsi se dessine la ligne claire : la primauté doit être effective, immédiate, et mise en œuvre par tous les juges, y compris lorsqu’elle heurte de front une jurisprudence constitutionnelle interne.

Pour autant, cette primauté n’a pas été conçue comme un principe absolu et rigide. La CJUE a reconnu, de façon ponctuelle, des tempéraments fonctionnels. Elle a admis, en guise d’exemple, que le juge national puisse adopter quelques mesures provisoires (Atlanta, 1995) ou respecter l’autorité de la chose jugée (Kapferer, 2006) ou, au cas par cas et quand le droit interne l’autorise, limiter dans le temps certains effets de la déclaration d’illégalité d’une règle de droit national contraire au droit de l’Union (France Nature Environnement, 2016), même si cela limitait l’effet  du droit de l’UE. Plus encore, elle a consenti à ménager les droits fondamentaux reconnus par les constitutions nationales. La saga Taricco (2015-2017), où la CJUE a dû composer avec la Cour constitutionnelle italienne, l’illustre : si l’application mécanique de la primauté conduit à violer le principe de légalité des délits et des peines, alors le juge national peut refuser d’écarter la loi nationale. L’arrêt M. A. S. et M. B. (2017) marque dès lors une étape dans l’articulation entre primauté et traditions constitutionnelles.

La Cour a néanmoins toujours veillé à réaffirmer le principe directeur (Eurobox). Dans Forumul Judecătorilor (2021), elle a jugé contraire au droit de l’Union une disposition constitutionnelle roumaine qui interdisait à un juge ordinaire d’écarter une norme contraire. Dans Energotehnica (2024), elle a été plus explicite encore : même une décision constitutionnelle conférant force de chose jugée à une norme ne saurait empêcher les juridictions ordinaires d’appliquer le droit de l’Union. La primauté demeure donc, pour la CJUE, le socle sur lequel repose tout l’édifice européen. Elle ne cède jamais en principe, mais elle s’assouplit par pragmatisme. Elle est l’affirmation d’une autorité juridique, mais également l’exercice d’un art délicat : faire coexister l’unité du droit européen et la diversité des traditions constitutionnelles.

2°) Une tension présente dès le départ… qui trouve son aboutissement dans l’identité nationale

Cette coexistence n’a rien d’évident. Dès l’origine, les juridictions nationales ont rappelé que la primauté ne pouvait s’exercer au détriment des droits fondamentaux, ainsi que de leur souveraineté. La Cour de justice elle-même a reconnu, assez tôt, que le respect de ces droits fondamentaux devait inspirer son travail d’interprétation du droit de l’UE. En effet, dans Internationale Handelsgesellschaft, elle avait déjà affirmé que la sauvegarde des droits fondamentaux faisait partie des principes généraux du droit communautaire, qui s’inspirent des traditions constitutionnelles communes. Dans l’arrêt Nold (1974), elle a maintenu cette conviction en explicitant davantage que ces droits s’inspiraient des traditions constitutionnelles communes aux États membres, jusqu’à faire de ces dernières une source officielle de découverte des PDGD. Et  avec Hauer (1979), elle donna corps à cette promesse : la protection du droit de propriété fut explicitement enracinée dans les traditions constitutionnelles et dans la CESDH. Partant, il se dessinait une méthode : le droit de l’Union ne s’imposera pas par effacement, mais par intégration des héritages constitutionnels européens

De cette reconnaissance découle une tension permanente : l’Union se veut un ordre autonome, mais elle sait que son acceptabilité repose sur le respect des identités nationales. D’ailleurs, cette tension s’est cristallisée autour de certaines affaires devenues depuis lors emblématiques. Dans Schmidberger (2003), la CJCE admit qu’une manifestation, bien qu’elle entrave la libre circulation, pouvait se justifier par la liberté d’expression, valeur centrale de l’ordre autrichien. Dans Omega (2004), elle valida l’interdiction d’un jeu de simulation d’homicide, au nom de la dignité humaine, valeur fondamentale de la Loi fondamentale allemande. Ces arrêts ont marqué un tournant : le droit de l’Union n’impose pas une échelle uniforme des valeurs, il laisse place à la pluralité lorsqu’aucun consensus européen n’existe. Bref, il fait preuve de « tolérance constitutionnelle ».

Le traité de Lisbonne a entériné ce mouvement avec l’article 4 § 2 du TUE, que l’on appelle  aussi « clause Christopherson » : l’Union respecte l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles. La clause est doublement signifiante. Elle rassure les États membres en rappelant que leurs spécialités seront respectées, elle inscrit en même temps ces identités dans le langage même du droit de l’Union, les transformant en une notion justiciable devant la Cour. Loin d’être un espace hors droit, l’identité nationale devient une catégorie juridique intégrée au système européen. Cette reconnaissance, toutefois, n’est pas une abdication. La CJUE reste maîtresse du jeu. Elle accepte d’entendre l’argument identitaire, mais le contrôle et le circonscrit. Dans les affaires Sayn-Wittgenstein (2010) ou Runevič-Vardyn (2011), la juridiction valida des restrictions liées à l’interdiction des titres de noblesse ou à l’orthographe des noms, en considérant qu’elles pouvaient relever d’éléments identitaires. Mais dans des affaires plus récentes, à l’exemple de Correia Moreira (2019) et surtout Coman (2018), elle refusa que l’identité nationale serve de paravent pour limiter la libre circulation et les droits fondamentaux. En effet, dans Coman, la Roumanie fut obligée de reconnaître, aux seules fins du droit de séjour, un mariage homosexuel contracté à l’étranger, malgré son droit interne. L’identité nationale ne saurait annihiler un droit européen reconnu à tout citoyen de l’Union.

Dans le même sillage, la grande chambre a, en novembre 2024 (Commission c. République Tchèque), franchi un pas important en matière d’identité nationale à propos de l’adhésion de ressortissants de l’UE aux partis politiques dans un État d’accueil. Reconnaissant d’abord que « l’organisation de la vie politique nationale », à laquelle contribuent les partis, « fait partie de l’identité nationale », la CJUE rappelle aussitôt que l’article 4 § 2 du TUE ne se lit jamais isolément : il se conjugue avec la citoyenneté de l’Union et les exigences démocratiques des articles 2 et 10 TUE, ainsi qu’avec l’article 22 TFUE relatif aux droits politiques des citoyens de l’Union. En d’autres termes : l’identité ne peut servir de paravent à une discrimination directe fondée sur la nationalité lorsqu’est en jeu la participation à la vie démocratique qui accompagne les droits de vote et d’éligibilité municipaux et européens. Le manquement est dès lors constaté : admettre l’adhésion des citoyens de l’Union non nationaux « ne saurait être considéré comme portant atteinte à l’identité nationale » de l’État membre. L’axe tracé par Coman se confirme : l’argument identitaire cède face aux droits de citoyenneté et aux exigences de la démocratie européenne. Cette remise au point trouve un écho puissant dans la doctrine des avocats généraux. Comme l’écrit D. Spielmann dans ses conclusions récentes sur l’État de droit, « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union ». L’avertissement est limpide : aucune invocation de l’« identité » n’est légitime si elle s’accompagne d’un affranchissement des exigences minimales de respect des droits fondamentaux et des « valeurs » qui sont au cœur du pacte fondateur de l’Union. La nuance apportée par T. Ćapeta, dans ses conclusions du 5 juin 2025 (Commission c. Hongrie), n’inverse pas la perspective ; elle la cadre : le projet de l’Union est bien d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220). Mais ce « pluralisme constitutionnel » habité par la Charte et les valeurs de l’article 2 du TUE n’autorise ni la relativisation des droits, ni la dégradation des garanties au nom de l’identité. Il organise la diversité ; il ne l’instrumentalise pas.

Tout compte fait, ce qui avait commencé comme une reconnaissance des traditions constitutionnelles communes et des valeurs nationales s’est mué en une véritable dialectique : l’Union accepte la diversité des identités, mais elle en fixe les limites. L’article 4 § 2 TUE est un compromis fragile : il protège les structures fondamentales des États, mais il ne permet pas de défaire l’acquis communautaire. Autrement dit, l’identité nationale n’est pas un droit de veto ; c’est  une langue de la diversité, tenue de parler la grammaire des droits. Car, il faut bien s’en convaincre, le respect des identités n’est pas la négation de la primauté, il en est plutôt l’une des contreparties.

3°) La résurgence de l’identité constitutionnelle comme outil offensif

À côté l’identité nationale, l’identité constitutionnelle connaît à l’heure actuelle une résurgence spectaculaire. Ce n’est plus seulement une soupape, un bouclier destiné, à protéger quelques principes intangibles : elle devient parfois une arme offensive, mobilisée pour contester l’autorité du droit de l’UE, y compris dans des domaines qui touchent la substantifique moelle de l’État de droit.

En France, l’histoire commence avec la décision du Conseil constitutionnel de 2004, qui, tout en refusant de contrôler les lois de transposition des directives, s’était réservé une hypothèse : celle où une transposition heurterait aux normes expresses et propres de la constitution, qui deviendront en 2006 les principes inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Pendant longtemps, cette clause resta théorique, un instrument de dissuasion, une notion fonctionnelle. Mais en octobre 2021, le Conseil constitutionnel lui donna chair en identifiant pour la première fois un tel principe : l’interdiction de déléguer l’exercice de la force publique à des personnes privées. La digue était franchie. En juin 2025, la décision QPC Association Cimade marqua une nouvelle étape. Était en cause la protection du droit d’asile. Les juges de la rue Montpensier ont refusé de considérer ce droit comme un élément de l’identité constitutionnelle, en soulignant que l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union le garantissait déjà. Le message est heureux, mais ambivalent pour des juristes plus internistes : d’une part, la France ne sacralise nullement son droit d’asile comme une composante identitaire intangible ; d’autre part, elle consacre l’idée que, si un tel droit avait manqué au niveau européen, il aurait pu être érigé en élément de l’identité constitutionnelle.

Ailleurs en Europe, l’usage de l’identité constitutionnelle a pris une tournure plus radicale. En Allemagne, l’arrêt Weiss (2020) sur le programme de la BCE a vu la Cour de Karlsruhe qualifier un arrêt de la CJUE « d’inintelligible » et le juger ultra vires, provoquant une réaction sans précédent de la Commission européenne en engageant en juin 2021 une procédure d’infraction. Mais c’est surtout en Pologne que la rupture est consommée. Par sa décision du 7 octobre 2021 (K 3/21), le Tribunal constitutionnel a jugé certains articles du traité incompatibles avec la Constitution polonaise, contestant frontalement la primauté du droit de l’Union et invoquant l’« identité constitutionnelle » comme un moyen de retrouver sa souveraineté. L’identité y devient donc un instrument de démantèlement de l’État de droit, en s’opposant directement à l’indépendance des juges et à la protection juridictionnelle effective. La Slovaquie apparaît aujourd’hui engagée sur une  même pente. Des réformes constitutionnelles récentes cherchent à affirmer la primauté de l’« identité nationale » dans des domaines sensibles, à l’exemple de la famille, l’éducation ou la reconnaissance des minorités. Cette évolution est inquiétante, puisqu’elle laisse présager une instrumentalisation de l’identité à des fins politiques, au détriment de l’intégration et des droits fondamentaux

Au bout du compte, ces évolutions attestent d’un glissement préoccupant : ce qui était conçu comme une contre-limite destinée à protéger les principes intangibles de chaque ordre constitutionnel est désormais parfois utilisé comme une arme pour affaiblir l’intégration européenne, voire pour remettre en cause les valeurs mêmes sur lesquelles elle repose.

4°) Tenir sans rompre : la juste place des identités

Les contre-limites au droit de l’Union européenne expriment une tension constitutive du projet européen : la primauté est indispensable pour assurer l’unité et l’efficacité du droit commun, mais les identités – qu’elles soient nationales et constitutionnelles – rappellent que l’intégration ne peut se faire au prix de l’effacement des singularités, des particularités locales. Pendant assez longtemps, ce jeu d’équilibre s’est traduit par des ajustements prudents. L’identité nationale, consacrée par l’article 4 § 2 du TUE, a permis de ménager des marges là où les traditions divergeaient profondément, sans pour autant remettre en cause les libertés fondamentales. L’identité constitutionnelle, forgée par les Cours nationales, s’est affirmée comme une ultime réserve, rarement mobilisée. Mais l’actualité récente dévoile une réalité plus troublante. Les juridictions polonaises, et peut-être demain d’autres États, brandissent l’identité non plus pour protéger l’engagement fondateur et les droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir, s’y soustraire. L’identité devient un instrument de « divorce », une arme dirigée contre le projet de l’Union européenne : l’intégration. Face à ce risque, la primauté doit rester la pierre angulaire de l’Union. Elle ne saurait être un absolu sourd aux traditions, mais elle demeure la garantie que l’Europe ne se fragmente pas en une mosaïque de souverainetés concurrentes. Les juges, à Luxembourg comme dans les capitales européennes, sont appelés à maintenir cet équilibre précaire : une Europe unie dans la diversité, mais non pas divisée au nom des identités.

Les carences françaises dans la répression des violences sexuelles devant la Cour européenne des droits de l’homme : quels enseignements du modèle espagnol ?

Commentaire de CEDH, 4 septembre 2025, E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France, req. n° 30556/22

Par un arrêt E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France du 4 septembre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a considéré que la France avait manqué d’instaurer des dispositions incriminantes et réprimant les actes sexuels non consentis, et de les appliquer de façon effective (v. ici et ici). Cette décision s’inscrit dans la suite de l’arrêt L. et autres c. France du 24 avril dernier, à l’occasion de laquelle la Cour EDH avait déjà constaté les lacunes du système pénal français. Tandis que l’affaire L. et autres c. France concernait la répression d’actes subis par des mineures, l’affaire E.A. concerne une relation née dans le cadre du travail.

L’arrêt de la CEDH intervient alors que la France est en voie d’adopter une proposition de loi visant à intégrer la notion de consentement dans la définition du viol. Alors que l’Espagne a déjà franchi ce pas par la Loi organique 10/2022 de garantie de la liberté sexuelle, dite loi du « seulement oui veut dire oui » (« ley del “solo si es sí” »), cette intégration fait l’objet de vives controverses juridiques en France (v. ici, ici, ici, ici et ). Sur la base de l’arrêt de la CEDH du 4 septembre dernier, apparaissent les enjeux d’une transformation du système pénal français à même de réprimer les actes sexuels non consentis, à la lumière de l’expérience espagnole.

Ce que dit la Cour européenne des droits de l’homme

L’affaire E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France concernait une ressortissante française ayant rejoint le service de pharmacie d’un centre hospitalier dirigé par le Dr K.B., de 16 ans son ainé. Elle avait été recrutée dans le cadre d’un contrat temporaire, en vue de se former à des fonctions d’encadrement et travaillait sous la supervision directe d’une cadre supérieure de santé, Mme A. K. Le 12 juin 2013, E.A. fut placée en arrêt de travail, puis elle fut hospitalisée en service de psychiatrie en raison d’une dépression sévère. E.A. révéla à A.K. qu’elle avait une relation intime avec K.B. et que celui-ci la harcelait. Elle fit part du caractère sadomasochiste de leur relation. Le 30 juillet 2013, le directeur adjoint du CH signala les faits au procureur de la République territorialement compétent, en indiquant spécifiquement qu’E.A. avait dénoncé une situation « d’emprise » et des « relations sexuelles forcées ». Par ailleurs, K.B. fut suspendu de ses fonctions le 5 août 2013, avant d’être révoqué du corps des praticiens hospitaliers.

Le 13 août 2013, le conseil d’E.A. déposa plainte à l’encontre de K.B. des chefs de viols aggravés, d’agressions sexuelles, de violences volontaires, de harcèlement moral, de harcèlement sexuel et d’abus de faiblesse. Le 28 février 2014, le procureur de la République ouvrit une information judiciaire à l’encontre de K.B. des chefs de violences volontaires et de harcèlement sexuel. K.B. fut renvoyé devant le tribunal correctionnel lequel, par un jugement du 25 septembre 2018, déclara K.B. coupable de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours et de harcèlement sexuel par une personne abusant de l’autorité que lui confère sa fonction. K.B. fit appel de ce jugement et, par un arrêt du 27 mai 2021, la Cour d’appel de Nancy infirma totalement le jugement rendu en première instance, relaxa K.B. de l’ensemble des chefs de la prévention et rejeta en conséquence les demandes d’indemnisation des parties civiles. Par ailleurs, le tribunal correctionnel ainsi que la cour d’appel rejetèrent les demandes d’E.A. et de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) tendant à la requalification des faits en agressions sexuelles aggravées. E.A. et l’AVFT se pourvurent en cassation et, le 16 février 2022, la Cour de cassation déclara les pourvois non admis.

Dans ce contexte, la CEDH condamne la France pour violation de ses obligations positives en vertu des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention), sous les angles matériel et procédural[1].

En effet, le viol et les agressions sexuelles graves tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention et mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention (§131). En découlent des obligations positives qui doivent être interprétées à la lumière des instruments internationaux pertinents (§132), et en particulier de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, du 11 mai 2011. Ces obligations positives se déclinent en l’adoption de dispositions pénales incriminant et réprimant de manière effective tout acte sexuel non consenti, et en l’application de ces dispositions au travers d’enquêtes et de poursuites effectives (§§133 s., v. aussi les principes présentés dans l’arrêt L. et autres c. France, §§192-202).

Or, dans l’affaire E.A., la CEDH a constaté, d’une part, les lacunes du cadre juridique en vigueur à la date des faits (§§148 s.). D’autre part, la CEDH a relevé les défaillances rencontrées lors de la mise en œuvre de ce cadre juridique tenant à la fois à l’exclusion des atteintes sexuelles dénoncées par la requérante du cadre de l’enquête, au caractère parcellaire des investigations, à la durée excessive de la procédure, et aux conditions d’appréciation du consentement de la requérante par les juridictions de jugement (§§152 s.). Sur ce dernier point, la CEDH a considéré que la Cour d’appel de Nancy a exposé la requérante à une forme de « victimisation secondaire » (§170).

Une réticence française à reconnaître l’absence de consentement, en contraste avec le droit espagnol

La CEDH relève d’abord l’absence de la notion de consentement dans la définition du viol qui est constitué par un tout acte de pénétration sexuelle, ou tout acte bucco-génital, « commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » (art. 222-23 du Code pénal). De même, l’agression sexuelle est constituée par « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou sur surprise » (art. 222-22, al. 1er du Code pénal). Dans le même temps, la CEDH reconnaît que la Cour de cassation prend de longue date le défaut de consentement en considération dans sa jurisprudence (§148). L’absence de consentement est appréhendée à partir d’éléments objectifs qui se focalisent sur le comportement de l’auteur. Il peut notamment résulter d’une « contrainte », aussi bien physique que morale, en tant qu’élément matériel de l’infraction. L’intention coupable, comme élément moral de l’infraction, suppose encore que l’auteur ait agi en ayant conscience de contraindre la victime.

Toutefois, dans le cas d’espèce, il faut relever que le tribunal correctionnel a rejeté la demande de requalification des faits reprochés à K.B. en agressions sexuelles aggravées au motif qu’il n’était pas établi qu’ils aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Partant, il n’a tiré aucune conséquence, en particulier au regard de la « contrainte », du fait que « que la requérante présentait des fragilités psychiques et émotionnelles connues de K.B., que celui-ci exerçait à son égard une autorité fonctionnelle dont il avait abusé, qu’il l’avait menacée de représailles professionnelles, qu’il avait eu à son égard un comportement agressif et humiliant ayant causé une dégradation progressive de son état de santé physique et mentale et qu’E.A. avait accepté de se soumettre à ses exigences compte tenu de son comportement au travail » (§161). Cette affaire est donc bien un exemple flagrant de ce que le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) dénonçait, dans son premier Rapport d’évaluation de référence sur la France du 19 novembre 2019 : la définition du viol en droit français engendre une « forte insécurité juridique générée par les interprétations fluctuantes des éléments constitutifs que sont la violence, la contrainte, la menace ou la surprise ».

Or, la Convention d’Istanbul, ratifiée par la France en 2014, prévoit bien que doivent être érigés en infractions pénales les actes sexuels « non consentis » (Convention d’Istanbul, art. 36). D’ailleurs, de nombreux États européens se sont conformés à ces engagements internationaux.

Depuis la loi organique de 2022, le droit pénal espagnol prévoit que l’agression sexuelle est constituée par « tout acte qui attente à la liberté sexuelle contre une autre personne, sans son consentement » (art. 178.1 du Code pénal espagnol). Le viol est une forme qualifiée d’agression sexuelle, spécifiquement lorsque l’acte comporte une pénétration (art. 179 du Code pénal espagnol).

À l’échelle de l’Union européenne, en revanche, la directive (UE) 2024/1385 sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée le 14 mai 2024, ne contient finalement pas de définition commune du viol, contrairement à la proposition initiale de la Commission sur laquelle un accord politique avait été trouvé entre le Parlement européen et le Conseil en février 2024. Or, la France a compté parmi les pays s’étant opposés à cette harmonisation de la définition du viol (v. ici).

Depuis, plusieurs propositions de loi ont néanmoins été déposées afin d’intégrer l’absence de consentement à la définition du viol et des agressions sexuelles, au nombre desquelles figure la proposition de loi no 842 enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 21 janvier 2025. Dans un avis rendu le 6 mars 2025, le Conseil d’État propose de définir le consentement en précisant que celui-ci « doit être libre et éclairé, spécifique, préalable et révocable ». Le texte a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale et au Sénat, et la commission mixte parlementaire est désormais attendue.

L’intégration du consentement comme critère d’incrimination : l’enseignement du droit espagnol

D’après la CEDH « [l]’enquête et ses conclusions doivent porter avant tout sur la question de l’absence de consentement » (§140) et « il incombe aux juridictions de jugement d’apprécier le consentement en procédant à une évaluation contextuelle des circonstances environnantes de l’espèce » (§142). À travers son arrêt, la CEDH met en lumière trois aspects essentiels de l’intégration du consentement dans la définition du viol, dont les enjeux sont déterminants pour l’incrimination et la répression des violences sexuelles.

Premièrement, le consentement est identifié comme traduisant « la libre volonté d’avoir une relation déterminée » (§140). La CEDH rappelle notamment sa jurisprudence constante en vertu de laquelle tout acte sexuel non consenti doit être incriminé et réprimé de façon effective, « y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique » (§134, v. aussi M.C c. Bulgarie, §§ 155-166). Dans le cadre de la loi espagnole, le consentement est vérifié lorsque la personne l’a « manifesté librement, par des actes qui, eu égard aux circonstances, expriment de manière claire sa volonté » (art. 178.1 du Code pénal espagnol). Ce « modèle positif du consentement » (« modelo positivo de consentimiento » ou « yes model ») s’inscrit dans un effort nécessaire pour « englober la situation de toutes les victimes non consentantes, notamment lorsque celles-ci sont en état de sidération » (v. Rapport du GREVIO, §192). À l’inverse, le GREVIO a souligné que la difficulté du droit pénal français réside dans l’obligation de caractériser la violence, la contrainte, la menace ou la surprise pour établir l’élément matériel, ce qui exclut toute autre voie de reconnaissance du défaut de consentement.

Deuxièmement, la CEDH affirme que le consentement est « par nature révocable » (§169). En effet, la libre volonté doit être observée « au moment où [la relation sexuelle] intervient » (§140) et « aucune forme d’engagement passé n’est susceptible de caractériser un consentement actuel » (§169). En l’espèce, la signature d’un « contrat maître-chienne » entre E.A. et K.B. n’était pas de nature à établir le consentement de la victime à l’ensemble des pratiques sexuelles violentes et des humiliations qu’elle avait ultérieurement dénoncées, contrairement à ce qu’a pu affirmer la Cour d’appel. En réalité, la CEDH a même considéré que la prise en compte d’un tel élément par la Cour d’appel « a exposé [E.A.] à une forme de victimisation secondaire, un tel raisonnement étant à la fois culpabilisant, stigmatisant et de nature à dissuader les victimes de violences sexuelles de faire valoir leurs droits devant les tribunaux » (§170). Au contraire, la CEDH a replacé la « négociation » de ce « contrat », en tout état de cause nul et inopposable, au cœur de la stratégie de coercition mise en place par K.B. Elle complète ainsi les circonstances dans lesquelles un État partie à la Convention peut manquer à ses obligations de protéger la dignité d’une personne en l’exposant à une « victimisation secondaire » (v. ici). Par conséquent, dans le contexte des violences sexuelles, il ne s’agit certainement pas de comprendre la notion de consentement comme étant à la base d’un engagement contractuel (v. ici et ici). Le caractère révocable du consentement à un acte sexuel écarte nécessairement le risque d’une « contractualisation » des relations humaines redouté par certains (v. ici et ici ; sur la précision du caractère révocable du consentement, à l’occasion de la réforme espagnole, v. ici, §5). D’ailleurs, cette conclusion n’est pas sans rappeler la décision H.W. c. France de la Cour EDH portant sur la valeur du consentement au mariage au regard du devoir conjugal (v. ici). Dans cet arrêt du 23 janvier dernier, la CEDH a jugé qu’était incompatible avec la Convention le prononcé d’un divorce aux torts exclusifs du conjoint ayant refusé d’avoir des relations intimes avec son époux.

Troisièmement, l’absence de consentement doit être identifiée « en tenant compte [des] circonstances » de l’espèce (§140), et en particulier des « circonstances susceptibles de caractériser l’absence de libre consentement aux relations sexuelles » (§128, v. aussi §143). Certaines associations féministes font d’ailleurs valoir la valeur probante dérisoire du « consentement » lorsqu’il est exprimé par une femme victime de violence (V. le Mémoire en tierce intervention de Osez le féminisme ! et 6 autres ONG). En l’espèce, la CEDH relève que les faits doivent être restitués dans leur contexte professionnel, que les agissements de K.B. s’apparentent à un contrôle coercitif ayant créé, comme l’a relevé le juge d’instruction, une « emprise psychologique extrêmement importante » à l’égard d’E.A., et que ces faits ont entraîné « une dégradation progressive de la santé physique et mentale de la requérante », qui était connue de K.B. Il ne s’agit donc pas de se fonder sur la seule perception de la plaignante, mais d’identifier le comportement de l’auteur « susceptible de placer la [victime] dans un état de particulière vulnérabilité et de porter atteinte à sa capacité de discernement » (§166). Il est hors de question de faire peser la preuve du consentement positif sur l’accusé, mais il faut tenir compte de la connaissance par l’auteur de ces éléments de vulnérabilités (§143). Ceci permet d’avoir égard à l’existence d’un lien d’autorité, non pas seulement comme une circonstance aggravante, mais bien à l’étape de l’évaluation du consentement (v. art. 178. 2 du Code pénal espagnol).

Au-delà de la loi : adapter le système pénal à la répression des violences sexuelles

La CEDH reconnaît, enfin, le principal problème rencontré dans les affaires de violences sexuelles : celui de la preuve (§141). En France, rappelons que le taux de classement sans suite est aujourd’hui de 70 % pour les viols et de 65 % pour les agressions sexuelles, et que moins de 7 % des plaintes enregistrées aboutissent à une condamnation (v. ici). Face à ce problème, certains avancent l’« effet [purement] symbolique » d’une réforme visant à insérer la notion de consentement dans la définition du viol (voir ici), voire le risque de « populisme pénal » si la loi est utilisée comme un outil de communication sans que rien ne change sur le terrain (v. ici). En Espagne, des doutes ont bien été émis sur la capacité de la réforme du droit pénal à remédier aux difficultés probatoires (v. ici, p. 277).

Ce qui importe alors est de permettre aux juridictions « d’examiner tous les faits pertinents et de statuer après s’être livrées à une appréciation de l’ensemble des circonstances » (§141). Il est donc légitime de se demander si un changement de paradigme dans la loi pourrait contribuer à une collection des preuves plus efficace par le parquet.

Dans l’affaire E.A., la CEDH constate précisément les défaillances de la mise en œuvre du cadre juridique au stade des investigations et des poursuites. Celles-ci se sont limitées aux chefs d’accusation de violences volontaires et de harcèlement sexuel aggravé, malgré des allégations défendables de viol et d’agressions sexuelles, et alors même que K.B. a été poursuivi pour des faits qui s’apparentent à des violences sexuelles, et notamment à des pénétrations anales non consenties. La CEDH relève aussi le manque de célérité et de diligence raisonnable, nécessaires à l’effectivité de l’enquête (§§156 s.). Elle constate que les investigations ont été lacunaires quant au « contexte d’emprise exercée par K.B. », notamment concernant l’étude de la correspondance d’E.A. et K.B. et la collecte d’éléments de preuves supplémentaires. Elle mentionne aussi la tardiveté de la saisie du matériel informatique de K.B. ayant entrainé le dépérissement des preuves numériques. Elle regrette encore l’absence d’investigations complémentaires afin d’établir un lien éventuel entre la capacité d’E.A. à consentir librement à des relations sexuelles et le constat d’un « traumatisme psychique d’une rare intensité et les signes cliniques d’un “syndrome de l’otage” » présentés par la requérante. Elle remarque enfin la durée globale de la procédure d’enquête et de jugement (de huit ans et six mois), la clôture de l’information judiciaire ayant, en particulier, été retardée de plus d’un an en raison des difficultés rencontrées pour faire réaliser une expertise psychiatrique de K.B.

Finalement, si la loi pénale a pour objet essentiel d’organiser la vie en société, la vertu pédagogique de la loi mérite également d’être soulignée. Il est évident que le droit pénal ne doit pas être en tous points régi par le débat public. Dans le même temps, l’opinion publique a indubitablement été un moteur de l’ajustement de l’Espagne à ses engagements internationaux. En effet, la réforme du droit pénal a suivi une affaire dite de la Manada ayant eu un fort retentissement médiatique (v. ici et ). En France, le procès dit des viols de Mazan a fait ressurgir la question de l’introduction de la notion de consentement dans la définition du crime de viol (v. ici). À l’heure où plusieurs affaires concernant la France sont toujours pendantes devant la CEDH, il apparaît indispensable de combiner l’aboutissement de la réforme législative avec une adaptation structurelle du système pénal, à l’instar de l’évolution déjà engagée en Espagne.

[1] La Cour EDH s’est prononcée au fond sur la seule requête d’E.A. Elle a conclu à l’inadmissibilité ratione personae de la requête de l’AVFT (§§101-103).

Par Maéva DESPAUX

Docteure en droit public de l’Université Toulouse-1 Capitole et l’Université Pompeu Fabra

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