Mois : décembre 2025

L’arrêt RDC c. Rwanda de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples

De la justiciabilité interétatique des obligations positives de protection des droits de l’homme

Première décision rendue dans le cadre d’une procédure interétatique par une Cour qui, après 20 d’existence[1] institutionnelle, marque une étape importante de son évolution jurisprudentielle, l’arrêt RDC c. Rwanda est très « remarquable à plus d’un titre du fait de la nature et de l’ampleur inédite des violences commises(p.1) », mais également en raison de la qualité des parties et de la portée de la demande introduite par l’Etat requérant. Cette affaire revêt ainsi une dimension novatrice du fait qu’elle constitue la toute première à soulever la question de la justiciabilité interétatique des violations graves et manifeste des droits de l’homme devant la CADHP. Il est, à n’en point douter, « appelé à compter dans les annales judiciaires africaines[2] », tant en raison de sa portée normative que par son apport à la consolidation d’un véritable système procédural africain des droits de l’homme, ouvert aux requérants privés et contentieux entre Etats dans le contexte des violations massives des droits de l’homme. Et c’est précisément en cela que cette décision marque un tournant décisif dans l’architecture jurisprudentielle africaine.

« Il s’inscrit dans la continuité de l’ordonnance du 7 mars 2024. »[3] A l’origine, la CAfDHP s’est prononcée sur une requête introductive d’instance introduite le 21 août 2023 par la RDC dirigée contre le Rwanda. La RDC allègue la violation grave des droits de l’’homme du fait des opérations rwandaises dans son territoire. Elle soutenait également que ces incursions, accompagnées par des violations massives des droits de l’homme contenus dans des instruments ratifiés par lui et le Rwanda, constituaient des violations des obligations internationales du Rwanda et une atteinte à sa souveraineté et à l’intégrité de son territoire.

Le Rwanda, à son tour, a vigoureusement contesté la compétence de la CADHP et la recevabilité de la requête, estimant que « la cour doit se déclarer incompétente et, à titre subsidiaire, déclarer la requête irrecevable[4] » au motif que plusieurs conditions de recevabilité prévues à l’article 56 de la Charte, des articles 41(3)(c) et 50 (2)(d) du Règlement n’ont pas été respectées, invoquant par ailleurs le caractère abusif de la requête du fait des procédures engagées par la RDC devant d’autres juridictions, ainsi que son incompatibilité alléguées avec l’Acte constitutif .

 Au regard des exceptions soulevées par l’Etat défendeur et des réponses qui lui sont apportées par l’Etat requérant, la Cour s’est prononcée sur sa compétence et sur la recevabilité de la requête introduite par la RDC.

Le présent billet vise à examiner, d’une part, la reconnaissance par la Cour africaine de sa compétence à connaitre la requête (I), et d’autre part, l’affirmation par la Cour de la recevabilité de la requête relative aux violations alléguées (II).

I – La reconnaissance par la Cour africaine de sa compétence à connaitre la requête relative aux violations alléguées

Après un examen préliminaire de sa compétence, conformément aux termes de la règle 49 (1) du Règlement, la Cour a, d’une part, rappelé « que sa compétence personnelle et temporelle ne sont pas contestées (p.172) » et, d’autre part, affirmé sa compétence matérielle et territoriale en rejetant l’exception soulevée par le Rwanda. Pour ce qui est de la compétence matérielle, au regard de sa jurisprudence elle rappelle que « l’article 3 (1) du Protocole lui donne compétence chaque fois qu’un requérant allègue des violations des droits de l’homme protégés par la Charte ou par d’autres instruments des droits de l’homme auxquels l’Etat concerné est partie. Cette considération demeure la même, que la partie soit une personne physique, la Commission ou un Etat (p.76). » Elle a ajouté que pour connaitre d’une affaire, la compétence de la Cour n’est assujettie à aucun formalisme relatif à la production de la preuve de l’existence préalable d’un différend avant le dépôt de la Requête. Ainsi, elle a confirmé que sa compétence matérielle trouve son fondement dans la Charte ainsi que dans les instruments internationaux ratifiés par le Rwanda et invoqués par la RDC dans sa requête. A ce niveau, à la question de savoir si les instruments juridiques en cause sont des instruments de protection de droit de l’homme, elle a rappelé sa jurisprudence dans l’affaire APDH c. République de Côte d’Ivoire.[5] Au-delà du simple fait que l’instrument visé doit être un traité, il faut d’abord que le texte énonce de façon explicite des droits subjectifs par la proclamation directe des droits dont les individus ou les groupes d’individus peuvent se prévaloir. Ensuite, il faut que le texte prescrive des obligations à la charge des Etats qui ont pour but de garantir la jouissance de ces droits individuels ou collectifs. Dans son avis consultatif Parlement Panafricain de 2021, la Cour a déjà rappelé que « la seule référence à l’expression ‘‘droit de l’homme’’ dans un traité n’est pas suffisante pour en faire un instrument de droit de l’homme (p.108) ».

Dans le cas d’espèce, la reconnaissance de la compétence extraterritoriale constitue un point central. La Cour a, d’une part, expressément admis en se référant à l’article 2 du PDICP et suivant sa jurisprudence constante qu’elle avait compétence que lorsque les violations alléguées sont survenues sur le territoire de l’Etat défendeur et, d’autre part, que « (…), la notion classique de compétence territoriale a connu quelque évolution. (…) l’obligation de protéger ou, du moins, celle de ne pas violer les droits de l’homme s’étend au-delà des limites traditionnelles des territoires des Etats (p.154) ». Ainsi, la responsabilité de l’Etat peut être engagée pour des actes commis en dehors de son territoire, notamment dans « les situations de conflit armé (p.130). » Cette affirmation est un véritable tournant jurisprudentiel pour la Cour. Elle s’est inscrite dans la lignée de décisions de la CEDH[6], telle  Al-Skeini et autre c. Royaume-Uni[7], où la Cour affirme que l’article 1 de la CEDH s’applique lorsque l’Etat « exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire[8] ». Et Al-Djedda  c. Royaume-Uni, la Cour rappelait que : « aux termes de cette disposition (Article 1), l’engagement des Etats contractants se borne à reconnaitre (…) aux personnes relevant de leur juridiction les droits et les libertés énumérés.[9] »

Cependant, cette affirmation de compétence cache quelques points critiques. Tout au long de l’arrêt, la Cour ne développe pas d’examen approfondi des conditions exactes du contrôle effectif : une simple allégation des violations des droits de l’homme par le soutien à un groupe armé suffit à établir sa compétence, sans une définition rigoureuse des critères ni de seuil d’occupation. La Cour affirme que « l’implication des FDR, dans le conflit entre M23 et les FARDC est établie (p.169) » et que « quiconque se trouve sous le pouvoir ou contrôle effectif des forces d’un Etat partie opérant en dehors de son territoire bénéficie de la protection extraterritoriale[10] », sans pour autant préciser le degré d’implication ou le contrôle exercé. L’évaluation du contrôle effectif ne peut se faire sans la réunion des critères, tels que la coordination stratégiques, la présence militaire continue et la capacité d’imposer son autorité, l’exercice de fonctions administratives, la capacité concrète de contrôler la situation sur le terrain[11], l’influence déterminante sur l’administration locale subordonnée, et enfin la preuve factuelle sur la présence des troupes. La CIDH dans l’affaire Coard et autres c. Etats-Unis s’est fondée sur l’autorité physique et directe exercée par l’armée américaine à Grenade pour reconnaitre sa compétence extraterritoriale[12].

D’autre part, dans sa décision de 90 pages, la Cour ne s’est jamais attardée sur la question du lien entre l’acte extraterritorial et les violations alléguées[13], laissant le lien de causalité implicite[14]. Ce silence pourrait compromettre sa légitimité limiter la portée normative de sa position, rendant  les Etats africains très hésitant à reconnaitre sa compétence dans des situations similaire.

Enfin, la Cour a admis sa compétence malgré le conflit armé internationalisé, sans pour définir les limites d’une telle compétence, ce qui fragilise la sécurité juridique pour les victimes, souvent incapables de rassembler des preuves ou d’accéder aux zones occupées. La compétence de la Cour apparaît en réalité plutôt formelle et effective[15].

Ainsi, après l’affirmation de sa compétence, la Cour s’est déclarée compétente pour connaitre de la présente requête en statuant sur sa recevabilité.

II – L’affirmation par la Cour de la recevabilité de la requête relative aux violations alléguées

Après l’affirmation de sa compétence, la Cour conformément à la règle 50(1) et à l’article 6(2) du Protocole a statué sur la recevabilité de la requête en application de l’article 56 de la Charte. Ainsi, elle a examiné les exceptions soulevées par le Rwanda, portant sur le non-respect des procédures préalables du Pacte des Grands Lacs, les procédures non judiciaires de l’Acte constitutif, l’abus de procédure, l’incompatibilité de la requête avec l’Acte constitutif et la Charte, le non-épuisement des recours internes (p.278) et la litispendance devant la CJAE. Cependant, elle a rejeté toutes les exceptions et a jugé que la requête a rempli les conditions prévues par l’article 56 de la Charte et la règle 50(2) du Règlement et elle est recevable.

Concernant le non-respect des procédures préalables prévues par le Pacte des Grands Lacs, la Cour a souligné que, pour « des questions de procédures, elle applique la Charte, le Protocole, son règlement qui en est l’émanation et, éventuellement les principes généraux de procédure généralement acceptés (p.190). » Ainsi, l’exigence de l’article 29 du Pacte a été rejeté, la «  Cour africaine de justice » n’a pas été mise en place et étant distincte de la CAfDHP. De même, elle a rappelé que l’Acte constitutif ne peut être invoqué pour contester une procédure devant elle. Elle ajoute que pour des questions de procédure et surtout de recevabilité d’une requête, elle n’applique que la Charte, le Protocole, son règlement et les principes généraux de procédure généralement acceptés (p.203). S’agissant de l’abus de procédure, la Cour, suivant sa jurisprudence, XYZ c. République du Bénin 27 novembre 2020[16], a rappelé que « le simple fait que le requérant dépose plusieurs requetés contre le même Etat défendeur ne traduit pas nécessairement un manque de bonne foi de la part d’un requérant (p.236). »  Seule l’intention du requérant permet de déterminer l’abus. Pour ce qui est à l’abus de procédure fondé sur des informations résultant des médias et de la presse, la Cour a affirmé que ces éléments ne sont spécifiques dès lors qu’ils sont accompagnés d’éléments crédibles (p.276), telles que les pièces émanant des sources de l’UA et des N-U. Ainsi, pour la Cour la ratio legis de l’article 54(6) de la Charte n’a pas pour objet d’interdire des informations dont l’exclusivité ne repose pas sur une diffusion par les moyens de communications de masses comme.  Cette approche de la Cour permet de contourner l’effet paralysant de la preuve dans les zones de conflit. Quant à l’ l’incompatibilité de la requête avec l’Acte constitutif et la Charte, la Cour a affirmé que « le fait qu’une requête soit qualifié comme étant liée aux questions de paix et de sécurité n’exclut pas qu’elle puisse être relative à la protection des droits de l’homme (p.257). » Ainsi, elle a rappelé que la compatibilité de la requête avec l’Acte constitutif signifie qu’elle soit relative à l’un des objectifs de l’Acte. C’est ce qu’elle avait déjà rappelé dans l’affaire Glory Cyriaque Hossou c. République du Bénin[17]. Pour l’affaire RDC c. Rwanda, elle a rappelé que la requête est compatible avec l’article 3(h) de l’Acte.  Relativement au non-épuisement des recours internes,  elle a souligné que les violations alléguées sont de nature systématiques et massives, notamment au regard du nombre des victimes présumées. En pareille circonstance, elle estime, à l’instar de la Commission, qu’il n’est ni raisonnable ni pratique d’exiger un épuisement préalable des recours internes[18]. Cette position de la Cour constitue une avancée et une inflexion forte. Elle a adapté la logique d’accès à la Cour aux contextes d’atteintes massives et systémiques en donnant une interprétation élargie à l’article 56(5) de la Charte. Toutefois, en admettant que dans pareille circonstance l’épuisement peut être écarté, la Cour ne définit pas explicitement le seuil clair pour évaluer ce que constitue une « voix interne efficace » dans un contexte de conflit armé. Cette absence d’articulation normative pourrait laisser un flou procédural de nature à affaiblir la lisibilité et la portée de l’article 56(5) de la Charte et la règle 50(2)(e) du Règlement et pourrait conduire à une application quasi-mécanique de l’exception. Enfin, au sujet de la litispendance devant la CJAE, l’Etat défendeur invoque le non-respect des conditions de recevabilités prévues par l’article 56(7) de la Charte. La Cour a rappelé que, conformément à sa jurisprudence Jean Claude Roger Gombert c. République de Côte d’Ivoire[19], la notion de règlement implique trois conditions alternatives : la similitude des parties, similitude des demandes et existence d’une première décision au fond (p.362). Ici, seule la première condition est remplie (p.363). Quant aux objets : la requête devant la CADHP visait à constater des violations des droits de l’homme dans le conflit armé sur le territoire congolais[20], celle devant la CJAE portait sur des violations du traité instituant la CAE[21]. Cette conclusion de la Cour appelle à des réserves. En effet, les requêtes soumises à la Cour africaine et à la CJAE visaient toutes deux des violations graves et massives des droits de l’homme. Donc, à la lumière de la Charte africaine et en vertu de l’article 27(1) du Traité instituant la CAE, « la CJAE est compétente pour apprécier des telles violations[22] ». Enfin, aucune décision n’avait été rendue au moment du dépôt de la présente Requête (p.366), et la Cour a donc conclut que la Requête remplissait les conditions prévue par la Charte et le Règlement (p.367).

En définitive, L’arrêt RDC c. Rwanda marque un tournant décisif de l’évolution jurisprudentielle africaine. Il revêt une dimension novatrice du fait qu’il a soulevé la question de la justiciabilité interétatique des violations des droits de l’homme dans le contexte de conflit armé. Cependant, l’arrêt n’échappe pas à la critique, et le raisonnement de la Cour soulève, en plusieurs points, des interrogations qui méritent un examen approfondi. Néanmoins, il est, à n’en point douter, appelé à marquer la jurisprudence de la Cour, tant par sa portée normative que par son apport à la consolidation du système juridictionnel africain des droits de l’homme.

[1] Le protocole portant création d’une CAfDHP adopté le 9 juin 1998 à Ouagadougou,

[2] Ntwari G.-F., « Note sur le premier arrêt de la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples », in African Journal of International and Comparative Law, n°18, Vol. 2, 2010, p.233.

[3] DONGAR B. C.-D. et AFOGO N. O., « Note sur l’arrêt  de la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples du 26 juin 2025 (compétence et recevabilité) dans l’affaire RDC c. Rwanda », Droite Politique en Afrique, billet du 22 septembre 2025, p. 1.

[4] Voir point 24 de l’arrêt de la CAfDHP, Affaire n°007/2023, RDC c. Rwanda, du 26 juin 2025

[5] CAfDHP, Affaire n°001/2014, APDH c. Côte d’Ivoire (fond) du 18 novembre 2016, 1 RJCA, point 57.

[6] Les décisions n°15318/89 du 23 mars 1995 Loizidou c. Turquie (exception préliminaires), n°47708/08 du 20 novembre 2014, Jaloud c. Pays-Bas de 2014, n°27021/08 du 07 juillet 2011.

[7] CEDH, décision n°55721/07 du 07 juillet 2011 Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, point 138.

[8] CEDH, affaire n°55721/07, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, du 7 juillet 2011, point 138.

[9] CEDH, affaire n°27021/08, Al-Djedda c. Royaume-Uni, du 7 juillet 2011, point 74.

[10] Comité des droits de l’homme, Observation générale n°31, 2004, para. 10.

[11] Voir CEDH, Affaire n°15318/89, Loizidou c. Turquie (Exceptions préliminaires), du 23 mars 1995, point 62.

[12] CIDH, Coard et autres c. Etats-Unis, Affaire n°10/951, rapport n°109/99, du 29 septembre 1999, point 37.

[13] Voir l’article 8 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat de la CDI.

[14] Voir : Matringe J., « La responsabilité de l’Etat pour violation du droit international humanitaire et de la convention sur le génocide », p. 3,  

[15] CEDH, Affaire n°39630/09, El-Masri c. ex-République Yougoslave de Macédoine, du 13 décembre 2012, points 198-241 et CIADH, Série C n°4, Velasquez Rodriguez c. Honduras, 29 juillet 1988, points 166-184.

[16] CAfDHP, requête n°010/2020, XYZ c. République du Bénin du 27 novembre 2020, point 42.

[17] Glory Cyriaque Hossou c. République du Bénin, CAfDHP, Requête n° 012/2018, arrêt du 13 novembre 2024 (fond et réparations), point 37.

[18] CADHP, Communications 54/91-61/91-96/93-98/93-164/97-196/97-210/98, Malawi Africa Association, Amnesty International, Mme Sarr Diop, Union interafricaine des droits de l’Homme et RADDHO, Collectif des veuves et ayants Droit, Association mauritanienne des droits de l’Homme c. Mauritanie, du 11 mai 2000, point 85.

[19] CADHP, Affaire n°038/2016, Jean Claude Gombert c. République de Côte d’Ivoire (compétence et recevabilité) du 22 mars 2018, 2 RJCA 270, point 45.

[20] Voir dispositif de la Requête introductive d’instance.

[21] Voir pages 6 de la requête introduite devant la CJAE.

[22] DONGAR B. C.-D. et AFOGO N. O., précité, p. 13.

Par Outman ALI OUTMAN

Doctorant à l’Université Toulouse-1 Capitole

L’adhésion à l’Union européenne : histoire, critères et tensions contemporaines

§I – Textes normatifs de référence

Sources primaires du droit de l’Union

  • Article 2 du Traité sur l’Union européenne
  • Article 49 du Traité sur l’Union européenne
  • Article 50 du Traité sur l’Union européenne
  • Critères de Copenhague

Documents et déclarations officielles

§II – Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

  • CJUE [GC], 20 avril 2021, Repubblika contre Il-Prim Ministru, aff. C-896/19.
  • CJUE [AP], 16 février 2022, Hongrie c. Parlement et Conseil, aff. C-156/21.

Pour approfondir :

  • C. Rapoport, « Chronique Action extérieure de ‘’UE – La guerre d’agression de la Russie envers l’Ukraine « relance » le processus d’élargissement de l’Union », RTDE 2022, p. 510 et s. ; Élargir et réformer l’Union : la feuille de route du « Groupe des Douze », par Olivier Costa et Daniela Schwarzer, en ligne, 4 octobre 2023 ; A. Ivan, « L’Union européenne des 27 : logiques et conditionnalités de l’élargissement », in A. Liebich et A. Germond, (dir.), Construire l’Europe : Mélanges en hommage à Pierre du Bois, Genève, Graduate Institute Publications, 2008, pp. 238-245 ; A. Buzelay, « Les défis de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est », Revue de l’Union européenne, n° 637, 2020, pp. 256-260; P. Magnette (dir.), La Grande Europe, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, coll. “Études européennes”, 2004 ; L. Whithead, « L’élargissement de l’Union européenne : Une voie risquée de promotion de la démocratie », Revue internationale de politique comparée, n° 2, 2001, pp. 305-332 ; Y. Petit, « Quelques réflexions sur la capacité d’intégration de l’Union européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n° 506, 2007, pp. 153 et s. ; F. Dehousse, « Les enjeux de l’élargissement de l’Union européenne », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1600, 1998, pp. 1-43 ; L. Lebon, « Les extension du territoire de l’Union européenne », Répertoire de droit européen octobre 2019 ; G. Joly, « Le processus d’élargissement de l’Union européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne 2002, p. 239 ; C. Lesquesne, « Les difficultés françaises à penser la grande Europe », Esprit, n° 1, 2023, pp. 13-17 ; J. Rupnik, « Changement d’époque en Europe », Paysan & société, n° 395, 2022, pp. 16-21 ; P. Orcieu, « Carte de l’Union européenne en 2023 », 1er janvier 2023.

1°) L’adhésion comme logique originaire de la construction européenne

L’élargissement n’est pas une invention tardive de l’Union. Il est inscrit dans les gènes mêmes du projet communautaire. La déclaration Schuman de mai 1950, souvent citée pour son rôle fondateur, est trop rarement lue pour ce qu’elle dit de l’ouverture du projet. Certes, l’objectif immédiat est la pacification franco-allemande par la mise en commun du charbon et de l’acier. Mais cette solidarité de production est explicitement pensée comme ouverte à tous les pays qui souhaiteraient y participer. Autrement dit, le projet communautaire n’est pas conçu comme un pacte exclusif entre quelques États fondateurs, mais comme un noyau destiné à s’élargir progressivement, à mesure que d’autres peuples européens accepteraient d’entrer dans cette logique de solidarité économique et politique. La pacification du continent, si elle devait être réelle, ne pouvait se limiter à une zone étroite entourée d’États exclus. Cette intuition se double d’une ambition économique explicite : l’unification progressive des conditions de production devait permettre une prospérité partagée, condition elle-même de la stabilité politique. L’élargissement n’était donc pas un simple supplément politique, mais une condition structurelle de réussite du projet communautaire.

Cette ouverture se retrouve, sans surprise, dans les traités fondateurs. La CECA, la CEE et la CEEA contiennent toutes une clause permettant l’adhésion ultérieure de nouveaux États. La formulation est lapidaire : « tout État européen peut demander à adhérer ». Mais une telle brièveté est trompeuse. Elle traduit à la fois une volonté de ne pas figer les frontières de l’Europe juridique et un choix politique clair : ne pas fermer, par avance, la porte de l’intégration. La Commission elle-même, dès les années 1960, insiste sur le fait que l’élargissement comporte des risques, notamment celui d’un affaiblissement de la cohésion communautaire, mais qu’il relève néanmoins de la vocation même de la Communauté que de les assumer lorsqu’il s’agit de poursuivre l’unification européenne. L’adhésion apparaît ainsi, dès l’origine, comme un pari politique conscient, et non comme une conséquence automatique de la réussite économique des Communautés.

Ce mouvement d’ouverture, inscrit dès l’origine dans l’architecture du projet communautaire, éclaire rétrospectivement les tensions contemporaines qui entourent aujourd’hui toute nouvelle adhésion.

2°) L’adhésion comme geste fondateur et aujourd’hui comme moment de vérité

On discute souvent de l’adhésion à l’Union comme d’un simple mouvement d’extension territoriale du projet communautaire. Une lecture rapide de l’histoire des traités et des vagues d’élargissement donne, il est vrai, l’illusion d’un processus quasiment mécanique : des États candidats, des négociations longues, un traité d’adhésion, puis l’intégration progressive dans l’ordre juridique de l’Union. Pourtant, cette narration linéaire est trompeuse. L’adhésion n’est ni un phénomène secondaire ni un simple outil technique de croissance institutionnelle. Elle est, depuis l’origine, l’un des lieux privilégiés où se joue la définition même de l’UE. L’originalité de cette dernière tient précisément à ceci : elle ne s’est jamais pensée comme une organisation close, mais elle n’a jamais non plus accepté de s’ouvrir sans condition. L’adhésion se situe à l’intersection de deux logiques constitutives – et potentiellement contradictoires – du projet européen : (i) l’universalisation progressive du projet de pacification du continent et (ii) la préservation d’un noyau normatif suffisamment homogène pour permettre une intégration réelle. En somme, l’UE n’existe pas seulement par ce qu’elle intègre, mais par ce qu’elle exige de ceux qui souhaitent la rejoindre.

Longtemps, l’élargissement a été perçu comme un moteur naturel de la construction européenne : élargir, c’était stabiliser, démocratiser et pacifier. Aujourd’hui, ce même élargissement apparaît plus volontiers comme une épreuve de cohérence, voire comme une source d’inquiétude existentielle. Les crises contemporaines – à l’exemple de la crise de l’État de droit, retour de la guerre sur le continent, tensions géopolitiques, remise en cause des valeurs communes – ont déplacé la question : il ne s’agit plus seulement de savoir si l’Union peut s’élargir, mais à quelles conditions elle peut encore le faire sans totalement se défaire.

Ce dossier se propose précisément d’interroger l’adhésion et de démontrer qu’elle est devenue un point de cristallisation de constitutionnalisme européen : une scène où se rencontrent l’histoire longue de l’intégration, la normativité des valeurs européennes et les fragilités structurelles de l’Union européenne actuelle.

3°) L’adhésion sans retour ? De l’irréversibilité supposée au droit de retrait

Pendant longtemps, l’adhésion à l’Union a été pensée comme un engagement, pourrait-on dire, irréversible. Les traités fondateurs ne prévoyaient aucun droit de retrait explicite, ce qui a nourri une importante littérature doctrinale opposant deux lectures : celle d’une adhésion définitive, inscrite dans un projet d’intégration sans limites temporelles, et celle d’une adhésion juridiquement réversible faute d’interdiction explicite. Mais ce débat, purement juridique, masquait une réalité politique : aucun ordre juridique ne peut retenir durablement un État souverain décidé à partir. Les rares précédents de retrait – Algérie, Groenland – ne permettaient toutefois pas d’en déduire l’existence d’un véritable droit de retrait des Communautés.

C’est le traité de Lisbonne qui met fin à cette ambiguïté en consacrant explicitement le droit de retrait à l’article 50 du TUE. Pour la première fois, le droit primaire organise la sortie comme une hypothèse normale, juridiquement encadrée, distincte de l’adhésion, mais pleinement reconnue.

Cette consécration a une portée symbolique considérable. Elle rompt avec l’idée, longtemps implicite, selon laquelle l’Union serait un projet naturellement irréversible, orienté exclusivement vers une « union sans cesse plus étroite ». L’adhésion cesse d’être un engagement existentiel irrévocable pour devenir un choix politique réversible, assumant l’idée que l’intégration repose, in fine, sur la volonté persistante des États. Le retrait du Royaume-Uni en 2020 achève, en quelque sorte, transformer le sens politique de l’adhésion. Celle-ci n’est plus le seuil au-delà duquel toute remise en cause deviendrait impensable. Entrer dans l’Union n’interdit plus d’en sortir ; réadhérer suppose, de nouveau, de passer par la procédure de l’article 49 du TUE. Cette réversibilité modifie profondément la perception même de l’élargissement : si l’on peut sortir, on ne peut plus entrer sans garanties accrues.

4°) Les vagues d’adhésion et la montée des inquiétudes fonctionnelles

L’histoire des Communautés européennes, puis de l’UE, est indissociable des vagues successives d’adhésion qui ont progressivement étendu leur périmètre géographique, politique et normatif. Pourtant, cette dynamique d’élargissement, longtemps perçue comme naturelle, voire nécessaire, a été accompagnée dès l’origine de doutes récurrents, dont l’intensité n’a cessé de croître à mesure que l’Union s’est élargie. Loin d’être un phénomène récent, la mise en question de la capacité d’intégration de l’UE accompagne presque chaque étape de son histoire.

Les premières candidatures à l’adhésion interviennent dès le début des années 1960. En 1961, le Danemark, l’Irlande et la Norvège, suivis en 1962 par le Royaume-Uni, déposent une première demande d’adhésion aux Communautés européennes. Ce mouvement est brutalement interrompu par le veto opposé en 1963 par le général de Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni, veto qui entraîne également le retrait des autres candidatures. Dès ce stade, l’adhésion apparaît comme un acte hautement politique, dépendant moins de critères juridiques formalisés que d’une certaine idée de la finalité du projet communautaire. Le scepticisme français à l’égard du Royaume-Uni révèle déjà la crainte d’un État jugé insuffisamment engagé dans la logique d’intégration. Ce n’est qu’en 1973, après un second veto français en 1967 puis le départ du général de Gaulle, que le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni adhèrent effectivement aux Communautés, portant leur nombre à neuf. La Norvège, qui avait participé aux négociations, rejette toutefois son adhésion par référendum. Ce refus populaire, renouvelé en 1994 à l’issue d’un second processus de négociation, constitue un premier message fort : l’adhésion n’est pas automatiquement désirée, même par des États objectivement proches des États membres.

Les adhésions de la Grèce en 1981, puis de l’Espagne et du Portugal en 1986, marquent une nouvelle étape. Elles sont indissociables de la sortie des dictatures et s’inscrivent dans une logique explicitement politique : consolider des démocraties encore fragiles par leur ancrage européen. Mais ces élargissements suscitent également des interrogations, notamment quant à la solidité économique et institutionnelle de ces États, révélant une tension déjà perceptible entre l’idéal politique de l’élargissement et les exigences fonctionnelles de l’intégration. Parallèlement, certaines candidatures avortées – telle celle du Maroc en 1984, rejetée au motif que cet État n’est pas « européen » – contribuent à préciser négativement les contours de l’UE et à rappeler que l’élargissement, s’il est ouvert, n’est pas indifférencié.

La décennie 1990 marque un tournant. La demande d’adhésion de la Suisse en 1992, rapidement mise en sommeil à la suite du rejet par référendum de l’adhésion à l’Espace économique européen, souligne une autre limite du processus : l’adhésion suppose une acceptation populaire durable des contraintes de l’intégration. À l’inverse, l’adhésion en 1995 de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède – États économiquement stables et démocratiquement consolidés – est souvent perçue comme relativement peu problématique, même si la Norvège choisit à nouveau de rester en dehors de l’Union. Les élargissements de 2004 et 2007 constituent cependant une rupture qualitative. Jamais l’Union n’avait intégré, en une seule vague, un nombre aussi important d’États, aux trajectoires historiques, économiques et constitutionnelles aussi diverses. L’adhésion de dix États en 2004, principalement issus de l’Europe centrale et orientale, puis de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, transforme profondément la physionomie de l’Union. L’élargissement cesse alors d’être perçu comme un simple approfondissement géographique pour devenir une épreuve structurelle pour le fonctionnement de l’UE. L’adhésion de la Croatie en 2013, plus isolée, apparaît déjà comme le produit d’un processus considérablement allongé et durci. Enfin, le retrait du Royaume-Uni en 2020 constitue un événement sans précédent : pour la première fois, une vague d’« élargissement négatif » vient interrompre le récit largement linéaire d’une UE toujours plus vaste. Ce retrait nourrit rétrospectivement les interrogations anciennes sur la compatibilité de certains États avec la logique même de l’intégration.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le Brexit, le processus d’élargissement ne s’est pas arrêté. Dix États disposent aujourd’hui du statut de candidat : la Turquie, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Serbie, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Moldavie, l’Ukraine, la Géorgie et, depuis 2022, le Kosovo. Toutefois, cette apparente vitalité masque une réalité plus contrastée. Les négociations d’adhésion ne sont effectivement ouvertes que pour un nombre limité d’États, et certaines d’entre elles sont bloquées depuis de nombreuses années, comme c’est le cas pour la Turquie depuis 2018 en raison de violations persistantes des critères politiques. L’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie décidée en décembre 2023 confirme que l’élargissement demeure un instrument privilégié de la stratégie géopolitique européenne, mais elle accentue simultanément les tensions internes quant à la capacité réelle de l’Union à intégrer de nouveaux membres.

Juridiquement, la possibilité d’adhérer à l’UE n’a jamais été remise en cause. Les grandes révisions des traités – Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Lisbonne – ont maintenu, voire renforcé, la vocation inclusive de l’UE, aujourd’hui consacrée à l’article 49 TUE. Pourtant, la permanence de cette ouverture formelle contraste avec l’intensification des doutes politiques. À mesure que le nombre d’États membres augmente, les craintes évoluent : d’abord marginales, elles deviennent structurelles. La question n’est plus seulement de savoir si un État candidat est prêt à rejoindre l’UE, mais si l’Union elle-même est capable de continuer à fonctionner en s’élargissant. Le sentiment d’un décalage croissant entre l’approfondissement nécessaire de l’intégration et l’élargissement effectif nourrit une réflexion critique sur le rythme et l’ampleur du processus. Ce doute est particulièrement visible dans les réactions suscitées par les candidatures présentées à la suite de la guerre en Ukraine. Les propos du président Emmanuel Macron, soulignant la nécessité de ne pas réduire la réponse européenne à la seule logique de l’élargissement, traduisent une inquiétude largement partagée : l’adhésion rapide de nouveaux États pourrait fragiliser l’unité et la stabilité de l’Union. La création de la Communauté politique européenne témoigne de cette hésitation : offrir un cadre de coopération renforcée sans trancher immédiatement la question de l’adhésion. Les déclarations de Charles Michel sur la « Communauté géopolitique européenne » s’inscrivent dans la même logique : penser l’Europe au-delà de l’Union sans pour autant renoncer à l’adhésion comme horizon. Il en résulte un enchevêtrement croissant entre élargissement, voisinage et appartenance différenciée, qui complexifie la lecture du projet européen.

 Ces hésitations contemporaines ne sont pas entièrement nouvelles. Elles font écho à une ambiguïté plus profonde du projet européen, parfois qualifiée de « péché originel » : l’absence de définition claire et partagée de sa finalité ultime. Les élargissements successifs ont souvent permis de négocier sur de nombreux aspects techniques et institutionnels, sans toujours clarifier l’essentiel : ce que signifie, au fond, faire pleinement partie de l’UE. Cependant, l’évolution des processus d’adhésion suggère une tentative de correction progressive de cette ambiguïté. La place croissante accordée aux valeurs de l’Union, aux critères politiques et à l’État de droit traduit une volonté de tirer les leçons des élargissements passés. L’élargissement ne disparaît pas ; il se transforme. Il devient un instrument plus sélectif, plus normatif, mais aussi plus conflictuel. Finalement, quelles que soient les réserves qu’il suscite, l’élargissement demeure un mouvement en cours, réactivé par la guerre en Ukraine et assumé comme un investissement géostratégique. Mais il constitue désormais moins une évidence qu’une question centrale, révélatrice des tensions constitutives de l’UE contemporaine.

5°) De l’ouverture à la sélection : la montée en puissance des critères d’éligibilité

Si l’élargissement constitue l’un des fils directeurs de l’histoire de la construction européenne, sa poursuite a progressivement mis en lumière une tension fondamentale : l’ouverture du projet européen ne peut être indifférente à son contenu normatif. En d’autres mots, l’Union ne peut s’élargir sans se définir, et plus elle s’élargit, plus elle est contrainte de préciser les conditions de son ouverture. C’est dans ce contexte qu’a émergé, puis s’est renforcée, la logique des critères d’éligibilité à l’adhésion.

À l’origine, le droit primaire brillait par sa grande sobriété. Les traités fondateurs des Communautés se contentaient d’affirmer que tout État européen peut demander à adhérer, sans préciser davantage les conditions substantielles d’une telle adhésion. Cette concision a parfois été interprétée comme la marque d’un certain idéalisme fondateur, voire d’une naïveté institutionnelle. En réalité, elle traduisait très probablement un choix politique délibéré. En l’absence de certitude quant à l’évolution future du continent – Europe encore divisée par la guerre froide, régimes autoritaires au Sud, fermeture de l’Est sous domination soviétique –, il apparaissait peu opportun de figer juridiquement les contours du projet européen. Une définition précise des conditions d’adhésion aurait risqué d’enfermer l’avenir de l’intégration dans un carcan normatif rigide, difficilement amendable sans révision des traités. L’indétermination constituait donc une « technique de souplesse », permettant aux Communautés d’adapter leur politique d’élargissement aux circonstances historiques. Ce choix originel n’en était pas moins porteur d’ambiguïtés. Le seul critère explicitement posé – être un « État européen » – recouvrait une double exigence : être un État au sens du droit international, et être européen. Or, ni l’une ni l’autre de ces notions n’était véritablement définie par le droit communautaire. La question de l’existence étatique n’a guère suscité de difficultés pratiques majeures, la pratique révélant une approche pragmatique, parfois tolérante à l’égard d’États dont la maîtrise territoriale ou la reconnaissance internationale était imparfaite. En revanche, la notion d’« État européen » s’est révélée bien plus problématique.

De prime abord, l’exigence d’européanité semble renvoyer à un critère purement géographique. Mais cette approche se heurte rapidement à l’absence de frontière naturelle incontestable du continent européen, notamment à l’Est et au Sud-Est. La chute de l’URSS a, à cet égard, profondément bouleversé les certitudes antérieures. Là où une frontière politique claire séparait jadis Europe et non-Europe, s’est ouvert un espace d’incertitude géographique et stratégique. Les débats suscités par la candidature de la Turquie illustrent particulièrement cette difficulté. Bien que majoritairement situé en Asie, cet État est membre du Conseil de l’Europe et a été reconnu comme État candidat par le Conseil européen d’Helsinki en 1999. À l’inverse, la candidature du Maroc a été rejetée en 1987 au motif explicite que cet État n’est pas européen. Ces exemples révèlent l’insuffisance d’une lecture strictement géographique du critère. Progressivement, la pratique institutionnelle et le discours politique ont fait émerger une approche plus substantielle : être un État européen, ce n’est pas seulement être situé en Europe, c’est participer à un espace historique, politique et axiologique commun. Comme l’a relevé la Commission européenne dès le début des années 1990, l’identité européenne ne peut être réduite à une formule simple ; elle résulte d’une combinaison évolutive d’éléments géographiques, culturels, politiques et juridiques. Les frontières de l’UE ne sont donc pas données une fois pour toutes ; elles se construisent à mesure que se précise ce qui est attendu des États qui souhaitent la rejoindre.

Cette conception substantive de l’européanité ouvre cependant une difficulté majeure : plus la notion devient normative, plus elle appelle des critères précis, et plus elle risque de transformer l’adhésion en un mécanisme de sélection exigeant, potentiellement excluant.

C’est la perspective de l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale qui a révélé, avec une acuité toute singulière, l’inadaptation du cadre juridique originel. Jamais auparavant l’Union – et avant elle les Communautés – n’avait été confrontée à l’intégration simultanée d’États aussi nombreux, marqués par des trajectoires économiques, sociales et constitutionnelles aussi éloignées de celles des États membres. Les premières adhésions avaient déjà suscité des inquiétudes ponctuelles : compatibilité économique du Royaume-Uni, fragilités démocratiques du Sud de l’Europe. Mais ces interrogations restaient circonscrites et reposaient souvent sur l’idée que l’adhésion favoriserait elle-même la stabilisation des États concernés. La situation était radicalement différente pour les pays d’Europe centrale et orientale. La distance structurelle était trop grande pour que l’intégration puisse être pensée comme immédiate. Dans un tel contexte, l’UE s’est trouvée face à un dilemme : soit assumer un élargissement rapide au risque d’une déstabilisation profonde de son fonctionnement interne, soit conditionner strictement l’adhésion au respect de critères substantiels, transformant ainsi l’ouverture en processus de sélection progressive.

La réponse apportée par l’Union ne s’est pas limitée à une réforme procédurale. Elle a consisté en une véritable transformation de la philosophie de l’adhésion. Les critères d’éligibilité, explicités à partir du Conseil européen de Copenhague de 1993, ne sont pas de simples conditions techniques ; ils constituent, in fine, un outil de gouvernement de l’élargissement. Par leur nature même, ces critères remplissent différentes fonctions. Ils permettent, tout d’abord, à l’Union de rassurer ses États membres quant à la compatibilité des futurs adhérents avec l’acquis existant. Ils offrent ensuite aux États candidats une feuille de route, parfois longue et exigeante, destinée à orienter leurs réformes internes. Enfin, ils confèrent aux institutions européennes – et en particulier à la Commission – un rôle accru dans l’évaluation, le suivi et, le cas échéant, le ralentissement du processus d’adhésion. Ce faisant, l’adhésion cesse d’être un événement ponctuel, décidé à l’issue de négociations essentiellement politiques. Elle devient un processus de convergence normative, potentiellement étalé sur plusieurs décennies, au cours duquel l’Union exerce une influence profonde sur l’organisation constitutionnelle, judiciaire et économique des États candidats.

La montée en puissance des critères d’éligibilité marque ainsi un basculement : l’UE demeure formellement ouverte à tout État européen, mais cette ouverture est dorénavant strictement conditionnée. L’élargissement n’est plus seulement un mécanisme d’unification du continent ; il devient un filtre, ou encore un révélateur, des exigences fondamentales du projet européen. Cette évolution n’est pas sans ambiguïtés. D’un côté, elle atteste d’une volonté de tirer les leçons des élargissements passés et de prévenir les fragilisations internes de l’UE. De l’autre, elle nourrit le sentiment, dans certains États candidats, d’une exigence mouvante, voire sans cesse renforcée, donnant l’impression que le sommet de la montagne à gravir s’élève à mesure que l’on s’en approche. Ce déplacement de l’ouverture vers la sélection prépare directement l’analyse des critères eux-mêmes. En cherchant à encadrer juridiquement et politiquement son élargissement, l’Union se trouve contrainte d’expliciter ce qui, jusque-là, relevait en partie de l’implicite : les valeurs, les structures et les pratiques qu’elle considère comme constitutives de son identité. C’est à travers cette explicitation que l’adhésion devient, au-delà d’un mécanisme juridique, un véritable acte constitutionnel européen.

6°) Les « critères de Copenhague » : la conditionnalité comme réponse structurée à l’élargissement

L’adoption des critères de Copenhague en 1993 marque moins une rupture radicale qu’une mise en forme explicite d’exigences qui, jusqu’alors, demeuraient pour partie implicites et largement négociées sur un mode politique. Ils constituent, pour l’UE, la première tentative véritablement aboutie de rationalisation normative du processus d’adhésion, élaborée en réponse directe aux défis posés par l’élargissement à l’Europe centrale et orientale. Par leur intermédiaire, l’adhésion cesse d’être gouvernée principalement par l’opportunité politique pour devenir un processus structuré, hiérarchisé et évalué dans le temps. Les critères de Copenhague reposent classiquement sur trois piliers complémentaires :

  • des critères politiques
  • des critères économiques,
  • et la capacité à reprendre, mettre en œuvre et appliquer durablement l’acquis communautaire.

Cette tripartition révèle une conception tout particulièrement exigeante de l’adhésion, pensée non comme une intégration partielle ou modulable, mais comme une insertion complète dans un ordre juridique et institutionnel déjà hautement structuré. L’adhésion n’est plus envisagée comme une entrée « à la carte », plutôt comme l’acceptation globale d’un ensemble normatif préexistant, comprenant des règles juridiques, des mécanismes institutionnels et un socle de valeurs partagées. Cette architecture n’est toutefois pas neutre. Elle institue implicitement une hiérarchie entre les critères : tandis que les exigences économiques et juridiques peuvent faire l’objet d’ajustements progressifs, les critères politiques – et, au premier chef, le respect de la démocratie et de l’État de droit – apparaissent assez rapidement comme non négociables dans leur principe, même si leur mise en œuvre demeure, en pratique, graduelle. Cette hiérarchie explique que les défaillances économiques n’aient jamais, à elles seules, constitué un obstacle définitif à l’adhésion, contrairement aux atteintes systémiques aux principes fondamentaux de l’État de droit.

Au-delà de cette architecture substantielle, l’apport décisif des critères de Copenhague tient toutefois moins à leur contenu qu’à la méthode de conditionnalité qu’ils instaurent. L’adhésion devient un processus séquentiel, jalonné d’évaluations régulières, de rapports de la Commission et de décisions politiques successives, incluant la possibilité – longtemps demeurée théorique, désormais pleinement assumée – de ralentir, voire de suspendre les négociations. Cette conditionnalité transforme en profondeur le rapport entre l’Union et les États candidats. Elle confère à la Commission un rôle central, à la fois technique et politique, dans l’appréciation de la conformité des réformes entreprises. Les États candidats se trouvent ainsi engagés dans un processus de convergence normative asymétrique : ils adaptent leur ordre juridique interne à un modèle élaboré à l’extérieur, sans participation directe à sa définition.

Ce mécanisme nourrit un paradoxe persistant. D’un côté, il accroît l’efficacité de l’Union comme facteur de transformation institutionnelle ; de l’autre, il alimente le sentiment d’une intégration conditionnelle et parfois mouvante, les exigences semblant se renforcer à mesure que le processus avance. L’expérience des élargissements de 2004 et 2007 a mis en lumière les limites intrinsèques de cette conditionnalité ex ante. Les difficultés rencontrées, en particulier en Bulgarie et en Roumanie, ont montré que le respect formel des critères au moment de l’adhésion ne garantissait pas une conformité durable après celle-ci. La mise en place de mécanismes spécifiques de coopération et de vérification post-adhésion révèle ainsi une faille structurelle : la conditionnalité se montre nettement plus efficace avant l’adhésion qu’une fois la qualité d’État membre acquise. Cette prise de conscience a profondément influencé l’évolution ultérieure des négociations d’adhésion, sans conduire à l’abandon des critères, mais à leur durcissement, notamment en matière d’État de droit, d’indépendance de la justice et de lutte contre la corruption.

Les critères de Copenhague remplissent, partant, une fonction plus profonde encore : ils traduisent la transformation de l’Union en une communauté normative consciente d’elle-même. En subordonnant l’adhésion au respect de principes démocratiques et de l’État de droit, l’Union affirme que son identité ne repose pas exclusivement sur le marché intérieur ou l’intégration économique, mais sur un socle constitutionnel commun. Cette affirmation n’est toutefois pas exempte de tensions, dès lors qu’elle suppose que l’Union soit elle-même en mesure de garantir et de préserver ces valeurs en son sein. Les crises internes relatives à l’État de droit tendent ainsi à rétroagir sur la politique d’élargissement : plus l’UE peine à faire respecter ses valeurs auprès de certains États membres, plus la conditionnalité imposée aux États candidats apparaît politiquement fragile, voire contestable.

Or, c’est très précisément cette continuité entre exigences d’adhésion et obligations post-adhésion que la CJUE a commencé à expliciter de manière décisive dans sa jurisprudence récente. Dans l’arrêt Repubblika du 20 avril 2021, rendu par la Grande Chambre, la Cour affirme que les valeurs énoncées à l’article 2 du TUE – au premier chef l’État de droit – ne constituent pas de simples prémisses politiques de l’adhésion, mais plutôt des engagements juridiques durables, liant les États tant au moment de leur entrée dans l’Union qu’après celle-ci. En soulignant que le respect de ces valeurs constitue une condition permanente de la confiance mutuelle, fondement de l’ensemble de l’ordre juridique de l’Union, la CJUE opère un glissement conceptuel significatif : les critères politiques ne se comprennent plus seulement comme un seuil d’accès, mais comme un standard continu, conditionnant la participation pleine et entière à l’espace juridique européen.

Cette continuité normative a trouvé une traduction tout spécialement explicite dans l’arrêt Hongrie c. Parlement et Conseil du 16 février 2022, rendu en assemblée plénière à propos du mécanisme de conditionnalité budgétaire. En validant la possibilité de suspendre ou de restreindre l’accès aux fonds de l’Union en cas d’atteinte aux principes de l’État de droit, la Cour consacre l’idée selon laquelle le respect des valeurs de l’Union constitue une condition fonctionnelle de la participation aux bénéfices mêmes de l’intégration, y compris pour les États déjà membres. L’adhésion n’emporte dès lors aucun blanc-seing normatif : elle implique l’acceptation d’un contrôle continu, articulant droit budgétaire, respect de l’État de droit et responsabilité politique. Cette évolution rejaillit directement sur la politique d’élargissement contemporaine. Plus l’Union renforce ses mécanismes internes de protection de l’État de droit, plus les critères exigés à l’entrée apparaissent comme l’anticipation d’un régime de contraintes durables, appelé à structurer l’ensemble de la participation future des États à l’ordre juridique de l’Union. L’adhésion ne se comprend plus comme un simple engagement initial, mais comme l’entrée dans un espace juridique marqué par une exigence permanente de conformité aux valeurs fondatrices de l’Union.

7°) L’adhésion en temps de crise ? : Ukraine, guerre et géopolitique

La candidature de l’Ukraine à l’Union européenne, déposée dans le contexte de la guerre déclenchée par la Russie en février 2022, marque une inflexion majeure du sens même de l’adhésion. Pour la première fois, l’Union est confrontée à une demande d’adhésion formulée non pas à l’issue d’une période de stabilisation, mais au cœur d’un conflit armé de haute intensité. Cette situation inédite met à l’épreuve l’ensemble du cadre conceptuel et juridique de l’élargissement.

Initialement, a-t-on pu dire, l’adhésion a été pensée comme l’aboutissement d’un processus de pacification et de consolidation institutionnelle. L’Ukraine inverse cette logique : l’adhésion est invoquée comme un instrument de protection politique et stratégique, voire comme une garantie existentielle. Ce déplacement bouleverse l’économie des critères traditionnels, en particulier ceux relatifs à la stabilité institutionnelle et aux relations pacifiques avec les voisins. En reconnaissant le statut de candidat à l’Ukraine, puis à la Moldavie, l’UE fait le choix assumé de politiser l’adhésion, en l’inscrivant explicitement dans une stratégie géopolitique de soutien, de dissuasion et de projection normative.

Face à cette situation, la Commission a adopté une approche résolument dynamique des critères d’adhésion. L’évaluation ne porte plus uniquement sur l’état actuel des institutions, mais sur leur capacité de résilience, leur trajectoire réformatrice et leur ancrage politique européen. Les critères cessent ainsi d’être envisagés comme des seuils fixes pour devenir des indicateurs de direction. Cette approche, si elle permet de maintenir la crédibilité politique de l’élargissement, soulève toutefois une interrogation majeure : jusqu’où les critères peuvent-ils être flexibilisés sans perdre leur valeur normative ? Le risque est double : banaliser la conditionnalité ou transformer l’adhésion en instrument purement stratégique, détaché de ses exigences structurelles.

L’élargissement retrouve ici une fonction qu’il avait partiellement perdue : celle d’un instrument de projection géopolitique. En ouvrant la perspective de l’adhésion, l’UE affirme un choix d’alignement clair et dessine une frontière politique face aux puissances concurrentes. L’adhésion n’est plus seulement un mécanisme juridique, elle devient également un langage (plus) « diplomatique » – pour une Commission qui se veut « géopolitique ». Cette évolution explique aussi le regain d’intérêt pour des formats intermédiaires, tels que la Communauté politique européenne, qui permettent de renforcer les liens politiques sans trancher immédiatement la question de l’adhésion. Ces dispositifs traduisent une tension persistante entre la logique de l’inclusion stratégique et la prudence institutionnelle.

En définitive, l’adhésion en temps de guerre agit comme un révélateur brutal des contradictions du projet européen. Elle met au jour l’écart entre une Union fondée sur le droit et une Union confrontée à des impératifs de puissance, de sécurité et de crédibilité internationale. L’élargissement, loin d’être une mécanique routinière, redevient ainsi un choix fondamental, engageant l’identité politique et normative de l’UE. La question n’est plus seulement de savoir si l’Union peut accueillir de nouveaux membres, mais à quelles conditions elle peut le faire sans renoncer à ce qui la constitue.

Conclusion – L’adhésion, ou l’art européen de poser certaines questions qui fâchent

Au terme de ce dossier, une chose apparaît nettement : poser la question de l’adhésion, ce n’est jamais seulement se demander qui peut entrer dans l’Union européenne. C’est, presque inévitablement, revenir à deux interrogations plus dérangeantes : qui sommes-nous déjà ? Et jusqu’où voulons-nous encore nous transformer ? L’adhésion est ainsi devenue l’un des rares lieux où l’Union ne peut plus différer l’explicitation de ce qu’elle considère comme non négociable : certaines valeurs, certaines exigences institutionnelles et certaines appartenances politiques. Chaque candidature, chaque épisode d’élargissement, chaque blocage, obligent à trancher – fût-ce de façon implicite – entre ce qui relève d’un simple ajustement technique et ce qui touche au cœur du projet européen.

Ce dossier a montré que cette mise à l’épreuve emprunte aujourd’hui trois registres inextricablement mêlés. Un registre juridique, tout d’abord, où l’adhésion est encadrée par des articles de traité, des critères d’éligibilité et une conditionnalité sophistiquée. Un registre politique, ensuite, où se jouent des arbitrages sur la capacité de l’UE à absorber de nouveaux membres sans se paralyser ni se diluer. Un registre géopolitique, enfin, où l’élargissement devient un langage de puissance, un signal adressé aux voisins comme aux adversaires. C’est de la friction entre ces trois registres que naissent les tensions actuelles : trop de droit, et l’UE risque l’impuissance ; trop de politique, et elle s’expose à l’arbitraire ; trop de géopolitique, et elle menace sa propre crédibilité normative.

L’adhésion ne dit donc pas seulement quelque chose des États candidats ; elle renvoie un miroir peu indulgent à l’UE elle-même. En demandant aux autres de garantir l’État de droit, elle expose ses propres hésitations à le faire respecter en son sein. En exigeant des réformes constitutionnelles profondes des États qui sonnent à sa porte, elle porte au jour les résistances à toute refondation de ses propres équilibres institutionnels. En promettant l’intégration comme horizon, elle révèle aussi ses doutes sur sa capacité à aller, elle-même, au bout de cette promesse.

Reste, enfin, une incertitude irréductible, que l’Ukraine a brutalement remise au centre du jeu : jusqu’où l’Union acceptera-t-elle de plier ses critères sans les vider de leur substance ? Et, symétriquement, jusqu’où pourra-t-elle rester fidèle à ses valeurs proclamées sans renoncer à la responsabilité géopolitique qu’elle prétend aujourd’hui assumer ? L’adhésion, désormais, ne se contente plus d’ajouter des sièges autour de la table : elle oblige à reposer, à chaque fois, la question de ce que signifie « faire partie » d’un ensemble qui oscille entre union de droit, communauté politique et acteur de puissance. Peut-être est-ce là, finalement, la vraie singularité européenne : avoir fait de l’adhésion non pas une simple procédure d’entrée, mais plutôt un dispositif de questionnement permanent. Tant que l’Union continuera à se questionner, à chaque nouvel élargissement possible, non seulement si elle peut accueillir un nouvel État, mais ce que cette décision dit d’elle-même, l’adhésion restera l’un des lieux où l’Europe se risque encore à penser son propre avenir, plutôt que de simplement le subir.

L’arrêt Cupriak-Trojan et Trojan : quand l’Europe glisse son « cheval de Troie » dans les droits nationaux ?

Quelques jours à peine après un billet où l’on pouvait encore soutenir que la CJUE ne saurait être entièrement vilipendée lorsqu’elle se heurte à l’étroitesse des catégories juridiques disponibles[1], l’actualité nous oblige à reprendre la plume : cette fois, c’est plutôt l’inverse. L’arrêt Cupriak-Trojan n’est pas un exercice de retenue où la Cour de justice se draperait dans une prudence. Le 25 novembre dernier, la CJUE affirme, avec une limpidité inédite, qu’un mariage entre personnes homosexuelles légalement conclu dans un État membre doit être reconnu dans un autre lorsque des citoyens de l’Union exercent leur droit à la libre circulation. Est-ce inattendu ? Nullement. Est-ce insignifiant ? Pas davantage. Était-ce explosif ? Certainement, si l’on en juge par les crispations nationales qu’une telle affirmation ne manquera pas de raviver et par le bras de fer qui, jour après jour, oppose des États membres à l’Union. Le même jour, d’ailleurs, les eurodéputés accusaient Budapest d’avoir glissé vers un « régime hybride d’autocratie électorale » et réclamaient la mise à exécution de sanctions contre la Hongrie : un contexte politico-juridique qui rend l’arrêt Cupriak-Trojan un relief tout particulier[2]. Pourtant, à regarder de plus près, le vrai intérêt de cet arrêt ne tient ni à une audace soudaine ni à une flambée jurisprudentielle isolée : il s’inscrit dans un mouvement plus profond, plus ample, que la CJUE poursuit depuis plusieurs années. Celui d’un droit de l’UE qui travaille patiemment – presque obstinément – à donner consistance à la citoyenneté de l’UE, à faire circuler le statut personnel avec le citoyen et à refuser que les frontières internes reconstituent des zones d’ombre où l’on pourrait être dépossédé de la vie privée et de la vie familiale que l’on a construite à l’étranger[3].

C’est, du moins, le message que la CJUE semble adresser avec une intensité croissante depuis deux ans, comme en témoignent la saga jurisprudentielle sur la transidentité commentée sur ce blog (Mirin, Mousse et Deldits[4]) ou encore l’arrêt Commission c. Malte[5]. Autant d’affaires qui participent d’un même mouvement de fond : celui d’une citoyenneté de l’UE dont la montée en puissance laisse entrevoir, par touches successives, l’émergence d’une véritable clause et logique d’equal protection[6].

1°) La faille révélée : une affaire simple qui fissure l’unité nationale

Dans cette dynamique jurisprudentielle désormais bien installée, l’affaire Trojan surgit presque avec simplicité – tout du moins en apparence. Puisqu’elle vient buter sur une ligne de fracture politique devenue, surtout en Europe centrale, un marqueur d’affirmation identitaire. J. Cupriak-Trojan, citoyen polono-allemand, et M. Trojan, de nationalité polonaise, se sont mariés à Berlin avant de revenir s’installer en Pologne. Rien, à ce stade, ne laissait présager la moindre difficulté : conformément au droit allemand, M. Cupriak-Trojan avait ajouté le nom de son époux à son patronyme, et les autorités polonaises avaient, sans sourciller, mis à jour leurs registres. Le nom – principal marqueur de l’identité[7] – circulait librement d’un État à l’autre, comme si la trajectoire familiale du couple Cupriak-Trojan n’appelait aucune réserve. Mais la portabilité s’interrompt brusquement. Quand les deux hommes sollicitent la transcription de leur acte de mariage dans les registres polonais, la machine administrative se referme aussitôt. Le refus est catégorique, presque mécanique : le droit polonais ne reconnaît pas les mariages entre personnes de même sexe, affirme-t-on, et l’acte étranger heurterait les « principes fondamentaux » de l’ordre juridique polonais, au premier rang desquels figure l’exigence d’un mariage exclusivement hétérosexuel. Le registre accueille le nom, mais récuse le lien conjugal en conformité avec son cadre normatif et ses convictions profondes.

Le couple Cupriak-Trojan conteste. En vain. La juridiction saisie confirme le refus : ni le droit interne ni l’ordre public polonais n’admettent une union homosexuelle, et la situation – étrange contraction conceptuelle – serait « sans lien » avec la libre circulation. En d’autres mots, on  replie la question sur le seul terrain national, comme si l’identité familiale d’un citoyen de l’Union pouvait être fragmentée au gré des frontières, découpée selon les latitudes juridiques. Ce raisonnement, dont l’artifice affleure sous la sobriété, conduit le couple à se pourvoir. Et une question préjudicielle finit par être soumise à la Cour : le droit de l’UE – notamment les articles 20  et 21 du TFUE et la Charte des droits – fait-il obstacle à ce qu’un État membre refuse de reconnaître et de transcrire un mariage entre personnes homosexuelles conclu dans un autre État membre, lorsqu’un tel refus empêche les intéressés de résider en Pologne comme un couple marié portant un même patronyme ? La question semble simple, mais elle ne l’est pas. Puisque derrière l’acte d’état civil, c’est tout le statut personnel et familial qui vacille. Derrière la technicité de la question, ce sont certains principes cardinaux de l’Union qui se trouvent convoqués : la libre circulation, la continuité des identités, la protection de la vie privée et la vie familiale. L’affaire révèle, en creux, une tension structurante   celle qui oppose la grammaire nationale du droit de la famille à la promesse européenne d’un espace où les vies, les noms et les liens ne devraient pas se défaire au passage des frontières internes[8].

C’est très précisément dans cette « zone de friction » – là où les catégories nationales rencontrent les exigences de la citoyenneté de l’UE – que s’inscrivent les conclusions rendues en avril 2025 par l’avocat général de la Tour[9]. Celles-ci ne se tiennent pas en marge du conflit : elles en déplient les lignes de force, mais aussi les lignes de fuite. Car une question sous-tend toute l’affaire : que reste-t-il de la souveraineté des États dans le domaine du droit de la famille lorsqu’un citoyen de l’UE franchit une frontière ? Et comment concilier celle-ci avec la continuité des identités que protège la libre circulation ?

2°) La faille dépliée : l’avocat général et l’art discret de tracer les lignes de fuite

À ce stade, les conclusions rendues par l’avocat général J.-R. de la Tour interviennent comme une mise en perspective nécessaire : elles replacent l’affaire Cupriak-Trojan dans ce qu’elle met véritablement en jeu. Derrière l’affrontement entre un mariage célébré à Berlin et l’État polonais campé sur sa définition interne du couple, l’avocat général rappelle d’emblée une évidence souvent oubliée dans ce genre de contentieux : la libre circulation n’est pas un principe abstrait, mais un principe qui doit être concret et effectif[10]. Elle s’incarne dans des trajectoires familiales, dans des identités qui se construisent et se recomposent au fil des déplacements à l’intérieur de l’Union. Son propos s’organise alors autour d’un double impératif : respecter la répartition des compétences entre l’UE et les États membres[11], mais refuser que cette répartition devienne un prétexte permettant d’ignorer les effets concrets – quelquefois dévastateurs – de la mobilité intra-européenne[12]. J.-R. de la Tour pose ainsi une distinction subtile, mais décisive : le droit de l’UE n’impose pas absolument l’enregistrement d’un mariage étranger dans les registres nationaux (i) ; il impose simplement sa reconnaissance chaque fois que celle-ci est nécessaire à l’exercice effectif de la liberté de circulation (ii)[13]. Et c’est précisément cette articulation qui, dans une Pologne sans procédure alternative de reconnaissance juridique des couples homosexuels, rend la transcription indispensable. Sans elle, le couple demeure juridiquement « invisible » : incapable d’établir son statut, privé des droits attachés au mariage et assigné à une forme d’inexistence civile.

L’avocat général le dit sans ambages : le refus polonais porte atteinte directement à la consistance juridique dudit couple, entrave l’exercice de ses droits conjugaux, complique l’accès aux prestations attachées au statut marital et contrarie la vie familiale patiemment construite dans un autre État membre. D’où sa conclusion, formulée avec résolution : « la transcription de l’acte de mariage allemand dans les registres de l’état civil polonais s’impose en vertu des particularités nationales, ainsi que cela résulte des observations du gouvernement polonais »[14]. Pour appuyer cette position, J.-R. de la Tour inscrit son analyse dans une jurisprudence désormais solide. Des arrêts Coman [15], Pancharevo ou encore Mirin[16], il tire une ligne continue : les actes d’état civil établis dans un État membre doivent produire des effets dans un autre lorsque leur absence de reconnaissance entraverait les droits conférés par la citoyenneté de l’Union européenne[17]. Qu’il s’agisse d’un changement de nom, de genre ou d’un lien de filiation, la Cour a déjà jugé qu’un refus de reconnaissance peut infliger un préjudice grave – non seulement administratif, mais également « existentiel » – en réduisant la personne à une version amoindrie d’elle-même dès lors qu’elle franchit la frontière d’un autre État  membre. L’avocat général étend, somme toute, ce raisonnement au mariage des couples homosexuels. En effet, il souligne que le statut familial des couples de même sexe n’est ni un luxe symbolique ni une simple mention administrative. C’est une composante essentielle de la « vie privée et familiale » protégée par l’article 7 de la Charte[18]. J.-R. de la Tour souligne d’ailleurs la cohérence de cette lecture avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme : l’article 8 de la Convention impose aux États de garantir une forme adéquate de reconnaissance des couples homosexuels, même sans ouverture du mariage – et la Pologne, déjà condamnée à plusieurs reprises par les magistrats strasbourgeois[19], persiste dans un vide juridique et une incertitude soigneusement entretenue concernant les couples de même sexe[20].

À la lumière de ces éléments, la solution avancée par l’avocat général se précise : reconnaître, aux fins de la libre circulation, que le mariage existe juridiquement et produise ses effets ; enregistrer le mariage étranger dans les registres nationaux, dès lors qu’aucune autre voie interne ne permet d’assurer cette reconnaissance juridique. Partant, le refus polonais devient, d’après J.-R. de la Tour, un obstacle disproportionné à la libre circulation – une entrave que ne saurait justifier l’« identité nationale »[21]. Mais l’avocat général conserve une forme de prudence : fidèle à la méthode qu’il développe depuis quelques années dans ses conclusions en sollicitant une « voie médiane »[22] , il suggère qu’un législateur déterminé pourrait aménager des mécanismes alternatifs pour éviter toute accusation. Encore faudrait-il que ce législateur[23] accomplisse consciencieusement son travail[24] – et donc ne se condamne à une espèce d’« incompétence négative »[25].

Enfin, sur un plan plus structurel, les conclusions de J.-R. de la Tour révèlent une fragmentation croissante du droit européen de l’état civil. Les questions d’identité – nom, genre, etc. – bénéficient à présent d’une reconnaissance quasi automatique dans l’État d’accueil. Les situations familiales – mariage, filiation, … – demeurent, elles, soumises à un régime, pour ainsi dire, semi-coordinateur, où les États conservent une marge d’appréciation substantielle. Cette dissociation, déjà mise en lumière par l’affaire Mirin, apparaît comme une source de tensions évidentes : du point de vue du citoyen mobile, refuser de reconnaître son nom ou son mariage produit la même conséquence – l’impossibilité de vivre normalement, d’exercer ses droits et de faire reconnaître son identité. Cependant, l’avocat veille à éviter un écueil majeur : il refuse de transformer la libre circulation en un droit illimité susceptible d’absorber l’intégralité du statut personnel. Une telle lecture détacherait les droits fondamentaux de leur ancrage dans les compétences de l’Union, en contradiction avec l’article 51 § 2 de la Charte. Sa solution vise au contraire un équilibre : garantir l’effectivité du droit de l’Union sans dissoudre la substance du droit  familial national.

3°) La faille habitée : la CJUE et la construction progressive d’un statut familial européen

Les conclusions de l’avocat J.-R. de la Tour avaient entrouvert la brèche et esquissé sa trajectoire ; l’arrêt de Grande chambre Cupriak-Trojan s’y installe pleinement, comme si la Cour venait occuper l’espace qu’elles avaient révélé. Sans fracas, mais avec une clarté remarquable, la CJUE emboîte le pas de l’avocat général et confirme que l’affaire n’est pas une simple querelle administrative : elle touche au fondement même de ce que signifie être citoyen de l’UE dans un espace de libre circulation. La Cour commence par rappeler une évidence – pourtant niée par la législation et les juridictions polonaises – : les requérants, en tant que citoyens, jouissent non seulement du droit de circuler et de séjourner, mais aussi de celui de mener une vie familiale normale  lorsqu’ils exercent cette liberté[26], que ce soit dans l’État d’accueil ou à leur retour dans leur État d’origine. Partant, lorsqu’un couple fonde une famille dans un autre État membre, notamment par le mariage, rien ne justifie qu’il soit ensuite contraint, une fois revenu dans son pays  natal, de vivre comme deux étrangers l’un pour l’autre. La CJUE s’interroge ensuite sur la portée très concrète du refus polonais. Il ne s’agit pas d’un désaccord de principes mais d’un préjudice réel, profond, affectant toutes les sphères de la vie : administrative, professionnelle, sociale, voire intime. Refuser de reconnaître un mariage entre personnes de même sexe, tout comme l’avouait déjà l’avocat général, revient à assigner les conjoints à une forme d’inexistence civile[27] – à les placer, dans leur propre pays, dans la posture fictive de personnes « non mariées », comme si leur union n’avait jamais existé.

De cette analyse découle une conclusion sans ambiguïté : ce refus heurte les fondements mêmes du droit de l’UE. Il viole les articles 20 et 21 TFUE relatifs à la libre circulation et au droit de séjour ; il méconnaît l’article 7 de la Charte, qui protège la vie privée et familiale ; il contrevient, en outre, à l’article 21 de la Charte, qui prohibe toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Et la Cour d’ajouter[28], avec une force particulière, que « l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, consacrée par cette disposition, revêt un caractère impératif en tant que principe général de droit de l’Union »[29]. La Cour mobilise à cette fin la jurisprudence établie de la juridiction de Strasbourg avec une profondeur remarquable – ainsi qu’elle a pris l’habitude de l’accomplir dans des contentieux analogues[30]. En effet, les arrêts Przybyszewska de 2023, Formela de  2024 ou Andersen de 2025 avaient déjà condamné la Pologne pour avoir laissé les couples homosexuels dans un flottement juridique persistant, les laissant dans une zone d’incertitude incompatible avec les exigences de l’article 8 de la Convention[31]. En se plaçant dans ce sillage, la CJUE donne le sentiment d’une condamnation « à double détente » : tant au regard de la Convention que du droit de l’Union, via une application tout particulièrement généreuse[32] de la clause de correspondance de l’article 52 § 4 de la Charte[33].

Cependant, la Cour prend soin de nuancer sa position. Elle ne transforme pas l’UE en « législateur » du statut personnel : elle n’impose pas, comme l’avouait plus nettement l’avocat général J.-R. de la Tour, la consécration du mariage aux couples de même sexe dans les droits nationaux. Les États conservent une marge de manœuvre[34] quant aux procédures internes de reconnaissance[35]. Cependant, cette marge a certaines limites : elle ne peut conduire à rendre la reconnaissance impossible, ou encore excessivement difficile, ni à instaurer une discrimination directe ou indirecte. Pour ces raisons, en Pologne, où la transcription constitue l’unique voie permettant de reconnaître un mariage conclu dans un autre État, celle-ci doit être appliquée sans distinction aux couples de même sexe[36].

4°) Le « cheval de Troie » de l’égalité : citoyenneté de l’Union, non-discrimination et émergence d’un statut familial européen minimal

Somme toute, par cet arrêt la Cour de justice impose aux États membres une obligation jusque-là affleurante : reconnaître le mariage entre deux citoyens de l’UE de même sexe régulièrement conclu dans un autre État membre lorsque ces citoyens exercent leur liberté de circulation, même si le droit interne n’admet pas lui-même une telle union. Cette conclusion pouvait apparaître prévisible au regard de la jurisprudence la plus récente et des conclusions de l’avocat général. Pourtant, une lecture attentive dévoile un apport significatif : l’irruption de l’article 21 § 1 de la Charte dans le cœur du raisonnement. Pour la première fois dans un contentieux impliquant des citoyens européens LGBTIQ+ en situation de mobilité, la Grande chambre ne fonde pas seulement sa décision sur les dispositions du TFUE relatives à la libre circulation : elle mobilise, de façon expresse, le droit à la non-discrimination comme fondement autonome et coextensif de la sauvegarde. Le déplacement peut sembler anecdotique, mais il est probablement significatif. Il confirme un mouvement engagé depuis au moins 2024[37] : celui par lequel la CJUE explore d’autres voies juridiques, d’autres ancrages normatifs, pour élaborer une protection plus complexe – on pourrait dire même composite[38] – des droits fondamentaux des citoyens LGBTIQ+. À travers cette nouvelle affaire, la Cour dessine davantage encore les contours d’une compréhension plus inclusive du droit de l’Union, dans laquelle, avoue-t-elle, la libre circulation et l’égalité ne fonctionnent plus comme deux registres parallèles, mais comme deux leviers complémentaires, appelés à se renforcer, à se combiner, pour garantir l’effectivité et l’efficacité de ce « statut fondamental »[39] qu’est la citoyenneté de l’Union européenne.

Ce mouvement se saisit dès la question préjudicielle : les juges polonais avaient invité la CJUE à examiner la législation à la lumière des articles 20 et 21 du TFUE, lus conjointement avec les  articles 7 et 21 de la Charte. La Cour choisit d’y entrer de plain-pied : elle confronte la loi polonaise à la fois au droit au respect de la vie privée et au droit à la non-discrimination, opérant une articulation nouvelle entre ces deux fondements. Mieux : alors que les  arrêts Coman, Pancharevo ou Mirin n’avaient jamais intégré explicitement l’interdiction de la discrimination dans leur raisonnement – malgré une sollicitation insistante de la part des juges de renvoi –, la CJUE franchit ici une étape décisive. En effet, là où elle se fondait jusqu’alors exclusivement sur le droit au respect de la vie privée, l’approche embrassée dans l’arrêt Cupriak-Trojan au regard de l’article 21 § 1, de la Charte marque une véritable rupture. Celle-ci apparaît avec  d’autant plus de limpidité que la CJUE articule désormais, d’une façon explicitement complémentaire, les droits au respect de la vie privée/familiale et à la non-discrimination, en assignant à chacun un rôle distinct dans la reconnaissance des mariages entre citoyens de même sexe dans le cadre de la libre circulation : tandis que l’article 7 de la Charte des droits exige que de tels mariages soient reconnus dans l’ensemble de l’Union au moyen de procédures adéquates[40], l’article 21 § 1, lui, garantit que ces mêmes procédures ne soient pas discriminatoires au regard de l’orientation sexuelle[41].

Mais l’audace la plus remarquable de cet arrêt réside peut-être ailleurs : dans l’affirmation, aussi explicite qu’inattendue, que l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle constitue, observait-on, un « principe général du droit de l’Union »[42]. La portée d’une telle qualification ne doit pas être sous-estimée. Jusqu’ici, depuis l’arrêt Mangold[43] ou Kücükdeveci[44], ce statut de principe général n’avait été reconnu que pour l’âge, puis pour la religion[45]. Étendre ce statut au principe de non-discrimination fondé sur l’orientation sexuelle constitue donc un saut qualitatif et normatif important. Certes, l’idée d’un tel principe avait déjà été effleurée – par la CJUE  elle-même dans l’arrêt Römer[46] ou bien sous la plume de l’avocat général D. Ruiz-Jarabo Colomer dans ses conclusions sur l’affaire Tadao[47] –, mais sa reconnaissance explicite dans l’arrêt Cupriak-Trojan constitue une « première ». Elle l’est d’autant plus que le niveau de protection accordé à l’orientation sexuelle varie profondément d’un État membre à l’autre. Difficile donc, dans  ces circonstances, de rattacher ce principe aux fameuses « traditions constitutionnelles communes »[48]. Cela n’avait pour autant pas empêché l’avocate générale T. Ćapeta, dans ses conclusions sur l’affaire Commission c. Hongrie[49], d’anticiper cela en disant que l’interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou le sexe est « fermement ancré[e] dans le cadre constitutionnel de l’Union. Il en est ainsi même si les questions liées aux LGBTI sont sensibles d’un point de vue sociétal »[50]. L’arrêt Cupriak-Trojan, en définitive, semble concrétiser cette intuition.

Ce geste cependant emporte des effets systémiques. En combinant les articles 20 et 21 TFUE avec l’article 21 § 1 de la Charte, la CJUE permet alors au droit à la non-discrimination de déployer son plein potentiel, bien au-delà du champ restreint de la directive 2000/78, limitée à l’emploi. Dès lors que le refus de reconnaître un mariage entre deux citoyens de l’UE entrave leur  liberté de circulation, la Charte s’applique (au sens de son article 51 § 1) – et l’article 21 § 1 s’impose. Force est de reconnaître que la CJUE ouvre la voie à l’entrée de l’interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’immense domaine du droit de la libre circulation, tant et si bien que les articles 20 et 21 du TFUE deviennent, comme le soufflait un auteur, un véritable « cheval de Troie »[51]. Du reste, cette stratégie permet, en sus, de cibler les conséquences proprement discriminatoires que les législations nationales infligent aux couples homosexuels mobiles, dans toutes les dimensions de leur existence. La démarche retenue par la Cour dans Cupriak-Trojan se dote, partant, d’une fonction hautement symbolique : elle dit quelque chose de ce que l’Europe entend protéger et des combats qu’elle entend continuer à mener dans les prochaines années.

Enfin, les conséquences normatives de cet arrêt Cupriak-Trojan sont, sans nul doute, importantes. Conformément à une jurisprudence bien établie, le principe général nouvellement reconnu de non-discrimination fondée sur l’orientation sexuelle – et, plus largement encore, l’article  21 § 1 de la Charte – se suffisent à eux-mêmes pour conférer des droits invocables aux particuliers, sans qu’il soit nécessaire de les préciser par d’autres normes nationales ou normes européennes. La Cour de justice l’énonce nettement : « tant les articles 20 et 21, paragraphe 1, TFUE que les articles 7 et 21, paragraphe 1, de la Charte se suffisent à eux-mêmes et ne doivent pas être précisés par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national pour conférer aux particuliers des droits invocables en tant que tels. Dès lors, si la juridiction de renvoi constatait qu’il n’est pas envisageable d’interpréter son droit national de manière conforme au droit de l’Union, elle serait tenue d’assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant de ces dispositions et de garantir leur plein effet, en laissant au besoin inappliquées les dispositions nationales concernées »[52]. Autrement dit, la CJUE assume à présent ostensiblement qu’un principe général de non-discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, ou l’article 21 § 1 de la Charte, suffit à créer des droits subjectifs pleinement opposables[53], et cela sans relais législatif, y compris dans des litiges horizontaux entre particuliers[54]. Jusqu’alors, cette invocation horizontale n’avait été admise que dans le champ étroit de l’emploi, pour pallier l’absence d’effet direct horizontal de la directive 2000/78. L’arrêt Cupriak-Trojan, en un certain sens, étend ce régime dans un terrain autrement vaste : celui de la libre circulation. Et si l’interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle avait déjà irrigué certains litiges privés en matière d’emploi[55], son élévation au rang de principe général entrouvre désormais la voie à son application dans d’autres configurations et situations horizontales.

L’arrêt Cupriak-Trojan s’émancipe des limites de l’arrêt Coman[56]. Les États résistent : la Roumanie refuse toujours, sept ans après Coman, de modifier sa législation. La Cour sait pertinemment que les simples rappels de principe ne produisent plus d’effet. C’est pourquoi, nous semble-t-il, elle choisit de neutraliser expressément l’argument de l’identité nationale[57]. Et c’est pourquoi encore elle adopte une solution presque performative : maintenant, les autorités polonaises devront délivrer des actes de mariage mentionnant deux époux de même sexe, identiques en tous points à ceux délivrés aux couples hétérosexuels. Néanmoins, il faut le dire et le redire : la Cour ne crée pas un droit européen au mariage. Elle ne « fédère » – au sens le plus fédéraliste que peut recevoir ce mot – pas le droit de la famille. Elle impose seulement – et c’est déjà beaucoup[58] – qu’un État ne puisse ignorer un statut familial légalement acquis ailleurs lorsque ce refus porte atteinte à la vie privée et vie familiale, ainsi qu’au principe de non-discrimination. Et c’est dans cet interstice que se joue peut-être la transformation la plus profonde : l’esquisse d’un « statut familial européen minimal », encore fragile, mais désormais impossible à écarter sans édulcorer l’ambition même de l’UE : l’intégration, toujours, mais sans jamais oublier l’autonomie.

[1] T. Escach-Dubourg, « L’animal de compagnie devant la CJUE, ou la ruine de certaines catégories juridiques », Nuances du droit [En ligne], 2025.

[2] https://www.eunews.it/en/2025/11/25/eu-parliament-calls-for-sanctions-against-orban-hungary-has-turned-into-electoral-autocracy/

[3] H. Gaudin, « Le migrant et sa famille : Protection par un statut et/ou protection par les droits fondamentaux ? Remarques autour du citoyen de l’Union », in H. Fulchiron (dir.), La famille du migrant, LexisNexis, coll. “Perspective(s)”, Paris, 2020, pp. 155-166. Encore : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.

[4] T. Escach-Dubourg, « Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne », Nuances du droit [En ligne], 2025. Encore : T. Escach-Dubourg, « Trilogie jurisprudentielle sur la transidentité et reconfiguration du droit de l’Union », RTDEur. (à paraître).

[5] H. Gaudin, « Et si on parlait de l’abus de droit d’un État membre en matière de citoyenneté de l’Union ? (À propos de l’arrêt de la Cour de justice rendu en Grande Chambre, le 29 avril 2025, Commission c/Malte, dans l’affaire dite des Golden Passports) », L’Observateur de Bruxelles, n° 139, 2025, pp. 36-41.

[6] H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein ou un moteur de l’intégration européenne ? – Propos conclusifs », in J. Andriantsimbazovian (dir.), Droits fondamentaux et intégration européenne : Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2021, pp. 293-323, spéc. p. 319.

[7] CJUE [AP], 2 octobre 2003, Garcia Avello, aff. C-148/02 [pt. 42].

[8] Pour approfondir : H. Fulchiron (dir.), La famille du migrant, LexisNexis, coll. “Perspective(s)”, Paris, 2020.

[9] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentées le 3 avril 2025 » [En ligne].

[10] Ce qui n’est pas sans rappeler la logique de certains arrêts : CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09.

[11] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentées le 3 avril 2025 », op. cit., [pt. 27 et pt. 42].

[12] Ibid. [pt. 30].

[13] Ibid. [pt. 32 et pts. 41-45].

[14] Ibid. [pt. 54].

[15] V. J.-Y. Carlier, « Vers un ordre public européen des droits fondamentaux – L’exemple de la reconnaissance des mariages de personnes de même sexe dans l’arrêt Coman », RTDH, n° 117, 2019, pp. 203-227.

[16] V. H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.

[17] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentées le 3 avril 2025 », op. cit. [pt. 32].

[18] Ibid. [pt. 33].

[19] C’est là, d’ailleurs, un fait que rappelle généralement cet avocat général dans la plupart de ses conclusions. En atteste encore : Conclusions de J.-R. de la Tour rendues le 4 septembre 2025 à propos de l’affaire Shipov C-43/24 [pt. 90-99].

[20] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentée le 3 avril 2025 », op. cit. [pt. 34 et pts. 48-53].

[21] V. T. Escach-Dubourg, « Au seuil du sens de l’identité constitutionnelle : Archéologie d’un concept et analyse de ses détournements récents », RUE (à paraître).

[22] Par exemple : Conclusions de J.-R. de la Tour présentées le 7 mai 2024, Mirin C-4/23 [pts. 87, 91 et 97]. Aussi : Conclusions de J.-R. de la Tour rendues le 4 septembre 2025 à propos de l’affaire Shipov [pts. 48-50].

[23] Ibid. [pt. 35].

[24] Ibid. [pt. 35].

[25] V. M. Glinel, « L’incompétence négative et la hiérarchisation des droits et libertés : L’apport de l’analyse quantitative », RDP, n° 2, 2024, pp. 64-73.

[26] CJUE [GC], 25 novembre 2025, Trojan, aff. C‑713/23 [pts. 39-45].

[27] Ibid. [pts. 51-54].

[28] Et l’on reviendra sur ce point dans quelques lignes.

[29] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 70].

[30] CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23 [pts. 63-67].

[31] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 66].

[32] À tout le moins, si on la compare avec d’autres utilisations : CJUE [GC]17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van Belgïë e. a. (CICB) e.a., aff. C-336/19 [pts. 56-57]

[33] R. Tinière, « La cohérence assurée par l’article 52 § 3 de la Charte des droits fondamentaux et l’Union. Le principe d’alignement sur le standard conventionnel pour les droits correspondants », in L. Coutron et C. Picheral (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’Homme, Bruylant, coll. “Droit de la Convention européenne des droits de l’Homme”, Bruxelles, 2012, pp. 3-19, spéc. p. 3. Encore : H. Gaudin, Droit institutionnel de l’Union européenne, PUF, coll. “Droit fondamental – Manuels”, Paris, 2025, p. 157.

[34] À l’heure justement où cette question des « latitudes » est plus que jamais sous le feu des projecteurs et même que certains acteurs du droit de l’Union la convoquent avec une certaine énergie : T. Ćapeta, dans ses conclusions présentées le 30 octobre 2025, sous l’affaire non encore jugée João Filipe Ferreira da Silva e Brito e.a. c. État portugais (aff. C‑293/24), reconnaît que les juridictions nationales doivent disposer d’une liberté suffisante dans l’interprétation et l’application du droit de l’Union [pt. 93], mais aussi « que la crainte d’absence d’uniformité à laquelle des violations de l’obligation de renvoi préjudiciel pourraient donner lieu est exagérée » [pt. 95]. Elle conclue d’ailleurs ainsi : « si une juridiction statuant en dernier ressort fournit une explication raisonnable des raisons pour lesquelles elle a appliqué comme elle l’a fait le droit de l’Union, y compris la jurisprudence pertinente, et ce même si cette application est rétrospectivement considérée comme erronée, la décision de cette juridiction de ne pas saisir la Cour à titre préjudiciel peut être excusée et ne permet pas de conclure à l’existence d’une violation suffisamment caractérisée aux fins de la responsabilité de l’État » [pt. 107]. Encore : T. Ćapeta, rendues le 5 juin 2025, proposées à l’occasion de l’affaire Commission c. Hongrie (aff. C‑769/22) [pts. 203 et 208-209].

[35] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 69].

[36] Ibid. [pt. 75].

[37] T. Escach-Dubourg, « Trilogie jurisprudentielle sur la transidentité et reconfiguration du droit de l’Union », RTDEur. (à paraître).

[38] Ibid.

[39] CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, aff. C-184/99 [pt. 31].

[40] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pts. 67-69].

[41] Ibid. [pt. 70].

[42] Ibid. [pt. 70].

[43] CJCE [GC], 22 novembre 2005, Mangold, aff. C-144/04.

[44] CJUE [GC], CJUE, 19 janvier 2010, Kücükdeveci, aff. C-555/07.

[45] CJUE [GC], 22 janvier 2019, Cresco Investigation, aff. C-193/17.

[46] CJUE [GC], 10 mai 2011, Jürgen Römer, aff. C-147/08 [pt. 60].

[47] Conclusions de M. D. Ruiz-Jarabo Colomer, présentées le 6 septembre 2007 (aff. C-267/06) [pt. 78].

[48] CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4-73.

[49] Conclusions de l’avocate générale T. Ćapeta, rendues le 5 juin 2025, proposées à l’occasion de l’affaire Commission c. Hongrie (aff. C‑769/22).

[50] Ibid. [pt. 263].

[51] K. Lamprinoudis, « The Trojan Horse of Free Movement Law: Unfolding Non-Discrimination on Grounds of Sexual Orientation in “Trojan” », VerfBlog [En ligne], 2025.

[52] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 76].

[53] Au sens de l’article 52 § 5 de la Charte. Pour approfondir : R. Tinière, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le juge national – Mode d’emploi », RDLF [En ligne], chron. n° 07, 2023.

[54] Pour une affaire assez emblématique : CJUE [GC], 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, aff. C‑176/12.

[55] Par exemple : CJUE, 25 avril 2013, Asociaţia Accept, aff. C-81/12.

[56] CJUE [GC], 5 juin 2018, Coman, aff. C-673/16.

[57] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 62].

[58] Dans une logique qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, dans le sens et les effets de l’arrêt, celle qu’elle développait déjà dans l’affaire dite « Cassis de Dijon » : CJCE, 20 février 1979, Rewe-Zentral AG contre Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, aff. 120-78.

L’accord UE-Mercosur : une bataille politique se déplaçant bientôt sur le terrain juridictionnel ?

   L’accord UE-Mercosur suscite de nombreux débats au sein de la société française, si bien qu’il peut être avancé qu’une quasi-unanimité émerge au sein du spectre politique national contre cet accord. La principale critique concerne les éléments relevant de la politique commerciale commune. Ils viendraient créer une concurrence déloyale, en particulier pour les agriculteurs français.

   Le mardi 18 novembre 2025, la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale a adopté, à l’unanimité, une résolution demandant au Président de la République de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)[1]. L’article 218§11 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) stipule : « un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission peut recueillir l’avis de la Cour de justice sur la compatibilité d’un accord envisagé avec les traités. En cas d’avis négatif de la Cour, l’accord envisagé ne peut entrer en vigueur, sauf modification de celui-ci ou révision des traités ». Par conséquent, le Président de la République française peut accéder à la demande des députés français et, au nom de la France, saisir la Cour de justice de l’accord UE-Mercosur pour avis.

   Il existe plusieurs types d’accords internationaux. L’accord d’association (217 TFUE), pour lequel le Conseil a mandaté la Commission dans le cadre des discussions avec le Mercosur, en est une forme spécifique. Au moment de la ratification, si par principe le Conseil décide à la majorité qualifiée, il « statue à l’unanimité (…) pour les accords d’association » (218§8 TFUE), d’où l’importance cardinale de la qualification de l’accord UE-Mercosur.

   De plus, les accords internationaux conclus par l’Union dépendent de la compétence à laquelle ils se rattachent. La jurisprudence AETR[2], par la suite confirmée par le traité[3] et par la Cour[4], a consacré le principe du parallélisme entre le volet interne et externe des compétences de l’Union. Un accord international intervenant dans un champ de compétence doit donc respecter la procédure applicable à ce champ, la typologie des compétences se répercutant sur la compétence externe de l’UE.

   D’une part certains accords relèvent de la compétence exclusive de l’Union (article 3§2 TFUE), ci-après nommés « accords exclusifs ». Les institutions de l’Union ratifient alors l’accord selon la procédure afférente à l’article visé, sans déclencher de procédure de ratification dans les États membres. D’autre part, les accords mixtes concernent les accords pour lesquels l’UE n’exerce pas de compétence exclusive. Dans ce cas, l’Union ratifie les éléments qui relèvent de sa compétence et les États membres font de même dans leur champ d’intervention.

   Qu’en est-il en ce qui concerne l’accord avec le Mercosur ? La Commission a eu recours à la pratique dite du splitting, à savoir la scission de l’accord en deux textes[5]. Le 3 septembre 2025, la Commission a donc transmis une proposition de décision du Conseil relative à la signature d’un accord intérimaire sur les éléments commerciaux (COM(2025) 338) et une relative à la signature et à l’application provisoire de l’accord de partenariat (COM(2025) 356). La Commission a, d’une part, requalifié l’accord d’association en accord de partenariat en y adjoignant des dispositions d’application provisoire et, d’autre part, proposé un texte distinct pour ce qu’elle considère comme relevant des compétences exclusives.

   Dans un premier temps, il conviendra d’examiner les moyens qui pourraient être invoqués devant le juge de l’Union si la France le saisit pour avis, conformément à la résolution votée (I). Dans un second temps, les perspectives politiques d’échec de la ratification seront examinées (II).

I – Des griefs procéduraux nécessitant un avis de la Cour

   Il ne sera question que des éléments institutionnels, le droit matériel étant laissé aux spécialistes des différents champs couverts par cet accord. Après avoir rapidement évoqué la subsidiarité (A) et la coopération loyale (B), il conviendra de développer particulièrement la question du choix de base légale (C).

A) Un moyen tiré du principe de subsidiarité inopérant en ce qui concerne la politique commerciale commune

   Les pages 42 à 45 du rapport Ruffin[6] font état d’oppositions nationales à l’encontre de cet accord, en réalisant un détour par la question des parlements nationaux. Cela fait immédiatement penser au principe de subsidiarité. Sur le plan juridique, même si la Cour a longtemps été hésitante à contrôler les atteintes à la subsidiarité, une intensification de son contrôle a pu être observée[7]. Aussi, la résolution proposée par François Ruffin n’apparaît pas dénuée d’intérêt.

   Cependant, l’examen de la Cour ne pourra pas concerner les éléments relevant de la compétence exclusive de l’Union (5.3 TUE). La politique commerciale commune étant une compétence exclusive (article 3.1 TFUE), les stipulations s’y rattachant seront exclues du contrôle. Du fait de la scission en deux textes distincts, il semble difficile de faire échec à la ratification des stipulations relevant de la politique commerciale commune par ce biais. En revanche, les moyens tirés du principe de coopération loyale semblent plus convaincants.

B) Des moyens tirés du principe de coopération loyale plus convaincants 

   Ce principe, d’abord jurisprudentiel[8] puis textuel (4.3 TUE), a une acception verticale entre l’UE et les États qui la composent. Une application provisoire (218§5 TFUE) permettant de court-circuiter le processus de ratification au sein d’États membres opposés à l’accord pourrait être considérée comme contraire à ce principe. Ce recours aux dispositions provisoires avait par exemple été contesté par la Wallonie au moment du CETA[9] dont la position avait été expliquée par son Ministre-Président[10]. L’application provisoire est censée avoir pour but d’attendre le processus de ratification dans les États membres et non le vider de son essence.

   La coopération loyale s’applique également entre les institutions de l’UE de manière horizontale[11]. Le professeur de Sadeleer, cité par le rapport Ruffin, considère que le passage « tactique » d’un accord d’association à deux textes consiste en une violation du mandat donné par le Conseil à la Commission. En effet, le mandat concernait un accord d’association et non un accord de partenariat. A ce titre, le professeur considère que cela pose problème au regard de la coopération loyale, mais aussi de l’équilibre institutionnel. Examinons dès lors la question de la base légale, qui est, à bien des égards, liée au principe de l’équilibre institutionnel[12].

C) Des questionnements légitimes s’agissant des choix de bases légales

   Rappelons la jurisprudence de la Cour en la matière. « Selon une jurisprudence constante, le choix de la base juridique d’un acte de l’Union doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel »[13].  En effet, « le contrôle de la base juridique d’un acte permet de vérifier la compétence de l’auteur de l’acte (…) et de vérifier si la procédure d’adoption de cet acte est entachée d’irrégularité (…) »[14]. Dès lors, tant en ce qui concerne le principe de l’équilibre institutionnel que le principe d’attribution, « le choix de la base juridique appropriée revêt en effet une importance de nature constitutionnelle »[15]. Par conséquent, le moyen tiré d’une erreur dans le choix de la base légal est recevable devant la Cour. Il convient d’examiner la qualification de l’accord puis la question du cumul de bases légales.

   La proposition de la Commission COM(2025)356 évoque un vote à la majorité qualifiée (p.3). Or, il pourrait être relevé qu’il s’agirait d’un accord d’association déguisé et non un accord de partenariat, nécessitant donc un vote à l’unanimité. En-dehors des aspects matériels qui pourraient éclairer ce questionnement, le mandat confié par le Conseil à la Commission concernait un accord d’association et non un accord de partenariat. Si la Cour estime qu’il s’agit d’un accord d’association déguisé, alors la base légale choisie n’est pas la bonne. Un moyen tiré de l’erreur de qualification de l’accord pourrait être retenu, et donc déclencher une ratification à l’unanimité.

   En sus, le choix du cumul de bases légales dans la proposition de la Commission COM(2025)338 relative à l’accord intérimaire est étonnant. Elle se fonde les articles 91, 100.2 (transports), 207.4 (politique commerciale commune), 209.2 et 212 du TFUE (coopération avec les pays tiers et aide humanitaire).

   Le cumul est autorisé par la Cour de façon exceptionnelle. «  Si l’examen d’un acte communautaire démontre qu’il poursuit une double finalité ou qu’il a une double composante et si l’une de celles-ci est identifiable comme principale ou prépondérante, tandis que l’autre n’est qu’accessoire, l’acte doit être fondé sur une seule base juridique, à savoir celle exigée par la finalité ou composante principale ou prépondérante (…). À titre exceptionnel, s’il est établi que l’acte poursuit à la fois plusieurs objectifs, qui sont liés d’une façon indissociable, sans que l’un soit second et indirect par rapport à l’autre, un tel acte devra être fondé sur les différentes bases juridiques correspondantes (…). Toutefois, le cumul de deux bases juridiques est exclu lorsque les procédures prévues pour l’une et l’autre base juridique sont incompatibles (…) »[16].

   Les procédures ne semblent pas incompatibles puisque les cinq bases légales font référence à la procédure législative ordinaire. Il est quelques différences facilement dépassables. Par exemple, les articles relatifs aux transports évoquent une consultation des comités économique et social et des régions, contrairement aux autres articles. Cela étant, ces comités, au rôle uniquement consultatif (article 13.4 TUE), ne sont pas considérés comme des institutions par la Cour[17]. Dans la mesure où les consultations ne sont que facultatives dans les cas où elles ne sont pas prévues par le traité[18], une telle consultation pour les articles n’en faisant pas mention ne saurait être interprétée comme un détournement de procédure.

   En revanche, ce cumul pose question au regard de la volonté d’isoler les éléments relevant de la politique commerciale commune. Les transports relèvent en principe des compétences partagées (4.2 TFUE) de même que la coopération au développement et l’aide humanitaire (4.4 TFUE). Fonder le texte sur des bases légales se rapportant aux compétences partagées semble paradoxal avec le splitting. Maintenir le cumul de bases légales rattachées aux compétences exclusives et partagées pourrait engendrer une requalification de l’accord intérimaire en accord mixte, et donc nécessiter une ratification dans les Etats membres, ce qui serait incohérent avec le splitting réalisé par la Commission. Il est donc étonnant que la Commission n’ait pas tenté de démontrer que la politique commerciale commune était prépondérante, de façon à pouvoir se fonder sur le seul article 207.

   La Commission explique, dans sa proposition que « conformément aux traités et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier son avis 2/15 sur l’accord de libre-échange UE-Singapour du 16 mai 2017, tous les domaines couverts par l’AIC relèveraient de la compétence externe exclusive de l’Union européenne ». Si la Cour a autorisé le rattachement des transports aux compétences exclusives dans l’avis 2/15, cela était lié au fait que l’accord portait sur « les marchés publics de service dans le domaine des transports »[19]. Il peut donc être considéré que la situation est différente, laissant la possibilité au juge de requalifier l’accord UE-Mercosur en accord mixte. Sans aller jusqu’à avancer que la Cour trancherait en ce sens, la question mérite d’être étudiée.

   Plusieurs éléments incitent donc à penser que la demande d’avis formulée par la résolution parlementaire est tout sauf infondée. Il apparaît évident que le but des députés français est surtout de faire échec à l’accord UE-Mercosur. Le terrain politique peut également permettre d’arriver à cet objectif, avec une chance de succès au moins équivalente.

II – Des perspectives d’échec de ratification sur le terrain politique

   La procédure liée à la subsidiarité ne semble pas la plus pertinente ici. La procédure dite des cartons est peu fonctionnelle. Elle est très difficile à engager et il est plus facile pour le Conseil de rejeter le texte au moment du vote final qu’après avoir été saisi par le biais de la procédure dite du « carton orange ». En effet, cette procédure aboutit à un vote du Conseil lui permettant de rejeter un texte à la majorité qualifiée… alors qu’une simple minorité de blocage suffit pour faire échec au même texte lors du vote final.

   Concentrons-nous donc sur le vote final et la perspective d’une minorité de blocage. La majorité qualifiée est de 55% des États représentant 65% de l’UE quand la proposition émane de la Commission[20]. La minorité de blocage est donc de 45,01% des États membres ou d’un minimum de 4 États[21] représentant 35,01% de la population. Une abstention compte comme un vote contre[22]. La France est parmi les pays les plus peuplés (15,18 % de la population de l’UE si tous les États participent au vote). Dans l’hypothèse où la France ne voterait pas en faveur de ces textes, il ne resterait “que” 20% de la population à réunir au sein de trois États minimum.

   D’autres États pourraient être tentés par une absence de soutien aux textes. Rappelons que la France n’est pas le seul État disposant d’une agriculture puissante. En 2023, le secteur agricole français a produit 95,78 milliards d’euros[23], mais les chiffres ne sont pas si éloignés en Allemagne (76,15), en Italie (72,96) et en Espagne (65,61). D’autres pays ayant un PIB nettement inférieur aux PIB français, allemand ou italien ont également un secteur agricole produisant plus de dix milliards par an[24]. Les chambres d’agriculture de République Tchèque, de Hongrie, de Slovaquie et de Pologne ont d’ailleurs rejeté cet accord.

   Si la France parvient à convaincre n’importe lequel des quatre autres États les plus peuplés ainsi que quelques autres pays moins peuplés parmi ceux cités de ne pas voter en faveur de la ratification de l’accord, la minorité de blocage sera atteinte. Dans le cas d’un vote négatif ou d’une abstention de la France et de la Pologne, il manquera un nombre minimal de deux États représentant 11,63 % de l’UE. Ce chiffre est réduit à 9,11 % en cas de coalition France-Espagne, à 6,71 % en cas de coalition France-Italie et à seulement 1,02 % en cas de coalition France-Allemagne. Il convient également de noter que ces calculs sont réalisés dans le cas où tous les États participent au vote. Si un État ne participe pas au vote, le « cut » à atteindre est plus bas puisque le pourcentage de population par Etat est mécaniquement plus élevé. Une minorité de blocage peut tout à fait être réunie si la France ne vote pas en faveur du texte. Ainsi la bataille politique contre cet accord a-t-elle de réelles chances de succès au sein du Conseil si la France ne vote pas en sa faveur.

   En conclusion, il peut être avancé que la bataille contre l’accord UE-Mercosur, jusqu’ici essentiellement concentrée sur le terrain politique, pourrait s’étendre au terrain juridictionnel. Pour reprendre une expression populaire, les opposants au Mercosur ajoutent ainsi une corde à leur arc.

[1]Dossier législatif : URL :              https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/empecher_ratification_accord_UE_Mercosur_saisine_CJUE_incompatibilite_accord_traites_europeens.

[2]CJCE, 31 mars 1971, AETR (22-70).

[3]TFUE, article 3.2 ; TFUE, articles 216 et suivants.

[4]CJUE, 24 juin 2014, Parlement / Conseil (C-658/11), pt.56 ; CJUE, 26 juillet 2017, Avis 1/15, Accord PNR.

[5]EU-Mercosur : Text of the agreement, site internet de la Commission européenne, Url : https://policy.trade.ec.europa.eu/eu-trade-relationships-country-and-region/countries-and-regions/mercosur/eu-mercosur-agreement/text-agreement_en?prefLang=fr.

[6]Rapport n°2116, 17e législature, URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/due/l17b2116_rapport-fond.

[7]BERTRAND B., Un principe politique saisi par le droit. La justiciabilité du principe de subsidiarité en droit de l’Union européenne, Revue trimestrielle de droit européen, 2012.

[8]CJCE, 1983, Luxembourg c. Parlement, C-230/81.

[9]BEAUD O., Le veto wallon contre le traité CETA : une leçon à méditer, JP Blog, 26 octobre 2016, URL : https://blog.juspoliticum.com/2016/10/26/le-veto-wallon-contre-le-traite-ceta-une-lecon-a-mediter/.

[10]Discours de Paul Magnette, ministre-Président de la Wallonie, 14 octobre 2016, URL : https://www.astrid-online.it/static/upload/magn/magnette_discorso_ceta_14_10_16.pdf.

[11]CJCE 1988 Grèce c. Conseil, aff 204/86 ; article 13.2 TUE.

[12]CJUE, 6 mai 2008, Parlement / Conseil (C-133/06), pt.57

[13]CJUE, 18 décembre 2014, Royaume-Uni / Conseil (C-81/13), pt. 36

[14]CJUE, 5 mars 2015, Ezz e.a. / Conseil (C-220/14 P) (pt. 42)

[15]Tribunal de l’UE, 9 décembre 2014, SP / Commission (T-472/09 et T-55/10), pt. 117.

[16]CJUE, 29 avril 2004, Commission / Conseil (C-338/01), pts. 54-58

[17]C.f. par exemple, CJUE, 4 octobre 2024, Lituanie / Parlement et Conseil (C-541/20 et C-555/20), pts. 901-905, 909.

[18]Tribunal de l’UE, 24 mars 1994, Air France / Commission (T-3/93), pt. 119.

[19]CJUE, 16 mai 2017, Avis 2/15 – Accord de libre-échange avec Singapour, pt. 224.

[20]TUE, article 16.4 et TFUE, article 238.2.

[21]TUE, article 16.4 et TFUE, article 238.3.

[22]Majorité qualifiée, site internet du Conseil, URL : https://www.consilium.europa.eu/fr/council-eu/voting-system/qualified-majority/.

[23]https://www.touteleurope.eu/agriculture-et-peche/l-agriculture-europeenne-en-10-chiffres-cles/.

[24]Pays-Bas (41,46), Pologne (36,81), Roumanie (22,22), Grèce (14,25), Danemark (12,81), Portugal (12,23), Belgique (11,77), Hongrie (11,55), Irlande (11,3), Autriche (10,2).

Le droit de préférence du locataire en cas de vente du bien loué en Région de Bruxelles-Capitale

Observations sous Cour constitutionnelle de Belgique, arrêt n°73/2025 du 30 avril 2025

Au fil du temps, les droits du locataire n’ont cessé d’être renforcés sous le prisme des divinités jurisprudentielles, les juges étant désormais acquis à la cause des droits de l’homme. D’un ordre juridique à un autre, la politique jurisprudentielle du juge constitutionnel, dévoile à la fois son engagement pour les droits des contractants et pour l’effectivité et la justiciabilité des droits sociaux[1]. Le droit à un logement décent, droit social par essence, qui pour certains apparait comme un simple objectif[2], trouve dans la jurisprudence constitutionnelle belge, un vecteur de son effectivité grâce au droit de préférence du locataire en cas de vente du bien par le bailleur, précisément dans la région de Bruxelles-Capitale. C’est du moins le sens de l’arrêt n°73/2025 du 30 avril 2025 de la Cour constitutionnelle. En l’espèce, pour assurer l’effectivité du droit au logement, le législateur de Bruxelles-Capitale institue en 2023 par voie d’ordonnance un droit de préférence au profit du locataire lorsque le bien objet du bail est mis en vente. La réforme à peine adoptée, l’ASBL « Federia » et plusieurs entrepreneurs et agents immobiliers introduisent un recours devant la Cour constitutionnelle en vue de son annulation, au motif que cette mesure porte atteinte à la fois au principe d’égalité et de non-discrimination et au droit de propriété consacrés par la Constitution[3]. Sous ces prétentions se glisse la contestation de la compétence du législateur de Bruxelles-Capitale en cette matière.  

Ce bref aperçu des faits révèle les ramifications de cet arrêt où s’enchevêtrent des problèmes juridiques d’ordre à la fois substantiel et procédural. Du problème d’atteinte au droit de propriété se conjuguent ceux de la rupture d’égalité et de la compétence du législateur ; ce qui dévoile tout l’intérêt de l’arrêt. En plus, en l’état actuel du droit belge, seule la région bruxelloise a jusqu’ici consacré le droit de préférence. Les législations respectives des régions flamande et wallonne sont encore silencieuses sur le sujet. Certes, au moyen d’une clause contractuelle, les parties ont la liberté d’instituer un tel droit, dans les autres régions. L’institution d’un droit de préférence en région bruxelloise, même en l’absence d’une clause contractuelle expresse, révèle l’originalité de la question qui trouve du reste sa traduction dans sa confirmation par le juge constitutionnel. En l’occurrence, le juge constitutionnel liquide d’emblée la question de la compétence en reconnaissant au législateur le pouvoir d’appréciation étendu sur la politique de logement en vertu de l’article 23 de la constitution. Du point de vue substantiel, il adopte un raisonnement dialectique qui le conduit à soutenir la légitimité du droit de préférence du locataire, tant il est en adéquation avec le droit de propriété (I) et compatible au principe d’égalité et de non-discrimination (II). 

I – L’adéquation du droit de préférence du locataire au droit de propriété

L’un des reproches faits à la mesure querellée est son caractère attentatoire au droit de propriété. Selon les requérants, le droit de préférence du locataire heurte les aspirations d’un ordre constitutionnel belge protégeant le droit de propriété alignées sur celles du droit européen[4]. L’interprétation du tissu normatif impliquant à la fois le droit belge et le droit européen[5] aboutit au constat d’un double malaise introduit dans l’exercice du droit de propriété par l’institution du droit de préférence. Il est constitutif d’une restriction du droit de propriété du bailleur (A) et d’une ingérence dans le droit au respect des biens de l’acquéreur (B), contrebalancés cependant par les objectifs poursuivis et la proportionnalité de la mesure à ce but.

A) Une restriction justifiée de la liberté du droit de propriété du bailleur

La restriction du droit de propriété du bailleur tient de la limitation de sa liberté dans le choix de l’acquéreur du bien objet du bail. L’obligation faite au bailleur d’informer le locataire de toute initiative de vente du bien n’est pas en soi une atteinte à cette liberté. Le malaise intervient du moment où cette obligation s’étend à celle du choix ipso facto du locataire comme acquéreur, dans l’hypothèse où son offre correspond aux modalités requises. La liberté du bailleur s’estompe ainsi face à un locataire qui n’a en principe sur le bien que le droit de jouissance. Pour autant, cette atteinte reste mesurable et conciliable avec le droit de propriété au regard de la légitimité des buts poursuivis par cette mesure. En réalité, le droit à un logement décent des locataires est affecté d’une potentielle ineffectivité qui trouve sa justification dans la précarité des biens objets du bail. L’instabilité du locataire est souvent corrélative à la vente du bien objet du bail, du fait des nouvelles modalités du bail généralement imposés par le nouvel acquéreur ; si ce n’est une simple rupture du contrat initial. Le droit de préférence vise alors à assurer une certaine stabilité du locataire nécessaire à l’effectivité du droit à un logement du décent, en plus de pouvoir favoriser l’accès à la propriété au locataire[6].

L’enjeu d’une telle mesure est alors double, garantir, mieux rendre effectif le droit à un logement décent et favoriser au locataire un accès à la propriété. Il s’agit d’un potentiel bénéfique en matière de droits de l’homme, jugé légitime qui s’ajuste fort pertinemment avec le droit de propriété. La mesure revêt une forte dimension sociale et le juge y voit d’ailleurs une limitation raisonnable du droit de propriété dans un objectif d’intérêt général. Au demeurant, l’adéquation de cette mesure à ces objectifs se dévoile dans la prudence du législateur au moment de la consécration du droit de préférence. Tel qu’aménagé, ce droit de préférence, ne prive aucunement de la propriété du bien, ni de sa jouissance ; sa portée est essentiellement proportionnée aux buts visés. 

B) Une ingérence compréhensible dans le droit de propriété de l’acquéreur

Le droit de préférence du locataire trouve sa traduction essentielle dans le recours subrogatoire institué au profit du locataire. En l’occurrence, l’action en subrogation consiste pour le locataire qui n’a pas été tenu informer par le bailleur de son intention de vendre le bien, de se retourner contre l’acquéreur pour réclamer le bien à condition de rembourser le prix de la vente et de l’indemniser pour les frais d’actes engagés lors de la transaction. Cette action ne reçoit pas la bienveillance des requérants qui y voient une atteinte au droit de propriété de l’acquéreur de bonne foi. A leurs yeux, cette action n’apparaît pas uniquement comme la simple réclamation d’un droit non respecté par le bailleur, c’est une sanction de l’atteinte à un droit fondamental ; leur interprétation va au-delà même de l’esprit du législateur lorsqu’ils l’associent à une véritable privation du bien acquis par le nouveau propriétaire. En situation normale, cette prétention n’est pas réfutable, du moment où la vente opérée entraine un transfert de propriété opposable aux tiers. En l’espèce, l’opposabilité du transfert de propriété dépend du respect ou non du droit de préférence du locataire par le moyen de la notification de l’intention de vente par le bailleur. La transaction réalisée en défaut du respect du droit d’information du locataire s’assimile dans ce cas à une mauvaise vente, entrainant en conséquence, une éventuelle double responsabilité, d’un côté celle du bailleur, du notaire ou de l’agence immobilier qui ne sont pas épargnés d’un potentiel recours de l’acquéreur en cas d’action subrogatoire du locataire, et de l’autre, cette action subrogatoire susceptible de désapproprier ce nouvel acquéreur de son bien. Aussi, le juge constitutionnel soutient-il que l’action en subrogation, en l’état actuel du droit belge qui fait corps en la matière avec le droit européen sur le droit de propriété[7], constitue une ingérence dans le droit au respect du bien de l’acquéreur[8].

La portée d’une telle ingérence est toutefois amoindrie par le but poursuivi par l’action subrogatoire. Celle-ci est vectrice d’une utilité qui transcende l’ingérence constatée. Pour le juge, au vu de son importance dans la réalisation du droit à un logement décent, le droit de préférence doit être paré de garanties suffisantes pour assurer son effectivité. L’action subrogatoire en constitue le vecteur idéal, c’est le moyen adéquat. En plus d’être le tremplin indiqué pour atteindre l’objectif du renforcement de la stabilité de l’occupation du logement en favorisant l’accès du locataire à la propriété de celui-ci, elle est dimensionnée à cet objectif. C’est ce recours subrogatoire qui en assure sa justiciabilité. Le droit de préférence du locataire serait fragile si sa consécration n’était pas assortie d’une garantie d’effectivité notamment par la voie d’une potentielle action en justice. Il s’agit d’un objectif légitime qui invalide toute prétention tirée de son ingérence dans le respect du droit des biens.  

Sous ce rapport, le droit de préférence du locataire reste compatible avec le droit de propriété, même si l’action en subrogation entraine une désappropriation du bien au profit du locataire et au détriment de l’acquéreur ; désappropriation assimilée par les requérants, mais invalidée par le juge, à une privation de bien, comparable à une expropriation pour cause d’utilité publique ; sauf qu’il semble exister dans ce cas une différence de traitement contraire à l’égalité et à la non-discrimination ; argument nuancé par le juge.      

II – La compatibilité du droit de préférence au principe d’égalité et de non-discrimination

            Le rapport du droit de préférence du locataire au principe d’égalité et de non-discrimination se situe à deux niveaux ; la reconnaissance du droit de préférence au seul locataire apparait, selon les requérants, comme discriminatoire par rapport aux potentiels acquéreurs ou initiaux, qui sont susceptibles en cas d’achat du bien, d’être privés de leur bien sans indemnisation, ce qui n’est pas le cas dans l’expropriation pour cause d’utilité publique. La différence de traitement est ainsi mise en contrariété avec le principe d’égalité et de non-discrimination susvisé. A la lumière des critères stabilisés dans sa jurisprudence[9], le juge conclut que la différence de traitement est ici contrebalancée par la légitimité des objectifs poursuivis, ce qui la rend légitime dans le rapport à la fois entre le locataire et les acquéreurs potentiels (A) et entre les acquéreurs et les expropriés pour cause d’utilité publique (B). 

A) La légitimité d’une différence de traitement entre le locataire et les acquéreurs

La différence de traitement entre le locataire et acquéreurs initiaux ou potentiels tient à la reconnaissance d’un droit de préférence au premier, alors que les seconds en sont dépourvus. Sans doute, cette prétention est-elle logiquement compréhensible ; le locataire en étant informé de l’intention de vente du bien, devient en conséquence un acquéreur potentiel. Dans l’esprit du législateur, et au regard du raisonnement précédant du juge, son droit à l’information inhérent au droit de préférence, ne peut s’apprécier comme une simple commodité informative ; il s’agit bien d’une offre de vente à laquelle il peut souscrire s’il en a intérêt et en remplir les modalités. Accorder un droit de préférence à un seul d’entre les acquéreurs s’apprécie de prime abord comme une différence de traitement constitutive d’atteinte au principe d’égalité et de non-discrimination[10]. Fidèle à sa politique jurisprudentielle[11], la Cour constitutionnelle n’invalide pas une mesure, tout simplement en raison d’une différence de traitement. C’est en l’absence d’un critère de distinction objectif, d’une justification par un objectif légitime et dans l’inexistence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens mobilisés que la différence de traitement peut être censurée[12]. Ces critères sont cumulatifs et leur réalisation tempère la différence de traitement et la rend impertinente et inopérante pour la censure d’une mesure potentiellement discriminatoire.

Ces critères sont aux mains du juge constitutionnel belge de vraies ressources interprétatives qu’il exploite pour asseoir sa conviction sur la légitimité d’une différence de traitement. Le juge tire argument de son raisonnement précédant sur le droit de propriété notamment relatif à la légitimité des buts poursuivis, pour invalider la prétention des requérants. Mais au-delà, l’élément le plus déterminant qui marque la pertinence de son raisonnement, c’est le critère distinctif objectif retenu en l’espèce, à savoir, l’existence ou non d’un contrat de bail à longue durée dont est titulaire le locataire sur le bien. Ce lien contractuel est d’autant plus déterminant qu’il apparaît pertinent aux yeux du juge au regard du double objectif précédemment établi. Ainsi, il ne s’agit pas d’un avantage indu, mais d’un moyen d’accomplissement d’un droit à logement dont le préalable est déjà réalisé par le locataire grâce au contrat de bail déjà existant.     

B) L’équitabilité d’un traitement différencié entre les acquéreurs et les expropriés pour cause d’utilité publique

Le prolongement de la question du droit de préférence sur l’expropriation pour cause d’utilité publique trouve son fondement dans l’action en subrogation. Accusée de favoriser une ingérence dans le droit au respect des biens de l’acquéreur, l’action en subrogation est cette fois-ci soupçonnée de favoriser une discrimination entre les acquéreurs potentiels et les personnes expropriées pour cause d’utilité publique ; en ce que, l’expropriation qui conduit à une privation du bien, ouvre droit à une indemnisation pour le propriétaire du bien, alors que l’action en subrogation qui conduit au même résultat, n’entraine pas, dans les conditions actuelles de sa consécration par l’ordonnance, une indemnisation de l’acquéreur. On aurait bien voulu opposer une non-comparabilité des deux régimes comme le gouvernement, -puisque l’expropriation est caractérisée par un régime spécial où s’expriment les prérogatives exorbitant de droit commun justifiant une extorsion d’un bien privé au nom de l’intérêt général, par une personne publique même si moyennant une indemnisation contrairement à une action en subrogation qui s’apprécie en l’espèce comme un moyen de réclamation ou de recouvrement d’un droit a priori injustement entaché-, que le juge aurait rejeté l’argument, la raison étant que la différence ne se confond pas à la non-comparabilité. Si la différence peut constituer un élément de détermination d’un traitement différencié selon le juge, elle reste cependant insuffisante pour conclure ipso facto à la non-comparabilité[13]. Un tel raisonnement désubstantialiserait le contrôle du respect du principe d’égalité et de non-discrimination. Le juge belge est coutumier de ce raisonnement en la matière, qui l’amène à constater l’existence d’une différence de traitement, laquelle est toutefois légitime au regard des buts poursuivis et repose sur un critère de distinction à la fois objectif et pertinent, lié à l’irrégularité du titre de propriété détenu par l’acquéreur. L’action en subrogation s’apparente en l’espèce à une sanction de l’atteinte à un droit, contrairement au régime de l’expropriation. Cette différence est alors parée des attributs d’équitabilité.

   Grâce à un bail à longue durée sur un bien, le locataire peut en devenir le propriétaire quand il est mis en vente. Telle est le sens du droit de préférence du locataire. L’obligation d’informer son locataire de l’intention de vente du bien, imposée au bailleur entraine une extension du statut du locataire en un acquéreur préférentiel. Il s’agit d’un fil conducteur vers la réalisation effective d’un droit à logement décent, droit généralement éprouvé par des effets corrélatifs d’une vente à un autre acquéreur. Le raisonnement du juge ne s’en éloigne pas, puisse que l’exercice du droit de préférence, bien qu’encadré notamment par des exigences temporelles concernant la durée du bail, devient un instrument de facilitation d’accès à la propriété et un moyen de garantie de la stabilité des locataires. La légitimité de ce droit trouve sa traduction dans l’intérêt général qui transcende sur toute différence de traitement que ce droit est susceptible de générer et favorise son adéquation au droit de propriété et sa compatibilité au principe d’égalité et de non-discrimination. Le droit à un logement décent trouve ainsi un vecteur de sa justiciabilité avec le droit de préférence.

[1] D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 2012 

[2] B. Nicolas, « Le droit à un logement décent », in M. Verdussen et N. Bonbled (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique. Les enseignements jurisprudentiels de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’État et de la Cour de cassation, Bruylant, Bruxelles, 2011, p. 1383-1413.

[3] Article 10, 11 et 16 de la Constitution belge.   

[4] Cf. Premier Protocole additionnel de la CEDH (art. 1er), Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 17).

[5] Ibid.

[6] Cour const. Belgique, arrêt n° 73/2025 du 30 avril 2025, p. 12.

[7] Article 17 de la Charte précitée ; CJUE, Kadi et autre c/ CUE et CCE, 2008 ; CEDH, Arrêt Lindheim et autres c/ Norvège, 2012.  

[8] Cour const. Belgique, arrêt n° 73/2025 du 30 avril 2025.  

[9] G. Rosoux, « Raisonnement de la Cour en matière d’égalité et de non-discrimination » in Contentieux constitutionnel, 1e éd., Bruxelles, Larcier, 2021, p. 353.

[10] B. Renauld et S. Van Drooghenbroeck, « Le principe d’égalité et de non- discrimination », in Verdussen, M. et Bonbled, N. (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique…, op.cit., p. 553.

[11]  Cour const. Belgique, Arrêt du 14 septembre 2023.

[12] Cour const. Belgique, arrêt du 5 février 2015.

[13] V. Flohimont, « Comparaison et comparabilité dans la jurisprudence de la cour constitutionnelle : rigueur ou jeu du hasard ? », RBDC, n° 3, 2008, p. 220.

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