Mois : septembre 2025

Le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France : Expression de la souveraineté nationale ou élément du statut d’État membre de l’Union européenne ?

Quelques réflexions autour de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2025, Association la Cimade et autres, n°2025-1144 QPC

Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L 572-3 du code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile. Les dispositions concernées interdisent de transférer un demandeur d’asile vers l’Etat membre de l’Union européenne responsable de l’examen de la demande d’asile en cas de défaillances systémiques de cet Etat. Les associations requérantes considéraient qu’en ne prévoyant pas une telle interdiction lorsque l’Etat concerné manque à ses obligations en matière de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 26 juin 2013, les dispositions litigieuses méconnaitraient le droit d’asile garanti par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958. Elles estimaient notamment que le droit d’asile constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France qui donnerait une compétence dérogatoire à la République française d’examen de la demande d’asile en cas de manquement de l’Etat responsable à ses engagements au titre de la protection internationale. Elles demandèrent au Conseil constitutionnel de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour interpréter les dispositions concernées du règlement du 26 juin 2013.

Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel prononce un non-lieu à statuer[1].

Il considère, d’une part, qu’en l’absence d’une mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, il « n’est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne »[2], d’autre part, qu’il « n’est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France »[3]. Dès lors que les dispositions législatives litigieuses « se bornent à tirer les conséquences nécessaires de celles du paragraphe 2 de l’article 3 du règlement du 26 juin 2013 auxquelles elles font expressément référence »[4] et dès lors que « le droit d’asile (…) est également protégé par le droit de l’Union européenne », les exigences constitutionnelles qui en découlent « ne constituent donc pas des règles ou des principes inhérents à l’identité constitutionnelles de la France »[5].

En déclinant ainsi, en l’espèce, sa compétence de contrôle de constitutionnalité de normes européennes d’adaptation du droit interne au droit de l’Union européenne et en ne renvoyant pas de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel confirme que la découverte et la mise en œuvre du principe inhérent à l’identité constitutionnelle de France sont vouées à ne pas entraver l’articulation de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français.

Si en apparence, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France est perçu comme un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale (I), il s’avère en réalité comme un principe de bon fonctionnement de l’Union européenne dans ses rapports avec la France et constitue un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne (II).

I. En apparence, un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale

De prime abord, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, apparu dans la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006, n°2006-540 DC, apparaît comme un instrument de résistance la France ou comme l’ultime rempart face à la toute-puissance des normes européennes[6]. Il est tentant d’embrayer dans cette direction et d’inscrire ce principe dans le sillage de la jurisprudence de certaines cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales en lutte contre la primauté du droit de l’Union européenne à travers l’affirmation de l’identité étatique[7]. En effet, il est utilisé par le Conseil constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive européenne ou de l’adaptation du droit interne à un règlement européen. Selon la formule devenue rituelle : « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »[8]. Autrement dit, sans aller jusqu’à certaines extrémités, comme celle du Tribunal constitutionnel polonais qui déclare certains principes et dispositions du droit primaire de l’Union européenne comme contraires à la Constitution polonaise[9], ou encore celle de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui exerce un contrôle de l’ultra vires des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne[10], ni brandir des avertissements explicites de recours éventuel au contrôle de l’ultra vires à l’adresse de la Cour de justice de l’Union européenne comme le fait du Conseil d’Etat[11], le Conseil constitutionnel ne pose pas moins une limite à la primauté du droit de l’Union.

Au-delà des apparences, faut-il pour autant y voir l’instrument d’un souverainisme échevelé du Conseil constitutionnel ou plutôt celui de la prise en compte par lui de la logique de la Constitution européenne de la France[12], qui marque l’appartenance de la République française à l’Union européenne, et donc la construction progressive, en dialogue avec la Cour de justice, des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union européenne ?

II. En réalité, un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne

Une lecture sous l’angle des rapports de systèmes juridiques privilégie un regard fonctionnel de l’identité constitutionnelle en voyant celle-ci comme un instrument de régulation de ces rapports[13]. Une approche en termes d’intégration européenne est en harmonie avec cette lecture mais elle va plus loin : en dégageant la catégorie de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel pose les jalons des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union[14] vu du droit constitutionnel français. Sous cet angle, la décision 2025-1144 QPC donne quelques indications instructives et devenues classiques : dans les visas figure la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signe du fait que la protection des droits fondamentaux par l’ordre juridique de l’Union européenne est pris en compte par un Etat membre comme la France ; dans les considérants, la référence à l’article 88-1 de la Constitution souligne explicitement la dimension constitutionnelle de l’appartenance de la République à l’Union européenne. Une telle imbrication constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français est la manifestation de l’articulation étroite de l’entité englobante (l’Union européenne) et des entités englobées (les États membres) dans un ensemble non étatique en quête de qualification juridique adéquate.

À cet égard, il semble y avoir un décalage entre l’usage immodéré de mot et du concept de souveraineté dans la vie politique, dans certains courants doctrinaux et par certaines institutions nationales et supranationales, et de leur discrétion tant dans le droit primaire que dans la jurisprudence de la Cour de justice et des juridictions nationales. En effet, « le contournement de la terminologie de la souveraineté » a été mis en lumière[15], l’utilisation des expressions « identité nationale » (article 4 §2 du Traité sur l’Union européenne)[16] et « identité constitutionnelle » étant privilégié dans l’articulation de l’ordre et du système juridiques de l’Union européenne d’un côté, et de l’ordre et du système juridique des Etats membres de l’autre côté.

Le glissement vers la construction d’un statut juridique de l’Etat membre n’est pas que sémantique. En raison au moins du partage des valeurs communes entre les Etats membres de l’Union et l’Union elle-même proclamé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[17], l’identification d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France s’avère une tâche complexe. Du fait de l’appartenance constitutionnelle de la France à l’Union européenne, cette catégorie est vouée à demeurer marginale[18]. Si, sur la base de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Conseil constitutionnel lui a bien donné un contenu à travers « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administratives générales »[19], cette jurisprudence est loin d’avoir convaincu[20]. Il est en effet difficile de démontrer qu’un tel principe est véritablement spécifique à l’identité constitutionnelle de la France. Si on trouve de nombreux arguments en faveur de la qualification de la laïcité ou de la forme républicaine du gouvernement comme des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, il est beaucoup plus difficile d’étoffer cette catégorie dès lors que l’Union européenne garantit des principes équivalant à ceux que l’on peut mettre en avant en droit interne. C’est la leçon que l’on peut tirer de la décision Association La Cimade et autres du 27 juin 2025. La garantie accordée au droit d’asile par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[21] neutralise la qualification du droit d’asile comme principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

La catégorie des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France constitue davantage une soupape de sûreté dans un ensemble constitutionnel européen composé d’Etats membres qu’un véritable bouclier contre une prétendue suprématie et une supposée domination de l’Union européenne[22].

[1] https://libertescheries.blogspot.com/2025/07/le-droit-dasile-nest-pas-un-principe.html

[2] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 6 ; Cons. const., n°2021-940 QPC du 21 oct. 2021, Société Air France, cons. 9 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044213116

[3] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 10; Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 13.

[4] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 9.

[5] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 15.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=o0EVBWwDh10

[7] L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Pédone, 2011.

[8] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 8 ; Voir la formule initiale limitée à la transposition des directives : Cons. const., n°2006-540 DC du 27 juil. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 19.

[9] Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.

[10] Parmi une abondante littérature, D. Urania Galleta, J. Ziller, « Les violations flagrantes et délibérées du droit de l’Union par l’arrêt « inintelligible » et « arbitraire » du Bundesverfassungsgericht dans l’affaire Weiss », RTD Eur. 2020, p. 855 ; S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD Eur. 2017, p. 59 ; A. Pliakos, « Le contrôle de l’ultra vires et la Cour constitutionnelle allemande : le retour au dialogue loyal », Rev. UE, 2012, p. 21.

[11] Si dans l’exercice de sa fonction contentieuse, le Conseil d’Etat n’a pas cédé aux pressions d’y recourir (CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268), dans son Etude annuelle sur la souveraineté ; La souveraineté, Etudes et Documents du Conseil d’État 2024, La Documentation française), il nie à la Cour de justice la compétence de définir l’identité constitutionnelle et conteste l’interprétation volontariste du droit de l’Union par celle-ci : « il n’est pas envisageable que l’identité constitutionnelle soit in fine définie par la Cour de justice de l’Union européenne, fut-ce au terme, comme elle le suggère, d’un dialogue entre juges » (La souveraineté, EDCE 2024, , op.cit. p. 376).

[12] H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, 2017.

[13] M. Guerrini, L’identité constitutionnelle de la France, Thèse, Aix-Marseille, 2014.

[14] H. Gaudin (dir.), L’Etat membre de la Communauté et de l’Union européenne, Annuaire de Droit Européen, vol. 2, 2004, Bruxelles, Bruylant, pp. 3 et s. ; L. Potvin-Solis (dir.), Le statut de l’Etat membre de l’Union européenne, Bruylant, Bruxelles, 2017 ; B. Nabli, L’Etat intégré. Contribution à l’étude de l’Etat membre de l’Union européenne, Paris, Pédone, 2019 ; B. Nabli (dir.), L’Etat intégré. Un nouveau type d’Etat européen. Le cas de la France, Bruxelles, Bruylant, 2022.

[15] H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses Etats membres », Revue générale [En ligne], n°57741.

[16] Article 4§2 T.U.E : L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.

[17] Article 2 T.U.E : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

[18] D. Spielmann, conclusions du 11 mars 2025 sur Commission c. Pologne, aff. 448/23.

[19] Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 15.

[20] Par ex. J. Roux, « Les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France existent !. A propos de Conseil constitutionnel, 15 octobre 2021, 2021-940 QPC », D. 2022, p. 50.

[21] Article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Pour une recherche récente à ce sujet : M. Despaux, Le droit d’accès à la protection internationale dans l’Union européenne. Etude de l’impact de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur l’accès à un territoire et à une procédure, Thèse Université Toulouse Capitole, Université Pompeu Fabra de Barcelone, 10 juillet 2025.

[22] Sur ce blog : Th. Escach-Dubourg, « Quand l’identité constitutionnelle s’embrase. Plaidoyer contre son détournement », Nuances du droit [En ligne].

Double anniversaire des arrêts OPAL et Orlen !

De la genèse à la nuance du principe de solidarité énergétique en droit de l’Union

« Les compétences partagées entre l’Union et les États membres s’appliquent au domaine de l’énergie. Dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur et en tenant compte de l’exigence de préserver et d’améliorer l’environnement, la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres : à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie; à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union; à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables; et à promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques. » – Articles 4§2i et 194§1 TFUE.

Après les premiers mots il y a six ans en septembre 2019, l’âge de raison semble arrivé un peu plus tôt que prévu, en septembre 2024. Et voilà que les balbutiements sémantiques semblent enfin donner lieu à des mots clairs !

Claire, la solidarité énergétique ne l’a, depuis son introduction en 2009 dans les traités avec Lisbonne en 2009 à l’article 194 TFUE, pourtant jamais été. Elle a même été à la source d’incertitudes et de désagréments pour les États membres, la Commission et la Cour de justice. Pire, cet inconfort vis-à-vis de la notion remonte encore plus loin, avec la solidarité prise indépendamment. Pourtant, évoquée dès la genèse du projet européen et trouvant rapidement un écho dans la jurisprudence de la Cour aux côtés de la coopération loyale et de la confiance mutuelle, la solidarité semblait avoir trouvé un voie toute tracée comme principe « à la base des obligations comme de l’ensemble du système communautaire »1 dont le manquement affecterait « jusqu’aux bases essentielles de l’ordre juridique communautaire »2.

Depuis, c’est le silence, ou presque. La solidarité n’a retrouvé une place importante dans les traités qu’à l’entrée en vigueur de celui de Lisbonne, en 2009. Elle était alors présente dans la Charte des droits fondamentaux et son préambule, et dans l’article 2 TUE sur les valeurs de l’Union. Si cette place semble majeure, elle n’a pourtant pas donné lieu à beaucoup d’applications, car la valeur des valeurs elle-même était et est toujours discutée (voir par exemple ESPAGNO-ABADIE Delphine, « La solidarité, une valeur de l’Union européenne », Revue de droit de l’Union européenne, 2017. P. 3 et s. ; SERENA ROSSI Lucia, « La valeur juridique des valeurs. L’article 2 TUE : relations avec d’autres dispositions de droit primaire de l’UE et remèdes juridictionnels », Revue trimestrielle de droit européen, 2020. P. 639 et s. ; VON BOGDANDY Armin, SMRKOLJ Maja, KOTTMANN Matthias et al., « Reverse Solange – Protecting the essence of fundamental rights against EU Member States », COLA, 49, 2012).

C’est, de ce fait, du côté du TFUE qu’il faut rechercher la consécration du principe de solidarité, et plus spécifiquement à son article 194 dont l’intérêt se manifeste dans l’arrêt Orlen. L’arrêt ouvre une période de réflexion et aiguise notre patience. En effet, l’article 194 TFUE met en place la politique énergétique de l’Union dont l’esprit de solidarité est la base de fonctionnement. Néanmoins sans précisions supplémentaires, les interprétations qu’il était possible d’apporter à cet esprit étaient nombreuses. Il est donc revenu à la jurisprudence de dégager ce qu’il fallait entendre… non pas au fil de l’eau, mais au fil de la fourniture de gaz

Un Tribunal engagé pour un principe général de solidarité.

Le premier anniversaire en ce mois de septembre pour la solidarité énergétique dans l’Union fête la naissance en 2019 d’une affaire impliquant le gazoduc OPAL : le Tribunal s’y est essayé à une qualification de la solidarité énergétique comme une « expression spécifique » du « principe général de solidarité entre les États membres, mentionné, notamment, à l’article 2 TUE » (pt. 69). C’est la première fois qu’est tranchée la valeur de la solidarité, même si le Tribunal reste prudent, ne se prononçant que sur l’expression spécifique en matière énergétique. En cela, il implique néanmoins très clairement que la solidarité dans son ensemble est un principe général du droit ayant plusieurs facettes et fondé explicitement sur les valeurs de l’Union. Enfin, en apportant toujours plus de nuance dans la valeur du principe de solidarité, le Tribunal ajoute que ce principe est « à la base de l’ensemble du système de l’Union, conformément à l’engagement stipulé à l’article 4, paragraphe 3, TUE (le principe de coopération loyale) » (pt. 69 in fine). Renouant avec l’importance accordée à la solidarité par la Cour dans les années 1960 et 1970, le Tribunal la lie pourtant, comme principe, à celui de coopération loyale, pour exister. Or, sans base dans l’ensemble du système, ce dernier ne saurait exister, ce qui implique également que la coopération loyale nécessite une solidarité. Une telle interdépendance permet de conjuguer un principe dont on connaît les mécanismes de fonctionnement à un principe qui a encore tout à construire. Sur cette base de solidarité augmentée de coopération loyale, le Tribunal dégage des droits et obligations pour l’Union comme les États membres (pts. 70 et 72), et ne ferme pas la voie à ce que le principe de solidarité, en-dehors de l’énergie, produise des effets juridiques.

Une Grande Chambre dans la nuance.

Prudente, la Cour l’a plus encore été lorsque la Grande Chambre a jugé du pourvoi de l’arrêt du Tribunal. Avalisant l’approche du Tribunal, l’arrêt Allemagne contre Pologne fait néanmoins « glisser » la qualification de la solidarité de principe général vers principe fondamental (pt. 38) sous-tendant l’ensemble du système juridique de l’Union (pt. 41) et constituant à ce titre un critère d’appréciation de la légalité des mesures de l’Union « à l’instar des principes généraux du droit » (pt. 45), en comportant des droits et des obligations tant pour l’Union que pour les États membres (pt. 49). Par cette formulation ambivalente et ces détours, soulignant l’importance de la solidarité sans reprendre la qualification de principe général stricto sensu, la Cour de justice ouvre la voie à une juridicisation de la solidarité sans en poser les modalités (comme elle va elle-même l’évoquer en 2022 dans les affaires Hongrie et Pologne contre Parlement et Conseil en indiquant qu’en cas d’interprétation de la notion de solidarité que contient l’article 2 TUE, elle n’exercerait « que les compétences qui lui ont été attribuées par les traités, en particulier par l’article 263 TFUE » (pt. 329, Pologne contre Parlement)). Elle se borne à reprendre la conclusion du Tribunal en indiquant que le principe de solidarité énergétique comporte une « obligation générale » de « tenir compte des intérêts de tous les acteurs susceptibles d’être concernés » « afin d’assumer leur interdépendance et leur solidarité de fait » (pt. 71). L’obligation de faire est donc légère, puisqu’elle ne consiste qu’à « tenir compte » d’intérêts… sans trancher des éléments de mise en application. Jusqu’où tenir compte ? Comment sont évalués les intérêts des uns et des autres ? La Cour s’en remet à l’interdépendance entre lesdits acteurs et à leur solidarité de fait. Voilà une formule qui nous rappelle la déclaration Schuman et qui traduit le malaise que provoque la mise en orbite juridique du principe de solidarité.

Une Deuxième Chambre ravivant une tension sémantique.

Le second anniversaire de ce mois de septembre fête la première année d’existence de l’arrêt Orlen de septembre 2024. S’il n’est plus question d’OPAL et Nordstream, il y a désormais de l’eau dans le gaz pour les gazoducs Southstream et Yamal, approvisionnant les pays d’Europe centrale et orientale. Un arrêt de Deuxième Chambre rejetant un pourvoi, cela semble anodin. Pourtant, des indices sur la valeur du principe de solidarité sont à chercher ici.

Tout d’abord, une première formulation instille le doute. C’est d’abord de manière affirmative, après l’argumentation des parties, que la Cour évoque : « le principe de solidarité énergétique, tiré de l’article 194 TFUE et ayant le statut de principe général du droit de l’Union » (pt. 81), c’est ensuite, au conditionnel, qu’elle reprend qu’il « ferait partie [des] principes fondamentaux » de l’Union. La version anglaise supprime toute trace du conditionnel en affirmant que ce principe général « is one of those fundamental principles ».

Concernant l’appréciation de la Cour sur ce moyen invoqué, elle devrait stricto sensu lever ces doutes, mais en indiquant dans une formulation dont on peut regretter la complexité et l’incertitude que « selon la jurisprudence de la Cour, rien ne permet de considérer que le principe de solidarité figurant à l’article 194, paragraphe 1, TFUE ne saurait, comme tel, produire d’effet juridique contraignant pour les États membres et les institutions de l’Union » (pt. 91), et en citant l’arrêt Allemagne contre Pologne précité, la Cour fait peser des doutes sur l’argumentation construite depuis 2019 notamment concernant les droits et les obligations pour les États membres et l’Union… et l’effet contraignant qui leur est inhérent. Aux points 93, 94, 95 et 96, la Cour citant à nouveau l’arrêt Allemagne contre Pologne rappelle pourtant les droits et obligations issus du principe de solidarité. Selon elle, ce principe « constitue un critère d’appréciation de la légalité » (pt. 93), et « doit être pris en compte par les institutions de l’Union ainsi que par les États membres » (pt. 94). Au surplus la Commission doit non seulement « se conformer à l’obligation d’agir en conformité avec les dispositions du traité FUE et les principes généraux du droit de l’Union », mais aussi vérifier si les « engagements offerts » dans le cadre de la procédure en cause dans l’affaire n’enfreignent pas l’article 194 TFUE (pt. 95). Ensuite, la Cour ajoute que « ces obligations impliquent que […] la Commission ne pourrait pas accepter des engagements qui risqueraient de s’avérer contraires à l’article 194 TFUE et de mettre ainsi en péril les objectifs poursuivis par le principe de solidarité énergétique ou la sécurité d’approvisionnement énergétique » (pt. 96). Dans un dernier mouvement, et malgré l’énoncé de ce qui s’apparente aux effets des droits et obligations, la Cour revient à son postulat de départ puisque c’est sans commettre d’erreur de droit que le Tribunal « a refusé d’assimiler l’application du principe de solidarité énergétique par la Commission à l’imposition d’obligations positives imputables à cette dernière » (pt. 97).

Ici, le raisonnement de la Cour apparaît, par son flux et reflux, comme abscons. Il s’éloigne de la côte Allemagne contre Pologne en basant le principe de solidarité sur l’article 194 TFUE et non plus sur l’article 2 TUE et en affirmant qu’il ne saurait produire d’effet contraignant. Il s’en rapproche en rappelant les droits et obligations issus du principe de solidarité. Enfin il s’en éloigne à nouveau en confirmant le refus du Tribunal d’assimiler l’application du principe de solidarité à l’imposition d’obligations positives. Une nouvelle fois la patience semble de mise dans l’attente d’un arrêt de Grande Chambre qui se prononce sur la valeur du principe de solidarité et sur sa juridicité. Est-il objectif, abstrait et applicable de façon général ? Est-il subjectif, et ne s’appliquant qu’à certaines matières et certains destinataires (États membres et institutions de l’Union) ?

Si on pouvait penser qu’avec l’arrêt Orlen, la boucle serait bouclée concernant la valeur de la solidarité (voir d’ailleurs à ce sujet BLANQUET Marc (dir.), « Valeurs fondatrices de l’Union européenne, valeurs communes aux Etats membres », Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2025. Coll. Plumes d’Europe (2)), il soulève en réalité de nouveaux questionnements sur ce qu’est le principe de solidarité, parfois fondamental, parfois général. En tout état de cause, ici les indices laissés mènent à un principe de valeur constitutionnelle. Il est cité affirmativement comme tel (pt. 81), en a la valeur (pt. 93), génère une obligation de prise en compte (pt. 94), et la Commission doit s’y conformer comme élément de l’article 194 TFUE et comme principe général du droit (pts. 95 et 96). Il est cependant bridé en ce qu’il ne saurait produire d’effet juridique contraignant (pts. 91 et 97). Bref, la Deuxième Chambre n’aide pas à comprendre le sens de la solidarité, on peut le regretter.

Une correction venue d’ailleurs.

Alors qu’on pouvait – légitimement – attendre des évolutions dans un cadre énergétique, au vu des liens entretenus entre cette matière et la solidarité, c’est dans une affaire Commission contre Malte relative à la citoyenneté de l’Union que la Grande Chambre s’est prononcée en avril 2025 sur l’importance de la solidarité. En affirmant que la citoyenneté de l’Union figurait parmi les dispositions fondamentales des traités et contribuait à la réalisation de l’intégration, elle en déduit qu’elle fait « partie intégrante de son cadre constitutionnel » (pt. 91). Or, la Cour précise que cette citoyenneté, partie du cadre constitutionnel, est une des « concrétisations majeures de la solidarité » qui est « au fondement même du processus d’intégration » (pt. 93) ! La solidarité est ainsi non seulement une valeur constitutionnelle, mais aussi un fondement à « la raison d’être de l’Union elle-même » (pt. 91). La Cour renoue ainsi avec ses jurisprudences les plus importantes en matière constitutionnelle (Costa, l’Avis 2/13, voire Grzelczyk, Rottmann, Euro Box Promotion qui sont cités, Commission contre France de 1969 et l’affaire Commission contre Italie de 1973 concernant la solidarité) et confirme ce qui avait été débuté en 2019 et 2021 : la solidarité fait partie intégrante du cadre constitutionnel de l’Union et fonde la citoyenneté sur le rapport de solidarité et loyauté entre les États membres et leurs ressortissants (pt. 96) et envers les autres États membres et l’Union (pt. 98). Spécifiquement dans la citoyenneté, ce rapport particulier entre solidarité et loyauté, s’il n’est pas respecté, va rompre la confiance mutuelle et la coopération loyale (pt. 99). Cette articulation entre les grands principes de l’Union européenne et la solidarité témoigne de leur interdépendance et corrige implicitement ce que la Deuxième Chambre laissait penser en 2024. L’arrêt affirme la volonté de la Grande Chambre de conférer un rôle opérationnel à la solidarité.

Ainsi, cette saga jurisprudentielle, même décousue, illustre le mal-être qui accompagne la notion de solidarité depuis ses débuts, avec des décisions parfois engagées, souvent hésitantes voire contradictoires. Ces flux et reflux pourraient s’apparenter à une volonté de la Cour de brouiller les pistes en laissant la solidarité glisser d’une qualification à une autre. Pourtant la position finalement retenue dans l’affaire Commission contre Malte confirme et affirme que le principe de solidarité n’est pas une option mais un pilier constitutionnel contraignant du système de l’Union européenne. Reste à voir désormais comment ce statut de pilier constitutionnel contraignant se traduira dans la pratique, au-delà des cas de citoyenneté de l’Union, et s’il pourra fonder des recours plus audacieux à l’avenir.

                                                                               Raphaël ANDRIANTSIMBAZOVINA

Doctorant à l’université Toulouse Capitole (IRDEIC)  et l’université Aristote de  Thessalonique (DPLPS)

Les valeurs de l’Union européenne : fondements, effectivité et mise à l’épreuve

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000.
  • Articles 2 et 3 TUE.
  • Article 6 TUE.
  • Article 7 TUE.
  • Articles 49 et 50 TUE.
  • CJUE, GC, 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16.
  • CJUE, GC, 5 novembre 2019, Commission européenne c. Pologne, aff. C-192/18.
  • CJUE, GC, 19 novembre 2019, A. K. c/ Krajowa Rada Sądownictwa et CP, DO c/ Sąd Najwyższy, aff. jtes C-585/18, C-624/18 et C-625/18.
  • Ordonnance du 8 avril 2020
  • CJUE, GC, 26 mars 2020, Miasto Łowicz, aff. C-558/18 et C-563/18
  • CJUE, 27 octobre 2021, Commission c/ Pologne, aff. C-204/21.
  • CJUE, 16 février 2022, Hongrie et Pologne c/ Parlement et Conseil, C-156/21 et C-157/21.
  • Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021, n° K 3/21.
  • Conclusions de M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C-448/23.
  • Conclusions de Mme Tamara Ćapeta, 5 juin 2025, Commission européenne c. Hongrie, aff. C-769/22.

1°) L’émergence et la consécration des valeurs

 L’affirmation des valeurs de l’Union européenne s’inscrit manifestement dans un vaste processus de constitutionnalisation de l’intégration européenne, véritable fil directeur de son évolution depuis les premières Communautés européennes. La consécration des fondements de l’Union, désormais inscrite dans le TUE depuis Amsterdam, a été précédée d’une maturation progressive, nourrie à la fois par les textes politiques et par la jurisprudence. Une première vague de références explicites apparaît dès les années 1970, témoignant de la volonté de doter la Communauté d’un socle normatif commun :

Elle fuit suivie d’une deuxième vague particulièrement importante :

Toutefois, ces textes, pour importants qu’ils soient, ne se sont pas immédiatement traduits par des dispositions de droit positif. Leur portée est restée essentiellement programmatique, même si certaines clauses des traités, ainsi que plusieurs positions jurisprudentielles, en annonçaient déjà les contours. On peut ainsi voir, dans le préambule du traité CEE du 25 mars 1957 ou dans celui de l’Acte unique européen du 28 février 1986, des références explicites à ces principes, attestant de leur présence latente bien avant leur consécration formelle.

Il a fallu attendre l’adoption du TUE en 1992 pour que ces fondements soient expressément inscrits dans les traités constitutifs. Le préambule du traité proclamait l’« attachement » des États membres aux principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de l’État de droit. L’article 6 § 1 faisait référence aux systèmes de gouvernement des États membres, tous fondés sur les principes démocratiques, tandis que le § 2 rappelait la protection des droits de l’homme. Le véritable tournant survient, à bien regarder, avec le Traité d’Amsterdam en 1997, qui érige ces principes en « principes fondateurs » de l’Union à valeur contraignante. Désormais inscrits à l’article 6 § 1, ils s’imposent tant aux institutions qu’aux États  membres, sous peine de sanctions politiques pouvant aller jusqu’à la suspension de certains droits en cas de violation grave. L’article 6 proclame en toutes lettres : « L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres ». Or, cette exigence n’est pas seulement interne : elle s’étend aux États candidats à l’adhésion, tenus de se conformer à ces principes (article 49 TUE), mais aussi aux États tiers, soumis à des clauses de conditionnalité politique dans les accords conclus avec l’Union ou dans les actes unilatéraux leur accordant des avantages.

Il convient également de souligner l’importance de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée en décembre 2000 lors du Conseil européen de Nice. Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009, elle a acquis la même valeur juridique que les traités (article 6, paragraphe 1, TUE). La Charte ne se limite pas à réaffirmer les droits existants : elle en précise le contenu et les articule explicitement autour d’un ensemble de valeurs. Son préambule proclame : « Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et de l’État de droit […]. L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes […] ». Cette référence explicite à la dignité, à la liberté et à l’égalité témoigne d’une volonté – clairement exprimée dans le praesidium de la Convention – de lier l’intégration européenne à un projet éthique et politique, au-delà du seul marché intérieur.

De même, le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a constitué un moment fondamental dans la consécration des valeurs de l’Union. Son article I-2 en proposait une formulation solennelle : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». D’ailleurs, le traité s’y référait à la fois dans son préambule et en faisait le fil conducteur de l’ensemble de ses dispositions. Il intégrait la Charte des droits fondamentaux comme sa deuxième partie, offrant dès lors une cohérence nouvelle entre les principes fondateurs de l’Union et la protection des droits et libertés fondamentaux.

La consécration des valeurs atteint son aboutissement avec le Traité de Lisbonne. Celui-ci reprend, à l’article 2 du TUE, la formulation du TECE en érigeant les valeurs en véritable socle constitutionnel de l’Union : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Cette réécriture marque un vrai tournant : les anciens « principes » deviennent dorénavant des « valeurs », notion plus englobante et dotée d’une portée constitutionnelle accrue. L’énumération initiale (liberté, démocratie, État de droit, respect des droits de l’homme) est augmentée de la dignité et de l’égalité, ainsi que d’une mention explicite des droits des personnes appartenant à des groupes minoritaires – ajout qui visait notamment à rassurer certains États, dont la Hongrie, sur la reconnaissance de leur diversité interne.

Toujours est-il que ces valeurs ne sont pas des pétitions de principe : elles sont assorties de  mécanismes de sauvegarde. En ce sens, l’article 7 du TUE organise un contrôle politique permettant de prévenir et de sanctionner toute violation grave et persistante de ces valeurs par un  État membre. Cette procédure – parfois qualifiée d’« arme nucléaire » – peut aller jusqu’à la suspension de certains droits, particulièrement du droit de vote de l’État concerné au sein du Conseil. L’exigence de respect des valeurs dépasse aussi le cercle des États membres comme on l’observait préalablement. Elle s’impose à tous les États candidats, qui doivent démontrer leur adhésion effective à ce socle normatif pour pouvoir rejoindre l’Union, ainsi qu’aux États tiers. Ainsi, les valeurs de l’article 2 TUE ne se limitent pas à un rôle déclaratif : elles deviennent un instrument de régulation, de convergence et de protection de l’identité – du « génome » – de l’Union.

Pour être tout à fait exact, il convient de distinguer les « valeurs », qui constituent le socle normatif de l’Union (art. 2 TUE), des « objectifs » qui définissent les finalités concrètes de son action (art. 3 TUE). Si les objectifs sont largement hérités du projet de Constitution européenne, ils prolongent et mettent en œuvre les valeurs en leur donnant une orientation téléologique. C’est  pourquoi l’article 3 du TUE dispose la chose suivante : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples […]. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant […]. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l’élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la Charte des Nations Unies ». Cette articulation montre que les « valeurs » fournissent un cadre axiologique, tandis  que les « objectifs » traduisent ces valeurs en lignes d’action et politiques concrètes. Leur  mise en œuvre bénéficie d’un haut degré de juridictionnalisation, puisque la compétence de la CJUE s’étend à l’ensemble du droit primaire – TUE et TFUE, hors PESC –, assurant ainsi un contrôle juridictionnel sur le respect de ces objectifs.

En somme, l’article 2 du TUE n’est pas isolé, puisque l’on retrouve les valeurs dans tout un tas d’articles – les 6, 7, 19, 49 du TUE – attestant que les valeurs se situent au soubassement de la construction de l’UE. Et les « objectifs » mentionnés à l’article 3, lorsque les distingue – sans les opposer – des « valeurs », traduisent bien cela.

2°) L’État de droit : pierre angulaire des valeurs et du projet européen

La mention de l’État de droit se veut une référence à un principe propre aux régimes démocratiques, que reconnaissent tant les constitutions nationales, de manière plus ou moins explicite, que les instruments internationaux de protection des droits de l’Homme.

  • La « communauté de droit». – Dès 1959, Walter Hallstein, alors président de la Commission de la CEE, forgeait l’expression de « Communauté de droit » pour tenter d’empoigner la nature particulière de l’intégration européenne. L’idée était limpide : la Communauté devait constituer une transposition, au niveau supranational, des principes de l’État de droit. Cette conception a trouvé une première consécration textuelle dans le préambule du TUE de 1992. Certes, une telle « communauté de droit » était à l’époque encore balbutiante et marquée par de nombreuses lacunes. Mais, au fil des révisions successives des traités et grâce à l’œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice, elle s’est progressivement rapprochée du modèle de l’État de droit qui prévaut dans les ordres constitutionnels des États membres, jusqu’à incarner aujourd’hui une véritable Union de droit.

Assurément, c’est la Cour de justice qui a donné toute sa réalité et profondeur à l’idée de « Communauté de droit » dans son célèbre arrêt Les Verts c. Parlement européen du 23 avril 1986, dans  lequel elle reconnaissait que : « la Communauté est une Communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité ». Cette formule a depuis été régulièrement mobilisée, notamment pour justifier l’ouverture de voies de recours et pour consacrer le principe de coopération loyale inscrit à l’article 10 (ex-article 5) du traité CE. Si la CJ emploie quelquefois la notion plus large d’« État de droit » pour évoquer les principes fondamentaux qui structurent l’ordre juridique de l’Union, cette terminologie n’implique pas une véritable différence de nature avec l’idée de « Communauté de droit ». D’ailleurs, son premier avis sur l’Espace économique européen (CJCE, avis C-1/91, 14 décembre 1991), elle est même allée jusqu’à qualifier le traité de « charte constitutionnelle d’une Communauté de droit » [§21], consacrant, par là même, l’ambition constitutionnelle du projet européen. Cette conception, intimement liée au principe démocratique et la protection des droits  fondamentaux, a accompagné tout l’approfondissement du droit de l’Union. Elle s’est consolidée et approfondie au fil des révisions des traités, de l’adoption de nouveaux textes de droit dérivé et d’une jurisprudence toujours plus exigeante, jusqu’à devenir l’un des « traits » de l’Union elle-même.

  • Vers l’« Union de droit » – La création de l’Union européenne par le Traité de Maastricht a prolongé, voire approfondi, l’idée de « Communauté de droit ». En regroupant les Communautés européennes et de nouvelles formes de coopération intergouvernementale, l’Union européenne ne pouvait se concevoir autrement que comme une construction juridique aspirant à devenir une véritable Union de droit, fondée sur le principe de l’État de droit et soumise au respect des traités comme charte constitutionnelle commune. D’ailleurs, cette ambition a été consolidée par le Traité d’Amsterdam, qui a érigé l’État de droit en principe fondateur de l’Union. Elle se heurtait toutefois à une difficulté majeure : l’extension de ce principe aux domaines relevant des deuxième et troisième piliers (PESC et coopération policière et judiciaire en matière pénale). En effet, la prévalence de la méthode intergouvernementale dans ces domaines limitait alors l’épanouissement des mécanismes caractéristiques de l’État de droit, beaucoup plus présents dans la méthode communautaire, notamment à travers la juridictionnalisation et le contrôle juridictionnel. Plusieurs États membres se sont opposés à toute évolution susceptible de renforcer la supranationalité de l’Union dans ces secteurs sensibles. Ce n’est qu’avec le Traité de Lisbonne que ces résistances ont été partiellement surmontées : l’ex-troisième pilier a été pleinement intégré dans l’ordre juridique de l’Union et soumis au contrôle de la CJUE. C’est dans ce contexte que cette dernière a employé pour la première fois, dans un arrêt du 29 juin 2010 (procédure pénale c. E. et F., C-550/09), l’expression « Union de droit », appelée à remplacer celle-là de « Communauté de droit » dans une perspective élargie : « L’Union est une Union de droit dans laquelle ses institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes, notamment, avec le traité FUE et les principes généraux du droit. Ledit traité a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions de l’Union…». Par cette affirmation, la CJUE a consacré l’idée que l’Union, dans toutes ses composantes, est soumise à un contrôle juridictionnel effectif, marquant l’aboutissement du processus de juridictionnalisation engagé depuis les premières années de la construction communautaire.
  • Avancées vers l’Union de droit – Tirer toutes les conséquences de la valeur qu’est l’État de droit est un processus dynamique, marqué à la fois par des acquis et par des zones de conquête encore ouvertes. Si certains traits de l’Union de droit apparaissent aujourd’hui solidement établis, d’autres continuent de susciter controverses et résistances. Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a représenté une étape déterminante sur ce chemin, sans pour autant constituer un aboutissement. En classant l’État de droit parmi les valeurs fondatrices de l’Union, il confirmait les apports du Traité d’Amsterdam, tout en introduisant une variation terminologique notable, préférant le terme de valeurs à celui de principes. La Charte des droits fondamentaux, intégrée comme deuxième partie du TECE, renforçait cette logique en articulant explicitement les droits et libertés autour de ce socle axiologique. Le TECE proposait, par ailleurs, une série de réformes destinées à affermir l’« Union de droit, » qu’il s’agisse de la clarification des sources normatives ou bien du perfectionnement du système de recours, deux piliers essentiels de l’État de droit dans un ordre juridique supranational. Le Traité de Lisbonne, reprenant l’essentiel des apports du TECE, a intégré ces avancées dans le TUE et le TFUE, enrichissant le système complexe des sources de droit de l’Union et renforçant encore la juridictionnalisation de l’ordre juridique européen.

Néanmoins, les crises hongroise et polonaise, marquées par l’adoption de réformes jugées incompatibles avec les standards européens en matière d’indépendance de la justice et de respect des droits fondamentaux, ont replacé cette valeur au centre du débat européen. Elles lui ont également conféré un contenu renouvelé et plus substantiel, en transformant cette notion en véritable critère d’évaluation du respect des engagements des États membres et en catalyseur d’une nouvelle dynamique jurisprudentielle et politique au sein de l’Union.

3°) Les crises hongroise et polonaise : l’épreuve de vérité

L’arrêt du 27 février 2018, Association syndicale des juges portugais, marque, en ce sens, un tournant décisif dans la construction jurisprudentielle de l’État de droit au sein de l’UE. Par cet arrêt fondateur, la CJUE a posé les bases de quelque chose de fort et d’inédit : la question de l’indépendance des juges nationaux est désormais abordée comme un élément constitutif de la valeur de l’État de droit, ce qui redéfinit en profondeur les relations entre l’Union et les systèmes judiciaires des États membres. Effectivement, la CJUE y interprète l’article 19 § 1 second alinéa TUE, en ce sens qu’il « concrétise la valeur de l’État de droit » mentionnée à l’article 2 TUE. Par conséquent, elle en déduit qu’il appartient à tous les États membres, en vertu du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4 § 3 TUE, d’assurer aux justiciables un droit effectif à une  protection juridictionnelle dans tous les domaines couverts par le droit de l’Union. Cela implique la mise en place d’un système de voies de recours et de procédures garantissant un contrôle juridictionnel effectif.

Par cette décision, somme toute, la Cour a ouvert la voie à un contrôle renforcé de l’indépendance des juridictions nationales et, plus largement encore, à une juridictionnalisation accrue des valeurs de l’Union, faisant de l’État de droit un standard opératoire et non plus seulement une référence symbolique. Cet arrêt de 2018, on l’observe mieux, est véritablement séminal : en liant pour la première fois l’article 2 TUE (valeurs de l’Union) et l’article 19 TUE (protection juridictionnelle), la Cour a ouvert la voie à une série de décisions majeures. Celles-ci portent, d’une part, sur l’indépendance des juges nationaux, dorénavant considérée comme un élément constitutif de l’État de droit et donc un critère de contrôle du respect des engagements des États membres envers l’Union. D’autre part, elles établissent un lien direct entre le respect des valeurs de l’article 2 TUE et la confiance mutuelle qui fonde l’espace de liberté, de sécurité et de justice – notamment le mécanisme du mandat d’arrêt européen. Si le premier aspect concerne principalement les rapports entre l’Union et les États membres (contrôle de leurs systèmes judiciaires), le second dimensionne la problématique au niveau horizontal, en affectant les relations entre États membres et en conditionnant la « reconnaissance mutuelle » de leurs décisions judiciaires. Bref, l’effet combiné des articles 2 et 19 TUE confère une dimension nouvelle à l’exigence d’indépendance et d’impartialité des juges nationaux, qui vient s’ajouter à celle déjà requise par l’article 267 du TFUE et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Comme l’avait rappelé la Cour dans l’arrêt Simmenthal en date du 9 mars 1978, les juges nationaux sont également juges de l’ordre juridique de l’Union et, à ce titre, garants de son effectivité. Leur indépendance devient dès lors une condition structurelle du fonctionnement de l’Union et se décline sous trois angles complémentaires, pouvant s’appliquer séparément ou se cumuler, avec des conséquences d’intensité variable.

a) L’indépendance au regard de l’article 267 TFUE

L’article 267 TFUE confère aux juridictions nationales le pouvoir – et quelquefois même le devoir – de poser des questions préjudicielles à la CJUE. Cependant, pour être qualifié de « juridiction » au sens de cet article, l’organe de renvoi doit présenter un certain nombre de caractéristiques, parmi lesquelles figure, entre autres, l’indépendance. Si la CJUE conclut qu’un organe ne remplit pas ces critères, elle se borne à rejeter la question préjudicielle, sans obliger l’État  membre à modifier le statut de l’organe concerné. Or, la qualification de « juridiction » repose sur une série d’éléments cumulatifs : l’origine légale de l’organe, son caractère permanent, le caractère obligatoire de sa compétence, la nature contradictoire de la procédure, l’application de règles de droit, ainsi que l’indépendance.

b) L’indépendance au titre de l’article 47 de la Charte

L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux garantit à tout justiciable le « droit à un tribunal indépendant et impartial, » ce qui constitue un élément essentiel du droit à un procès équitable. Dans son arrêt LM du 25 juillet 2018, la CJUE a rappelé que ce droit subjectif doit être  effectivement assuré par les États membres chaque fois qu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. L’interprétation de l’article 47 s’aligne sur celle de l’article 6 CEDH, conformément à l’article 52 § 3 de la Charte, pour assurer un niveau de protection équivalent. Lorsque la CJUE constate une violation de ce droit dans une procédure nationale, l’État est alors tenu d’adopter toutes les mesures nécessaires pour préserver la primauté et l’effectivité du droit de l’Union. Toutefois, l’invocation de l’article 47 est limitée au champ d’application du droit de l’Union, défini à l’article 51 de la Charte.

Fort de toutes ces précisions, l’arrêt Association des juges portugais montre que l’article 19 § 1 TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, offre un instrument permettant de contester des atteintes générales ou systémiques à l’indépendance et l’impartialité des juges dans les États membres, susceptibles de compromettre le respect de l’État de droit. Ce lien avec les principes suprêmes de l’article 2 du TUE permet de dépasser le principe de l’autonomie procédurale des États et, par-dessus tout, de fonder une intervention de l’Union même lorsque les réformes litigieuses ne concernent pas strictement la « mise en œuvre » d’un acte de droit de l’Union. Autrement dit, cette approche permet de dépasser le champ d’application plus restreint de l’article  47 de la Charte, limité par son article 51. La CJUE a d’ailleurs précisé que l’article 19 du TUE « vise les domaines couverts par le droit de l’Union, indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte » (arrêt LM). Cette interprétation élargie consacre l’article 19 du TUE comme une véritable clause de sauvegarde de l’État de droit dans l’Union.

S’appuyant sur l’arrêt fondateur du 27 février 2018, la CJUE a progressivement affiné ses critères d’analyse de l’indépendance des magistrats dans le cadre des « affaires polonaises », en particulier face à des situations révélant un risque de défaut systémique de l’État de droit. Ainsi, dans son ordonnance du 15 novembre 2018, le président de la Cour a rappelé que « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’État de droit ». Parfois cependant, certaines décisions – à l’exemple de l’arrêt Miasto Łowicz – examinent la question de l’indépendance seulement sous l’angle de l’article 19 du TUE, sans mobiliser directement l’article 2 du TUE. Le plus souvent, force est de remarquer que la CJUE  combine ces deux dispositions du TUE pour articuler la protection de l’indépendance judiciaire avec la sauvegarde des valeurs de l’Union. À titre d’exemple, dans l’arrêt Commission c. Pologne du 24 juin 2019, elle a avoué que « L’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres, ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit. L’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit ». Cette formule a ensuite été reprise dans les arrêts Commission c. Pologne (5 novembre 2019) et A.K. (19 novembre 2019). Dans ce dernier, la CJ a synthétisé les différents aspects de l’indépendance des juges à la lumière des articles 2 et 19 du TUE, en distinguant notamment les dimensions dites interne (garanties contre les pressions hiérarchiques) et externe (protection contre les ingérences des autres pouvoirs), déjà esquissées dans Association des juges portugais et LM.

Du reste, ce lien entre l’indépendance des juges et la valeur de l’État de droit a été réaffirmé avec force dans l’ordonnance en date du 8 avril 2020 rendue dans l’affaire Commission c. Pologne, concernant les mesures provisoires ordonnées à propos de la législation polonaise sur la Chambre disciplinaire de la Cour suprême. La Cour y rappelle que : « Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif. À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance ». Finalement, cette jurisprudence illustre que, si l’article 19 § 1 TUE « concrétise » la valeur de l’État de droit énoncée à l’article 2 TUE,  le lien est, en réalité, réciproque : c’est bien l’ancrage dans l’article 2 et dans ses valeurs suprêmes qui confère à l’article 19 TUE sa pleine épaisseur normative, ainsi que son caractère opératoire. Cette combinaison a donné à la CJUE les moyens d’affirmer un contrôle renforcé sur le respect de l’État de droit, marquant un approfondissement sans précédent du rôle de la Cour comme gardienne de l’ordre constitutionnel de l’Union.

4°) Vers une juridictionnalisation accrue des valeurs

Au terme de l’analyse, c’est à présent vérité bien assurée : l’article 2 TUE n’est plus un simple catalogue de principes politiques – il est désormais un véritable standard de contrôle juridictionnel, directement mobilisable devant la CJUE et producteur d’effets concrets. Combiné aux  articles 3 (objectifs) et 6 (Charte des droits fondamentaux) TUE, il consacre la dimension résolument « constitutionnelle » de l’Union. Mais le combat est loin d’être achevé : la CJUE est appelée à faire acte de résistance, notamment à la suite de la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 contestant la primauté du droit de l’Union au titre de l’« identité constitutionnelle ». L’arrêt attendu dans l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un jalon majeur de la jurisprudence européenne, susceptible de spécifier les limites de la souveraineté constitutionnelle des États membres face aux exigences de l’Union. Les conclusions de l’avocat général D. Spielmann, récemment publiées, rappellent à cet égard qu’il existe quelques « lignes rouges » qui ne sauraient être franchies sans mettre en péril la cohésion de l’Union, mais aussi l’intégrité de son ordre juridique. En conclusion, la consécration et la juridictionnalisation des valeurs de l’UE témoignent d’une transformation profonde de l’intégration européenne, mais surtout elles soulèvent la question de la capacité de l’Union à maintenir le bon équilibre entre l’exigence de respect de ses fondements et la diversité constitutionnelle des États membres. L’avenir dira si cette dynamique parvient à résister aux tensions, à renforcer la solidarité et la confiance mutuelle entre États, ainsi qu’à garantir une « cohésion durable » autour d’un projet commun fondé sur la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux. Une chose est néanmoins certaine : la bataille pour préserver la valeur de l’État de droit est devenue le nouveau cœur battant de l’intégration européenne.

Quand l’« identité constitutionnelle » s’embrase

Plaidoyer contre son détournement

1°) Le retour d’un concept qui « sent la poudre »[1]

Après avoir suscité des flots de commentaires et nourri une activité doctrinale intense durant plusieurs décennies, le concept d’« identité constitutionnelle » paraissait avoir épuisé son pouvoir de fascination. On le croyait voué au repos de ces notions muséales, relégué dans les bibliographies comme une question réglée. Et pourtant – tel un spectre qui revient hanter les certitudes – il se dresse à nouveau au cœur de l’actualité juridique, plus chargé de tensions que jamais. L’affaire Commission c. Pologne[2], actuellement pendante devant la CJUE, agit comme un révélateur : c’est l’architecture même de l’Union qui se trouve mise en péril. Car la juridiction constitutionnelle polonaise a choisi d’affronter frontalement le principe de primauté du droit de l’Union européenne, jusqu’à en contester la portée et l’autorité par rapport à ce que Varsovie considère comme la substance de son propre ordre juridique. Dans ses récentes conclusions, D. Spielmann – ancien président de la CEDH – sonne l’alarme : « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union »[3].

Ce rappel, sous ses dehors techniques, résonne comme un véritable avertissement. Il ne s’agit pas seulement d’une chicane théorique entre juristes[4], mais d’une mise en garde adressée à l’Union tout entière : si chaque État membre pouvait invoquer son « identité » pour se dérober à ce qui fonde l’ordre juridique commun, c’est l’édifice unioniste qui verrait ses fondements se lézarder. Et le moment est propice à ce type de tension : on assiste depuis quelques années maintenant à ce qui pourrait bien être qualifié de moment nationaliste et illibéral, presque schmittien[5], c’est-à-dire le retour en force de l’État-nation, la tentation de mener une « politique identitaire » et l’affrontement des souverainetés, là où l’on pensait que le droit avait pacifié les oppositions. Or, la force de l’intégration repose précisément sur la primauté du droit, sur la conviction qu’un magistrat européen peut dire le Droit même contre les gouvernants et, si les circonstances l’y invitent, contre les règles constitutionnelles[6]. L’Union ne saurait tolérer une application « à la carte » de ses règles et, en particulier, de la valeur de l’État de droit : elle ne survivrait pas à un tel éclatement normatif. Cette mise en garde, à bien y regarder, n’a rien d’innocent : elle engage l’équilibre même entre intégration et souveraineté, et l’arrêt à venir pourrait bien entrer dans le panthéon des grandes décisions de Luxembourg, aux côtés des arrêts Costa c. ENEL ou encore de Les Verts qui ont donné à l’Union européenne son visage d’« Union de droit »[7].

2°) L’identité constitutionnelle : un concept ambivalent

Or, derrière le concept d’« identité constitutionnelle » se cache une ambivalence : parler d’« identité », c’est évoquer simultanément l’idée de permanence et celle de transformation[8]. Cependant, rapportée au droit (constitutionnel), l’« identité » n’est pas une simple photographie figée d’un ordre juridique à un moment donné.

Elle est plutôt un récit, une mémoire vivante qui conserve tout en métamorphosant. Elle dit ce qui, dans la trame constitutionnelle, demeure intangible, mais elle exprime également la capacité d’un ordre juridique à se reconfigurer pour continuer d’être lui-même.

L’« identité constitutionnelle » se présente ainsi comme un lieu de médiation : elle relie le passé et l’avenir selon l’intrigue retenue, elle permet aux États de se dire eux-mêmes, de tracer leurs lignes de continuité tout en restant ouverts au dialogue avec des ordres  juridiques extérieurs – comme celui de l’Union. Cette tension constitutive n’est pas un problème, elle est, à l’opposé, ce qui rend le concept opératoire : elle oblige à se demander ce « qui »[9], dans un ordre juridique, ne peut pas changer sans qu’il cesse d’être ce qu’il estune idiosyncrasie. Quels sont les principes, les valeurs, les droits qui forment le « noyau dur » d’une Constitution ? Répondre à cette question, c’est distinguer ce qui est disponible de ce qui ne l’est pas, ce qui peut être renégocié de ce qui doit être protégé. Au bout du compte, l’« identité constitutionnelle » n’est pas, quoi que l’on en dise, un instrument de repli, mais un espace de dialogue. Elle trace des « lignes rouges » pour mieux permettre à tout ce qui se situe en deçà de continuer à évoluer[10]. Elle n’est pas, malgré son ambiguïté congénitale, une fin de non-recevoir opposée à l’intégration européenne, mais davantage une façon de la penser plus finement, de rappeler qu’elle se construit avec les États et leurs traditions, non contre eux. Cette idée a d’ailleurs été élevée au rang de principe juridique par l’article 4 § 2 TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Et ce respect des traditions constitutionnelles travaille également la Charte des droits fondamentaux. Effectivement, son article 52 § 4 précise que « [d]ans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions ». De telles références ne sont pas de simples formules décoratives : elles confèrent à ces particularismes locaux un véritable statut normatif, et font de ceux-ci un instrument d’équilibre entre l’uniformité de l’ordre juridique de l’Union et le respect de la pluralité des cultures constitutionnelles. Et c’est bien là le pari de l’intégration européenne : faire de la diversité des traditions un ciment plutôt qu’une fracture, fidèle  à cette devise que l’on devrait méditer un peu plus souvent qu’on ne le fait – in varietate concordia.

3°) D’un concept défensif à une arme politique

D’ailleurs, historiquement[11], l’« identité constitutionnelle » s’est tout d’abord présentée comme un « bouclier » plus que comme une « arme de poing ». Son exemple canonique reste la célèbre saga judiciaire Solange en Allemagne. En 1974, dans Solange I, la Cour de Karlsruhe avait posé une exigence claire : « tant que la Communauté ne garantit pas une protection des droits fondamentaux équivalente à celle de la Loi fondamentale, la juridiction constitutionnelle fédérale se réserve le droit d’examiner la compatibilité de tous les actes communautaires avec les droits fondamentaux ». Cette position n’était pas une déclaration de guerre au droit européen, mais l’ouverture d’un dialogue exigeant : l’Allemagne acceptait l’intégration, mais pas au détriment de ses droits et libertés fondamentaux. Douze ans plus tard, dans Solange II, la même juridiction constatait les progrès accomplis grâce à la CJCE et levait son veto : la protection des droits fondamentaux au niveau communautaire était désormais jugée substantiellement équivalente. Finalement, ce retournement illustre le sens profondément dynamique, voire pragmatique, de l’« identité constitutionnelle » : cette dernière n’est pas une forteresse inébranlable, plutôt un poste  de vigie. La décision de 2009 sur le traité de Lisbonne a confirmé ce rôle de gardienne vigilante : la juridiction y a affirmé que certaines compétences devaient rester réservées à l’État allemand, même dans le contexte d’une intégration plus poussée. Loin donc d’être un frein à l’intégration, l’« identité constitutionnelle » a fonctionné, dès l’origine, comme une clause de sauvegarde, rappelant que l’Europe n’est pas un espace d’effacement des particularités, mais un projet qui suppose leur préservation. Mais le constat, depuis lors, s’est enténébré.

Certaines juridictions juridictionnelles se saisissent de ce concept, non pas pour en faire un rempart protecteur des droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir.

En Pologne, pour retrouver la décision d’octobre 2021, le Tribunal constitutionnel l’a invoqué pour légitimer des réformes affaiblissant l’indépendance de la magistrature et se soustraire aux décisions de la CJUE. En Hongrie[12], il a servi de paravent juridique à des politiques restreignant l’action des ONG et durcissant l’accueil des réfugiés. En Russie, avant son retrait du Conseil de l’Europe, la Cour constitutionnelle s’en est prévalue pour refuser l’exécution d’arrêts de la CEDH[13]. Ce qui fut d’abord pensé comme un bouclier défensif, protecteur, s’est mué, par un glissement discret, en glaive brandi contre l’État de droit. Cette inversion du sens originel rompt le pacte de confiance entre États membres, alimente une dynamique de fragmentation et menace de transformer le « dialogue des juges » en un authentique bras de fer, où l’affrontement l’emporterait sur toute collaboration.

4°) L’archéologie du concept : retrouver son « noyau »

Pour surmonter le malaise actuel, il faut revenir aux fondations mêmes de l’« identité constitutionnelle ». L’exercice est quasiment archéologique : il s’agit de dégager des usages, les « couches » de sens, de remonter aux problèmes et besoins originels qui ont faire émerger le concept[14], d’en exhumer le cœur battant. Car, comme l’ont révélé des auteurs, aucun concept n’existe en apesanteur[15] : il prend sens dans un contexte, dans des pratiques, dans une histoire[16]. L’« identité constitutionnelle » est née précisément pour combler une lacune : assurer que le processus d’intégration européenne ne se ferait pas aux prix des garanties constitutionnelles minimales. Elle fut pensée – on le suggérait déjà – comme une espèce d’« assurance-vie des droits  fondamentaux », un garde-fou destiné à sauvegarder l’essentiel tout en laissant l’ordre juridique évoluer. Sa vocation première n’était pas de dresser des murailles, mais de rappeler qu’existe une base commune que l’on ne saurait miner sans s’oublier[17]. Le « noyau dur » dudit concept se découvre dans ses usages primitifs et dans l’intuition que l’on peut se faire de son contenu : l’« identité constitutionnelle » renvoie, en tout premier lieu, à la garantie des droits fondamentaux[18].

En d’autres mots, il n’est pas d’invocation tolérable, crédible, de l’« identité constitutionnelle » qui peut faire abstraction de cette exigence.

Tout bien considéré, les droits fondamentaux ne sont pas seulement une limite externe, mais bien une condition interne, constitutive du concept d’« identité constitutionnelle » – c’est-à-dire son critère de validité autant que sa raison d’être. Par conséquent, en faire un instrument de restriction ou, pire encore, de contournement des droits fondamentaux revient à trahir ses horizons, à flouer les engagements charnières que ce concept avait vocation à préserver. Pour autant, une telle fidélité au noyau n’implique nullement l’immobilisme : l’« identité constitutionnelle » n’est pas un monument de pierre, comme on l’avouait, plutôt une idée vivante, susceptible de se reconfigurer au gré des contextes politiques et sociaux. Elle peut s’adapter, mais elle ne saurait être invoquée pour, par exemple, saper les bases de l’État de droit ou pour légitimer des dérives nationalistes. C’est précisément ce que rappelle avec vigueur D. Spielmann dans les conclusions mentionnées : la sauvegarde de l’État de droit, dit-il, ne peut être modulée selon la conjoncture ni réduite à une simple variable d’ajustement politique. Car la primauté du droit de l’Union, insiste-t-il, n’est pas une option parmi d’autres, mais un principe « intangible » de l’édifice européen[19], un élément incessible.

5°) Un concept à sauver, pas à enterrer

Faut-il alors se méfier de l’« identité constitutionnelle » ? Sans doute, si elle devient le paravent commode de politiques identitaires ou l’instrument d’une souveraineté possessive et extrémiste.

Mais non, si on la lit pour ce qu’elle est fondamentalement : une invitation à penser l’articulation de l’unité et de la diversité au sein de l’Union.

Loin d’être un obstacle au projet européen, elle en est, à rebours, l’une de ses « clés de voûte » : elle rappelle que l’intégration ne consiste pas à niveler, mais à mettre en dialogue les traditions constitutionnelles, à les faire converser sans les réduire au silence. Elle impose aux États de protéger ce qui constitue leur « cœur » normatif, tout en les obligeant à se tenir solidaires dans l’espace commun[20]. Loin de raccourcir l’horizon de l’UE, l’« identité constitutionnelle » peut le densifier : elle exige que les normes européennes respectent la diversité, mais sans renoncer aux valeurs communes, aux exigences primaires. Dit autrement encore, l’« identité constitutionnelle » n’est pas un refuge commode pour le repli, davantage un instrument de co-responsabilité : elle relie les États par ce qu’ils  ont de plus essentiel, leur impose de protéger ce qui fonde leur ordre juridique tout en demeurant liés au projet commun. C’est la raison pour laquelle l’affaire Commission c. Pologne se présente comme une épiphanie, un « moment de vérité ». Si la CJUE vient à reconnaître que l’« identité constitutionnelle » ne peut être invoquée pour contourner les exigences de l’État de droit, elle réaffirmera que ce concept n’est pas une échappatoire, mais plutôt une exigence permanente, et qu’il ne saurait être employé – comme l’a largement révélé l’archéologie de ses usages – pour vider de leur substance les engagements pris envers l’Union. Faute de quoi, on assisterait à un dévoiement, un détournement, à ce que certains auteurs nomment – pour mieux le condamner – actuellement : un « abus de l’identité constitutionnelle »[21] au regard des attentes conceptuelles « légitimes ».

6°) Une promesse à honorer

En définitive, il faut le seriner : le concept d’« identité constitutionnelle » n’a jamais été pensé – ou, mieux, utilisé – pour dynamiter l’intégration européenne, mais pour l’accompagner, l’appuyer et l’approfondir, en garantissant que celle-ci ne se fasse pas au préjudice des droits fondamentaux. Au fond, il porte une promesse : celle d’enraciner les droits dans les traditions nationales tout en les inscrivant dans un espace commun. Détourner ce concept, comme on le constate aujourd’hui, pour se soustraire aux principales exigences de l’État de droit, c’est non seulement trahir sa vocation et les attentes qu’il nourrit, mais également priver l’Union d’un instrument de négociation, d’un lieu de médiation indispensable. Non pas un instrument de compromission, mais de recherche de compromis[22], d’ajustement permanent, nécessaire pour redéfinir ensemble un horizon de références partagées. Partant, l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un moment décisif – et peut-être même historique –, car ce qui s’y joue n’est rien de moins que le sens, dans les deux acceptions du mot, à donner au pacte constitutionnel européen pour l’avenir et la capacité de l’Union à résister à toute tentative de neutralisation de ses convictions profondes. L’histoire n’est pas achevée : elle continue de s’écrire sous nos yeux et rappelle que l’équilibre funambulesque entre unité et diversité demeure un exercice sans cesse recommencé[23], dans un ordre juridique en perpétuel mouvement – et foisonnant comme un « rhizome »[24].

[1] J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, p. 137.

[2] Affaire C-448/23.

[3] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 90].

[4] D’ailleurs, c’est ce que l’avocat général s’efforce de mettre en évidence : ibid., § 84.

[5] L’on pense en particulier à cette dynamique, qui traverse sa Théorie du partisan, de l’« ami » et de l’« ennemi » et qui dresse les groupes les uns contre les autres (C. Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, Flammarion, coll. “Champs classiques”, Paris, 2009, p. 64).

[6] CJUE, 26 septembre 2024, MG, aff. C‑792/22 [§ 62].

[7] Pour approfondir : L. Laithier, « L’Union européenne, une Union de droit ? Analyse de la portée du modèle de l’État de droit lors du récent épisode des réformes judiciaires polonaises », RDLF [En ligne], chron. n° 42, 2019.

[8] P. Ricœur, en distinguant l’« identité-mêmeté » – ce qui reste identique – et l’« identité-ipséité » – ce qui change sans se renier – fournit une clé précieuse pour comprendre cette dialectique, qui trouve à se réconcilier dans le concept d’identité narrative.

[9] Et c’est lui qui est le cœur de l’interrogation d’après le philosophe : P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, Seuil, coll. “Points – essais”, Paris, 2017, p. 62.

[10] D’ailleurs, c’est un peu la même idée qui semble guider les valeurs de l’article 2 TUE comme élément important de l’identité « constitutionnelle » de l’Union. Tout du moins, c’est ce qu’on peut lire dans les conclusions de T. Ćapeta sous l’affaire Commission c. Hongrie : « les choix constitutionnels nationaux ne peuvent pas aller au-delà de ce cadre commun. À cet égard, comme je l’ai déjà proposé, l’article 2 TUE pourrait être compris comme imposant des “lignes rouges” qui, si elles étaient franchies, appellent une réaction afin de défendre le modèle constitutionnel de l’Union » (§ 221).

[11] Dans une certaine mesure : F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, LGDJ, coll. “Bibliothèque constitutionnelle et de science politique”, Paris, 2013, pp. 81-84.

[12] Décision 22/2016. (XII. 5.) AB on the Interpretation of Article E) (2) of the Fundamental Law [§ 49].

[13] Pour approfondir : A. Zotééva et M. Kragh, « From Constitutional Identity to the Identity of the Constitution: Solving the Balance of Law and Politics in Russia », Communist and Post-Communist Studies, n° 54, 2021, pp. 176-195.

[14] Car tout concept répond toujours à une problématique et des besoins spécifiques : G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éd. de Minuit, coll. “Reprise”, Paris, 2005, p. 24.

[15] M. Queloz et D. Cueni, « Left Wittgensteinianism », European Journal of Philosophy, n° 29, 2021, pp. 758-777, spéc. p. 770.

[16] Comme une phrase ne se pose pas dans l’absolu, le concept est le produit d’un certain contexte d’où il émerge (G. Gusdorf, La parole, PUF, coll. “Quadrige”, Paris, 1952 [rééd. 2016], p. 79). On pourrait presque dire, en empruntant toujours les mots de cet auteur, que chaque concept est à sa manière pensée de circonstance, une idée historique (ibid., p. 80).

[17] Sans oublier ce lourd et malheureux héritage que le projet européen porte depuis ses premières ébauches, à savoir : plus jamais cela.

[18] Voy. F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, op. cit., p. 73.

[19] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 85].

[20] CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23 [§ 50 et § 93].

[21] Entre autres : J. Scholtes, « Abusing Constitutional Identity », German Law Journal, n° 22, 2021, pp. 534-556. Encore : H. Gaudin, « Et si l’on parlait de l’abus de droit d’un État membre en matière de citoyenneté de l’Union ? À propos de l’arrêt de la Cour de justice rendu en Grande Chambre, le 29 avril 2025, Commission c/Malte, dans l’affaire dite des Golden Passports », L’Observateur de Bruxelles, n° 139 (à paraître).

[22] Voy. P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, op. cit., pp. 132-133.

[23] Comme le soulignait dernièrement l’avocate générale T. Ćapeta dans ses conclusions, du 5 juin 2025, sur l’affaire Commission européenne c. Hongrie (aff. C‑769/22) : le projet de l’UE est d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220).

[24] Pour pousser l’analyse sur les implications d’une telle métaphore : R. M. Kattula, « Our Rhizomatic Constitution », Harvard Law School – Journal on Legislation [En ligne], 2025.

Bon anniversaire à l’arrêt Rudy Grzelczyk !

Le lancement de la citoyenneté de l’Union

« Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas » – Articles 9 TUE et 20§1er TFUE.

Il y a un avant et un après Rudy Grzelczyk.


Avant, bien sûr, à l’occasion du traité de Maastricht (1992), il y a l’introduction de la citoyenneté européenne dans le traité1https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:11992E/TXT, sans elle, rien n’aurait été possible. Néanmoins, la révolution de la citoyenneté européenne restait inachevée, faute d’avoir reçu une concrétisation juridique. En attestent les débats doctrinaux et, malgré l’audace, dès 1992, de l’arrêt Micheletti2https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:61990CJ0369, les hésitations de la Cour de justice3Par ex., les arrêts du 12 mai 1998, Martínez Sala, C-85/96 et du 24 novembre 1998, Bickel et Franz, C-274/96 qui culminent sans doute dans l’arrêt Wijsenbeek du 21 septembre 19994https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:61997CJ0378 rendu sur conclusions contraires de l’avocat général Cosmas.

On hésite parfois à reprendre des affirmations célèbres de la Cour de justice de peur d’être accusé de dogmatisme. Il est pourtant difficile de ne pas le faire dans le cas l’arrêt Grzelczyk. On s’y prêtera donc en rappelant que, en combinaison avec le principe de non-discrimination, « le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres permettant à ceux parmi ces derniers qui se trouvent dans la même situation d’obtenir, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice des exceptions expressément prévues à cet égard, le même traitement juridique »5Grzelczyk, pt 31.

La force et la solennité de l’énoncé procède au lancement juridique de la citoyenneté européenne, de la notion, du statut et des droits qui lui sont attachés, bien loin de ce qui était le ressortissant des États membres voire, par la suite, le ressortissant communautaire6Voir par ex. CJCE, 14 juillet 1977, Sagulo, 8/77.

Et après ? Il est difficile de faire le décompte de la filiation Grzelczyk ! Complétée et confortée en 2002 par l’arrêt Baumbast7https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:61999CJ0413 relatif à la plénitude des droits de circulation et de séjour des citoyens européens, la jurisprudence se déploie dans de nombreuses directions allant jusqu’à égratigner des législations nationales – état civil, mariage, adoption, nationalité, … – que l’on pensait hors de portée du droit de l’Union. Elle est accompagnée de contestations grandissantes sur la compétence de contrôle de la Cour, à l’image de celles, récentes, soulevées par l’affaire maltaise dite des Golden Passeports8https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62023CJ0181. Il n’en reste pas moins que la citoyenneté de l’Union relève des dispositions fondamentales des traités, qu’elle concrétie le principe de solidarité , et participe du processus d’intégration9Commission c/Malte, pt 93.

Une autre manière de penser l’Union et son droit, c’est aussi à cela que nous invite l’arrêt Grzelczyk, à l’instar, sans contestation, des arrêts Van Gend en Loos, Costa c/ENEL, Internationale HandelsgesellschaftLes Verts, de l’avis 2/13, ou bien encore des affaires Association syndicale des juges portugais, Wightman, ou des arrêts sur la conditionnalité10https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62021CJ0156; https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62021CJ0157 ; liste indicative !

La jurisprudence Grzelczyk, c’est donc, en premier lieu, le lancement d’un statut et des droits qui lui sont rattachés.

Instituée par l’Union comme le précise l’art. 20§1er TFUE, la citoyenneté de l’Union est un statut européen dont la logique prolonge celle du ressortissant communautaire. Elle est, comme lui, intrinsèquement liée à la non-discrimination en raison de la nationalité. Mais elle dépasse le lien historique en estompant les questions de nationalité. C’est le cas de l’affaire Grzelczyk, mais aussi, par exemple, précocement Martínez Sala, ou Bickel et Franz, ou bien encore des affaires Bidar, de 2005, Huber, de 2008, et dans le cas d’une demande d’extradition vers un pays tiers, Raugevicius en 2018. En tant que statut européen, elle autorise un contrôle de la Cour sur le retrait/perte et attribution de la nationalité. Si l’affirmation paraît simple, elle cache pourtant la sensibilité et la complexité d’un tel contrôle car pesant sur les législations des États membres afférentes11Micheletti, préc.. C’est l’arrêt Rottmann de 2010 qui est venu fixer les modalités de ce contrôle notamment quant au retrait ou à la perte de nationalité, entraînant la perte de la citoyenneté européenne12jurisprudence constante : Tjebbes en 2019, ou encore JY en 2022. Peut-être plus complexe est le contrôle sur l’attribution de la nationalité. Evoqué dans l’affaire Zhu et Chen en 2004, il est aligné sur le contrôle du retrait dans l’affaire des Golden Passports. Quelle que soit l’hypothèse (retrait/attribution), le contrôle de la Cour est d’une part limité dans son intensité et, d’autre part, renvoyé concrètement aux juridictions nationales.

La qualification de statut fondamental attribuée par la Cour à la citoyenneté européenne est solennelle. Sa signification mérite d’être éclairée. Fondamental, c’est-à-dire protégé au plus haut niveau des traités. Fondamental, c’est-à-dire lié à la Charte des droits fondamentaux de l’Union dont le préambule énonce que l’Union place la personne au cœur de son action (notamment) en instituant la citoyenneté de l’Union13https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12016P000 et le titre V est consacré à la citoyenneté. Dans ce cadre, les droits et libertés du citoyen de l’Union se répartissent principalement entre ceux, liés à l’Espace de liberté, sécurité et justice, de circulation et séjour14Par ex. Garcia Avello, 2003 ; Coman, 2018 ; Pancharevo, 2021 et ceux liés à la vie démocratique de l’Union (par ex. Espagne c/Royaume-Uni en 2006 ; Commission c/République tchèque et Commission c/Pologne ; Commission c/Malte préc.). Un rééquilibrage bienvenu entre les deux branches a été opéré par l’arrêt des passeports maltais de 2025 et rapproche la citoyenneté européenne de ce modèle qui est celui de la dual citizenship.

Fondamental, son expression la plus évidente se trouve dans l’arrêt Ruiz-Zambrano de 2011 : « l’article 20 TFUE s’oppose à des mesures nationales ayant pour effet de priver les citoyens de l’Union de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par leur statut de citoyen de l’Union »15https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62009CJ0034, pt 42 ; voir aussi l’arrêt Rendón Marín de 2016/mfn] et dans un sens similaire les conclusions de Tamara Ćapeta sur Safi.

L’ensemble de ces droits est, conformément à l’article 52§2 de la Charte, prioritairement adossé aux traités.

La jurisprudence Grzelczyk, c’est ensuite un débat ouvert sur la question du champ d’application du droit de l’Union. Si l’article 20 TFUE énumère les droits du citoyen de l’Union (droit de circuler et séjourner librement, droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen ainsi qu’aux élections municipales dans l’État membre dans lequel il réside, droit à la protection diplomatique et consulaire, droit d’adresser des pétitions au Parlement européen, droit de recourir au médiateur européen, droit de s’adresser aux institutions de l’Union dans sa langue…. l’ensemble de ces droits étant repris aux articles 39 à 45 de la Charte), l’article 20, dans son dernier alinéa précise que « ces droits s’exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci ». Cette précision est d’importance au point qu’on la trouve reprise, à l’identique à l’article 21§1er TFUE, et de manière équivalente à l’article 52§1er de la Charte.

Une telle formulation se rattache à la question du champ d’application. Posée pour la citoyenneté de l’Union, elle rejoint celle de longue date liée aux droits fondamentaux (ERT 1991), réglée à l’article 51 de la Charte, et confirmée par la Cour (Akerberg Fransson, 2013). On la retrouve également concernant le principe de non-discrimination, et plus récemment le droit à la protection juridictionnelle effective de l’article 19 TUE, voire, globalement, les valeurs de l’article 2 TUE (dont la résolution pourrait être apportée par l’arrêt à venir Commission c/Hongrie, C-769/22). Elle est le symbole que l’Union n’a que des compétences d’attribution et non une compétence générale.

Le déclenchement de la protection liée à la citoyenneté européenne est subordonné à l’existence d’ un lien de rattachement avec une situation placée sous l’emprise du droit de l’Union (Carpenter, 2002), sans que la qualité de ce lien ne soit vraiment défini (Lounes, 2017). Additionner citoyenneté européenne, non-discrimination et liberté de circulation/séjour amène la Cour à étendre sa compétence de contrôle sur des domaines non régis par le droit de l’Union – y compris conçus de manière large – dans une logique de non-affectation des droits du citoyen européen.

Enfin, une de ses principales spécificités réside dans la constitution autour du statut de citoyen européen d’un champ d’application personnel, bien éloigné des conceptions matérielles traditionnelles en droit de l’Union (voir pourtant Mesbah, 1999). Dans certains cas, la possession du statut déclenche seule la protection du droit européen, que l’on ait circulé ou non (Mc Carthy, 2014 et bien sûr Ruiz-Zambrano, préc.).

La jurisprudence Grzelczyk, c’est enfin l’interrogation qu’elle déclenche sur les rapports entre le citoyen européen et l’Union.

C’est de longue date, et à propos d’abord des emplois dans l’administration publique, que la Cour de justice s’est interrogé sur le caractère particulier du lien de nationalité entre un État et ses ressortissants [CJCE, 17 décembre 1980, Commission c/Belgique, C-149/79]. La définition actuelle de ce lien de nationalité est fixé par l’affaire Rottmann de 2010 [pt 51] : il est fondé sur un « rapport particulier de solidarité et de loyauté entre l’État et ses ressortissants ainsi que (sur) la réciprocité de droits et de devoirs » – définition reprise dans l’affaire maltaise [point 96] – qu’il est « légitime pour un État de vouloir protéger ». La Cour de justice s’est également penchée sur la nature du lien qui peut exister entre un citoyen de l’Union et l’État dans lequel il réside, sans en posséder la nationalité, et qui est guidée par l’idée d’intégration 15Par ex., CJCE, 7 septembre 2004, Michel Trojani, C-456/02 ou encore CJUE, 18 décembre 2019, U.B., C-447/18, pt 47. L’attribution d’un droit de vote aux élections locales va en ce sens.

Dans une perspective prospective, ce qu’il est intéressant d’envisager, est le lien qui court de l’arrêt Grzelczyk à l’arrêt Commission c/Malte sur les relations entre le citoyen européen et l’Union. La Cour les fonde en 2025 sur l’article 20§2 1ère phrase TFUE dont il ressort que « les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par les traités. Conformément au §1 de cet article 20, le rapport particulier de solidarité et de loyauté existant entre chaque État membre et ses ressortissants constitue également le fondement des droits et obligations que les traités réservent aux citoyens de l’Union »16Malte, pt 97. Il existerait donc une duplication au niveau de l’Union de ce lien spécial que la Cour s’était plu à définir, concernant les États membres, dès 1980.

Concrètement, trois domaines le manifestent ; apparus progressivement dans la jurisprudence, ils concernent l’extradition, la vie démocratique de l’Union et enfin la protection diplomatique et consulaire.

La question de l’extradition d’un citoyen européen ayant fait usage de sa liberté de circulation dans un autre État membres a conduit la Cour à s’interroger sur la protection que celui-ci pouvait attendre de la part du droit de l’Union. Dans une jurisprudence constante et riche17CJUE, GC, 6 décembre 2016, Petruhhin, C-182/15, pt 60 ; GC, 13 novembre 2018, Raugevicius, C-247/17, pt 49 ; GC, 22 décembre 2022, SM, C-237/21, elle a étendu la protection européenne à celui-ci au nom du principe de non-discrimination, des libertés de circulation, des droits de la Charte, le tout sous l’égide de la coopération nécessaire entre l’État membre de résidence et celui d’origine du citoyen européen. Notamment, un État saisi d’une demande d’extradition d’un citoyen européen, doit impérativement vérifier que « l’extradition ne portera pas atteinte aux droits visés à l’article 19 de la Charte »18Petruhhin, pt 60, Raugevicius, pt 49.

Par évidence terminologique, citoyenneté européenne et vie démocratique de l’Union entretiennent des liens consubstantiels : la citoyenneté appelant la participation à la vie de la cité, serait-elle européenne. Si cette facette démocratique ne s’est pas principalement développée dans un premier temps, c’est chose faite maintenant et avec la solennité des affirmations de l’arrêt Commission c/Malte : « en exerçant les droits politiques que leur confèrent les articles 10 et 11 TUE, les citoyens de l’Union participent directement à la vie démocratique de l’Union. En effet, son fonctionnement est fondé sur la démocratie représentative, laquelle concrétise la valeur de démocratie qui constitue, en vertu de l’article 2 TUE, l’une des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée [voir, en ce sens, arrêts du 19 décembre 2019, Puppinck e.a./Commission, C‑418/18 P, EU:C:2019:1113, pt 65 ; du 19 novembre 2024, Commission/République tchèque (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), C‑808/21, EU:C:2024:962, pts 114 et 115, ainsi que du 19 novembre 2024, Commission/Pologne (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), C‑814/21, EU:C:2024:963, pts 112 et 113] »19Commission c/Malte, pt 89.

Enfin, la protection diplomatique et consulaire, mise en place aux articles 20§2 et 23 TFUE, avait pu laisser dubitatif tant quant à sa nature et ses modalités. Ici encore l’arrêt Commission c/Malte vient relancer, de manière prospective, ces droits qui vont dans le sens d’un lien de rattachement et d’un lien de protection entre le citoyen européen et l’Union20Ibid. pt 90.

L’art de la nuance… ou la pertinence d’une approche par les risques en présence de la délinquance financière et la criminalité organisée.

À propos du rapport fait au nom de la commission d’enquête du Sénat n° 757, enregistré à la Présidence du Sénat le 18 juin 2025.

Le droit est fait de nuances, tout juriste étant confronté à la mise en œuvre de principes divers et variés assortis d’inévitables restrictions ou exceptions. Un récent rapport sénatorial1Cf. Rapport fait au nom de la commission d’enquête aux fins d’évaluer les outils de la lutte contre la délinquance financière, à la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales en France et en Europe, et de proposer des mesures face aux nouveaux défis : Sénat, n° 757, enregistré à la Présidence du Sénat le 18 juin 2025 [En ligne], prenant acte de l’hybridation de la délinquance financière et de la criminalité organisée, préconise nombre de recommandations aux fins de mieux prévenir et réprimer un tel phénomène.

Consciente de la nécessité de se garder d’une approche « frontale » du phénomène, la représentation nationale semble acquise à la nécessité de privilégier à l’avenir une approche par les risques, d’inspiration internationale et européenne indéniable (), seule approche à même de parvenir à la construction d’un corpus juridique pérenne afin de mieux lutter contre la délinquance financière et la criminalité organisée ().


1°) D’inspiration internationale et européenne, l’approche par les risques l’est indéniablement puisqu’elle constitue la recommandation première du GAFI2https://www.fatf-gafi.org/content/dam/fatf-gafi/recommendations/Recommandations%20du%20GAFI%202012.pdf.coredownload.pdf et qu’elle est désormais commandée par nombre de directives consacrées à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, dites « LCB-FT », et par une proposition de directive relative à la lutte contre la corruption à laquelle le rapport d’information du Sénat vient d’apporter son soutien.

Ainsi que le souligne l’Autorité des marchés financiers, l’approche par le risque se situe désormais « au centre de toute la réglementation relative à la LCB-FT depuis la troisième directive antiblanchiment 2005/60/CE du 26 octobre 2005 »3Cf. AMF Lignes directrices sur l’approche par les risques en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme [En ligne], en rappelant que les obligations imposées aux entités assujettis à l’égard de la clientèle se répartissent en obligations dites « simplifiées » ou « renforcés » selon le risque de blanchiment préalablement identifié, analysé, et hiérarchisé, preuve s’il en est que l’efficacité d’un dispositif juridique dépend de sa capacité à intégrer les inévitables nuances et facettes de toute réalité criminelle.

De la sorte, l’« effort de prévention » fondé sur l’approche par les risques a été pensé « en complément de l’approche fondée sur le droit pénal »4Cf. Considérant n° 1 Directive 2005/60/CE [En ligne], étant encore observé que l’approche par les risques, après avoir été imposée aux entités assujetties, s’est également imposée tant aux autorités européennes que nationales5Conformément à la quatrième directive dont il faut rappeler que le considérant n° 1 disposait nettement qu’ « en plus de continuer à développer l’approche pénale au niveau de l’Union, il est indispensable de s’attacher à la prévention ciblée et proportionnée de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme, qui peut produire des résultats complémentaires ». Cf. Directive (UE) 2015/849.

S’agissant de la France, un rapport a été établi sous l’autorité du Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (COLB). Véritable cartographie à dimension macro-économique, l’« Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme »6Cf. Rapport 2023 permet ainsi aux assujettis de mieux appréhender les risques auxquels ils sont concrètement exposés et de satisfaire à leurs propres obligations cartographiques inscrites notamment aux articles L. 561-4-1 et L. 561-32 du Code monétaire et financier.

Le rapport sénatorial précité s’est appliqué à rappeler les intérêts liés à l’approche par les risques. Il a mis en exergue qu’elle répond à une logique d’efficience en ce qu’« elle permet aux autorités engagées dans la lutte contre le blanchiment de cibler leurs contrôles afin d’user efficacement de leurs ressources »7Cf. Rapport préc., p. 162. Ce faisant, la représentation nationale n’a fait que rendre hommage à la doctrine du GAFI, lequel a toujours fait valoir que « cette approche devrait constituer le fondement essentiel d’une allocation efficiente des ressources au sein du régime de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme »8Cf. Recommandations GAFI, p. 10. Également, le rapport sénatorial a insisté sur le fait que l’approche par les risques permet « d’adopter une approche proportionnée entre d’une part, la nécessité pour les services de renseignement et contrôle d’intercepter des flux frauduleux le plus précocement possible pour faire échec à des schémas de fraudes souvent fugaces, et d’autre part, la volonté légitime de ne pas entraver la liberté d’entreprendre, en évitant d’imposer des contraintes trop lourdes pour les professionnels assujettis aux obligations LCB-FT »9Cf. Rapport préc., ibidem. Ce dernier avantage attaché à l’approche par les risques invite à préciser, à la suite du considérant n° 22 de la quatrième Directive, que « l’approche fondée sur les risques ne constitue pas une option indûment permissive pour les États membres et les entités assujetties. Elle suppose le recours à la prise de décisions fondées sur des preuves, de façon à cibler de façon plus effective les risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme menaçant l’Union et les acteurs qui opèrent en son sein ». Enfin, le rapport sénatorial souligne que l’approche par les risques répond « à un enjeu d’acceptabilité de la réglementation LCB/FT par les professionnels assujettis, mais aussi par leurs clients, qui sont particulièrement sollicités du fait des obligations de vigilance imposées à ces professionnels »10Cf. Rapport précité, ibidem.

Si l’approche par les risques en lien avec la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme bénéficie d’une reconnaissance juridique effective, elle se révèle particulièrement perfectible à l’égard de la lutte anticorruption.

2°) Tout comme l’antiblanchiment à son origine, l’anticorruption se limite à imposer une approche par les risques aux seules entités assujetties, négligeant encore les autorités européennes et nationales. La loi Sapin II est, à cet égard, doublement lacunaire.
Elle est lacunaire, d’une part, à raison du caractère arbitraire des critères retenus – au moins 500 salariés et un chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’euros… – afin de déterminer le champ d’application de l’obligation de conformité anticorruption. Mais, si la critique d’origine doctrinale semble avoir été entendue par la représentation nationale11Cf. M. Segonds, « Les excentricités de la lutte anticorruption », in Les excentricités du droit pénal, Mare & Martin, Paris, 2024, p. 93, sp. p. 94, elle ne l’a été qu’à moitié. En effet, plutôt que de s’engager sur la voie de l’élargissement des critères12Cf. Rapport précité, recommandation n° 12, p. 22, il faut regretter que le rapport sénatorial ne se soit pas véritablement engagé dans la promotion d’une véritable approche par les risques, notamment par la recommandation d’une identification légale et réglementaire des professionnels et des secteurs d’activités à risque corruptif tout en faisant alors peser sur ces derniers une véritable obligation cartographique13Véritable parce que l’obligation cartographique présentement inscrite à l’article 17 de la loi du 9 décembre 2016 possède le grave inconvénient de se limiter à l’identification, à l’analyse et à la hiérarchisation du risque corruptif… sans aucun égard pour les remédiations… et ce, quand bien même, l’Agence française anticorruption s’est appliquée par ses recommandations à corriger cette lacune difficilement compréhensible. Cf. P. Labic, Anticipation et prévention de la corruption : Entre philosophie morale et modèles économiques, Thèse, Strasbourg, 2023, p. 235.

Elle est lacunaire, d’autre part, parce que l’approche par les risques dont elle porteuse se limite à une approche micro-économique limitée aux seules entités assujetties. Une approche macro-économique est tout à la fois possible et nécessaire, ainsi que l’a déjà démontré la lutte antiblanchiment. Une fois encore, l’espoir d’une évolution normative est européen. Il réside dans l’adoption de la proposition de directive en date du 3 mai 2023 relative à la lutte contre la corruption14https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52023PC0234 dont l’article 3§5 dispose que « les États membres procèdent à une évaluation régulière afin de recenser les secteurs les plus exposés au risque de corruption ».

À cet égard, il faut souligner que la commission d’enquête sénatoriale a entendu saluer cette proposition de directive et tout particulièrement son article 3 en ce qu’il promeut une approche préventive de la corruption et la rédaction d’une évaluation nationale des risques par les États membres15Cf. Rapport précité, p. 158. Une telle approche des risques corruptif aura pour mérite d’être similaire à l’approche des risques de blanchiment, sans oublier la nécessité, au-delà d’une approche nationale, d’une approche supranationale des risques de corruption… qui pourrait parfaitement être similaire à celle qui a déjà été consacrée à propos de la lutte antiblanchiment16Cf. Directive (UE) 2015/849, considérant n° 23. L’approche par les risques sera micro-économique, nationale ou supra-nationale… ou ne sera pas… nuancée.

La protection juridique de la transidentité en droit international et européen des droits de l’Homme

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  • Principes de Yogyakarta, novembre 2006.
  • Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2011 relative aux conditions de protection internationale.
  • Résolution 2048 (2015) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les discriminations envers les personnes transgenres.
  • Principes de Yogyakarta +10, 2017 (actualisation).
  • Résolution du Parlement européen du 14 février 2019 sur les droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)).
  • Résolution du Parlement européen du 11 mars 2021 proclamant l’Union européenne « zone de liberté LGBTIQ » (2021/2557(RSP)).
  • Stratégie de la Commission européenne « Union de l’égalité », 2025.
  • Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, Rapport Droit et inclusion, 2017.
  • Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), Enquête sur les discriminations LGBTIQ, 2020.
  • Commission européenne, Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality, 2020.
  • Conseil des droits de l’homme, Droit et inclusion – Rapport de l’Expert indépendant chargé de la question de la protection contre la violence et la discrimination liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, Victor Madrigal-Borloz, 3 juin 2021.
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  • CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84.
  • CEDH, 11 juillet 2002, Goodwin c. Royaume-Uni, n° 28957/95.
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  • CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888.
  • CEDH, 17 février 2022, Y. c. Pologne, n° 74131/14.
  • CEDH, 31 janvier 2023, Y. c. France, n° 76888/17.
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  • CJUE, 29 octobre 2003, Garcia Avello, C-148/02.
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  • CJUE, 3 septembre 2008, Kadi, C-402/05 P et C-415/05 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, C-439/11 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations, C-444/11 P.
  • CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, C-156/15.
  • CJUE, 8 juin 2017, Freitag, C-541/15.
  • CJUE, 5 juin 2018, Coman, C-673/16.
  • CJUE, 26 juin 2018, MB, C-451/16.
  • CJUE, 14 décembre 2021, Pancharevo, C-490/20.
  • CJUE, 4 octobre 2024, Mirin, C-4/23.
  • CJUE, 9 janvier 2025, Mousse, C-394/23.
  • CJUE, 13 mars 2025, Deldits, C-247/23.
  • CJUE, 29 avril 2025, Commission c. Malte, C‑181/23.
  • CJUE, Shipov, C-43/24 (pendante).
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  • CIADH, Avis consultatif OC-24/17 du 24 novembre 2017 (identité de genre, égalité et non-discrimination).
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  • US Supreme Court, 27 juin 2025, Mahmoud et al. v. Taylor et al., n°24-297.
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La question de la protection juridique des personnes transgenres occupe aujourd’hui une place grandissante dans les débats juridico-politiques contemporains. Cette dynamique, alimentée aussi bien par les mobilisations sociales que par les travaux académiques – en particulier ceux de Stefano Osella : S. Osella & R. Rubio-Marin, « The Right to Gender Recognition Before the Colombian Constitutional Court: A Queer and Travesti Theory Analysis », Bulletin of Latin American Research [En ligne], n° 40, 2021, pp. 650-664 ; S. Osella & R. Rubio-Marin, « Gender Recognition at the Crossroads: Four Models and the Compass of Comparative Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 21, 2023, pp. 574-602 ; S. Osella, « Reinforcing the Binary and Disciplining the Subject: The Constitutional Right to Gender Recognition in the Italian Case Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 20, 2022, pp. 454-475 – s’inscrit dans une tendance plus générale d’affirmation des droits des minorités sexuelles et genrées, notamment en matière de reconnaissance juridique de l’identité de genre. En ce sens, les Principes de Yogyakarta (2006) et leur actualisation en 2017 (Principes +10), bien qu’ayant une valeur non contraignante, ont contribué à définir, à titre d’exemple, les standards internationaux de protection. Ils proclament, entre autres choses, le droit à l’autodétermination de genre et sollicitent des divers États le développement de politiques inclusives. Cette tendance est corroborée par des initiatives onusiennes comme le rapport « Droit et inclusion », du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Ce rapport développe toute une série de recommandations à l’adresse des États du monde pour garantir une meilleure – et, peut-être davantage encore, plus effective – protection aux personnes transgenres.

1°) Le droit de déterminer juridiquement son propre genre fait, à présent, l’objet d’une protection effective devant des juridictions – que celles-ci soient nationales et supranationales – sous des formes et par des procédures diverses. Des contentieux se développent dans plusieurs États relatifs au genre et à l’identité de genre, à l’exemple de l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers (UKSC 16 [2025]). En parallèle, de nombreuses institutions internationales appellent à renforcer la protection des droits des personnes transgenre. Elles enjoignent les États à garantir la protection de leur intimité, ainsi que leur identité. C’est le cas du Parlement européen par sa résolution en date du 14 février 2019 relative aux droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)), ainsi que sa résolution en date du 11 mars 2021 sur la déclaration de l’Union européenne en tant que « zone de liberté pour les personnes LGBTIQ » (2021/2557(RSP)). C’est le cas aussi de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme qui, en fin d’année 2017, dans un avis consultatif, a déclaré que l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression du genre sont des catégories protégées par les garanties d’égalité et de non-discrimination prévues dans la Convention (CIADH, 24 novembre 2017, Avis consultatif sur l’identité de genre, l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe, OC-24 /17). Elle réaffirme au passage ce qu’elle avait déjà consacré dans l’affaire Atala Riffo et enfants contre Chili en date du 24 février 2012. Plus récemment encore, à l’occasion de la Journée internationale de visibilité du genre, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a invité les États à adopter des mesures à la fois urgentes et concrètes pour protéger la vie et l’intégrité physique des personnes trans et de genre divers (Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24). On peut enfin mentionner, pour terminer ce tour d’horizon, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui, dans la résolution 2048 de 2015, a pointé du doigt les discriminations dont font l’objet les personnes transgenres sur le territoire européen. Ces différentes prises de position institutionnelles répondent à des situations de marginalisation et de violences documentées, surtout par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union dans une enquête rendue en 2020, et tranchent avec les régressions juridiques – et constitutionnelles – observées en avril dernier en Hongrie ou bien les tensions qui traversent en ce moment même les États-Unis et dont atteste l’affaire Mahmoud v. Taylor (n° 24-297) de la Cour suprême, arrêt dans lequel elle reconnaît le droit aux parents d’élèves dans des écoles publiques de soustraire leurs enfants des cours heurtant leurs intimes convictions en abordant des thèmes LGBTQ+. En France, l’arrêt de la Cour administrative d’appel Versailles du 24 juin 2025 (n° 24VE02253), refusant d’attribuer à un enfant, alors en colonie  de vacances, un dortoir qui correspondrait, non pas à son sexe, mais à son genre ou  l’annulation du tribunal administratif de Paris, prononcée le 11 juillet dernier (n° 2317381/6-1), d’une décision de la FFA d’interdire à une athlète trans de participer aux compétitions féminines d’athlétisme – puisqu’il n’existe aucune disposition qui confère cette  compétence au président de ladite Fédération (n° 2317381/6-1) – illustrent sans ambages les dissensions qui travaillent la société actuelle quant à la question du genre. Quoi qu’il en soit, et ainsi que le soulignait Peter Drenth, rapporteur permanent adjoint sur les droits humains du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, la situation actuelle des personnes trans est plus que préoccupante et devient une affaire d’importance capitale.

2°) En matière de protection des personnes transgenres, le droit de l’Union européenne a progressivement – et durablement – manifesté une volonté claire de lutter contre les discriminations fondées sur l’identité de genre, sur la réassignation de genre. Un jalon important de cette protection est la directive 2011/95/UE du Parlement et du Conseil, relative aux normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale. Ce texte constitue, en effet, le premier instrument de droit de l’Union européenne à reconnaître explicitement la notion d’« identité de genre » – et donc à lui reconnaître une force contraignante. Puisque, jusqu’alors, cette notion ne figurait que dans des instruments internationaux dépourvus, on a pu le voir, de force juridique obligatoire. Dans ce même esprit, la Commission européenne a adopté une stratégie intitulée « Union de l’égalité », visant à garantir, à terme, un traitement (plus) équitable et (plus) inclusif des personnes LGBTIQ dans l’ensemble des domaines relevant du champ d’action de l’Union. Une telle volonté a été, par ailleurs, portée par la jurisprudence de la CJUE relative au principe fondamental d’égalité de traitement. Ce principe, fondamental dans l’ordre juridique de l’Union (CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, aff. C-439/11 P ; CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, aff. C-156/15, pour certaines limites : CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations e.a. c. Commission, aff. C-444/11 P), a été convoqué à de multiples reprises pour offrir une protection aux personnes trans contre quelques discriminations fondées sur l’identité de genre. En outre, cette logique de non-discrimination a permis l’émergence, apparaît-il, de quelques formes de reconnaissance identitaire, bien que strictement limitées au champ d’application du droit de l’Union. En fin de compte, la jurisprudence de la CJUE a joué un rôle décisif dans l’intégration progressive des droits des  personnes transgenres dans le droit de l’Union. Dès l’arrêt P c. S. et Cornwall County Council du 30 avril 1996 (aff. C-13/94), la Cour était transparente sur ses intentions : en avouant que le licenciement d’une personne qui a engagé une transition de genre constituait une discrimination fondée sur le sexe, elle ouvrait déjà la voie à une prise en compte de la transidentité, mais aussi à une lecture inclusive du principe d’égalité. Cette position a été confirmée et prolongée dans les arrêts K.B. du 7 janvier 2004 (aff. C-117/01) et Richards du  27 avril 2006 (aff. C-423/04), avant d’être reprise plus récemment dans l’arrêt MB du 26  juin 2018 (aff. C-451/16), rendu par la grande chambre. Lequel réaffirme la nécessité d’intégrer et de protéger les transitions de genre dans l’appréhension du droit à pension de  retraite.

Parallèlement, la CJUE a aussi contribué à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et genrées par le biais du droit à la libre circulation. Deux arrêts en particulier illustrent cette orientation : d’abord, l’affaire Coman (CJUE, 5 juin 2018, aff. C-673/16), relative à la reconnaissance d’un mariage homosexuel contracté à l’étranger, et, ensuite, l’affaire Pancharevo (CJUE, 14 décembre 2021, aff. C-490/20), relative à la reconnaissance juridique de la filiation homoparentale. Dans ces deux affaires, la CJUE s’est, en partie, détachée de sa jurisprudence relative à la citoyenneté de l’Union et la reconnaissance des noms de famille, qui conditionnait la protection des droits à l’existence d’un élément transfrontalier concret, à l’image d’un déplacement effectif ou d’une double nationalité. Effectivement, dans les arrêts Konstantinidis de 1993 et Garcia Avello de 2003, la Cour avait fondé sa solution sur la nécessité de protéger les droits des citoyens de l’Union contre les atteintes à leur vie privée et vie familiale ou à leur identité découlant d’un contexte transfrontalier. Ce schéma fondé sur une approche strictement fonctionnelle de la libre circulation est en particulier remis en cause dans l’arrêt Coman, dans lequel la CJUE a embrassé une lecture plus « sévère » – pour les États – du droit à la libre circulation, en exigeant que le mariage homosexuel contracté à l’étranger produise des effets dans l’État membre de destination, même dès lors que le requérant n’a pas une double nationalité européenne. Par contraste avec des affaires antérieures, telles que l’affaire Freitag (CJUE, 8 juin 2017, aff. C-541/15), où la CJUE avait accepté qu’un exercice, pour ainsi dire, « hypothétique » du droit à la libre circulation suffise, la Cour choisit dans l’arrêt Coman plutôt une approche territoriale de la circulation en termes de mobilité effective. Cette inflexion souligne que le citoyen de l’Union, même sans double nationalité, doit pouvoir profiter d’une protection contre toutes les discriminations fondées sur son statut conjugal et,  plus largement, sur son orientation sexuelle et/ou son identité de genre.

3°) Néanmoins, cette jurisprudence de la CJUE, aussi fondatrice et significative soit-elle, n’est pas exempte de reproches. Elle demeure lacunaire sur plusieurs points et même parfois marquée par une logique, pour ainsi dire, peu inclusive. Certains arrêts continuent, assurément, de réserver la pleine reconnaissance juridique du genre aux seules personnes ayant opéré une chirurgie de réassignation, reconduisant ainsi une conception binaire et stéréotypée de l’identité qui tend à exclure les personnes non-binaires ou celles refusant une  approche médicalisée de leur trajectoire. Cette réserve témoigne des limites d’une compréhension encore largement ancrée dans une définition biomédicale, voire encore pathologique, de la transidentité. Ce n’est que de façon relativement récente que la Cour a  commencé à infléchir une telle conception, en amorçant un glissement vers une compréhension plus généreuse et inclusive de la protection des personnes transgenres, détachée de l’exigence d’une transition chirurgicale. Trois arrêts récents sont particulièrement révélateurs de cette évolution. Et chacun a déjà donné lieu à une analyse approfondie dans les colonnes de ce blog.

Le premier est l’affaire Mirin (CJUE, 4 octobre 2024, aff. C-4/23), dans laquelle la Cour consacre l’obligation pour les États de reconnaître mutuellement le changement de genre effectué dans un autre État membre, notamment aux fins de libre circulation et de la citoyenneté de l’Union. Somme toute, cet arrêt affirme une exigence de reconnaissance réciproque en matière de statut personnel, basé sur le principe de continuité de l’identité juridique dans l’espace de l’Union. Le second arrêt, Mousse (CJUE, 9 janvier 2025, aff. C-394/23), s’inscrit, quant à lui, dans le champ de la protection des données à caractère personnel. La CJUE y invalide l’obligation faite aux utilisateurs de certaines plateformes commerciales de choisir entre les civilités « Madame » ou « Monsieur », considérant qu’une telle binarité imposée méconnaît, au premier titre, le principe de minimisation des données garanti à l’article 5, paragraphe 1, point c) du RGPD. Cette solution, bien qu’issue d’un contexte en apparence assez étranger aux problématiques de statut personnel, étend toutefois la reconnaissance des identités de genre à la sphère numérique et met au jour la portée transversale de la protection des personnes transgenres dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Enfin, dans l’arrêt Deldits (CJUE, 13 mars 2025, aff. C-247/23), la CJUE affirme d’une façon plus manifeste qu’aucune condition chirurgicale ne peut être imposée à une personne trans pour accéder aux droits consacrés et protégés par le droit de  l’Union. Partant, la CJUE rompt symboliquement avec l’ancien paradigme biomédical de  la reconnaissance de genre et consacre une approche fondée sur l’identité vécue, mais surtout plus respectueuse de l’autodétermination – en somme, du principe de l’autonomie personnelle.

Ce qui peut être considéré comme une trilogie marque une inflexion profonde dans la jurisprudence et la politique jurisprudentielle de la CJUE. Chacun des trois arrêts approfondit quelques avancées déjà entrevues dans les arrêts Garcia Avello, Coman ou Pancharevo, tout en opérant une rupture franche avec la logique antérieure (con)centrée sur la  fonction et/ou la mobilité. C’est une lecture plus fondamentalement inclusive et anti-stéréotypique de la citoyenneté de l’Union qui est ici développée – et dont on peine à mesurer toutes les incidences, même si divers passages de l’arrêt Commission c. Malte du 29 avril 2025 en donnent un échantillon. Somme toute, l’arrêt Mirin redéfinit la citoyenneté européenne comme un levier d’émancipation ; l’arrêt Mousse, lui, étend la protection aux pratiques commerciales et à la gestion des données personnelles ; l’arrêt Deldits, enfin, reconnaît la primauté de l’identité déclarée sur l’identité médicale. Ensemble, ces arrêts apparaissent inaugurer une dynamique de dépathologisation, de désessentialisation et de reconfiguration du droit de l’Union autour des principes de dignité, d’autonomie et de solidarité. Une dynamique qui inscrit (plus) résolument la logique de la fondamentalité au cœur du projet européen d’intégration – c’est-à-dire de sa signification et aussi de sa direction.

Un tel tournant se manifeste, tout spécialement, par l’invocation plus systématique des instruments garants des droits et libertés fondamentaux. Alors que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la CESDH n’étaient mobilisées que de manière accessoire dans les affaires Coman et Pancharevo (à peine deux références explicites), elles sont  utilisées à divers endroits dans les arrêts les plus récents – par exemple, dans cinq paragraphes distincts de l’arrêt Mirin. Ce recours accru aux textes protecteurs des droits fondamentaux atteste, sans doute, d’un souhait de la Cour de réinscrire la question de la reconnaissance de genre dans un cadre plus large que celui uniquement de la liberté de circulation : le cadre de la fondamentalité susceptible d’irriguer tout le droit de l’Union européenne. En même temps, depuis l’arrêt Kadi de 2008 – et, mieux encore, les arrêts Schrems ou Wightman –, on est conscient que l’ordre juridique de l’Union doit être relu à la lumière des droits fondamentaux, qui font désormais partie intégrante de l’« essence » de l’Union.

4°) Cependant, on ne saurait apprécier l’importance de cette inflexion jurisprudentielle sans l’inscrire dans le contexte plus large de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, dont l’apport en matière de reconnaissance des droits des personnes transgenres s’est révélé décisif, bien que souvent traversé par des tensions internes. Cette jurisprudence, certes évolutive et riche, n’est pas aujourd’hui exempte de critiques : certains y voient même une forme de repli, une tendance régressive, perceptible dans les derniers arrêts. Par exemple, dans l’affaire Y. c. France (CEDH, 31 janvier 2023, n° 76888/17), la CEDH a refusé de consacrer un droit à l’enregistrement d’un « sexe neutre » à l’état civil français, confirmant ainsi une approche binaire de l’état civil dont la rigidité a été plusieurs fois dénoncée par le  monde associatif et la doctrine. De même, dans les affaires O.H. et G.H. c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 53568/18 et 54741/18) et A.H. et autres c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 7246/20), la CEDH a avoué que le refus d’indiquer le genre actuel du parent transgenre, sans lien avec la fonction procréatrice, dans l’acte de naissance de l’enfant ne constituait pas une violation de la Convention. Tous ces arrêts traduisent une forme de réticence, d’après certains, à intégrer pleinement l’identité de genre dans la structure symbolique de la filiation. D’ailleurs, l’affaire Y. c. Pologne (CEDH, 17 février 2022), dans laquelle la CEDH a admis que les États disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer s’ils autorisent ou non la modification du sexe dans les actes de naissance, corrobore cette impression de prud’homie – voire, et d’aucuns pourraient dire encore, de pusillanimité.

D’autant que ce positionnement tranche avec la ligne de conduite qui a émergé dans les années 1990/2000. Jusque-là, la juridiction avait assidûment, continuellement, refusé de consacrer un droit à la reconnaissance de la transition sexuelle, donc de la transidentité (CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81  et CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84). Mais un revirement décisif s’est réalisé avec l’affaire Goodwin c. Royaume-Uni (CEDH, 11 juillet 2002, n° 28957/95), dans laquelle la CEDH a reconnu que le défaut de reconnaissance légale d’une transition de genre constitue une violation des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 12 (droit au mariage) de la Convention. Cet arrêt a marqué une avancée déterminante en érigeant l’identité de genre comme un élément essentiel de l’identité personnelle, méritant une protection autonome. Depuis cet épisode fondateur, la juridiction de Strasbourg a progressivement consolidé l’obligation, pour les Hautes Parties contractantes, de mettre en place des procédures accessibles, rapides et transparentes permettant la reconnaissance du genre. L’arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France (CEDH, 6 avril 2017, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13) constitue, en un certain sens, une étape cruciale : la CEDH y a reconnu que subordonner cette reconnaissance à une opération préalable de stérilisation et/ou à un traitement médical irréversible constitue une violation de l’article 8 de la CESDH. Ce principe a été depuis confirmé dans l’arrêt X. c. « Ex-République yougoslave de Macédoine » (CEDH, 17 janvier 2019, n° 29683/16), où la CEDH a étendu cette protection à des questions plus pratiques, telles que la mention du genre sur les documents d’identité, l’accès aux soins et la prévention des traitements discriminatoires. On peut aussi mentionner, pour continuer de souligner la perplexité, la condamnation symbolique de la Hongrie (CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888). Dans celle-ci, la CEDH condamnait clairement le fait qu’un homme transsexuel n’ait pas accéder une procédure de reconnaissance de changement de sexe en Hongrie.

Toutefois, à bien y regarder, la méthodologie de la CEDH repose principalement sur la technique des obligations positives conventionnelles, et elle s’appuie sur une évaluation contextuelle des situations nationales, ce qui l’amène parfois à concéder aux États une latitude généreuse dans l’aménagement des droits. Alors que la thématique est loin d’être décomplexée au niveau national. Notamment avec la montée de partis politiques plus extrémistes. À rebours, la CJUE a décidé d’articuler sa jurisprudence autour de concepts fondamentaux propres et caractéristiques de son ordre juridique : la citoyenneté, la libre circulation des personnes et la protection des données personnelles. Cette différence de point d’ancrage normatif permet à la juridiction luxembourgeoise de forger une protection plus stable et plus originale en ce qu’elle contraint davantage la réglementation des États membres.

5°) Tout ceci participe à faire voir que les affaires Mirin, Mousse et Deldits ne se contentent nullement d’aligner le droit de l’Union sur les standards du voisin strasbourgeois. Ils les réinterprètent au regard des objectifs et des principes inhérents au droit de l’Union, en réorientant la problématique vers des notions qui lui sont propres et dont la Cour a la maîtrise. Autrement dit, la CJUE ne reproduit pas, au-delà de l’affichage, simplement la logique de la CEDH, mais plutôt permet l’émergence d’un droit européen de l’identité de genre plus inclusif, mais également et surtout qui lui est spécifique – pour ne pas dire caractéristique. Au total, elle semble s’inscrire dans le sillage de la CEDH, tout en reconfigurant son acquis dans un langage proprement communautaire. D’ailleurs, l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant elle – à l’heure de l’écriture de ces lignes –, pourrait permettre à la Cour de clarifier sa position quant à la portée de la reconnaissance des statuts personnels au-delà du cadre de la seule libre circulation. Il reste à espérer que la CJUE saura affirmer, de manière moins équivoque qu’auparavant, que la reconnaissance juridique de l’état civil d’une personne transgenre ne saurait se limiter, pour les États, aux hypothèses de mobilité intraeuropéenne, mais qu’elle engage, plus généralement, le respect inconditionnel des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union. Sera-t-elle l’instant d’une consécration d’un droit – au sens fort du terme – à « la reconnaissance du changement » de statut personnel qui n’était qu’ébauché dans Mirin ? Il y a fort à parier que la CJUE ne fera pas preuve de moins d’audace. Car, une conviction forte a été dévoilée par la Commission : même si « le droit de l’Union ne peut réglementer les reconnaissances juridiques du genre, les États membres sont, néanmoins, tenus de veiller à ce que les exigences en matière de reconnaissance juridique du genre n’entraînent pas, directement ou indirectement, un traitement moins favorable des personnes transgenres, notamment en ce qui concerne les conditions d’état civil pour accéder à certaines prestations ou services » (Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality).

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

Regard juridique sur la question des harkis

  • Décret n° 62-318 du 21 mars 1962 relatif à la démobilisation des harkis.
  • Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 sur la nationalité française des personnes de statut civil de droit local.
  • Loi du 20 décembre 1966 relative à la nationalité des personnes originaires d’Algérie.
  • Loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de certaines situations liées à la guerre d’Algérie.
  • Loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative à la reconnaissance des anciens supplétifs.
  • Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
  • Loi n° 2006-164 du 23 janvier 2006 (abrogation de l’art. 4 de la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation.
  • Loi n° 2017-1775 du 30 décembre 2017 modifiant le régime d’indemnisation.
  • Loi du 23 février 2022 relative à la reconnaissance et à la réparation en faveur des harkis.
  • Décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 relatif à la mise en œuvre de la loi de 2022.
  • Décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 modifiant les modalités d’indemnisation prévues par le décret de 2022.
  • CE, 19 février 1875, Prince Napoléon (théorie des actes de gouvernement).
  • CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens (actes de gouvernement).
  • CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938 (accords d’Évian).
  • CE, 6 avril 2007, Comité Harkis et Vérité (censure partielle de la loi de 2005).
  • CE, 27 juin 2016, Bernabé, n° 382319 (responsabilité de l’État, spoliations).
  • CE, 3 octobre 2018, n° 410611 (responsabilité de l’État, conditions de vie dans les camps).
  • CE Ass., 24 octobre 2024, n° 465144 (responsabilité sans faute malgré un acte de gouvernement).
  • CAA Paris, 10 juin 2024, n° 23PA01555 et 23PA02855 (indemnisation des anciens harkis, prescription et limites procédurales).
  • Cons. const., déc. n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010 (égalité – pensions militaires d’invalidité).
  • Cons. const., déc. n° 2010-93 QPC du 4 février 2011 (égalité – allocations et rentes de reconnaissance).
  • Cons. const., déc. n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015 (validité de la distinction liée au statut civil de droit local).
  • Commission EDH, 20 février 1995, S.C. c. France, n° 20944/92.
  • CEDH, 23 janvier 2014, Montoya c. France, n° 62170/10.
  • CEDH, 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, n° 24384/19 et 44234/20.
  • CEDH, 4 avril 2024, Tamazount et autres c. France, n° 17131/19 et 4 autres.
  • K. Picard, « Les séquelles de la guerre d’Algérie devant la Cour européenne des droits de l’homme (obs. sous Cour eur. dr. h., arrêt Tamazount et autres c. France, 4 avril 2024) », RTDH, n° 142, 2025, pp. 475-492.
  • M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878.
  • L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2024, p. 1794.
  • H. Labayle, « Les actes de gouvernement devant la Cour européenne des droits de l’homme : Les leçons de la jurisprudence Tamazount », RFDA 2024, p. 889.
  • C. Meurant, « Le mythe de la responsabilité sans faute de l’État du fait des actes de gouvernement diplomatiques », Journal du droit international (Clunet), n° 2, 2025, pp. 479-498.
  • D. Alland, « La réparation des préjudices consécutifs à un acte de gouvernement. Une porte ouverte aussitôt refermée pour le refus de protection diplomatique », JCP G, n° 18, 2025, pp. 774-777.
  • J. Andriantsimbazovina, « Les conditions de vie des enfants de harkis dans le camp de Bias étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine », Gaz. Pal., n° 36, 2024, p. 2.
  • F. Médard, « Harkis : Entre mémoire et oubli », Inflexions, n° 34, 2017, pp. 129-141.
  • H. de Wasseige, Évolution de la reconnaissance des harkis en France : Application du modèle d’Axel Honneth, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2018 [En ligne].

« Il y a cinquante ans, la France a abandonné ses propres soldats […]. La France se grandit toujours en reconnaissant ses fautes. » – F. Hollande, Journée nationale d’hommage aux harkis du 25 septembre 2012.

Par cette allocution, le président de la République réaffirmait l’engagement moral de la Nation à l’égard des harkis. Pourtant, cette reconnaissance politique reste encore incomplètement traduite sur le plan juridique. Symboles involontaires des scandales de la guerre d’Algérie, les « harkis » cristallisent une mémoire douloureuse dont les blessures peinent à être pansées, même plus de soixante ans après les faits.

Il convient de rappeler la situation particulière des harkis. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française recruta parmi la population locale des forces supplétives, dont les harkis constituèrent une part importante. Engagés pour la défense de l’Algérie française, ces combattants furent démobilisés après le référendum d’autodétermination du 8 janvier 1961, qui conduisit à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Le décret n° 62-318, publié au Journal officiel du 21 mars 1962, organisa cette démobilisation en proposant trois options : l’intégration dans l’armée régulière, le retour à la vie civile avec versement d’allocations de licenciement et de reclassement ou le bénéfice d’un délai de réflexion de six mois durant lesquels ils serviraient en qualité d’agent contractuel civil dans l’armée. Toutefois, pour ceux qui restèrent en Algérie, les représailles furent d’une brutalité extrême. En avril 1962, une circulaire ministérielle ordonna le rapatriement des supplétifs menacés, avec la promesse d’une prise en charge à l’arrivée. Or, en réalité, mis à part quelques rapatriements opérés en juin, le plan ne fut véritablement exécuté qu’en septembre. Des camps de transit furent alors ouverts pour accueillir les harkis et leurs familles. Initialement provisoire, cet hébergement s’éternisa parfois sur plusieurs années dans des conditions précaires, marquant le début d’un exil douloureux. À cette situation s’ajouta une dépossession juridique : à l’indépendance, les harkis et leurs proches perdirent la nationalité française. La reconquête de la nationalité française fut rendue possible exclusivement pour les personnes déjà installées en France (soit : anciens harkis, épouses, enfants), par le biais d’une procédure judiciaire formelle et payante, fixée à 5 francs par un texte : l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962. Si cette procédure aboutissait presque systématiquement à une conclusion favorable, elle fut néanmoins perçue comme profondément inique, tant elle incarnait un rejet symbolique. Il fallut attendre la loi en date du 20 décembre 1966 pour qu’une clarification bienvenue intervienne : les personnes de statut civil de droit local, originaires d’Algérie, furent reconnues comme conservant de plein droit la nationalité française, sauf si une autre leur avait été conférée après le 3 juillet 1962. Cette réalité longtemps passée sous silence – que les harkis, c’est une « histoire », mais c’est aussi un « drame », ainsi que le consignait le rapport de D. Ceaux et S. Chassard de 2018 – est à l’heure actuelle rappelée par plusieurs associations mémorielles, à l’image du Comité Harkis et Vérité, qui œuvrent à faire reconnaître cette mémoire dans le langage juridique.

Un véritable travail de mémoire et de reconnaissance a commencé à émerger dans les années 1980  et 1990, porté notamment par les derniers harkis et leurs descendants, engagés dans un combat pour la dignité et pour la reconnaissance. Cette dynamique trouve un point d’ancrage institutionnel en 2003, avec l’instauration de la Journée nationale d’hommage aux harkis, aux moghaznis et aux personnels des diverses formations supplétives et assimilés, célébrée chaque année le 25 septembre. Cette commémoration, placée sous l’égide de la République, cherche à honorer la mémoire de ceux qui se sont engagés aux côtés de la France et à reconnaître les souffrances qu’ils ont endurées, tant durant le conflit que dans les décennies qui ont suivi. Progressivement, cette reconnaissance symbolique a nécessité un prolongement juridique. Le législateur français, jusque-là silencieux ou parcimonieux, commence à prendre la mesure de l’urgence d’une réparation. La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 constitue, en ce sens, la première inflexion indubitable. Pour preuve, son article 1er dispose que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ». S’il ne s’agit encore que d’un acte déclaratoire, cette disposition inaugure une reconnaissance officielle, certes toujours timorée, mais juridiquement formulée. Ce mouvement se prolonge avec la loi n° 2005-158 du 23 février 2005, qui fixe les conditions d’attribution d’indemnités au titre des services rendus et des souffrances endurées. D’ailleurs, l’article 5 de cette loi interdit précisément « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ». Pour l’une des premières fois – de façon aussi manifeste –, les harkis sont nommément protégés par une règle de portée contraignante. La reconnaissance ne relève plus seulement du discours politique ou encore du mémoriel : elle entre dans l’ordre du Droit.

Toutefois, cette avancée demeure insuffisante aux yeux de diverses associations, à commencer par  l’association Harkis et Droits de l’Homme. En effet, ces dernières dénoncent le caractère dérisoire des réparations proposées, assimilables à de simples pensions militaires, loin donc de l’indemnisation spécifique promise et attendue. De même, l’article 4 de cette loi, évoquant les « aspects positifs » de la colonisation, est vécu comme une provocation, voire, pis encore, une négation des préjudices, de la souffrance endurée. Cette disposition, âprement critiquée, finira par  être abrogée en janvier 2006, illustrant la persistance d’une tension entre reconnaissance mémorielle de la dette morale et tentatives de réhabilitation historique de la colonisation et oblitération des manquements. Parallèlement aux évolutions législatives, la jurisprudence a elle également contribué à définir les contours de la reconnaissance des harkis. Par exemple, dans sa  décision Comité Harkis et Vérité, rendue le 6 avril 2007, le Conseil d’État a censuré les articles 6  et 9 de la loi du 23 février 2005, en considérant qu’ils méconnaissaient différentes exigences posées par la CESDH. Ces dispositions établissaient, aux yeux de la Haute juridiction, une discrimination injustifiée entre les familles de harkis, fondée sur le mode d’acquisition de la nationalité française par le demandeur. Cette décision a conduit à une modification législative intervenue – tardivement – le 30 décembre 2017, laquelle a permis d’inclure, dans le dispositif d’indemnisation, les harkis résidant en France, mais n’ayant pas formellement sollicité la nationalité française.

En vérité, c’est plus récemment que la reconnaissance des harkis a franchi un seuil décisif. Le 20  septembre 2021, le président de la République, E. Macron, a prononcé un discours au sein duquel il a officiellement demandé pardon aux harkis au nom de la Nation tout entière. Cette déclaration politique a été immédiatement suivie d’un engagement législatif concret, matérialisé par  la loi du 23 février 2022 dite de « reconnaissance et de réparation ». Cette loi consacre une étape majeure en affirmant, pour la première fois avec cette limpidité, la responsabilité de la République dans les conditions d’accueil et de vie profondément indignes imposées aux harkis et à leurs familles sur le territoire français après 1962. À ce titre, elle instaure un droit à réparation spécifique pour toutes les personnes ayant séjourné entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975 dans les camps de transit ou les hameaux de forestage désignés par voie réglementaire. Afin d’assurer la mise en œuvre concrète et effective de cette réparation, la loi a institué un organe : la  Commission nationale de reconnaissance et de réparation, dont la mission est d’instruire les demandes et aussi de proposer les mesures indemnitaires appropriées. Cet organe indépendant constitue l’un des piliers du dispositif mis en place pour répondre aux préjudices subis par les harkis. 

Si les discours politiques et les réformes législatives ont permis d’ébaucher une reconnaissance juridique partielle des harkis, il convient de ne pas se laisser tromper par les apparences d’un consensus désormais établi. Ces quelques avancées, aussi décisives soient-elles, ne doivent pas masquer les persistantes réticences du juge à s’engager totalement sur le terrain de la réparation. Puisque le contentieux – en particulier administratif –, loin de suivre une progression linéaire, demeure marqué par des limites notables. La décision rendue par le Conseil d’État le 27 juin 2016  (n° 382319) en offre une belle illustration. Saisi d’un recours en responsabilité pour faute, introduit par des Français d’Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l’indépendance, le juge  administratif suprême a décliné sa compétence. Une inflexion a pu être observée dans la décision du 3 octobre 2018 (n°410611), également rendue par le Conseil d’État. Cette fois-ci, la juridiction administration reconnaît la responsabilité pour faute de l’État français en raison des conditions de vie indignes imposées aux harkis dans certains camps d’accueil, et alloue à chaque requérant une indemnité de 15 000 euros. Pourtant, s’agissant des griefs fondés sur l’absence de rapatriement et de protection à la fin de la guerre, le Conseil d’État reconnaît derechef son incompétence. Il rappelle que ces omissions s’inscrivent dans le cadre des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, lesquelles relèvent de la sphère protégée de la théorie des actes de gouvernement. L’acte ainsi couvert échappe au contrôle des juridictions qui ne peuvent pas en apprécier la légalité ou le caractère fautif (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon ; CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Dès lors, les préjudices allégués sont jugés indissociables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et, partant, ne sauraient engager la responsabilité de l’État français.

Une telle approche est confirmée par la Cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 10  juin 2024 (n° 23PA01555 et 23PA02855), qui portait sur les demandes d’indemnisation présentées par d’anciens harkis ayant vécu dans certains camps comme celui de Rivesaltes. Sur le plan juridique, tout d’abord, la juridiction rappelle que les requêtes formées avant l’entrée en vigueur de la loi de 2022 restent soumises au droit commun de la responsabilité administrative : elles doivent donc démontrer l’existence d’une faute ou bien d’une rupture d’égalité devant les charges publiques. Par ailleurs, la Cour affirme que les juridictions administratives appliquent strictement la prescription quadriennale, même dans un contexte historiquement et politiquement sensible. Sur le plan symbolique ensuite, l’arrêt illustre les limites du recours juridictionnel pour obtenir une reconnaissance mémorielle. Il révèle que, malgré les possibilités offertes par la loi de 2022, le contentieux demeure confronté à des obstacles procéduraux majeurs, notamment la difficulté de réunir des preuves et de contourner les effets de la prescription. Finalement, l’arrêt confirme surtout que le dispositif extrajudiciaire instauré par la loi de 2022 – en particulier la Commission nationale indépendante – constitue dorénavant la voie privilégiée, sinon exclusive, d’indemnisation des dommages subis par les harkis dans les camps ou les structures listés par décret. 

Du côté du juge constitutionnel français, la reconnaissance des droits des harkis progresse à un rythme lent et inégal, au gré de décisions souvent marquées par l’ambivalence. Effectivement, quelques avancées notables y ont été conquises, mais au compte-gouttes, sans que s’esquisse une ligne jurisprudentielle tout à fait cohérente. Par exemple, dans leur décision n° 2010-18 QPC du 23  juillet 2010, les Sages ont censuré, au nom du principe d’égalité, la disposition du troisième alinéa de l’article 253 bis du Code des pensions militaires d’invalidité qui conditionnait l’octroi du droit à pension à la double exigence de nationalité française et de domiciliation en France. Ce faisant, ils ont permis aux anciens supplétifs restés en Algérie d’accéder aux droits liés à leur statut  de combattant de l’armée française, sans que leur éloignement géographique ou bien leur absence de naturalisation fasse obstacle. Un an plus tard, dans la décision n° 2010-93 QPC en date  du 4 février 2011, ils ont confirmé cette orientation en censurant, toujours sur le fondement du principe d’égalité, les dispositions subordonnant le versement des allocations et des rentes de reconnaissance, ainsi que des aides spécifiques au logement, à la nationalité française. Les Sages ont  estimé qu’un tel critère était absolument discriminatoire et ne pouvait justifier une différence de traitement entre anciens harkis. Une telle censure a eu pour résultat d’ouvrir l’allocation de reconnaissance à l’ensemble des intéressés, indépendamment de leur nationalité, rompant ainsi avec  une logique d’exclusion jusque-là à l’œuvre.

Pour autant, cette dynamique n’a pas été systématiquement prolongée. En atteste la décision n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015, dans laquelle le Conseil a validé la conformité à la Constitution de l’article 9 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987. Ce texte réserve l’attribution de certaines allocations aux anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie et relevant du « statut civil de droit local ». Les requérants soutenaient que cette différenciation revenait, dans la pratique, à réintroduire une forme de condition de nationalité déjà censurée et qu’elle portait atteinte à l’autorité de la chose jugée (décision n° 2010-93 QPC). Ils faisaient également valoir que cette distinction entre statut civil de droit local et statut de droit commun méconnaissait le principe d’égalité. Les Sages de la rue Montpensier ont cependant rejeté ces arguments. Ils ont d’abord rappelé que la condition du statut civil, à la différence de celle de la nationalité, n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle. Ils ont ensuite considéré que les anciens supplétifs relevant du statut civil de droit local ne se trouvaient nullement dans une situation comparable à celle des anciens supplétifs de droit commun. Ils ont enfin jugé que la distinction opérée par le législateur était en lien direct avec l’objet de la loi, à savoir l’indemnisation des personnes ayant subi des préjudices dans le contexte de la décolonisation. Ainsi, les mots « de statut  civil de droit local » figurant au premier alinéa de l’article 9 ont été déclarés conformes à la Constitution.

Une telle jurisprudence souligne la prudence, voire plutôt la réserve, du juge constitutionnel lorsqu’il s’agit de trancher des différenciations complexes héritées du passé colonial. Si certaines décisions marquent une avancée nette vers l’égal accès aux droits, d’autres rappellent que le processus de reconnaissance, pour les harkis, demeure soumis à certains équilibres juridiques précaires et certains enjeux politiques glissants.

La France a-t-elle manqué à ses obligations conventionnelles dans la manière dont elle a accueilli les harkis et leurs familles après la guerre d’indépendance algérienne ? C’est la question à laquelle la Cour de Strasbourg a été confrontée dans la retentissante affaire Tamazount et autres c. France, jugée  le 4 avril 2024.

Les cinq requérants étaient tous enfants de harkis, dont quatre issus d’une même fratrie. Ils dénonçaient trois fautes imputables à l’État français : l’inaction face aux massacres de harkis en Algérie, le défaut de rapatriement des personnes menacées, mais également les conditions de vie indignes imposées dans les camps d’accueil sur le sol français. Un sixième requérant invoquait, par  ailleurs, son abandon par les autorités françaises. Une fois devant la CEDH, les requérants soutenaient deux griefs principaux. Le premier portait sur la restriction du droit d’accès à un tribunal (article 6 § 1), du fait de l’injusticiabilité qu’autorise la théorie française des actes de gouvernement. Le second visait les atteintes graves à divers droits fondamentaux, notamment dans  le camp de Bias, en invoquant la violation des articles 3, 8 de la CESDH et l’article 1er du Protocole n° 1.

Le premier grief examiné par la CEDH soulève une question plutôt récurrente : celle de la compatibilité de la théorie française des actes de gouvernement avec les différentes exigences conventionnelles. Après l’arrêt H.F. et autres c. France du 14 septembre 2022 (n° 24384/19 et 44234/20), Tamazount constitue la seconde affaire, en peu de temps, dans laquelle les juges de Strasbourg sont invités à se prononcer sur cette doctrine d’origine prétorienne. Comme on le concédait, les « actes de gouvernement » désigne cette catégorie de décisions administratives échappant à tout contrôle juridictionnel, car considérées comme purement politiques – et non administratives. Si le périmètre de cette théorie est historiquement circonscrit aux relations entre le  Gouvernement et le Parlement aux affaires internationales, son application a néanmoins toujours suscité quelques controverses, en raison de l’immunité qu’elle confère aux décisions concernées. D’ailleurs, le Conseil d’État a mobilisé à deux reprises cette dernière théorie dans le  contexte de l’indépendance algérienne : d’une part, à propos des accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938) et, d’autre part, à propos de la réparation des spoliations de biens (CE,  27 juin 2016, Bernabé, n° 382319). Dans les deux cas, la juridiction s’est déclarée incompétente au nom de la souveraineté diplomatique. In casu, les requérants faisaient valoir que cette immunité avait privé leur cause de toute chance de succès devant les juridictions internes, alors même que les fautes dénoncées découlaient de décisions antérieures à l’indépendance et engageaient la responsabilité de l’État à l’égard de ses ressortissants.

Le second grief visait les conditions de vie dans les camps d’accueil et, plus exactement encore, celles du centre de Bias, dans le Lot-et-Garonne. Les éléments produits devant la Cour étaient accablants. Les juridictions nationales comme les rapports officiels faisaient état de logements surpeuplés et insalubres, d’un accès limité à l’eau, à l’électricité, aux soins et sans oublier d’un manque chronique de nourriture. Les familles vivaient sous couvre-feu, sans aucune possibilité de contact avec l’extérieur, dans un environnement où les déplacements étaient très strictement contrôlés. Les enfants n’étaient pas scolarisés dans le système de droit commun, mais plutôt cantonnés à des structures d’enseignement rudimentaires et militarisées. Et ce système éducatif d’exclusion a durablement entravé leur apprentissage de la langue et de la culture françaises, laissant des séquelles indélébiles. À cela s’ajoutaient des atteintes directes au droit au respect de la vie privée, c’est-à-dire : ouverture systématique du courrier, surveillance constante, détournement des allocations familiales, utilisées non pas pour soutenir les familles, mais plutôt pour financer les infrastructures des camps. Un rapport d’inspection de 1963 mentionne ainsi la disparition de près de deux millions d’euros destinés à la prise en charge des harkis.

Pour apprécier ces griefs, la juridiction de Strasbourg s’est appuyée sur plusieurs documents d’archives produits à partir des années 2000, mais n’a pas mobilisé directement les travaux scientifiques disponibles. Une telle réserve témoigne de la complexité d’un contentieux chargé d’histoire. En filigrane, une lourde tâche incombait à la CEDH : se prononcer sur la réparation des  conséquences d’un fait historique – et ses conséquences dommageables –, plus de 60 ans après  sa survenance. L’arrêt rendu s’inscrit dans une tonalité de retenue, exigée par la sensibilité des choix diplomatiques en cause, mais teinté d’une gravité propre à la reconnaissance d’un préjudice historique. À regarder de près, les requérants obtiennent gain de cause sur plusieurs points. Toujours est-il que deux freins modèrent l’optimisme et la portée de l’arrêt : d’abord, l’immunité résultant de la théorie des actes de gouvernement est apparue, d’après la CEDH, comme  une ingérence « régulière » dans les droits des requérants, et, ensuite, l’ancienneté des pratiques a constitué un obstacle à la prise en compte réelle des conditions de vie passées et de leur  réparation. Il en résulte, après tout, une solution en demi-teinte, révélatrice à la fois de la prudence de la CEDH face aux responsabilités étatiques et de la complexité des contentieux mémoriels.

Au fond, la CEDH constate à l’unanimité :

  1. qu’il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 : la limitation du droit d’accès à un tribunal par la théorie des actes de gouvernement est jugée proportionnée et légitime, dans le cadre de la séparation des pouvoirs ;
  2. qu’il y a violation des articles 3, 8 et 1 du Protocole n° 1, en ce qui concerne quatre membres de la famille Tamazount, en raison de conditions de vie incompatibles avec la dignité humaine et de violations corrélatives de la vie privée et des droits patrimoniaux.

De manière générale, l’abstention de la CEDH, au sujet de la qualification retenue par le juge administratif d’« acte de gouvernement », lui permet d’éviter de se prononcer sur les incidences d’une telle immunité contentieuse et sur la portée exacte de la protection due aux harkis par l’État français. De manière plus réaliste, une remise en cause de la théorie des actes de gouvernement aurait conduit la juridiction à apprécier le caractère fautif ou non des décisions prises par la France au moment même de la transition coloniale. Malgré tout, la CEDH admet que l’application de cette théorie constitue sérieusement une restriction au droit d’accès à un tribunal, mais elle juge que cette restriction est légitime et proportionnée, dans la mesure où elle vise à garantir la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Elle rappelle aussi que cette immunité est interprétée étroitement par les juridictions administratives (CEDH [GC], 14 décembre 2006, Markovic et autres c. Italie, n° 1398/03) et que, dans certaines hypothèses, la responsabilité sans faute de l’État peut être engagée.

Toujours est-il que cette position est, à plus d’un titre, décevante. En effet, on pouvait espérer que  la CEDH se montre – enfin – plus critique à l’égard d’une théorie qui a pour incidence d’exclure du contrôle certaines décisions majeures de l’exécutif, dans un contexte où il convient d’être peut-être moins complaisant par rapport aux gouvernements – surtout lorsqu’ils cèdent aux tentations du populisme, voire de l’illibéralisme. Plus encore, la CEDH, dans sa jurisprudence antérieure, s’était montrée (trop) révérencieuse à l’endroit des requêtes mettant en soupçon l’attitude de la France envers ses anciens ressortissants coloniaux : qu’il s’agisse, à titre d’exemple, de l’affaire S.C. c. France (Commission EDH, 20 février 1995, n° 20944/92), où la Commission déclarait irrecevable une requête qui épinglait les autorités françaises pour avoir nationalisé des biens qui ne leur appartenait pas, mais surtout pour n’avoir pas respecté les engagements souscrits dans une déclaration de 1962, voire encore de l’affaire Montoya c. France (CEDH, 23 janvier 2014, n° 62170/10), dans laquelle elle avait laissé à l’État une large marge d’appréciation en matière de politique sociale par rapport aux anciens supplétifs d’origine arabe ou  berbère.

Malgré cette réserve, l’arrêt Tamazount constitue, sans nul doute, un tournant important. La juridiction constate, en effet, que les réparations accordées par les juridictions françaises – tout spécialement l’indemnité forfaitaire de 15 000 euros – ne sont ni adéquates ni suffisantes. Elle relève aussi que cette indemnité ne tient pas compte de l’existence d’un préjudice moral, en contradiction avec sa jurisprudence, notamment l’arrêt Muršić c. Croatie (CEDH [GC], 20 octobre 2016, n° 7334/13), d’après lequel toute atteinte à la dignité doit faire l’objet d’une évaluation complète, approfondie.

À la suite de cette affaire, des ajustements concrets ont d’ailleurs été apportés par les autorités françaises. Le décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 a modifié l’article 9 du décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 en relevant le barème d’indemnisation de 1 000 à 4 000 euros par année commencée passée dans les structures concernées. En parallèle, dans son deuxième rapport d’activité publié le  29 avril 2025,  la Commission nationale indépendante pour les harkis a annoncé l’élargissement de la liste des lieux ouvrant droit à réparation. Une telle proposition a été acceptée par l’actuel Premier ministre, F. Bayrou, avec l’appui du ministère des Armées, réaffirmant au passage son engagement dans le processus de reconnaissance et de réparation.

En fin de compte, l’arrêt du 4 avril 2024, tout en étant juridiquement justifié, laisse subsister d’importantes interrogations quant à la capacité des mécanismes de réparation à assurer une indemnisation intégrale. Ainsi que l’observait M. Charité : « cet arrêt est sans doute moins un aboutissement qu’une nouvelle étape sur la route de ce contentieux de masse, celle de la mise en cause de la capacité dudit mécanisme à réparer effectivement les préjudices subis par les harkis, notamment de sa compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »1M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878..

Malgré les incertitudes persistantes et les limites structurelles du droit français dans sa capacité à considérer raisonnablement le passé colonial de la France, des inflexions récentes permettent d’entrevoir des évolutions déterminantes. Effectivement, c’est peut-être en réponse à l’arrêt Tamazount que le Conseil d’État, dans un arrêt d’Assemblée rendu en octobre 2024 (n° 465144), a  ouvert une brèche jurisprudentielle inattendue. Dans cet arrêt, la Haute juridiction avoue, à titre  exceptionnel, qu’un préjudice causé par une décision non détachable de la conduite des relations internationales – et donc relevant en principe des actes de gouvernement – puisse cependant faire l’objet d’une réparation sur le fondement de la responsabilité sans faute. Dit autrement encore, le juge reconnaît que la souveraineté diplomatique n’exclut pas totalement l’obligation de réparer certains préjudices, y compris lorsqu’ils sont liés à des choix étatiques relevant de la scène internationale. Par cette ouverture, le contentieux administratif amorce une évolution prudente, mais potentiellement décisive, vers une prise en compte plus effective des souffrances engendrées par l’histoire coloniale. Elle laisse entrapercevoir une possibilité de dépassement – au moins partiel – des blocages traditionnels liés à la théorie des actes de gouvernement. Ce mouvement, s’il se confirme, pourrait redonner au droit sa capacité à traiter, dans un cadre exigeant, des préjudices longtemps relégués au rang de blessures d’une histoire malheureuse.

Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne

Dans un climat politique tendu, où la montée des nationalismes, les restrictions juridiques, les crispations identitaires, les conflits, mais aussi les tensions commerciales, menacent sincèrement le projet européen1Pour quelques réflexions qui posent cette vertigineuse question : M. Lefebvre, « Would France Benefit From Leaving the European Union? », Politique étrangère, n° 244, 2024, pp. 175-187., voire, pour d’aucuns, sa crédibilité2En ce sens : S. Guerra et F. Serricchio, « Need a Little Love? Go South: Patterns of Trust Across EU Member States », Journal of Contemporary European Studies, n° 33, 2025, pp. 633-652., la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ci-après) fait montre, malgré tout, d’une audace inopinée. En prenant à bras-le-corps le problème de la transidentité dans une trilogie d’arrêts, désormais « historiques »3Comme l’annonçait déjà un auteur : B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.Mirin, Mousse et Deldits –, elle propose un droit de l’Union plus inclusif, plus robuste et, davantage encore, plus attentif aux droits fondamentaux des personnes transgenres. En effet, la CJUE enrichit ici l’éventail des garanties offertes aux personnes transgenres, dépassant le prisme traditionnel de la non-discrimination, dans l’objectif de développer une politique jurisprudentielle moins esclave des représentations binaires du genre4Pour des réflexions en ce sens : S. Osella, « The Court of Justice and gender recognition: A possibility for an expansive interpretation? », Women’s Studies International Forum [En ligne], n° 87, 2021.. Finalement, loin d’être d’un simple ajustement ponctuel, la jurisprudence étudiée est vectrice d’un mouvement plus décisif. Puisque, à bien y regarder, cette trilogie d’arrêts crayonne une redéfinition, un repositionnement, des ressources juridiques, politiques et symboliques de l’Union autour d’un « autre » paradigme du droit de l’Union européenne aiguillé par plusieurs principes qu’on pourrait qualifier de fondateurs, soit : la solidarité et la dignité.

1°) Reconnaître, étendre et protéger : une protection plurielle et originale en cours de construction

L’affaire Mirin5CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23. – première pièce de cette trilogie – est le point de départ de la conversion paradigmatique6Pour s’en convaincre : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.. Ce contentieux, inauguré par le refus d’un État membre de reconnaître le changement de genre d’un citoyen de l’Union légalement acquis sur le territoire d’un autre État membre, ne met pas en scène qu’un pur et simple différend administratif. Il connait, au contraire, une problématique plus profonde, plus épineuse, car plus « existentielle » : celle-là de la reconnaissance de son statut personnel dans un espace intégré de libre circulation. Pour y répondre, la CJUE utilise tout un ensemble d’instruments : le TFUE, mais également les articles 7, 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. Forte de ces références, elle confirme que le statut personnel ne peut être fractionné d’un État à l’autre sans mettre en péril les droits des personnes trans et la cohérence de l’ordre juridique européen.

À la vérité, l’innovation majeure de l’arrêt de 2024 réside dans le déplacement de l’analyse : de la discrimination vers l’entrave à des droits fondamentaux. La citoyenneté européenne devient, en réalité, le moyen d’une protection individuelle, si bien qu’elle ne semble plus réductible à un statut exclusivement économique. À rebours, dans l’arrêt Mirin, la juridiction s’efforce de renouer avec l’esprit de l’affaire Ruiz-Zambrano7CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09. : la citoyenneté européene est un statut fondamental porteur de différents droits et libertés essentiels dont la jouissance doit être assurée même en l’absence d’un exercice effectif. De même, pour la première fois – à tout le moins de manière aussi explicite –, l’article 45 de la Charte fait l’objet d’une utilisation autonome et significative, qui permet de compléter l’analyse de l’article 21 § 1 du TFUE. Cette volonté de protéger plus (pro)activement les droits des personnes transgenres se confirme, plus encore, dans la sollicitation de l’article 7 de la Charte, consignant le droit au respect de la vie privée et familiale. À la faveur de cette lecture combinée de la liberté de circulation et du droit au respect de la vie privée, la CJUE concrétise une espèce d’approfondissement de la protection, et ce, en gonflant le nombre des règles invocables. En résumé, l’Union européenne n’est plus ici seulement garante d’une liberté de mouvement, elle devient aussi garante d’une continuité de son identité par-delà les frontières.

C’est d’ailleurs ce que fait voir la formule, consacrée dans l’arrêt, de « droit à la reconnaissance ». Formule encore embryonnaire, mais tout à fait signifiante. Il ne s’agit nullement encore, peut-on croire, au-delà de la lettre, d’un droit subjectif au sens fort du terme, mais plutôt d’une liberté juridiquement protégée, qui oblige les États à respecter les effets d’une reconnaissance accomplir ailleurs. Pour toutes ces raisons, il est clair que la portée politique et symbolique de l’arrêt est indéniable : en contraignant la Roumanie à modifier l’acte de naissance d’une personne trans, et non plus seulement à délivrer des documents de voyage, la CJUE fait glisser en secret le droit de l’Union d’un modèle de coordination souple à une logique d’unification tacite. Autrement dit, la souveraineté des États membres en matière d’état civil se trouve davantage encadrée par les exigences de l’ordre juridique de l’Union, notamment lorsque sont en jeu les droits liés à l’identité de genre.

L’arrêt Mousse8CJUE, 9 janvier 2025, Mousse c. CNIL et SNCF Connect, aff. C‑394/23. prolonge cette dynamique de manière inattendue : en  investissant le droit à la protection des données personnelles et le RGPD. Derrière une question en apparence technique – peut-on licitement collecter et traiter des données de civilité binaire pour conclure un contrat de transport ? – se niche une interrogation plus embarrassante juridiquement et symboliquement. Consciente de cela, la Cour rappelle que le genre est une donnée suffisamment sensible pour être protégée par le droit à la protection des données personnelles, mais aussi que son traitement doit respecter le principe de minimisation. Principe qui devient, ici, la « clé de voûte » de la protection. Dès lors, en l’absence de nécessité impérieuse – car l’invocation d’un intérêt commercial légitime ne suffisant pas –, une collecte est illicite. Tout se passe comme si la reconnaissance d’une possibilité à l’invisibilité de genre s’ébauchait dans cet arrêt, ouvrant la voie à une désassignation des identités imposées. Puisque, finalement, ce qu’affirme la CJUE, c’est que la civilité ne saurait être imposée de manière rigide, sous peine de dénigrer l’identité réellement vécue.

Et cette dynamique culmine, à l’heure actuelle9Un rendez-vous est déjà donné qui marquera, probablement, une nouvelle étape décisive : l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant la CJUE – à l’heure de l’écriture de ces lignes., dans l’arrêt Deldits10CJUE, 13 mars 2025, Deldits, aff. C‑247/23., où la CJUE condamne fermement l’exigence, pratiquée par la Hongrie, d’une intervention chirurgicale préalable pour obtenir modification de son genre dans l’état civil. En tirant profit de ce qu’elle venait de concrétiser quelques semaines auparavant, la CJUE réaffirme ici que la reconnaissance de l’identité de genre, relevant de l’autonomie personnelle, bénéficie des garanties essentielles offertes par le RGPD, et, par conséquent – dans un certain esprit d’accommodement avec la jurisprudence récente de la CEDH11CEDH, 6 avril 2017, A. P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13. Encore : CEDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, n° 2145/16 et 20607/16. – qu’elle ne saurait être subordonnée à un traitement chirurgical. Finalement, la CJUE rompt manifestement avec les logiques pathologisantes, et confirme aussi l’entrée de la transidentité dans le champ des garanties numériques et fondamentales que propose le droit de l’Union. Bref : les personnes transgenres doivent être traitées dans leur(s) difference(s) comme toutes les autres.

Tout bien considéré, cette trilogie jurisprudentielle trace les contours d’un régime composite de sauvegarde des droits des personnes transgenres. Un régime qui jouit de l’articulation subtile et fructueuse entre citoyenneté, vie privée et protection des données personnelles.

Toutefois, cette audace jurisprudentielle n’est pas désintéressée. Au contraire, elle s’inscrit dans une conjoncture conflictuelle où l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture idéologiques. Certains États, la Hongrie en tête, s’opposent clairement aux principes d’égalité et de pluralisme, réduisent – encore et toujours – les droits des personnes LGBTQ+. Dans un tel contexte, la jurisprudence transidentitaire, telle qu’elle vient d’être élucidée, devient un outil de résistance politique aussi bien que juridique. En effet, la CJUE exploite toutes les ressources disponibles pour contourner les blocages et imposer une protection minimale des personnes transgenres – même en l’absence d’un consensus.

Cette teneur plus « stratégique » se révèle aussi dans cet alignement plus explicite avec la jurisprudence de la CEDH. En opérant une convergence tant substantielle que méthodologique, la CJUE renforce la compacité et la portée contraignante des standards européens des droits fondamentaux quant aux personnes trans. Surtout à une heure où la jurisprudence de Strasbourg la plus récente peut apparaître, aux yeux de certains, « régressive »12Pour pousser la réflexion : A. Palanco, « Les régressions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme : Anatomie d’un tabou », RTDH, nº 141, 2025, pp. 63-86..

Mais la portée de cette jurisprudence excède cette seule conjoncture particulière. Effectivement, en liant la protection des identités à la citoyenneté, la CJUE engage, parallèlement, une mutation profonde du sens même, ainsi que du destin, du droit de l’Union. Ce que divulgue ce contentieux, c’est une redéfinition de l’identité même de la citoyenneté de l’Union, qui est pensée à présent moins comme un vecteur d’intégration économique que comme un statut – toujours plus – fondamental. Un statut, porté par quelques principes, à l’instar de la solidarité, qui poursuit une fonction protectrice quasi existentielle pour les personnes13Et tout particulièrement pour les personnes trans.. La jurisprudence Commission c. Malte14CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23. le confirme : la citoyenneté européenne devient, quelques semaines après cette triologie, une « matrice » de reconnaissance, s’ancrant plus résolument dans les valeurs de solidarité et de confiance mutuelle. Autrement dit, à la faveur de cette saga, le droit de l’Union s’émancipe de ses racines économiques et commerciales pour se présenter comme un espace symbolique d’accueil des différences. Cela se vérifie autrement : les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles, longtemps éduqués par des considérations économiques, ou encore sécuritaires, prennent une portée quasiment « éthique » au fil de cette jurisprudence. Ils deviennent ici, pourrait-on dire, les garants du respect, de l’observance, des trajectoires individuelles.

Enfin, il convient d’observer que le discours même du droit de l’Union évolue sous l’action de la CJUE. Par le choix du langage, son raisonnement, cette dernière accomplit, finalement, quelque chose de plus clandestin : elle participe à un amendement de l’interdiscours du droit de l’Union. En effet, chaque arrêt contribue à imprimer un « nouveau » récit fondateur – une mythologie – du droit de l’Union, où la solidarité, la pluralité et la dignité ne sont plus des pétitions de principe, mais bien des moteurs d’interprétation et d’approfondissement. En fin de compte, la CJUE ne fait pas ici que sauvegarder, elle va plus loin : elle influe sur le mode de fabrique des discours dans une certaine pratique (inter)discursive – ce qui aura probablement des répercussions sur les modes de production normative. Autrement dit, elle ne se contente pas que d’appliquer le droit de l’Union et de le faire évoluer normativement, elle travaille à le « resignifier », à le « transfigurer ».

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