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Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne

Dans un climat politique tendu, où la montée des nationalismes, les restrictions juridiques, les crispations identitaires, les conflits, mais aussi les tensions commerciales, menacent sincèrement le projet européen1Pour quelques réflexions qui posent cette vertigineuse question : M. Lefebvre, « Would France Benefit From Leaving the European Union? », Politique étrangère, n° 244, 2024, pp. 175-187., voire, pour d’aucuns, sa crédibilité2En ce sens : S. Guerra et F. Serricchio, « Need a Little Love? Go South: Patterns of Trust Across EU Member States », Journal of Contemporary European Studies, n° 33, 2025, pp. 633-652., la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ci-après) fait montre, malgré tout, d’une audace inopinée. En prenant à bras-le-corps le problème de la transidentité dans une trilogie d’arrêts, désormais « historiques »3Comme l’annonçait déjà un auteur : B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.Mirin, Mousse et Deldits –, elle propose un droit de l’Union plus inclusif, plus robuste et, davantage encore, plus attentif aux droits fondamentaux des personnes transgenres. En effet, la CJUE enrichit ici l’éventail des garanties offertes aux personnes transgenres, dépassant le prisme traditionnel de la non-discrimination, dans l’objectif de développer une politique jurisprudentielle moins esclave des représentations binaires du genre4Pour des réflexions en ce sens : S. Osella, « The Court of Justice and gender recognition: A possibility for an expansive interpretation? », Women’s Studies International Forum [En ligne], n° 87, 2021.. Finalement, loin d’être d’un simple ajustement ponctuel, la jurisprudence étudiée est vectrice d’un mouvement plus décisif. Puisque, à bien y regarder, cette trilogie d’arrêts crayonne une redéfinition, un repositionnement, des ressources juridiques, politiques et symboliques de l’Union autour d’un « autre » paradigme du droit de l’Union européenne aiguillé par plusieurs principes qu’on pourrait qualifier de fondateurs, soit : la solidarité et la dignité.

1°) Reconnaître, étendre et protéger : une protection plurielle et originale en cours de construction

L’affaire Mirin5CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23. – première pièce de cette trilogie – est le point de départ de la conversion paradigmatique6Pour s’en convaincre : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.. Ce contentieux, inauguré par le refus d’un État membre de reconnaître le changement de genre d’un citoyen de l’Union légalement acquis sur le territoire d’un autre État membre, ne met pas en scène qu’un pur et simple différend administratif. Il connait, au contraire, une problématique plus profonde, plus épineuse, car plus « existentielle » : celle-là de la reconnaissance de son statut personnel dans un espace intégré de libre circulation. Pour y répondre, la CJUE utilise tout un ensemble d’instruments : le TFUE, mais également les articles 7, 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. Forte de ces références, elle confirme que le statut personnel ne peut être fractionné d’un État à l’autre sans mettre en péril les droits des personnes trans et la cohérence de l’ordre juridique européen.

À la vérité, l’innovation majeure de l’arrêt de 2024 réside dans le déplacement de l’analyse : de la discrimination vers l’entrave à des droits fondamentaux. La citoyenneté européenne devient, en réalité, le moyen d’une protection individuelle, si bien qu’elle ne semble plus réductible à un statut exclusivement économique. À rebours, dans l’arrêt Mirin, la juridiction s’efforce de renouer avec l’esprit de l’affaire Ruiz-Zambrano7CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09. : la citoyenneté européene est un statut fondamental porteur de différents droits et libertés essentiels dont la jouissance doit être assurée même en l’absence d’un exercice effectif. De même, pour la première fois – à tout le moins de manière aussi explicite –, l’article 45 de la Charte fait l’objet d’une utilisation autonome et significative, qui permet de compléter l’analyse de l’article 21 § 1 du TFUE. Cette volonté de protéger plus (pro)activement les droits des personnes transgenres se confirme, plus encore, dans la sollicitation de l’article 7 de la Charte, consignant le droit au respect de la vie privée et familiale. À la faveur de cette lecture combinée de la liberté de circulation et du droit au respect de la vie privée, la CJUE concrétise une espèce d’approfondissement de la protection, et ce, en gonflant le nombre des règles invocables. En résumé, l’Union européenne n’est plus ici seulement garante d’une liberté de mouvement, elle devient aussi garante d’une continuité de son identité par-delà les frontières.

C’est d’ailleurs ce que fait voir la formule, consacrée dans l’arrêt, de « droit à la reconnaissance ». Formule encore embryonnaire, mais tout à fait signifiante. Il ne s’agit nullement encore, peut-on croire, au-delà de la lettre, d’un droit subjectif au sens fort du terme, mais plutôt d’une liberté juridiquement protégée, qui oblige les États à respecter les effets d’une reconnaissance accomplir ailleurs. Pour toutes ces raisons, il est clair que la portée politique et symbolique de l’arrêt est indéniable : en contraignant la Roumanie à modifier l’acte de naissance d’une personne trans, et non plus seulement à délivrer des documents de voyage, la CJUE fait glisser en secret le droit de l’Union d’un modèle de coordination souple à une logique d’unification tacite. Autrement dit, la souveraineté des États membres en matière d’état civil se trouve davantage encadrée par les exigences de l’ordre juridique de l’Union, notamment lorsque sont en jeu les droits liés à l’identité de genre.

L’arrêt Mousse8CJUE, 9 janvier 2025, Mousse c. CNIL et SNCF Connect, aff. C‑394/23. prolonge cette dynamique de manière inattendue : en  investissant le droit à la protection des données personnelles et le RGPD. Derrière une question en apparence technique – peut-on licitement collecter et traiter des données de civilité binaire pour conclure un contrat de transport ? – se niche une interrogation plus embarrassante juridiquement et symboliquement. Consciente de cela, la Cour rappelle que le genre est une donnée suffisamment sensible pour être protégée par le droit à la protection des données personnelles, mais aussi que son traitement doit respecter le principe de minimisation. Principe qui devient, ici, la « clé de voûte » de la protection. Dès lors, en l’absence de nécessité impérieuse – car l’invocation d’un intérêt commercial légitime ne suffisant pas –, une collecte est illicite. Tout se passe comme si la reconnaissance d’une possibilité à l’invisibilité de genre s’ébauchait dans cet arrêt, ouvrant la voie à une désassignation des identités imposées. Puisque, finalement, ce qu’affirme la CJUE, c’est que la civilité ne saurait être imposée de manière rigide, sous peine de dénigrer l’identité réellement vécue.

Et cette dynamique culmine, à l’heure actuelle9Un rendez-vous est déjà donné qui marquera, probablement, une nouvelle étape décisive : l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant la CJUE – à l’heure de l’écriture de ces lignes., dans l’arrêt Deldits10CJUE, 13 mars 2025, Deldits, aff. C‑247/23., où la CJUE condamne fermement l’exigence, pratiquée par la Hongrie, d’une intervention chirurgicale préalable pour obtenir modification de son genre dans l’état civil. En tirant profit de ce qu’elle venait de concrétiser quelques semaines auparavant, la CJUE réaffirme ici que la reconnaissance de l’identité de genre, relevant de l’autonomie personnelle, bénéficie des garanties essentielles offertes par le RGPD, et, par conséquent – dans un certain esprit d’accommodement avec la jurisprudence récente de la CEDH11CEDH, 6 avril 2017, A. P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13. Encore : CEDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, n° 2145/16 et 20607/16. – qu’elle ne saurait être subordonnée à un traitement chirurgical. Finalement, la CJUE rompt manifestement avec les logiques pathologisantes, et confirme aussi l’entrée de la transidentité dans le champ des garanties numériques et fondamentales que propose le droit de l’Union. Bref : les personnes transgenres doivent être traitées dans leur(s) difference(s) comme toutes les autres.

Tout bien considéré, cette trilogie jurisprudentielle trace les contours d’un régime composite de sauvegarde des droits des personnes transgenres. Un régime qui jouit de l’articulation subtile et fructueuse entre citoyenneté, vie privée et protection des données personnelles.

Toutefois, cette audace jurisprudentielle n’est pas désintéressée. Au contraire, elle s’inscrit dans une conjoncture conflictuelle où l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture idéologiques. Certains États, la Hongrie en tête, s’opposent clairement aux principes d’égalité et de pluralisme, réduisent – encore et toujours – les droits des personnes LGBTQ+. Dans un tel contexte, la jurisprudence transidentitaire, telle qu’elle vient d’être élucidée, devient un outil de résistance politique aussi bien que juridique. En effet, la CJUE exploite toutes les ressources disponibles pour contourner les blocages et imposer une protection minimale des personnes transgenres – même en l’absence d’un consensus.

Cette teneur plus « stratégique » se révèle aussi dans cet alignement plus explicite avec la jurisprudence de la CEDH. En opérant une convergence tant substantielle que méthodologique, la CJUE renforce la compacité et la portée contraignante des standards européens des droits fondamentaux quant aux personnes trans. Surtout à une heure où la jurisprudence de Strasbourg la plus récente peut apparaître, aux yeux de certains, « régressive »12Pour pousser la réflexion : A. Palanco, « Les régressions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme : Anatomie d’un tabou », RTDH, nº 141, 2025, pp. 63-86..

Mais la portée de cette jurisprudence excède cette seule conjoncture particulière. Effectivement, en liant la protection des identités à la citoyenneté, la CJUE engage, parallèlement, une mutation profonde du sens même, ainsi que du destin, du droit de l’Union. Ce que divulgue ce contentieux, c’est une redéfinition de l’identité même de la citoyenneté de l’Union, qui est pensée à présent moins comme un vecteur d’intégration économique que comme un statut – toujours plus – fondamental. Un statut, porté par quelques principes, à l’instar de la solidarité, qui poursuit une fonction protectrice quasi existentielle pour les personnes13Et tout particulièrement pour les personnes trans.. La jurisprudence Commission c. Malte14CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23. le confirme : la citoyenneté européenne devient, quelques semaines après cette triologie, une « matrice » de reconnaissance, s’ancrant plus résolument dans les valeurs de solidarité et de confiance mutuelle. Autrement dit, à la faveur de cette saga, le droit de l’Union s’émancipe de ses racines économiques et commerciales pour se présenter comme un espace symbolique d’accueil des différences. Cela se vérifie autrement : les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles, longtemps éduqués par des considérations économiques, ou encore sécuritaires, prennent une portée quasiment « éthique » au fil de cette jurisprudence. Ils deviennent ici, pourrait-on dire, les garants du respect, de l’observance, des trajectoires individuelles.

Enfin, il convient d’observer que le discours même du droit de l’Union évolue sous l’action de la CJUE. Par le choix du langage, son raisonnement, cette dernière accomplit, finalement, quelque chose de plus clandestin : elle participe à un amendement de l’interdiscours du droit de l’Union. En effet, chaque arrêt contribue à imprimer un « nouveau » récit fondateur – une mythologie – du droit de l’Union, où la solidarité, la pluralité et la dignité ne sont plus des pétitions de principe, mais bien des moteurs d’interprétation et d’approfondissement. En fin de compte, la CJUE ne fait pas ici que sauvegarder, elle va plus loin : elle influe sur le mode de fabrique des discours dans une certaine pratique (inter)discursive – ce qui aura probablement des répercussions sur les modes de production normative. Autrement dit, elle ne se contente pas que d’appliquer le droit de l’Union et de le faire évoluer normativement, elle travaille à le « resignifier », à le « transfigurer ».

Regard juridique sur la question des harkis

  • Décret n° 62-318 du 21 mars 1962 relatif à la démobilisation des harkis.
  • Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 sur la nationalité française des personnes de statut civil de droit local.
  • Loi du 20 décembre 1966 relative à la nationalité des personnes originaires d’Algérie.
  • Loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de certaines situations liées à la guerre d’Algérie.
  • Loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative à la reconnaissance des anciens supplétifs.
  • Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
  • Loi n° 2006-164 du 23 janvier 2006 (abrogation de l’art. 4 de la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation.
  • Loi n° 2017-1775 du 30 décembre 2017 modifiant le régime d’indemnisation.
  • Loi du 23 février 2022 relative à la reconnaissance et à la réparation en faveur des harkis.
  • Décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 relatif à la mise en œuvre de la loi de 2022.
  • Décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 modifiant les modalités d’indemnisation prévues par le décret de 2022.
  • CE, 19 février 1875, Prince Napoléon (théorie des actes de gouvernement).
  • CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens (actes de gouvernement).
  • CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938 (accords d’Évian).
  • CE, 6 avril 2007, Comité Harkis et Vérité (censure partielle de la loi de 2005).
  • CE, 27 juin 2016, Bernabé, n° 382319 (responsabilité de l’État, spoliations).
  • CE, 3 octobre 2018, n° 410611 (responsabilité de l’État, conditions de vie dans les camps).
  • CE Ass., 24 octobre 2024, n° 465144 (responsabilité sans faute malgré un acte de gouvernement).
  • CAA Paris, 10 juin 2024, n° 23PA01555 et 23PA02855 (indemnisation des anciens harkis, prescription et limites procédurales).
  • Cons. const., déc. n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010 (égalité – pensions militaires d’invalidité).
  • Cons. const., déc. n° 2010-93 QPC du 4 février 2011 (égalité – allocations et rentes de reconnaissance).
  • Cons. const., déc. n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015 (validité de la distinction liée au statut civil de droit local).
  • Commission EDH, 20 février 1995, S.C. c. France, n° 20944/92.
  • CEDH, 23 janvier 2014, Montoya c. France, n° 62170/10.
  • CEDH, 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, n° 24384/19 et 44234/20.
  • CEDH, 4 avril 2024, Tamazount et autres c. France, n° 17131/19 et 4 autres.
  • K. Picard, « Les séquelles de la guerre d’Algérie devant la Cour européenne des droits de l’homme (obs. sous Cour eur. dr. h., arrêt Tamazount et autres c. France, 4 avril 2024) », RTDH, n° 142, 2025, pp. 475-492.
  • M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878.
  • L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2024, p. 1794.
  • H. Labayle, « Les actes de gouvernement devant la Cour européenne des droits de l’homme : Les leçons de la jurisprudence Tamazount », RFDA 2024, p. 889.
  • C. Meurant, « Le mythe de la responsabilité sans faute de l’État du fait des actes de gouvernement diplomatiques », Journal du droit international (Clunet), n° 2, 2025, pp. 479-498.
  • D. Alland, « La réparation des préjudices consécutifs à un acte de gouvernement. Une porte ouverte aussitôt refermée pour le refus de protection diplomatique », JCP G, n° 18, 2025, pp. 774-777.
  • J. Andriantsimbazovina, « Les conditions de vie des enfants de harkis dans le camp de Bias étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine », Gaz. Pal., n° 36, 2024, p. 2.
  • F. Médard, « Harkis : Entre mémoire et oubli », Inflexions, n° 34, 2017, pp. 129-141.
  • H. de Wasseige, Évolution de la reconnaissance des harkis en France : Application du modèle d’Axel Honneth, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2018 [En ligne].

« Il y a cinquante ans, la France a abandonné ses propres soldats […]. La France se grandit toujours en reconnaissant ses fautes. » – F. Hollande, Journée nationale d’hommage aux harkis du 25 septembre 2012.

Par cette allocution, le président de la République réaffirmait l’engagement moral de la Nation à l’égard des harkis. Pourtant, cette reconnaissance politique reste encore incomplètement traduite sur le plan juridique. Symboles involontaires des scandales de la guerre d’Algérie, les « harkis » cristallisent une mémoire douloureuse dont les blessures peinent à être pansées, même plus de soixante ans après les faits.

Il convient de rappeler la situation particulière des harkis. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française recruta parmi la population locale des forces supplétives, dont les harkis constituèrent une part importante. Engagés pour la défense de l’Algérie française, ces combattants furent démobilisés après le référendum d’autodétermination du 8 janvier 1961, qui conduisit à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Le décret n° 62-318, publié au Journal officiel du 21 mars 1962, organisa cette démobilisation en proposant trois options : l’intégration dans l’armée régulière, le retour à la vie civile avec versement d’allocations de licenciement et de reclassement ou le bénéfice d’un délai de réflexion de six mois durant lesquels ils serviraient en qualité d’agent contractuel civil dans l’armée. Toutefois, pour ceux qui restèrent en Algérie, les représailles furent d’une brutalité extrême. En avril 1962, une circulaire ministérielle ordonna le rapatriement des supplétifs menacés, avec la promesse d’une prise en charge à l’arrivée. Or, en réalité, mis à part quelques rapatriements opérés en juin, le plan ne fut véritablement exécuté qu’en septembre. Des camps de transit furent alors ouverts pour accueillir les harkis et leurs familles. Initialement provisoire, cet hébergement s’éternisa parfois sur plusieurs années dans des conditions précaires, marquant le début d’un exil douloureux. À cette situation s’ajouta une dépossession juridique : à l’indépendance, les harkis et leurs proches perdirent la nationalité française. La reconquête de la nationalité française fut rendue possible exclusivement pour les personnes déjà installées en France (soit : anciens harkis, épouses, enfants), par le biais d’une procédure judiciaire formelle et payante, fixée à 5 francs par un texte : l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962. Si cette procédure aboutissait presque systématiquement à une conclusion favorable, elle fut néanmoins perçue comme profondément inique, tant elle incarnait un rejet symbolique. Il fallut attendre la loi en date du 20 décembre 1966 pour qu’une clarification bienvenue intervienne : les personnes de statut civil de droit local, originaires d’Algérie, furent reconnues comme conservant de plein droit la nationalité française, sauf si une autre leur avait été conférée après le 3 juillet 1962. Cette réalité longtemps passée sous silence – que les harkis, c’est une « histoire », mais c’est aussi un « drame », ainsi que le consignait le rapport de D. Ceaux et S. Chassard de 2018 – est à l’heure actuelle rappelée par plusieurs associations mémorielles, à l’image du Comité Harkis et Vérité, qui œuvrent à faire reconnaître cette mémoire dans le langage juridique.

Un véritable travail de mémoire et de reconnaissance a commencé à émerger dans les années 1980  et 1990, porté notamment par les derniers harkis et leurs descendants, engagés dans un combat pour la dignité et pour la reconnaissance. Cette dynamique trouve un point d’ancrage institutionnel en 2003, avec l’instauration de la Journée nationale d’hommage aux harkis, aux moghaznis et aux personnels des diverses formations supplétives et assimilés, célébrée chaque année le 25 septembre. Cette commémoration, placée sous l’égide de la République, cherche à honorer la mémoire de ceux qui se sont engagés aux côtés de la France et à reconnaître les souffrances qu’ils ont endurées, tant durant le conflit que dans les décennies qui ont suivi. Progressivement, cette reconnaissance symbolique a nécessité un prolongement juridique. Le législateur français, jusque-là silencieux ou parcimonieux, commence à prendre la mesure de l’urgence d’une réparation. La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 constitue, en ce sens, la première inflexion indubitable. Pour preuve, son article 1er dispose que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ». S’il ne s’agit encore que d’un acte déclaratoire, cette disposition inaugure une reconnaissance officielle, certes toujours timorée, mais juridiquement formulée. Ce mouvement se prolonge avec la loi n° 2005-158 du 23 février 2005, qui fixe les conditions d’attribution d’indemnités au titre des services rendus et des souffrances endurées. D’ailleurs, l’article 5 de cette loi interdit précisément « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ». Pour l’une des premières fois – de façon aussi manifeste –, les harkis sont nommément protégés par une règle de portée contraignante. La reconnaissance ne relève plus seulement du discours politique ou encore du mémoriel : elle entre dans l’ordre du Droit.

Toutefois, cette avancée demeure insuffisante aux yeux de diverses associations, à commencer par  l’association Harkis et Droits de l’Homme. En effet, ces dernières dénoncent le caractère dérisoire des réparations proposées, assimilables à de simples pensions militaires, loin donc de l’indemnisation spécifique promise et attendue. De même, l’article 4 de cette loi, évoquant les « aspects positifs » de la colonisation, est vécu comme une provocation, voire, pis encore, une négation des préjudices, de la souffrance endurée. Cette disposition, âprement critiquée, finira par  être abrogée en janvier 2006, illustrant la persistance d’une tension entre reconnaissance mémorielle de la dette morale et tentatives de réhabilitation historique de la colonisation et oblitération des manquements. Parallèlement aux évolutions législatives, la jurisprudence a elle également contribué à définir les contours de la reconnaissance des harkis. Par exemple, dans sa  décision Comité Harkis et Vérité, rendue le 6 avril 2007, le Conseil d’État a censuré les articles 6  et 9 de la loi du 23 février 2005, en considérant qu’ils méconnaissaient différentes exigences posées par la CESDH. Ces dispositions établissaient, aux yeux de la Haute juridiction, une discrimination injustifiée entre les familles de harkis, fondée sur le mode d’acquisition de la nationalité française par le demandeur. Cette décision a conduit à une modification législative intervenue – tardivement – le 30 décembre 2017, laquelle a permis d’inclure, dans le dispositif d’indemnisation, les harkis résidant en France, mais n’ayant pas formellement sollicité la nationalité française.

En vérité, c’est plus récemment que la reconnaissance des harkis a franchi un seuil décisif. Le 20  septembre 2021, le président de la République, E. Macron, a prononcé un discours au sein duquel il a officiellement demandé pardon aux harkis au nom de la Nation tout entière. Cette déclaration politique a été immédiatement suivie d’un engagement législatif concret, matérialisé par  la loi du 23 février 2022 dite de « reconnaissance et de réparation ». Cette loi consacre une étape majeure en affirmant, pour la première fois avec cette limpidité, la responsabilité de la République dans les conditions d’accueil et de vie profondément indignes imposées aux harkis et à leurs familles sur le territoire français après 1962. À ce titre, elle instaure un droit à réparation spécifique pour toutes les personnes ayant séjourné entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975 dans les camps de transit ou les hameaux de forestage désignés par voie réglementaire. Afin d’assurer la mise en œuvre concrète et effective de cette réparation, la loi a institué un organe : la  Commission nationale de reconnaissance et de réparation, dont la mission est d’instruire les demandes et aussi de proposer les mesures indemnitaires appropriées. Cet organe indépendant constitue l’un des piliers du dispositif mis en place pour répondre aux préjudices subis par les harkis. 

Si les discours politiques et les réformes législatives ont permis d’ébaucher une reconnaissance juridique partielle des harkis, il convient de ne pas se laisser tromper par les apparences d’un consensus désormais établi. Ces quelques avancées, aussi décisives soient-elles, ne doivent pas masquer les persistantes réticences du juge à s’engager totalement sur le terrain de la réparation. Puisque le contentieux – en particulier administratif –, loin de suivre une progression linéaire, demeure marqué par des limites notables. La décision rendue par le Conseil d’État le 27 juin 2016  (n° 382319) en offre une belle illustration. Saisi d’un recours en responsabilité pour faute, introduit par des Français d’Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l’indépendance, le juge  administratif suprême a décliné sa compétence. Une inflexion a pu être observée dans la décision du 3 octobre 2018 (n°410611), également rendue par le Conseil d’État. Cette fois-ci, la juridiction administration reconnaît la responsabilité pour faute de l’État français en raison des conditions de vie indignes imposées aux harkis dans certains camps d’accueil, et alloue à chaque requérant une indemnité de 15 000 euros. Pourtant, s’agissant des griefs fondés sur l’absence de rapatriement et de protection à la fin de la guerre, le Conseil d’État reconnaît derechef son incompétence. Il rappelle que ces omissions s’inscrivent dans le cadre des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, lesquelles relèvent de la sphère protégée de la théorie des actes de gouvernement. L’acte ainsi couvert échappe au contrôle des juridictions qui ne peuvent pas en apprécier la légalité ou le caractère fautif (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon ; CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Dès lors, les préjudices allégués sont jugés indissociables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et, partant, ne sauraient engager la responsabilité de l’État français.

Une telle approche est confirmée par la Cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 10  juin 2024 (n° 23PA01555 et 23PA02855), qui portait sur les demandes d’indemnisation présentées par d’anciens harkis ayant vécu dans certains camps comme celui de Rivesaltes. Sur le plan juridique, tout d’abord, la juridiction rappelle que les requêtes formées avant l’entrée en vigueur de la loi de 2022 restent soumises au droit commun de la responsabilité administrative : elles doivent donc démontrer l’existence d’une faute ou bien d’une rupture d’égalité devant les charges publiques. Par ailleurs, la Cour affirme que les juridictions administratives appliquent strictement la prescription quadriennale, même dans un contexte historiquement et politiquement sensible. Sur le plan symbolique ensuite, l’arrêt illustre les limites du recours juridictionnel pour obtenir une reconnaissance mémorielle. Il révèle que, malgré les possibilités offertes par la loi de 2022, le contentieux demeure confronté à des obstacles procéduraux majeurs, notamment la difficulté de réunir des preuves et de contourner les effets de la prescription. Finalement, l’arrêt confirme surtout que le dispositif extrajudiciaire instauré par la loi de 2022 – en particulier la Commission nationale indépendante – constitue dorénavant la voie privilégiée, sinon exclusive, d’indemnisation des dommages subis par les harkis dans les camps ou les structures listés par décret. 

Du côté du juge constitutionnel français, la reconnaissance des droits des harkis progresse à un rythme lent et inégal, au gré de décisions souvent marquées par l’ambivalence. Effectivement, quelques avancées notables y ont été conquises, mais au compte-gouttes, sans que s’esquisse une ligne jurisprudentielle tout à fait cohérente. Par exemple, dans leur décision n° 2010-18 QPC du 23  juillet 2010, les Sages ont censuré, au nom du principe d’égalité, la disposition du troisième alinéa de l’article 253 bis du Code des pensions militaires d’invalidité qui conditionnait l’octroi du droit à pension à la double exigence de nationalité française et de domiciliation en France. Ce faisant, ils ont permis aux anciens supplétifs restés en Algérie d’accéder aux droits liés à leur statut  de combattant de l’armée française, sans que leur éloignement géographique ou bien leur absence de naturalisation fasse obstacle. Un an plus tard, dans la décision n° 2010-93 QPC en date  du 4 février 2011, ils ont confirmé cette orientation en censurant, toujours sur le fondement du principe d’égalité, les dispositions subordonnant le versement des allocations et des rentes de reconnaissance, ainsi que des aides spécifiques au logement, à la nationalité française. Les Sages ont  estimé qu’un tel critère était absolument discriminatoire et ne pouvait justifier une différence de traitement entre anciens harkis. Une telle censure a eu pour résultat d’ouvrir l’allocation de reconnaissance à l’ensemble des intéressés, indépendamment de leur nationalité, rompant ainsi avec  une logique d’exclusion jusque-là à l’œuvre.

Pour autant, cette dynamique n’a pas été systématiquement prolongée. En atteste la décision n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015, dans laquelle le Conseil a validé la conformité à la Constitution de l’article 9 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987. Ce texte réserve l’attribution de certaines allocations aux anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie et relevant du « statut civil de droit local ». Les requérants soutenaient que cette différenciation revenait, dans la pratique, à réintroduire une forme de condition de nationalité déjà censurée et qu’elle portait atteinte à l’autorité de la chose jugée (décision n° 2010-93 QPC). Ils faisaient également valoir que cette distinction entre statut civil de droit local et statut de droit commun méconnaissait le principe d’égalité. Les Sages de la rue Montpensier ont cependant rejeté ces arguments. Ils ont d’abord rappelé que la condition du statut civil, à la différence de celle de la nationalité, n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle. Ils ont ensuite considéré que les anciens supplétifs relevant du statut civil de droit local ne se trouvaient nullement dans une situation comparable à celle des anciens supplétifs de droit commun. Ils ont enfin jugé que la distinction opérée par le législateur était en lien direct avec l’objet de la loi, à savoir l’indemnisation des personnes ayant subi des préjudices dans le contexte de la décolonisation. Ainsi, les mots « de statut  civil de droit local » figurant au premier alinéa de l’article 9 ont été déclarés conformes à la Constitution.

Une telle jurisprudence souligne la prudence, voire plutôt la réserve, du juge constitutionnel lorsqu’il s’agit de trancher des différenciations complexes héritées du passé colonial. Si certaines décisions marquent une avancée nette vers l’égal accès aux droits, d’autres rappellent que le processus de reconnaissance, pour les harkis, demeure soumis à certains équilibres juridiques précaires et certains enjeux politiques glissants.

La France a-t-elle manqué à ses obligations conventionnelles dans la manière dont elle a accueilli les harkis et leurs familles après la guerre d’indépendance algérienne ? C’est la question à laquelle la Cour de Strasbourg a été confrontée dans la retentissante affaire Tamazount et autres c. France, jugée  le 4 avril 2024.

Les cinq requérants étaient tous enfants de harkis, dont quatre issus d’une même fratrie. Ils dénonçaient trois fautes imputables à l’État français : l’inaction face aux massacres de harkis en Algérie, le défaut de rapatriement des personnes menacées, mais également les conditions de vie indignes imposées dans les camps d’accueil sur le sol français. Un sixième requérant invoquait, par  ailleurs, son abandon par les autorités françaises. Une fois devant la CEDH, les requérants soutenaient deux griefs principaux. Le premier portait sur la restriction du droit d’accès à un tribunal (article 6 § 1), du fait de l’injusticiabilité qu’autorise la théorie française des actes de gouvernement. Le second visait les atteintes graves à divers droits fondamentaux, notamment dans  le camp de Bias, en invoquant la violation des articles 3, 8 de la CESDH et l’article 1er du Protocole n° 1.

Le premier grief examiné par la CEDH soulève une question plutôt récurrente : celle de la compatibilité de la théorie française des actes de gouvernement avec les différentes exigences conventionnelles. Après l’arrêt H.F. et autres c. France du 14 septembre 2022 (n° 24384/19 et 44234/20), Tamazount constitue la seconde affaire, en peu de temps, dans laquelle les juges de Strasbourg sont invités à se prononcer sur cette doctrine d’origine prétorienne. Comme on le concédait, les « actes de gouvernement » désigne cette catégorie de décisions administratives échappant à tout contrôle juridictionnel, car considérées comme purement politiques – et non administratives. Si le périmètre de cette théorie est historiquement circonscrit aux relations entre le  Gouvernement et le Parlement aux affaires internationales, son application a néanmoins toujours suscité quelques controverses, en raison de l’immunité qu’elle confère aux décisions concernées. D’ailleurs, le Conseil d’État a mobilisé à deux reprises cette dernière théorie dans le  contexte de l’indépendance algérienne : d’une part, à propos des accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938) et, d’autre part, à propos de la réparation des spoliations de biens (CE,  27 juin 2016, Bernabé, n° 382319). Dans les deux cas, la juridiction s’est déclarée incompétente au nom de la souveraineté diplomatique. In casu, les requérants faisaient valoir que cette immunité avait privé leur cause de toute chance de succès devant les juridictions internes, alors même que les fautes dénoncées découlaient de décisions antérieures à l’indépendance et engageaient la responsabilité de l’État à l’égard de ses ressortissants.

Le second grief visait les conditions de vie dans les camps d’accueil et, plus exactement encore, celles du centre de Bias, dans le Lot-et-Garonne. Les éléments produits devant la Cour étaient accablants. Les juridictions nationales comme les rapports officiels faisaient état de logements surpeuplés et insalubres, d’un accès limité à l’eau, à l’électricité, aux soins et sans oublier d’un manque chronique de nourriture. Les familles vivaient sous couvre-feu, sans aucune possibilité de contact avec l’extérieur, dans un environnement où les déplacements étaient très strictement contrôlés. Les enfants n’étaient pas scolarisés dans le système de droit commun, mais plutôt cantonnés à des structures d’enseignement rudimentaires et militarisées. Et ce système éducatif d’exclusion a durablement entravé leur apprentissage de la langue et de la culture françaises, laissant des séquelles indélébiles. À cela s’ajoutaient des atteintes directes au droit au respect de la vie privée, c’est-à-dire : ouverture systématique du courrier, surveillance constante, détournement des allocations familiales, utilisées non pas pour soutenir les familles, mais plutôt pour financer les infrastructures des camps. Un rapport d’inspection de 1963 mentionne ainsi la disparition de près de deux millions d’euros destinés à la prise en charge des harkis.

Pour apprécier ces griefs, la juridiction de Strasbourg s’est appuyée sur plusieurs documents d’archives produits à partir des années 2000, mais n’a pas mobilisé directement les travaux scientifiques disponibles. Une telle réserve témoigne de la complexité d’un contentieux chargé d’histoire. En filigrane, une lourde tâche incombait à la CEDH : se prononcer sur la réparation des  conséquences d’un fait historique – et ses conséquences dommageables –, plus de 60 ans après  sa survenance. L’arrêt rendu s’inscrit dans une tonalité de retenue, exigée par la sensibilité des choix diplomatiques en cause, mais teinté d’une gravité propre à la reconnaissance d’un préjudice historique. À regarder de près, les requérants obtiennent gain de cause sur plusieurs points. Toujours est-il que deux freins modèrent l’optimisme et la portée de l’arrêt : d’abord, l’immunité résultant de la théorie des actes de gouvernement est apparue, d’après la CEDH, comme  une ingérence « régulière » dans les droits des requérants, et, ensuite, l’ancienneté des pratiques a constitué un obstacle à la prise en compte réelle des conditions de vie passées et de leur  réparation. Il en résulte, après tout, une solution en demi-teinte, révélatrice à la fois de la prudence de la CEDH face aux responsabilités étatiques et de la complexité des contentieux mémoriels.

Au fond, la CEDH constate à l’unanimité :

  1. qu’il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 : la limitation du droit d’accès à un tribunal par la théorie des actes de gouvernement est jugée proportionnée et légitime, dans le cadre de la séparation des pouvoirs ;
  2. qu’il y a violation des articles 3, 8 et 1 du Protocole n° 1, en ce qui concerne quatre membres de la famille Tamazount, en raison de conditions de vie incompatibles avec la dignité humaine et de violations corrélatives de la vie privée et des droits patrimoniaux.

De manière générale, l’abstention de la CEDH, au sujet de la qualification retenue par le juge administratif d’« acte de gouvernement », lui permet d’éviter de se prononcer sur les incidences d’une telle immunité contentieuse et sur la portée exacte de la protection due aux harkis par l’État français. De manière plus réaliste, une remise en cause de la théorie des actes de gouvernement aurait conduit la juridiction à apprécier le caractère fautif ou non des décisions prises par la France au moment même de la transition coloniale. Malgré tout, la CEDH admet que l’application de cette théorie constitue sérieusement une restriction au droit d’accès à un tribunal, mais elle juge que cette restriction est légitime et proportionnée, dans la mesure où elle vise à garantir la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Elle rappelle aussi que cette immunité est interprétée étroitement par les juridictions administratives (CEDH [GC], 14 décembre 2006, Markovic et autres c. Italie, n° 1398/03) et que, dans certaines hypothèses, la responsabilité sans faute de l’État peut être engagée.

Toujours est-il que cette position est, à plus d’un titre, décevante. En effet, on pouvait espérer que  la CEDH se montre – enfin – plus critique à l’égard d’une théorie qui a pour incidence d’exclure du contrôle certaines décisions majeures de l’exécutif, dans un contexte où il convient d’être peut-être moins complaisant par rapport aux gouvernements – surtout lorsqu’ils cèdent aux tentations du populisme, voire de l’illibéralisme. Plus encore, la CEDH, dans sa jurisprudence antérieure, s’était montrée (trop) révérencieuse à l’endroit des requêtes mettant en soupçon l’attitude de la France envers ses anciens ressortissants coloniaux : qu’il s’agisse, à titre d’exemple, de l’affaire S.C. c. France (Commission EDH, 20 février 1995, n° 20944/92), où la Commission déclarait irrecevable une requête qui épinglait les autorités françaises pour avoir nationalisé des biens qui ne leur appartenait pas, mais surtout pour n’avoir pas respecté les engagements souscrits dans une déclaration de 1962, voire encore de l’affaire Montoya c. France (CEDH, 23 janvier 2014, n° 62170/10), dans laquelle elle avait laissé à l’État une large marge d’appréciation en matière de politique sociale par rapport aux anciens supplétifs d’origine arabe ou  berbère.

Malgré cette réserve, l’arrêt Tamazount constitue, sans nul doute, un tournant important. La juridiction constate, en effet, que les réparations accordées par les juridictions françaises – tout spécialement l’indemnité forfaitaire de 15 000 euros – ne sont ni adéquates ni suffisantes. Elle relève aussi que cette indemnité ne tient pas compte de l’existence d’un préjudice moral, en contradiction avec sa jurisprudence, notamment l’arrêt Muršić c. Croatie (CEDH [GC], 20 octobre 2016, n° 7334/13), d’après lequel toute atteinte à la dignité doit faire l’objet d’une évaluation complète, approfondie.

À la suite de cette affaire, des ajustements concrets ont d’ailleurs été apportés par les autorités françaises. Le décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 a modifié l’article 9 du décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 en relevant le barème d’indemnisation de 1 000 à 4 000 euros par année commencée passée dans les structures concernées. En parallèle, dans son deuxième rapport d’activité publié le  29 avril 2025,  la Commission nationale indépendante pour les harkis a annoncé l’élargissement de la liste des lieux ouvrant droit à réparation. Une telle proposition a été acceptée par l’actuel Premier ministre, F. Bayrou, avec l’appui du ministère des Armées, réaffirmant au passage son engagement dans le processus de reconnaissance et de réparation.

En fin de compte, l’arrêt du 4 avril 2024, tout en étant juridiquement justifié, laisse subsister d’importantes interrogations quant à la capacité des mécanismes de réparation à assurer une indemnisation intégrale. Ainsi que l’observait M. Charité : « cet arrêt est sans doute moins un aboutissement qu’une nouvelle étape sur la route de ce contentieux de masse, celle de la mise en cause de la capacité dudit mécanisme à réparer effectivement les préjudices subis par les harkis, notamment de sa compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »1M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878..

Malgré les incertitudes persistantes et les limites structurelles du droit français dans sa capacité à considérer raisonnablement le passé colonial de la France, des inflexions récentes permettent d’entrevoir des évolutions déterminantes. Effectivement, c’est peut-être en réponse à l’arrêt Tamazount que le Conseil d’État, dans un arrêt d’Assemblée rendu en octobre 2024 (n° 465144), a  ouvert une brèche jurisprudentielle inattendue. Dans cet arrêt, la Haute juridiction avoue, à titre  exceptionnel, qu’un préjudice causé par une décision non détachable de la conduite des relations internationales – et donc relevant en principe des actes de gouvernement – puisse cependant faire l’objet d’une réparation sur le fondement de la responsabilité sans faute. Dit autrement encore, le juge reconnaît que la souveraineté diplomatique n’exclut pas totalement l’obligation de réparer certains préjudices, y compris lorsqu’ils sont liés à des choix étatiques relevant de la scène internationale. Par cette ouverture, le contentieux administratif amorce une évolution prudente, mais potentiellement décisive, vers une prise en compte plus effective des souffrances engendrées par l’histoire coloniale. Elle laisse entrapercevoir une possibilité de dépassement – au moins partiel – des blocages traditionnels liés à la théorie des actes de gouvernement. Ce mouvement, s’il se confirme, pourrait redonner au droit sa capacité à traiter, dans un cadre exigeant, des préjudices longtemps relégués au rang de blessures d’une histoire malheureuse.

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

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