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L’adhésion à l’Union européenne : histoire, critères et tensions contemporaines

§I – Textes normatifs de référence

Sources primaires du droit de l’Union

  • Article 2 du Traité sur l’Union européenne
  • Article 49 du Traité sur l’Union européenne
  • Article 50 du Traité sur l’Union européenne
  • Critères de Copenhague

Documents et déclarations officielles

§II – Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

  • CJUE [GC], 20 avril 2021, Repubblika contre Il-Prim Ministru, aff. C-896/19.
  • CJUE [AP], 16 février 2022, Hongrie c. Parlement et Conseil, aff. C-156/21.

Pour approfondir :

  • C. Rapoport, « Chronique Action extérieure de ‘’UE – La guerre d’agression de la Russie envers l’Ukraine « relance » le processus d’élargissement de l’Union », RTDE 2022, p. 510 et s. ; Élargir et réformer l’Union : la feuille de route du « Groupe des Douze », par Olivier Costa et Daniela Schwarzer, en ligne, 4 octobre 2023 ; A. Ivan, « L’Union européenne des 27 : logiques et conditionnalités de l’élargissement », in A. Liebich et A. Germond, (dir.), Construire l’Europe : Mélanges en hommage à Pierre du Bois, Genève, Graduate Institute Publications, 2008, pp. 238-245 ; A. Buzelay, « Les défis de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est », Revue de l’Union européenne, n° 637, 2020, pp. 256-260; P. Magnette (dir.), La Grande Europe, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, coll. “Études européennes”, 2004 ; L. Whithead, « L’élargissement de l’Union européenne : Une voie risquée de promotion de la démocratie », Revue internationale de politique comparée, n° 2, 2001, pp. 305-332 ; Y. Petit, « Quelques réflexions sur la capacité d’intégration de l’Union européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n° 506, 2007, pp. 153 et s. ; F. Dehousse, « Les enjeux de l’élargissement de l’Union européenne », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1600, 1998, pp. 1-43 ; L. Lebon, « Les extension du territoire de l’Union européenne », Répertoire de droit européen octobre 2019 ; G. Joly, « Le processus d’élargissement de l’Union européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne 2002, p. 239 ; C. Lesquesne, « Les difficultés françaises à penser la grande Europe », Esprit, n° 1, 2023, pp. 13-17 ; J. Rupnik, « Changement d’époque en Europe », Paysan & société, n° 395, 2022, pp. 16-21 ; P. Orcieu, « Carte de l’Union européenne en 2023 », 1er janvier 2023.

1°) L’adhésion comme logique originaire de la construction européenne

L’élargissement n’est pas une invention tardive de l’Union. Il est inscrit dans les gènes mêmes du projet communautaire. La déclaration Schuman de mai 1950, souvent citée pour son rôle fondateur, est trop rarement lue pour ce qu’elle dit de l’ouverture du projet. Certes, l’objectif immédiat est la pacification franco-allemande par la mise en commun du charbon et de l’acier. Mais cette solidarité de production est explicitement pensée comme ouverte à tous les pays qui souhaiteraient y participer. Autrement dit, le projet communautaire n’est pas conçu comme un pacte exclusif entre quelques États fondateurs, mais comme un noyau destiné à s’élargir progressivement, à mesure que d’autres peuples européens accepteraient d’entrer dans cette logique de solidarité économique et politique. La pacification du continent, si elle devait être réelle, ne pouvait se limiter à une zone étroite entourée d’États exclus. Cette intuition se double d’une ambition économique explicite : l’unification progressive des conditions de production devait permettre une prospérité partagée, condition elle-même de la stabilité politique. L’élargissement n’était donc pas un simple supplément politique, mais une condition structurelle de réussite du projet communautaire.

Cette ouverture se retrouve, sans surprise, dans les traités fondateurs. La CECA, la CEE et la CEEA contiennent toutes une clause permettant l’adhésion ultérieure de nouveaux États. La formulation est lapidaire : « tout État européen peut demander à adhérer ». Mais une telle brièveté est trompeuse. Elle traduit à la fois une volonté de ne pas figer les frontières de l’Europe juridique et un choix politique clair : ne pas fermer, par avance, la porte de l’intégration. La Commission elle-même, dès les années 1960, insiste sur le fait que l’élargissement comporte des risques, notamment celui d’un affaiblissement de la cohésion communautaire, mais qu’il relève néanmoins de la vocation même de la Communauté que de les assumer lorsqu’il s’agit de poursuivre l’unification européenne. L’adhésion apparaît ainsi, dès l’origine, comme un pari politique conscient, et non comme une conséquence automatique de la réussite économique des Communautés.

Ce mouvement d’ouverture, inscrit dès l’origine dans l’architecture du projet communautaire, éclaire rétrospectivement les tensions contemporaines qui entourent aujourd’hui toute nouvelle adhésion.

2°) L’adhésion comme geste fondateur et aujourd’hui comme moment de vérité

On discute souvent de l’adhésion à l’Union comme d’un simple mouvement d’extension territoriale du projet communautaire. Une lecture rapide de l’histoire des traités et des vagues d’élargissement donne, il est vrai, l’illusion d’un processus quasiment mécanique : des États candidats, des négociations longues, un traité d’adhésion, puis l’intégration progressive dans l’ordre juridique de l’Union. Pourtant, cette narration linéaire est trompeuse. L’adhésion n’est ni un phénomène secondaire ni un simple outil technique de croissance institutionnelle. Elle est, depuis l’origine, l’un des lieux privilégiés où se joue la définition même de l’UE. L’originalité de cette dernière tient précisément à ceci : elle ne s’est jamais pensée comme une organisation close, mais elle n’a jamais non plus accepté de s’ouvrir sans condition. L’adhésion se situe à l’intersection de deux logiques constitutives – et potentiellement contradictoires – du projet européen : (i) l’universalisation progressive du projet de pacification du continent et (ii) la préservation d’un noyau normatif suffisamment homogène pour permettre une intégration réelle. En somme, l’UE n’existe pas seulement par ce qu’elle intègre, mais par ce qu’elle exige de ceux qui souhaitent la rejoindre.

Longtemps, l’élargissement a été perçu comme un moteur naturel de la construction européenne : élargir, c’était stabiliser, démocratiser et pacifier. Aujourd’hui, ce même élargissement apparaît plus volontiers comme une épreuve de cohérence, voire comme une source d’inquiétude existentielle. Les crises contemporaines – à l’exemple de la crise de l’État de droit, retour de la guerre sur le continent, tensions géopolitiques, remise en cause des valeurs communes – ont déplacé la question : il ne s’agit plus seulement de savoir si l’Union peut s’élargir, mais à quelles conditions elle peut encore le faire sans totalement se défaire.

Ce dossier se propose précisément d’interroger l’adhésion et de démontrer qu’elle est devenue un point de cristallisation de constitutionnalisme européen : une scène où se rencontrent l’histoire longue de l’intégration, la normativité des valeurs européennes et les fragilités structurelles de l’Union européenne actuelle.

3°) L’adhésion sans retour ? De l’irréversibilité supposée au droit de retrait

Pendant longtemps, l’adhésion à l’Union a été pensée comme un engagement, pourrait-on dire, irréversible. Les traités fondateurs ne prévoyaient aucun droit de retrait explicite, ce qui a nourri une importante littérature doctrinale opposant deux lectures : celle d’une adhésion définitive, inscrite dans un projet d’intégration sans limites temporelles, et celle d’une adhésion juridiquement réversible faute d’interdiction explicite. Mais ce débat, purement juridique, masquait une réalité politique : aucun ordre juridique ne peut retenir durablement un État souverain décidé à partir. Les rares précédents de retrait – Algérie, Groenland – ne permettaient toutefois pas d’en déduire l’existence d’un véritable droit de retrait des Communautés.

C’est le traité de Lisbonne qui met fin à cette ambiguïté en consacrant explicitement le droit de retrait à l’article 50 du TUE. Pour la première fois, le droit primaire organise la sortie comme une hypothèse normale, juridiquement encadrée, distincte de l’adhésion, mais pleinement reconnue.

Cette consécration a une portée symbolique considérable. Elle rompt avec l’idée, longtemps implicite, selon laquelle l’Union serait un projet naturellement irréversible, orienté exclusivement vers une « union sans cesse plus étroite ». L’adhésion cesse d’être un engagement existentiel irrévocable pour devenir un choix politique réversible, assumant l’idée que l’intégration repose, in fine, sur la volonté persistante des États. Le retrait du Royaume-Uni en 2020 achève, en quelque sorte, transformer le sens politique de l’adhésion. Celle-ci n’est plus le seuil au-delà duquel toute remise en cause deviendrait impensable. Entrer dans l’Union n’interdit plus d’en sortir ; réadhérer suppose, de nouveau, de passer par la procédure de l’article 49 du TUE. Cette réversibilité modifie profondément la perception même de l’élargissement : si l’on peut sortir, on ne peut plus entrer sans garanties accrues.

4°) Les vagues d’adhésion et la montée des inquiétudes fonctionnelles

L’histoire des Communautés européennes, puis de l’UE, est indissociable des vagues successives d’adhésion qui ont progressivement étendu leur périmètre géographique, politique et normatif. Pourtant, cette dynamique d’élargissement, longtemps perçue comme naturelle, voire nécessaire, a été accompagnée dès l’origine de doutes récurrents, dont l’intensité n’a cessé de croître à mesure que l’Union s’est élargie. Loin d’être un phénomène récent, la mise en question de la capacité d’intégration de l’UE accompagne presque chaque étape de son histoire.

Les premières candidatures à l’adhésion interviennent dès le début des années 1960. En 1961, le Danemark, l’Irlande et la Norvège, suivis en 1962 par le Royaume-Uni, déposent une première demande d’adhésion aux Communautés européennes. Ce mouvement est brutalement interrompu par le veto opposé en 1963 par le général de Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni, veto qui entraîne également le retrait des autres candidatures. Dès ce stade, l’adhésion apparaît comme un acte hautement politique, dépendant moins de critères juridiques formalisés que d’une certaine idée de la finalité du projet communautaire. Le scepticisme français à l’égard du Royaume-Uni révèle déjà la crainte d’un État jugé insuffisamment engagé dans la logique d’intégration. Ce n’est qu’en 1973, après un second veto français en 1967 puis le départ du général de Gaulle, que le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni adhèrent effectivement aux Communautés, portant leur nombre à neuf. La Norvège, qui avait participé aux négociations, rejette toutefois son adhésion par référendum. Ce refus populaire, renouvelé en 1994 à l’issue d’un second processus de négociation, constitue un premier message fort : l’adhésion n’est pas automatiquement désirée, même par des États objectivement proches des États membres.

Les adhésions de la Grèce en 1981, puis de l’Espagne et du Portugal en 1986, marquent une nouvelle étape. Elles sont indissociables de la sortie des dictatures et s’inscrivent dans une logique explicitement politique : consolider des démocraties encore fragiles par leur ancrage européen. Mais ces élargissements suscitent également des interrogations, notamment quant à la solidité économique et institutionnelle de ces États, révélant une tension déjà perceptible entre l’idéal politique de l’élargissement et les exigences fonctionnelles de l’intégration. Parallèlement, certaines candidatures avortées – telle celle du Maroc en 1984, rejetée au motif que cet État n’est pas « européen » – contribuent à préciser négativement les contours de l’UE et à rappeler que l’élargissement, s’il est ouvert, n’est pas indifférencié.

La décennie 1990 marque un tournant. La demande d’adhésion de la Suisse en 1992, rapidement mise en sommeil à la suite du rejet par référendum de l’adhésion à l’Espace économique européen, souligne une autre limite du processus : l’adhésion suppose une acceptation populaire durable des contraintes de l’intégration. À l’inverse, l’adhésion en 1995 de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède – États économiquement stables et démocratiquement consolidés – est souvent perçue comme relativement peu problématique, même si la Norvège choisit à nouveau de rester en dehors de l’Union. Les élargissements de 2004 et 2007 constituent cependant une rupture qualitative. Jamais l’Union n’avait intégré, en une seule vague, un nombre aussi important d’États, aux trajectoires historiques, économiques et constitutionnelles aussi diverses. L’adhésion de dix États en 2004, principalement issus de l’Europe centrale et orientale, puis de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, transforme profondément la physionomie de l’Union. L’élargissement cesse alors d’être perçu comme un simple approfondissement géographique pour devenir une épreuve structurelle pour le fonctionnement de l’UE. L’adhésion de la Croatie en 2013, plus isolée, apparaît déjà comme le produit d’un processus considérablement allongé et durci. Enfin, le retrait du Royaume-Uni en 2020 constitue un événement sans précédent : pour la première fois, une vague d’« élargissement négatif » vient interrompre le récit largement linéaire d’une UE toujours plus vaste. Ce retrait nourrit rétrospectivement les interrogations anciennes sur la compatibilité de certains États avec la logique même de l’intégration.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le Brexit, le processus d’élargissement ne s’est pas arrêté. Dix États disposent aujourd’hui du statut de candidat : la Turquie, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Serbie, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Moldavie, l’Ukraine, la Géorgie et, depuis 2022, le Kosovo. Toutefois, cette apparente vitalité masque une réalité plus contrastée. Les négociations d’adhésion ne sont effectivement ouvertes que pour un nombre limité d’États, et certaines d’entre elles sont bloquées depuis de nombreuses années, comme c’est le cas pour la Turquie depuis 2018 en raison de violations persistantes des critères politiques. L’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie décidée en décembre 2023 confirme que l’élargissement demeure un instrument privilégié de la stratégie géopolitique européenne, mais elle accentue simultanément les tensions internes quant à la capacité réelle de l’Union à intégrer de nouveaux membres.

Juridiquement, la possibilité d’adhérer à l’UE n’a jamais été remise en cause. Les grandes révisions des traités – Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Lisbonne – ont maintenu, voire renforcé, la vocation inclusive de l’UE, aujourd’hui consacrée à l’article 49 TUE. Pourtant, la permanence de cette ouverture formelle contraste avec l’intensification des doutes politiques. À mesure que le nombre d’États membres augmente, les craintes évoluent : d’abord marginales, elles deviennent structurelles. La question n’est plus seulement de savoir si un État candidat est prêt à rejoindre l’UE, mais si l’Union elle-même est capable de continuer à fonctionner en s’élargissant. Le sentiment d’un décalage croissant entre l’approfondissement nécessaire de l’intégration et l’élargissement effectif nourrit une réflexion critique sur le rythme et l’ampleur du processus. Ce doute est particulièrement visible dans les réactions suscitées par les candidatures présentées à la suite de la guerre en Ukraine. Les propos du président Emmanuel Macron, soulignant la nécessité de ne pas réduire la réponse européenne à la seule logique de l’élargissement, traduisent une inquiétude largement partagée : l’adhésion rapide de nouveaux États pourrait fragiliser l’unité et la stabilité de l’Union. La création de la Communauté politique européenne témoigne de cette hésitation : offrir un cadre de coopération renforcée sans trancher immédiatement la question de l’adhésion. Les déclarations de Charles Michel sur la « Communauté géopolitique européenne » s’inscrivent dans la même logique : penser l’Europe au-delà de l’Union sans pour autant renoncer à l’adhésion comme horizon. Il en résulte un enchevêtrement croissant entre élargissement, voisinage et appartenance différenciée, qui complexifie la lecture du projet européen.

 Ces hésitations contemporaines ne sont pas entièrement nouvelles. Elles font écho à une ambiguïté plus profonde du projet européen, parfois qualifiée de « péché originel » : l’absence de définition claire et partagée de sa finalité ultime. Les élargissements successifs ont souvent permis de négocier sur de nombreux aspects techniques et institutionnels, sans toujours clarifier l’essentiel : ce que signifie, au fond, faire pleinement partie de l’UE. Cependant, l’évolution des processus d’adhésion suggère une tentative de correction progressive de cette ambiguïté. La place croissante accordée aux valeurs de l’Union, aux critères politiques et à l’État de droit traduit une volonté de tirer les leçons des élargissements passés. L’élargissement ne disparaît pas ; il se transforme. Il devient un instrument plus sélectif, plus normatif, mais aussi plus conflictuel. Finalement, quelles que soient les réserves qu’il suscite, l’élargissement demeure un mouvement en cours, réactivé par la guerre en Ukraine et assumé comme un investissement géostratégique. Mais il constitue désormais moins une évidence qu’une question centrale, révélatrice des tensions constitutives de l’UE contemporaine.

5°) De l’ouverture à la sélection : la montée en puissance des critères d’éligibilité

Si l’élargissement constitue l’un des fils directeurs de l’histoire de la construction européenne, sa poursuite a progressivement mis en lumière une tension fondamentale : l’ouverture du projet européen ne peut être indifférente à son contenu normatif. En d’autres mots, l’Union ne peut s’élargir sans se définir, et plus elle s’élargit, plus elle est contrainte de préciser les conditions de son ouverture. C’est dans ce contexte qu’a émergé, puis s’est renforcée, la logique des critères d’éligibilité à l’adhésion.

À l’origine, le droit primaire brillait par sa grande sobriété. Les traités fondateurs des Communautés se contentaient d’affirmer que tout État européen peut demander à adhérer, sans préciser davantage les conditions substantielles d’une telle adhésion. Cette concision a parfois été interprétée comme la marque d’un certain idéalisme fondateur, voire d’une naïveté institutionnelle. En réalité, elle traduisait très probablement un choix politique délibéré. En l’absence de certitude quant à l’évolution future du continent – Europe encore divisée par la guerre froide, régimes autoritaires au Sud, fermeture de l’Est sous domination soviétique –, il apparaissait peu opportun de figer juridiquement les contours du projet européen. Une définition précise des conditions d’adhésion aurait risqué d’enfermer l’avenir de l’intégration dans un carcan normatif rigide, difficilement amendable sans révision des traités. L’indétermination constituait donc une « technique de souplesse », permettant aux Communautés d’adapter leur politique d’élargissement aux circonstances historiques. Ce choix originel n’en était pas moins porteur d’ambiguïtés. Le seul critère explicitement posé – être un « État européen » – recouvrait une double exigence : être un État au sens du droit international, et être européen. Or, ni l’une ni l’autre de ces notions n’était véritablement définie par le droit communautaire. La question de l’existence étatique n’a guère suscité de difficultés pratiques majeures, la pratique révélant une approche pragmatique, parfois tolérante à l’égard d’États dont la maîtrise territoriale ou la reconnaissance internationale était imparfaite. En revanche, la notion d’« État européen » s’est révélée bien plus problématique.

De prime abord, l’exigence d’européanité semble renvoyer à un critère purement géographique. Mais cette approche se heurte rapidement à l’absence de frontière naturelle incontestable du continent européen, notamment à l’Est et au Sud-Est. La chute de l’URSS a, à cet égard, profondément bouleversé les certitudes antérieures. Là où une frontière politique claire séparait jadis Europe et non-Europe, s’est ouvert un espace d’incertitude géographique et stratégique. Les débats suscités par la candidature de la Turquie illustrent particulièrement cette difficulté. Bien que majoritairement situé en Asie, cet État est membre du Conseil de l’Europe et a été reconnu comme État candidat par le Conseil européen d’Helsinki en 1999. À l’inverse, la candidature du Maroc a été rejetée en 1987 au motif explicite que cet État n’est pas européen. Ces exemples révèlent l’insuffisance d’une lecture strictement géographique du critère. Progressivement, la pratique institutionnelle et le discours politique ont fait émerger une approche plus substantielle : être un État européen, ce n’est pas seulement être situé en Europe, c’est participer à un espace historique, politique et axiologique commun. Comme l’a relevé la Commission européenne dès le début des années 1990, l’identité européenne ne peut être réduite à une formule simple ; elle résulte d’une combinaison évolutive d’éléments géographiques, culturels, politiques et juridiques. Les frontières de l’UE ne sont donc pas données une fois pour toutes ; elles se construisent à mesure que se précise ce qui est attendu des États qui souhaitent la rejoindre.

Cette conception substantive de l’européanité ouvre cependant une difficulté majeure : plus la notion devient normative, plus elle appelle des critères précis, et plus elle risque de transformer l’adhésion en un mécanisme de sélection exigeant, potentiellement excluant.

C’est la perspective de l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale qui a révélé, avec une acuité toute singulière, l’inadaptation du cadre juridique originel. Jamais auparavant l’Union – et avant elle les Communautés – n’avait été confrontée à l’intégration simultanée d’États aussi nombreux, marqués par des trajectoires économiques, sociales et constitutionnelles aussi éloignées de celles des États membres. Les premières adhésions avaient déjà suscité des inquiétudes ponctuelles : compatibilité économique du Royaume-Uni, fragilités démocratiques du Sud de l’Europe. Mais ces interrogations restaient circonscrites et reposaient souvent sur l’idée que l’adhésion favoriserait elle-même la stabilisation des États concernés. La situation était radicalement différente pour les pays d’Europe centrale et orientale. La distance structurelle était trop grande pour que l’intégration puisse être pensée comme immédiate. Dans un tel contexte, l’UE s’est trouvée face à un dilemme : soit assumer un élargissement rapide au risque d’une déstabilisation profonde de son fonctionnement interne, soit conditionner strictement l’adhésion au respect de critères substantiels, transformant ainsi l’ouverture en processus de sélection progressive.

La réponse apportée par l’Union ne s’est pas limitée à une réforme procédurale. Elle a consisté en une véritable transformation de la philosophie de l’adhésion. Les critères d’éligibilité, explicités à partir du Conseil européen de Copenhague de 1993, ne sont pas de simples conditions techniques ; ils constituent, in fine, un outil de gouvernement de l’élargissement. Par leur nature même, ces critères remplissent différentes fonctions. Ils permettent, tout d’abord, à l’Union de rassurer ses États membres quant à la compatibilité des futurs adhérents avec l’acquis existant. Ils offrent ensuite aux États candidats une feuille de route, parfois longue et exigeante, destinée à orienter leurs réformes internes. Enfin, ils confèrent aux institutions européennes – et en particulier à la Commission – un rôle accru dans l’évaluation, le suivi et, le cas échéant, le ralentissement du processus d’adhésion. Ce faisant, l’adhésion cesse d’être un événement ponctuel, décidé à l’issue de négociations essentiellement politiques. Elle devient un processus de convergence normative, potentiellement étalé sur plusieurs décennies, au cours duquel l’Union exerce une influence profonde sur l’organisation constitutionnelle, judiciaire et économique des États candidats.

La montée en puissance des critères d’éligibilité marque ainsi un basculement : l’UE demeure formellement ouverte à tout État européen, mais cette ouverture est dorénavant strictement conditionnée. L’élargissement n’est plus seulement un mécanisme d’unification du continent ; il devient un filtre, ou encore un révélateur, des exigences fondamentales du projet européen. Cette évolution n’est pas sans ambiguïtés. D’un côté, elle atteste d’une volonté de tirer les leçons des élargissements passés et de prévenir les fragilisations internes de l’UE. De l’autre, elle nourrit le sentiment, dans certains États candidats, d’une exigence mouvante, voire sans cesse renforcée, donnant l’impression que le sommet de la montagne à gravir s’élève à mesure que l’on s’en approche. Ce déplacement de l’ouverture vers la sélection prépare directement l’analyse des critères eux-mêmes. En cherchant à encadrer juridiquement et politiquement son élargissement, l’Union se trouve contrainte d’expliciter ce qui, jusque-là, relevait en partie de l’implicite : les valeurs, les structures et les pratiques qu’elle considère comme constitutives de son identité. C’est à travers cette explicitation que l’adhésion devient, au-delà d’un mécanisme juridique, un véritable acte constitutionnel européen.

6°) Les « critères de Copenhague » : la conditionnalité comme réponse structurée à l’élargissement

L’adoption des critères de Copenhague en 1993 marque moins une rupture radicale qu’une mise en forme explicite d’exigences qui, jusqu’alors, demeuraient pour partie implicites et largement négociées sur un mode politique. Ils constituent, pour l’UE, la première tentative véritablement aboutie de rationalisation normative du processus d’adhésion, élaborée en réponse directe aux défis posés par l’élargissement à l’Europe centrale et orientale. Par leur intermédiaire, l’adhésion cesse d’être gouvernée principalement par l’opportunité politique pour devenir un processus structuré, hiérarchisé et évalué dans le temps. Les critères de Copenhague reposent classiquement sur trois piliers complémentaires :

  • des critères politiques
  • des critères économiques,
  • et la capacité à reprendre, mettre en œuvre et appliquer durablement l’acquis communautaire.

Cette tripartition révèle une conception tout particulièrement exigeante de l’adhésion, pensée non comme une intégration partielle ou modulable, mais comme une insertion complète dans un ordre juridique et institutionnel déjà hautement structuré. L’adhésion n’est plus envisagée comme une entrée « à la carte », plutôt comme l’acceptation globale d’un ensemble normatif préexistant, comprenant des règles juridiques, des mécanismes institutionnels et un socle de valeurs partagées. Cette architecture n’est toutefois pas neutre. Elle institue implicitement une hiérarchie entre les critères : tandis que les exigences économiques et juridiques peuvent faire l’objet d’ajustements progressifs, les critères politiques – et, au premier chef, le respect de la démocratie et de l’État de droit – apparaissent assez rapidement comme non négociables dans leur principe, même si leur mise en œuvre demeure, en pratique, graduelle. Cette hiérarchie explique que les défaillances économiques n’aient jamais, à elles seules, constitué un obstacle définitif à l’adhésion, contrairement aux atteintes systémiques aux principes fondamentaux de l’État de droit.

Au-delà de cette architecture substantielle, l’apport décisif des critères de Copenhague tient toutefois moins à leur contenu qu’à la méthode de conditionnalité qu’ils instaurent. L’adhésion devient un processus séquentiel, jalonné d’évaluations régulières, de rapports de la Commission et de décisions politiques successives, incluant la possibilité – longtemps demeurée théorique, désormais pleinement assumée – de ralentir, voire de suspendre les négociations. Cette conditionnalité transforme en profondeur le rapport entre l’Union et les États candidats. Elle confère à la Commission un rôle central, à la fois technique et politique, dans l’appréciation de la conformité des réformes entreprises. Les États candidats se trouvent ainsi engagés dans un processus de convergence normative asymétrique : ils adaptent leur ordre juridique interne à un modèle élaboré à l’extérieur, sans participation directe à sa définition.

Ce mécanisme nourrit un paradoxe persistant. D’un côté, il accroît l’efficacité de l’Union comme facteur de transformation institutionnelle ; de l’autre, il alimente le sentiment d’une intégration conditionnelle et parfois mouvante, les exigences semblant se renforcer à mesure que le processus avance. L’expérience des élargissements de 2004 et 2007 a mis en lumière les limites intrinsèques de cette conditionnalité ex ante. Les difficultés rencontrées, en particulier en Bulgarie et en Roumanie, ont montré que le respect formel des critères au moment de l’adhésion ne garantissait pas une conformité durable après celle-ci. La mise en place de mécanismes spécifiques de coopération et de vérification post-adhésion révèle ainsi une faille structurelle : la conditionnalité se montre nettement plus efficace avant l’adhésion qu’une fois la qualité d’État membre acquise. Cette prise de conscience a profondément influencé l’évolution ultérieure des négociations d’adhésion, sans conduire à l’abandon des critères, mais à leur durcissement, notamment en matière d’État de droit, d’indépendance de la justice et de lutte contre la corruption.

Les critères de Copenhague remplissent, partant, une fonction plus profonde encore : ils traduisent la transformation de l’Union en une communauté normative consciente d’elle-même. En subordonnant l’adhésion au respect de principes démocratiques et de l’État de droit, l’Union affirme que son identité ne repose pas exclusivement sur le marché intérieur ou l’intégration économique, mais sur un socle constitutionnel commun. Cette affirmation n’est toutefois pas exempte de tensions, dès lors qu’elle suppose que l’Union soit elle-même en mesure de garantir et de préserver ces valeurs en son sein. Les crises internes relatives à l’État de droit tendent ainsi à rétroagir sur la politique d’élargissement : plus l’UE peine à faire respecter ses valeurs auprès de certains États membres, plus la conditionnalité imposée aux États candidats apparaît politiquement fragile, voire contestable.

Or, c’est très précisément cette continuité entre exigences d’adhésion et obligations post-adhésion que la CJUE a commencé à expliciter de manière décisive dans sa jurisprudence récente. Dans l’arrêt Repubblika du 20 avril 2021, rendu par la Grande Chambre, la Cour affirme que les valeurs énoncées à l’article 2 du TUE – au premier chef l’État de droit – ne constituent pas de simples prémisses politiques de l’adhésion, mais plutôt des engagements juridiques durables, liant les États tant au moment de leur entrée dans l’Union qu’après celle-ci. En soulignant que le respect de ces valeurs constitue une condition permanente de la confiance mutuelle, fondement de l’ensemble de l’ordre juridique de l’Union, la CJUE opère un glissement conceptuel significatif : les critères politiques ne se comprennent plus seulement comme un seuil d’accès, mais comme un standard continu, conditionnant la participation pleine et entière à l’espace juridique européen.

Cette continuité normative a trouvé une traduction tout spécialement explicite dans l’arrêt Hongrie c. Parlement et Conseil du 16 février 2022, rendu en assemblée plénière à propos du mécanisme de conditionnalité budgétaire. En validant la possibilité de suspendre ou de restreindre l’accès aux fonds de l’Union en cas d’atteinte aux principes de l’État de droit, la Cour consacre l’idée selon laquelle le respect des valeurs de l’Union constitue une condition fonctionnelle de la participation aux bénéfices mêmes de l’intégration, y compris pour les États déjà membres. L’adhésion n’emporte dès lors aucun blanc-seing normatif : elle implique l’acceptation d’un contrôle continu, articulant droit budgétaire, respect de l’État de droit et responsabilité politique. Cette évolution rejaillit directement sur la politique d’élargissement contemporaine. Plus l’Union renforce ses mécanismes internes de protection de l’État de droit, plus les critères exigés à l’entrée apparaissent comme l’anticipation d’un régime de contraintes durables, appelé à structurer l’ensemble de la participation future des États à l’ordre juridique de l’Union. L’adhésion ne se comprend plus comme un simple engagement initial, mais comme l’entrée dans un espace juridique marqué par une exigence permanente de conformité aux valeurs fondatrices de l’Union.

7°) L’adhésion en temps de crise ? : Ukraine, guerre et géopolitique

La candidature de l’Ukraine à l’Union européenne, déposée dans le contexte de la guerre déclenchée par la Russie en février 2022, marque une inflexion majeure du sens même de l’adhésion. Pour la première fois, l’Union est confrontée à une demande d’adhésion formulée non pas à l’issue d’une période de stabilisation, mais au cœur d’un conflit armé de haute intensité. Cette situation inédite met à l’épreuve l’ensemble du cadre conceptuel et juridique de l’élargissement.

Initialement, a-t-on pu dire, l’adhésion a été pensée comme l’aboutissement d’un processus de pacification et de consolidation institutionnelle. L’Ukraine inverse cette logique : l’adhésion est invoquée comme un instrument de protection politique et stratégique, voire comme une garantie existentielle. Ce déplacement bouleverse l’économie des critères traditionnels, en particulier ceux relatifs à la stabilité institutionnelle et aux relations pacifiques avec les voisins. En reconnaissant le statut de candidat à l’Ukraine, puis à la Moldavie, l’UE fait le choix assumé de politiser l’adhésion, en l’inscrivant explicitement dans une stratégie géopolitique de soutien, de dissuasion et de projection normative.

Face à cette situation, la Commission a adopté une approche résolument dynamique des critères d’adhésion. L’évaluation ne porte plus uniquement sur l’état actuel des institutions, mais sur leur capacité de résilience, leur trajectoire réformatrice et leur ancrage politique européen. Les critères cessent ainsi d’être envisagés comme des seuils fixes pour devenir des indicateurs de direction. Cette approche, si elle permet de maintenir la crédibilité politique de l’élargissement, soulève toutefois une interrogation majeure : jusqu’où les critères peuvent-ils être flexibilisés sans perdre leur valeur normative ? Le risque est double : banaliser la conditionnalité ou transformer l’adhésion en instrument purement stratégique, détaché de ses exigences structurelles.

L’élargissement retrouve ici une fonction qu’il avait partiellement perdue : celle d’un instrument de projection géopolitique. En ouvrant la perspective de l’adhésion, l’UE affirme un choix d’alignement clair et dessine une frontière politique face aux puissances concurrentes. L’adhésion n’est plus seulement un mécanisme juridique, elle devient également un langage (plus) « diplomatique » – pour une Commission qui se veut « géopolitique ». Cette évolution explique aussi le regain d’intérêt pour des formats intermédiaires, tels que la Communauté politique européenne, qui permettent de renforcer les liens politiques sans trancher immédiatement la question de l’adhésion. Ces dispositifs traduisent une tension persistante entre la logique de l’inclusion stratégique et la prudence institutionnelle.

En définitive, l’adhésion en temps de guerre agit comme un révélateur brutal des contradictions du projet européen. Elle met au jour l’écart entre une Union fondée sur le droit et une Union confrontée à des impératifs de puissance, de sécurité et de crédibilité internationale. L’élargissement, loin d’être une mécanique routinière, redevient ainsi un choix fondamental, engageant l’identité politique et normative de l’UE. La question n’est plus seulement de savoir si l’Union peut accueillir de nouveaux membres, mais à quelles conditions elle peut le faire sans renoncer à ce qui la constitue.

Conclusion – L’adhésion, ou l’art européen de poser certaines questions qui fâchent

Au terme de ce dossier, une chose apparaît nettement : poser la question de l’adhésion, ce n’est jamais seulement se demander qui peut entrer dans l’Union européenne. C’est, presque inévitablement, revenir à deux interrogations plus dérangeantes : qui sommes-nous déjà ? Et jusqu’où voulons-nous encore nous transformer ? L’adhésion est ainsi devenue l’un des rares lieux où l’Union ne peut plus différer l’explicitation de ce qu’elle considère comme non négociable : certaines valeurs, certaines exigences institutionnelles et certaines appartenances politiques. Chaque candidature, chaque épisode d’élargissement, chaque blocage, obligent à trancher – fût-ce de façon implicite – entre ce qui relève d’un simple ajustement technique et ce qui touche au cœur du projet européen.

Ce dossier a montré que cette mise à l’épreuve emprunte aujourd’hui trois registres inextricablement mêlés. Un registre juridique, tout d’abord, où l’adhésion est encadrée par des articles de traité, des critères d’éligibilité et une conditionnalité sophistiquée. Un registre politique, ensuite, où se jouent des arbitrages sur la capacité de l’UE à absorber de nouveaux membres sans se paralyser ni se diluer. Un registre géopolitique, enfin, où l’élargissement devient un langage de puissance, un signal adressé aux voisins comme aux adversaires. C’est de la friction entre ces trois registres que naissent les tensions actuelles : trop de droit, et l’UE risque l’impuissance ; trop de politique, et elle s’expose à l’arbitraire ; trop de géopolitique, et elle menace sa propre crédibilité normative.

L’adhésion ne dit donc pas seulement quelque chose des États candidats ; elle renvoie un miroir peu indulgent à l’UE elle-même. En demandant aux autres de garantir l’État de droit, elle expose ses propres hésitations à le faire respecter en son sein. En exigeant des réformes constitutionnelles profondes des États qui sonnent à sa porte, elle porte au jour les résistances à toute refondation de ses propres équilibres institutionnels. En promettant l’intégration comme horizon, elle révèle aussi ses doutes sur sa capacité à aller, elle-même, au bout de cette promesse.

Reste, enfin, une incertitude irréductible, que l’Ukraine a brutalement remise au centre du jeu : jusqu’où l’Union acceptera-t-elle de plier ses critères sans les vider de leur substance ? Et, symétriquement, jusqu’où pourra-t-elle rester fidèle à ses valeurs proclamées sans renoncer à la responsabilité géopolitique qu’elle prétend aujourd’hui assumer ? L’adhésion, désormais, ne se contente plus d’ajouter des sièges autour de la table : elle oblige à reposer, à chaque fois, la question de ce que signifie « faire partie » d’un ensemble qui oscille entre union de droit, communauté politique et acteur de puissance. Peut-être est-ce là, finalement, la vraie singularité européenne : avoir fait de l’adhésion non pas une simple procédure d’entrée, mais plutôt un dispositif de questionnement permanent. Tant que l’Union continuera à se questionner, à chaque nouvel élargissement possible, non seulement si elle peut accueillir un nouvel État, mais ce que cette décision dit d’elle-même, l’adhésion restera l’un des lieux où l’Europe se risque encore à penser son propre avenir, plutôt que de simplement le subir.

L’arrêt Cupriak-Trojan et Trojan : quand l’Europe glisse son « cheval de Troie » dans les droits nationaux ?

Quelques jours à peine après un billet où l’on pouvait encore soutenir que la CJUE ne saurait être entièrement vilipendée lorsqu’elle se heurte à l’étroitesse des catégories juridiques disponibles[1], l’actualité nous oblige à reprendre la plume : cette fois, c’est plutôt l’inverse. L’arrêt Cupriak-Trojan n’est pas un exercice de retenue où la Cour de justice se draperait dans une prudence. Le 25 novembre dernier, la CJUE affirme, avec une limpidité inédite, qu’un mariage entre personnes homosexuelles légalement conclu dans un État membre doit être reconnu dans un autre lorsque des citoyens de l’Union exercent leur droit à la libre circulation. Est-ce inattendu ? Nullement. Est-ce insignifiant ? Pas davantage. Était-ce explosif ? Certainement, si l’on en juge par les crispations nationales qu’une telle affirmation ne manquera pas de raviver et par le bras de fer qui, jour après jour, oppose des États membres à l’Union. Le même jour, d’ailleurs, les eurodéputés accusaient Budapest d’avoir glissé vers un « régime hybride d’autocratie électorale » et réclamaient la mise à exécution de sanctions contre la Hongrie : un contexte politico-juridique qui rend l’arrêt Cupriak-Trojan un relief tout particulier[2]. Pourtant, à regarder de plus près, le vrai intérêt de cet arrêt ne tient ni à une audace soudaine ni à une flambée jurisprudentielle isolée : il s’inscrit dans un mouvement plus profond, plus ample, que la CJUE poursuit depuis plusieurs années. Celui d’un droit de l’UE qui travaille patiemment – presque obstinément – à donner consistance à la citoyenneté de l’UE, à faire circuler le statut personnel avec le citoyen et à refuser que les frontières internes reconstituent des zones d’ombre où l’on pourrait être dépossédé de la vie privée et de la vie familiale que l’on a construite à l’étranger[3].

C’est, du moins, le message que la CJUE semble adresser avec une intensité croissante depuis deux ans, comme en témoignent la saga jurisprudentielle sur la transidentité commentée sur ce blog (Mirin, Mousse et Deldits[4]) ou encore l’arrêt Commission c. Malte[5]. Autant d’affaires qui participent d’un même mouvement de fond : celui d’une citoyenneté de l’UE dont la montée en puissance laisse entrevoir, par touches successives, l’émergence d’une véritable clause et logique d’equal protection[6].

1°) La faille révélée : une affaire simple qui fissure l’unité nationale

Dans cette dynamique jurisprudentielle désormais bien installée, l’affaire Trojan surgit presque avec simplicité – tout du moins en apparence. Puisqu’elle vient buter sur une ligne de fracture politique devenue, surtout en Europe centrale, un marqueur d’affirmation identitaire. J. Cupriak-Trojan, citoyen polono-allemand, et M. Trojan, de nationalité polonaise, se sont mariés à Berlin avant de revenir s’installer en Pologne. Rien, à ce stade, ne laissait présager la moindre difficulté : conformément au droit allemand, M. Cupriak-Trojan avait ajouté le nom de son époux à son patronyme, et les autorités polonaises avaient, sans sourciller, mis à jour leurs registres. Le nom – principal marqueur de l’identité[7] – circulait librement d’un État à l’autre, comme si la trajectoire familiale du couple Cupriak-Trojan n’appelait aucune réserve. Mais la portabilité s’interrompt brusquement. Quand les deux hommes sollicitent la transcription de leur acte de mariage dans les registres polonais, la machine administrative se referme aussitôt. Le refus est catégorique, presque mécanique : le droit polonais ne reconnaît pas les mariages entre personnes de même sexe, affirme-t-on, et l’acte étranger heurterait les « principes fondamentaux » de l’ordre juridique polonais, au premier rang desquels figure l’exigence d’un mariage exclusivement hétérosexuel. Le registre accueille le nom, mais récuse le lien conjugal en conformité avec son cadre normatif et ses convictions profondes.

Le couple Cupriak-Trojan conteste. En vain. La juridiction saisie confirme le refus : ni le droit interne ni l’ordre public polonais n’admettent une union homosexuelle, et la situation – étrange contraction conceptuelle – serait « sans lien » avec la libre circulation. En d’autres mots, on  replie la question sur le seul terrain national, comme si l’identité familiale d’un citoyen de l’Union pouvait être fragmentée au gré des frontières, découpée selon les latitudes juridiques. Ce raisonnement, dont l’artifice affleure sous la sobriété, conduit le couple à se pourvoir. Et une question préjudicielle finit par être soumise à la Cour : le droit de l’UE – notamment les articles 20  et 21 du TFUE et la Charte des droits – fait-il obstacle à ce qu’un État membre refuse de reconnaître et de transcrire un mariage entre personnes homosexuelles conclu dans un autre État membre, lorsqu’un tel refus empêche les intéressés de résider en Pologne comme un couple marié portant un même patronyme ? La question semble simple, mais elle ne l’est pas. Puisque derrière l’acte d’état civil, c’est tout le statut personnel et familial qui vacille. Derrière la technicité de la question, ce sont certains principes cardinaux de l’Union qui se trouvent convoqués : la libre circulation, la continuité des identités, la protection de la vie privée et la vie familiale. L’affaire révèle, en creux, une tension structurante   celle qui oppose la grammaire nationale du droit de la famille à la promesse européenne d’un espace où les vies, les noms et les liens ne devraient pas se défaire au passage des frontières internes[8].

C’est très précisément dans cette « zone de friction » – là où les catégories nationales rencontrent les exigences de la citoyenneté de l’UE – que s’inscrivent les conclusions rendues en avril 2025 par l’avocat général de la Tour[9]. Celles-ci ne se tiennent pas en marge du conflit : elles en déplient les lignes de force, mais aussi les lignes de fuite. Car une question sous-tend toute l’affaire : que reste-t-il de la souveraineté des États dans le domaine du droit de la famille lorsqu’un citoyen de l’UE franchit une frontière ? Et comment concilier celle-ci avec la continuité des identités que protège la libre circulation ?

2°) La faille dépliée : l’avocat général et l’art discret de tracer les lignes de fuite

À ce stade, les conclusions rendues par l’avocat général J.-R. de la Tour interviennent comme une mise en perspective nécessaire : elles replacent l’affaire Cupriak-Trojan dans ce qu’elle met véritablement en jeu. Derrière l’affrontement entre un mariage célébré à Berlin et l’État polonais campé sur sa définition interne du couple, l’avocat général rappelle d’emblée une évidence souvent oubliée dans ce genre de contentieux : la libre circulation n’est pas un principe abstrait, mais un principe qui doit être concret et effectif[10]. Elle s’incarne dans des trajectoires familiales, dans des identités qui se construisent et se recomposent au fil des déplacements à l’intérieur de l’Union. Son propos s’organise alors autour d’un double impératif : respecter la répartition des compétences entre l’UE et les États membres[11], mais refuser que cette répartition devienne un prétexte permettant d’ignorer les effets concrets – quelquefois dévastateurs – de la mobilité intra-européenne[12]. J.-R. de la Tour pose ainsi une distinction subtile, mais décisive : le droit de l’UE n’impose pas absolument l’enregistrement d’un mariage étranger dans les registres nationaux (i) ; il impose simplement sa reconnaissance chaque fois que celle-ci est nécessaire à l’exercice effectif de la liberté de circulation (ii)[13]. Et c’est précisément cette articulation qui, dans une Pologne sans procédure alternative de reconnaissance juridique des couples homosexuels, rend la transcription indispensable. Sans elle, le couple demeure juridiquement « invisible » : incapable d’établir son statut, privé des droits attachés au mariage et assigné à une forme d’inexistence civile.

L’avocat général le dit sans ambages : le refus polonais porte atteinte directement à la consistance juridique dudit couple, entrave l’exercice de ses droits conjugaux, complique l’accès aux prestations attachées au statut marital et contrarie la vie familiale patiemment construite dans un autre État membre. D’où sa conclusion, formulée avec résolution : « la transcription de l’acte de mariage allemand dans les registres de l’état civil polonais s’impose en vertu des particularités nationales, ainsi que cela résulte des observations du gouvernement polonais »[14]. Pour appuyer cette position, J.-R. de la Tour inscrit son analyse dans une jurisprudence désormais solide. Des arrêts Coman [15], Pancharevo ou encore Mirin[16], il tire une ligne continue : les actes d’état civil établis dans un État membre doivent produire des effets dans un autre lorsque leur absence de reconnaissance entraverait les droits conférés par la citoyenneté de l’Union européenne[17]. Qu’il s’agisse d’un changement de nom, de genre ou d’un lien de filiation, la Cour a déjà jugé qu’un refus de reconnaissance peut infliger un préjudice grave – non seulement administratif, mais également « existentiel » – en réduisant la personne à une version amoindrie d’elle-même dès lors qu’elle franchit la frontière d’un autre État  membre. L’avocat général étend, somme toute, ce raisonnement au mariage des couples homosexuels. En effet, il souligne que le statut familial des couples de même sexe n’est ni un luxe symbolique ni une simple mention administrative. C’est une composante essentielle de la « vie privée et familiale » protégée par l’article 7 de la Charte[18]. J.-R. de la Tour souligne d’ailleurs la cohérence de cette lecture avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme : l’article 8 de la Convention impose aux États de garantir une forme adéquate de reconnaissance des couples homosexuels, même sans ouverture du mariage – et la Pologne, déjà condamnée à plusieurs reprises par les magistrats strasbourgeois[19], persiste dans un vide juridique et une incertitude soigneusement entretenue concernant les couples de même sexe[20].

À la lumière de ces éléments, la solution avancée par l’avocat général se précise : reconnaître, aux fins de la libre circulation, que le mariage existe juridiquement et produise ses effets ; enregistrer le mariage étranger dans les registres nationaux, dès lors qu’aucune autre voie interne ne permet d’assurer cette reconnaissance juridique. Partant, le refus polonais devient, d’après J.-R. de la Tour, un obstacle disproportionné à la libre circulation – une entrave que ne saurait justifier l’« identité nationale »[21]. Mais l’avocat général conserve une forme de prudence : fidèle à la méthode qu’il développe depuis quelques années dans ses conclusions en sollicitant une « voie médiane »[22] , il suggère qu’un législateur déterminé pourrait aménager des mécanismes alternatifs pour éviter toute accusation. Encore faudrait-il que ce législateur[23] accomplisse consciencieusement son travail[24] – et donc ne se condamne à une espèce d’« incompétence négative »[25].

Enfin, sur un plan plus structurel, les conclusions de J.-R. de la Tour révèlent une fragmentation croissante du droit européen de l’état civil. Les questions d’identité – nom, genre, etc. – bénéficient à présent d’une reconnaissance quasi automatique dans l’État d’accueil. Les situations familiales – mariage, filiation, … – demeurent, elles, soumises à un régime, pour ainsi dire, semi-coordinateur, où les États conservent une marge d’appréciation substantielle. Cette dissociation, déjà mise en lumière par l’affaire Mirin, apparaît comme une source de tensions évidentes : du point de vue du citoyen mobile, refuser de reconnaître son nom ou son mariage produit la même conséquence – l’impossibilité de vivre normalement, d’exercer ses droits et de faire reconnaître son identité. Cependant, l’avocat veille à éviter un écueil majeur : il refuse de transformer la libre circulation en un droit illimité susceptible d’absorber l’intégralité du statut personnel. Une telle lecture détacherait les droits fondamentaux de leur ancrage dans les compétences de l’Union, en contradiction avec l’article 51 § 2 de la Charte. Sa solution vise au contraire un équilibre : garantir l’effectivité du droit de l’Union sans dissoudre la substance du droit  familial national.

3°) La faille habitée : la CJUE et la construction progressive d’un statut familial européen

Les conclusions de l’avocat J.-R. de la Tour avaient entrouvert la brèche et esquissé sa trajectoire ; l’arrêt de Grande chambre Cupriak-Trojan s’y installe pleinement, comme si la Cour venait occuper l’espace qu’elles avaient révélé. Sans fracas, mais avec une clarté remarquable, la CJUE emboîte le pas de l’avocat général et confirme que l’affaire n’est pas une simple querelle administrative : elle touche au fondement même de ce que signifie être citoyen de l’UE dans un espace de libre circulation. La Cour commence par rappeler une évidence – pourtant niée par la législation et les juridictions polonaises – : les requérants, en tant que citoyens, jouissent non seulement du droit de circuler et de séjourner, mais aussi de celui de mener une vie familiale normale  lorsqu’ils exercent cette liberté[26], que ce soit dans l’État d’accueil ou à leur retour dans leur État d’origine. Partant, lorsqu’un couple fonde une famille dans un autre État membre, notamment par le mariage, rien ne justifie qu’il soit ensuite contraint, une fois revenu dans son pays  natal, de vivre comme deux étrangers l’un pour l’autre. La CJUE s’interroge ensuite sur la portée très concrète du refus polonais. Il ne s’agit pas d’un désaccord de principes mais d’un préjudice réel, profond, affectant toutes les sphères de la vie : administrative, professionnelle, sociale, voire intime. Refuser de reconnaître un mariage entre personnes de même sexe, tout comme l’avouait déjà l’avocat général, revient à assigner les conjoints à une forme d’inexistence civile[27] – à les placer, dans leur propre pays, dans la posture fictive de personnes « non mariées », comme si leur union n’avait jamais existé.

De cette analyse découle une conclusion sans ambiguïté : ce refus heurte les fondements mêmes du droit de l’UE. Il viole les articles 20 et 21 TFUE relatifs à la libre circulation et au droit de séjour ; il méconnaît l’article 7 de la Charte, qui protège la vie privée et familiale ; il contrevient, en outre, à l’article 21 de la Charte, qui prohibe toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Et la Cour d’ajouter[28], avec une force particulière, que « l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, consacrée par cette disposition, revêt un caractère impératif en tant que principe général de droit de l’Union »[29]. La Cour mobilise à cette fin la jurisprudence établie de la juridiction de Strasbourg avec une profondeur remarquable – ainsi qu’elle a pris l’habitude de l’accomplir dans des contentieux analogues[30]. En effet, les arrêts Przybyszewska de 2023, Formela de  2024 ou Andersen de 2025 avaient déjà condamné la Pologne pour avoir laissé les couples homosexuels dans un flottement juridique persistant, les laissant dans une zone d’incertitude incompatible avec les exigences de l’article 8 de la Convention[31]. En se plaçant dans ce sillage, la CJUE donne le sentiment d’une condamnation « à double détente » : tant au regard de la Convention que du droit de l’Union, via une application tout particulièrement généreuse[32] de la clause de correspondance de l’article 52 § 4 de la Charte[33].

Cependant, la Cour prend soin de nuancer sa position. Elle ne transforme pas l’UE en « législateur » du statut personnel : elle n’impose pas, comme l’avouait plus nettement l’avocat général J.-R. de la Tour, la consécration du mariage aux couples de même sexe dans les droits nationaux. Les États conservent une marge de manœuvre[34] quant aux procédures internes de reconnaissance[35]. Cependant, cette marge a certaines limites : elle ne peut conduire à rendre la reconnaissance impossible, ou encore excessivement difficile, ni à instaurer une discrimination directe ou indirecte. Pour ces raisons, en Pologne, où la transcription constitue l’unique voie permettant de reconnaître un mariage conclu dans un autre État, celle-ci doit être appliquée sans distinction aux couples de même sexe[36].

4°) Le « cheval de Troie » de l’égalité : citoyenneté de l’Union, non-discrimination et émergence d’un statut familial européen minimal

Somme toute, par cet arrêt la Cour de justice impose aux États membres une obligation jusque-là affleurante : reconnaître le mariage entre deux citoyens de l’UE de même sexe régulièrement conclu dans un autre État membre lorsque ces citoyens exercent leur liberté de circulation, même si le droit interne n’admet pas lui-même une telle union. Cette conclusion pouvait apparaître prévisible au regard de la jurisprudence la plus récente et des conclusions de l’avocat général. Pourtant, une lecture attentive dévoile un apport significatif : l’irruption de l’article 21 § 1 de la Charte dans le cœur du raisonnement. Pour la première fois dans un contentieux impliquant des citoyens européens LGBTIQ+ en situation de mobilité, la Grande chambre ne fonde pas seulement sa décision sur les dispositions du TFUE relatives à la libre circulation : elle mobilise, de façon expresse, le droit à la non-discrimination comme fondement autonome et coextensif de la sauvegarde. Le déplacement peut sembler anecdotique, mais il est probablement significatif. Il confirme un mouvement engagé depuis au moins 2024[37] : celui par lequel la CJUE explore d’autres voies juridiques, d’autres ancrages normatifs, pour élaborer une protection plus complexe – on pourrait dire même composite[38] – des droits fondamentaux des citoyens LGBTIQ+. À travers cette nouvelle affaire, la Cour dessine davantage encore les contours d’une compréhension plus inclusive du droit de l’Union, dans laquelle, avoue-t-elle, la libre circulation et l’égalité ne fonctionnent plus comme deux registres parallèles, mais comme deux leviers complémentaires, appelés à se renforcer, à se combiner, pour garantir l’effectivité et l’efficacité de ce « statut fondamental »[39] qu’est la citoyenneté de l’Union européenne.

Ce mouvement se saisit dès la question préjudicielle : les juges polonais avaient invité la CJUE à examiner la législation à la lumière des articles 20 et 21 du TFUE, lus conjointement avec les  articles 7 et 21 de la Charte. La Cour choisit d’y entrer de plain-pied : elle confronte la loi polonaise à la fois au droit au respect de la vie privée et au droit à la non-discrimination, opérant une articulation nouvelle entre ces deux fondements. Mieux : alors que les  arrêts Coman, Pancharevo ou Mirin n’avaient jamais intégré explicitement l’interdiction de la discrimination dans leur raisonnement – malgré une sollicitation insistante de la part des juges de renvoi –, la CJUE franchit ici une étape décisive. En effet, là où elle se fondait jusqu’alors exclusivement sur le droit au respect de la vie privée, l’approche embrassée dans l’arrêt Cupriak-Trojan au regard de l’article 21 § 1, de la Charte marque une véritable rupture. Celle-ci apparaît avec  d’autant plus de limpidité que la CJUE articule désormais, d’une façon explicitement complémentaire, les droits au respect de la vie privée/familiale et à la non-discrimination, en assignant à chacun un rôle distinct dans la reconnaissance des mariages entre citoyens de même sexe dans le cadre de la libre circulation : tandis que l’article 7 de la Charte des droits exige que de tels mariages soient reconnus dans l’ensemble de l’Union au moyen de procédures adéquates[40], l’article 21 § 1, lui, garantit que ces mêmes procédures ne soient pas discriminatoires au regard de l’orientation sexuelle[41].

Mais l’audace la plus remarquable de cet arrêt réside peut-être ailleurs : dans l’affirmation, aussi explicite qu’inattendue, que l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle constitue, observait-on, un « principe général du droit de l’Union »[42]. La portée d’une telle qualification ne doit pas être sous-estimée. Jusqu’ici, depuis l’arrêt Mangold[43] ou Kücükdeveci[44], ce statut de principe général n’avait été reconnu que pour l’âge, puis pour la religion[45]. Étendre ce statut au principe de non-discrimination fondé sur l’orientation sexuelle constitue donc un saut qualitatif et normatif important. Certes, l’idée d’un tel principe avait déjà été effleurée – par la CJUE  elle-même dans l’arrêt Römer[46] ou bien sous la plume de l’avocat général D. Ruiz-Jarabo Colomer dans ses conclusions sur l’affaire Tadao[47] –, mais sa reconnaissance explicite dans l’arrêt Cupriak-Trojan constitue une « première ». Elle l’est d’autant plus que le niveau de protection accordé à l’orientation sexuelle varie profondément d’un État membre à l’autre. Difficile donc, dans  ces circonstances, de rattacher ce principe aux fameuses « traditions constitutionnelles communes »[48]. Cela n’avait pour autant pas empêché l’avocate générale T. Ćapeta, dans ses conclusions sur l’affaire Commission c. Hongrie[49], d’anticiper cela en disant que l’interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou le sexe est « fermement ancré[e] dans le cadre constitutionnel de l’Union. Il en est ainsi même si les questions liées aux LGBTI sont sensibles d’un point de vue sociétal »[50]. L’arrêt Cupriak-Trojan, en définitive, semble concrétiser cette intuition.

Ce geste cependant emporte des effets systémiques. En combinant les articles 20 et 21 TFUE avec l’article 21 § 1 de la Charte, la CJUE permet alors au droit à la non-discrimination de déployer son plein potentiel, bien au-delà du champ restreint de la directive 2000/78, limitée à l’emploi. Dès lors que le refus de reconnaître un mariage entre deux citoyens de l’UE entrave leur  liberté de circulation, la Charte s’applique (au sens de son article 51 § 1) – et l’article 21 § 1 s’impose. Force est de reconnaître que la CJUE ouvre la voie à l’entrée de l’interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’immense domaine du droit de la libre circulation, tant et si bien que les articles 20 et 21 du TFUE deviennent, comme le soufflait un auteur, un véritable « cheval de Troie »[51]. Du reste, cette stratégie permet, en sus, de cibler les conséquences proprement discriminatoires que les législations nationales infligent aux couples homosexuels mobiles, dans toutes les dimensions de leur existence. La démarche retenue par la Cour dans Cupriak-Trojan se dote, partant, d’une fonction hautement symbolique : elle dit quelque chose de ce que l’Europe entend protéger et des combats qu’elle entend continuer à mener dans les prochaines années.

Enfin, les conséquences normatives de cet arrêt Cupriak-Trojan sont, sans nul doute, importantes. Conformément à une jurisprudence bien établie, le principe général nouvellement reconnu de non-discrimination fondée sur l’orientation sexuelle – et, plus largement encore, l’article  21 § 1 de la Charte – se suffisent à eux-mêmes pour conférer des droits invocables aux particuliers, sans qu’il soit nécessaire de les préciser par d’autres normes nationales ou normes européennes. La Cour de justice l’énonce nettement : « tant les articles 20 et 21, paragraphe 1, TFUE que les articles 7 et 21, paragraphe 1, de la Charte se suffisent à eux-mêmes et ne doivent pas être précisés par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national pour conférer aux particuliers des droits invocables en tant que tels. Dès lors, si la juridiction de renvoi constatait qu’il n’est pas envisageable d’interpréter son droit national de manière conforme au droit de l’Union, elle serait tenue d’assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant de ces dispositions et de garantir leur plein effet, en laissant au besoin inappliquées les dispositions nationales concernées »[52]. Autrement dit, la CJUE assume à présent ostensiblement qu’un principe général de non-discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, ou l’article 21 § 1 de la Charte, suffit à créer des droits subjectifs pleinement opposables[53], et cela sans relais législatif, y compris dans des litiges horizontaux entre particuliers[54]. Jusqu’alors, cette invocation horizontale n’avait été admise que dans le champ étroit de l’emploi, pour pallier l’absence d’effet direct horizontal de la directive 2000/78. L’arrêt Cupriak-Trojan, en un certain sens, étend ce régime dans un terrain autrement vaste : celui de la libre circulation. Et si l’interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle avait déjà irrigué certains litiges privés en matière d’emploi[55], son élévation au rang de principe général entrouvre désormais la voie à son application dans d’autres configurations et situations horizontales.

L’arrêt Cupriak-Trojan s’émancipe des limites de l’arrêt Coman[56]. Les États résistent : la Roumanie refuse toujours, sept ans après Coman, de modifier sa législation. La Cour sait pertinemment que les simples rappels de principe ne produisent plus d’effet. C’est pourquoi, nous semble-t-il, elle choisit de neutraliser expressément l’argument de l’identité nationale[57]. Et c’est pourquoi encore elle adopte une solution presque performative : maintenant, les autorités polonaises devront délivrer des actes de mariage mentionnant deux époux de même sexe, identiques en tous points à ceux délivrés aux couples hétérosexuels. Néanmoins, il faut le dire et le redire : la Cour ne crée pas un droit européen au mariage. Elle ne « fédère » – au sens le plus fédéraliste que peut recevoir ce mot – pas le droit de la famille. Elle impose seulement – et c’est déjà beaucoup[58] – qu’un État ne puisse ignorer un statut familial légalement acquis ailleurs lorsque ce refus porte atteinte à la vie privée et vie familiale, ainsi qu’au principe de non-discrimination. Et c’est dans cet interstice que se joue peut-être la transformation la plus profonde : l’esquisse d’un « statut familial européen minimal », encore fragile, mais désormais impossible à écarter sans édulcorer l’ambition même de l’UE : l’intégration, toujours, mais sans jamais oublier l’autonomie.

[1] T. Escach-Dubourg, « L’animal de compagnie devant la CJUE, ou la ruine de certaines catégories juridiques », Nuances du droit [En ligne], 2025.

[2] https://www.eunews.it/en/2025/11/25/eu-parliament-calls-for-sanctions-against-orban-hungary-has-turned-into-electoral-autocracy/

[3] H. Gaudin, « Le migrant et sa famille : Protection par un statut et/ou protection par les droits fondamentaux ? Remarques autour du citoyen de l’Union », in H. Fulchiron (dir.), La famille du migrant, LexisNexis, coll. “Perspective(s)”, Paris, 2020, pp. 155-166. Encore : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.

[4] T. Escach-Dubourg, « Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne », Nuances du droit [En ligne], 2025. Encore : T. Escach-Dubourg, « Trilogie jurisprudentielle sur la transidentité et reconfiguration du droit de l’Union », RTDEur. (à paraître).

[5] H. Gaudin, « Et si on parlait de l’abus de droit d’un État membre en matière de citoyenneté de l’Union ? (À propos de l’arrêt de la Cour de justice rendu en Grande Chambre, le 29 avril 2025, Commission c/Malte, dans l’affaire dite des Golden Passports) », L’Observateur de Bruxelles, n° 139, 2025, pp. 36-41.

[6] H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein ou un moteur de l’intégration européenne ? – Propos conclusifs », in J. Andriantsimbazovian (dir.), Droits fondamentaux et intégration européenne : Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2021, pp. 293-323, spéc. p. 319.

[7] CJUE [AP], 2 octobre 2003, Garcia Avello, aff. C-148/02 [pt. 42].

[8] Pour approfondir : H. Fulchiron (dir.), La famille du migrant, LexisNexis, coll. “Perspective(s)”, Paris, 2020.

[9] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentées le 3 avril 2025 » [En ligne].

[10] Ce qui n’est pas sans rappeler la logique de certains arrêts : CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09.

[11] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentées le 3 avril 2025 », op. cit., [pt. 27 et pt. 42].

[12] Ibid. [pt. 30].

[13] Ibid. [pt. 32 et pts. 41-45].

[14] Ibid. [pt. 54].

[15] V. J.-Y. Carlier, « Vers un ordre public européen des droits fondamentaux – L’exemple de la reconnaissance des mariages de personnes de même sexe dans l’arrêt Coman », RTDH, n° 117, 2019, pp. 203-227.

[16] V. H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.

[17] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentées le 3 avril 2025 », op. cit. [pt. 32].

[18] Ibid. [pt. 33].

[19] C’est là, d’ailleurs, un fait que rappelle généralement cet avocat général dans la plupart de ses conclusions. En atteste encore : Conclusions de J.-R. de la Tour rendues le 4 septembre 2025 à propos de l’affaire Shipov C-43/24 [pt. 90-99].

[20] J.-R. de la Tour, « Conclusions présentée le 3 avril 2025 », op. cit. [pt. 34 et pts. 48-53].

[21] V. T. Escach-Dubourg, « Au seuil du sens de l’identité constitutionnelle : Archéologie d’un concept et analyse de ses détournements récents », RUE (à paraître).

[22] Par exemple : Conclusions de J.-R. de la Tour présentées le 7 mai 2024, Mirin C-4/23 [pts. 87, 91 et 97]. Aussi : Conclusions de J.-R. de la Tour rendues le 4 septembre 2025 à propos de l’affaire Shipov [pts. 48-50].

[23] Ibid. [pt. 35].

[24] Ibid. [pt. 35].

[25] V. M. Glinel, « L’incompétence négative et la hiérarchisation des droits et libertés : L’apport de l’analyse quantitative », RDP, n° 2, 2024, pp. 64-73.

[26] CJUE [GC], 25 novembre 2025, Trojan, aff. C‑713/23 [pts. 39-45].

[27] Ibid. [pts. 51-54].

[28] Et l’on reviendra sur ce point dans quelques lignes.

[29] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 70].

[30] CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23 [pts. 63-67].

[31] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 66].

[32] À tout le moins, si on la compare avec d’autres utilisations : CJUE [GC]17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van Belgïë e. a. (CICB) e.a., aff. C-336/19 [pts. 56-57]

[33] R. Tinière, « La cohérence assurée par l’article 52 § 3 de la Charte des droits fondamentaux et l’Union. Le principe d’alignement sur le standard conventionnel pour les droits correspondants », in L. Coutron et C. Picheral (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’Homme, Bruylant, coll. “Droit de la Convention européenne des droits de l’Homme”, Bruxelles, 2012, pp. 3-19, spéc. p. 3. Encore : H. Gaudin, Droit institutionnel de l’Union européenne, PUF, coll. “Droit fondamental – Manuels”, Paris, 2025, p. 157.

[34] À l’heure justement où cette question des « latitudes » est plus que jamais sous le feu des projecteurs et même que certains acteurs du droit de l’Union la convoquent avec une certaine énergie : T. Ćapeta, dans ses conclusions présentées le 30 octobre 2025, sous l’affaire non encore jugée João Filipe Ferreira da Silva e Brito e.a. c. État portugais (aff. C‑293/24), reconnaît que les juridictions nationales doivent disposer d’une liberté suffisante dans l’interprétation et l’application du droit de l’Union [pt. 93], mais aussi « que la crainte d’absence d’uniformité à laquelle des violations de l’obligation de renvoi préjudiciel pourraient donner lieu est exagérée » [pt. 95]. Elle conclue d’ailleurs ainsi : « si une juridiction statuant en dernier ressort fournit une explication raisonnable des raisons pour lesquelles elle a appliqué comme elle l’a fait le droit de l’Union, y compris la jurisprudence pertinente, et ce même si cette application est rétrospectivement considérée comme erronée, la décision de cette juridiction de ne pas saisir la Cour à titre préjudiciel peut être excusée et ne permet pas de conclure à l’existence d’une violation suffisamment caractérisée aux fins de la responsabilité de l’État » [pt. 107]. Encore : T. Ćapeta, rendues le 5 juin 2025, proposées à l’occasion de l’affaire Commission c. Hongrie (aff. C‑769/22) [pts. 203 et 208-209].

[35] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 69].

[36] Ibid. [pt. 75].

[37] T. Escach-Dubourg, « Trilogie jurisprudentielle sur la transidentité et reconfiguration du droit de l’Union », RTDEur. (à paraître).

[38] Ibid.

[39] CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, aff. C-184/99 [pt. 31].

[40] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pts. 67-69].

[41] Ibid. [pt. 70].

[42] Ibid. [pt. 70].

[43] CJCE [GC], 22 novembre 2005, Mangold, aff. C-144/04.

[44] CJUE [GC], CJUE, 19 janvier 2010, Kücükdeveci, aff. C-555/07.

[45] CJUE [GC], 22 janvier 2019, Cresco Investigation, aff. C-193/17.

[46] CJUE [GC], 10 mai 2011, Jürgen Römer, aff. C-147/08 [pt. 60].

[47] Conclusions de M. D. Ruiz-Jarabo Colomer, présentées le 6 septembre 2007 (aff. C-267/06) [pt. 78].

[48] CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4-73.

[49] Conclusions de l’avocate générale T. Ćapeta, rendues le 5 juin 2025, proposées à l’occasion de l’affaire Commission c. Hongrie (aff. C‑769/22).

[50] Ibid. [pt. 263].

[51] K. Lamprinoudis, « The Trojan Horse of Free Movement Law: Unfolding Non-Discrimination on Grounds of Sexual Orientation in “Trojan” », VerfBlog [En ligne], 2025.

[52] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 76].

[53] Au sens de l’article 52 § 5 de la Charte. Pour approfondir : R. Tinière, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le juge national – Mode d’emploi », RDLF [En ligne], chron. n° 07, 2023.

[54] Pour une affaire assez emblématique : CJUE [GC], 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, aff. C‑176/12.

[55] Par exemple : CJUE, 25 avril 2013, Asociaţia Accept, aff. C-81/12.

[56] CJUE [GC], 5 juin 2018, Coman, aff. C-673/16.

[57] CJUE [GC], Trojan, op. cit. [pt. 62].

[58] Dans une logique qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, dans le sens et les effets de l’arrêt, celle qu’elle développait déjà dans l’affaire dite « Cassis de Dijon » : CJCE, 20 février 1979, Rewe-Zentral AG contre Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, aff. 120-78.

L’accord UE-Mercosur : une bataille politique se déplaçant bientôt sur le terrain juridictionnel ?

   L’accord UE-Mercosur suscite de nombreux débats au sein de la société française, si bien qu’il peut être avancé qu’une quasi-unanimité émerge au sein du spectre politique national contre cet accord. La principale critique concerne les éléments relevant de la politique commerciale commune. Ils viendraient créer une concurrence déloyale, en particulier pour les agriculteurs français.

   Le mardi 18 novembre 2025, la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale a adopté, à l’unanimité, une résolution demandant au Président de la République de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)[1]. L’article 218§11 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) stipule : « un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission peut recueillir l’avis de la Cour de justice sur la compatibilité d’un accord envisagé avec les traités. En cas d’avis négatif de la Cour, l’accord envisagé ne peut entrer en vigueur, sauf modification de celui-ci ou révision des traités ». Par conséquent, le Président de la République française peut accéder à la demande des députés français et, au nom de la France, saisir la Cour de justice de l’accord UE-Mercosur pour avis.

   Il existe plusieurs types d’accords internationaux. L’accord d’association (217 TFUE), pour lequel le Conseil a mandaté la Commission dans le cadre des discussions avec le Mercosur, en est une forme spécifique. Au moment de la ratification, si par principe le Conseil décide à la majorité qualifiée, il « statue à l’unanimité (…) pour les accords d’association » (218§8 TFUE), d’où l’importance cardinale de la qualification de l’accord UE-Mercosur.

   De plus, les accords internationaux conclus par l’Union dépendent de la compétence à laquelle ils se rattachent. La jurisprudence AETR[2], par la suite confirmée par le traité[3] et par la Cour[4], a consacré le principe du parallélisme entre le volet interne et externe des compétences de l’Union. Un accord international intervenant dans un champ de compétence doit donc respecter la procédure applicable à ce champ, la typologie des compétences se répercutant sur la compétence externe de l’UE.

   D’une part certains accords relèvent de la compétence exclusive de l’Union (article 3§2 TFUE), ci-après nommés « accords exclusifs ». Les institutions de l’Union ratifient alors l’accord selon la procédure afférente à l’article visé, sans déclencher de procédure de ratification dans les États membres. D’autre part, les accords mixtes concernent les accords pour lesquels l’UE n’exerce pas de compétence exclusive. Dans ce cas, l’Union ratifie les éléments qui relèvent de sa compétence et les États membres font de même dans leur champ d’intervention.

   Qu’en est-il en ce qui concerne l’accord avec le Mercosur ? La Commission a eu recours à la pratique dite du splitting, à savoir la scission de l’accord en deux textes[5]. Le 3 septembre 2025, la Commission a donc transmis une proposition de décision du Conseil relative à la signature d’un accord intérimaire sur les éléments commerciaux (COM(2025) 338) et une relative à la signature et à l’application provisoire de l’accord de partenariat (COM(2025) 356). La Commission a, d’une part, requalifié l’accord d’association en accord de partenariat en y adjoignant des dispositions d’application provisoire et, d’autre part, proposé un texte distinct pour ce qu’elle considère comme relevant des compétences exclusives.

   Dans un premier temps, il conviendra d’examiner les moyens qui pourraient être invoqués devant le juge de l’Union si la France le saisit pour avis, conformément à la résolution votée (I). Dans un second temps, les perspectives politiques d’échec de la ratification seront examinées (II).

I – Des griefs procéduraux nécessitant un avis de la Cour

   Il ne sera question que des éléments institutionnels, le droit matériel étant laissé aux spécialistes des différents champs couverts par cet accord. Après avoir rapidement évoqué la subsidiarité (A) et la coopération loyale (B), il conviendra de développer particulièrement la question du choix de base légale (C).

A) Un moyen tiré du principe de subsidiarité inopérant en ce qui concerne la politique commerciale commune

   Les pages 42 à 45 du rapport Ruffin[6] font état d’oppositions nationales à l’encontre de cet accord, en réalisant un détour par la question des parlements nationaux. Cela fait immédiatement penser au principe de subsidiarité. Sur le plan juridique, même si la Cour a longtemps été hésitante à contrôler les atteintes à la subsidiarité, une intensification de son contrôle a pu être observée[7]. Aussi, la résolution proposée par François Ruffin n’apparaît pas dénuée d’intérêt.

   Cependant, l’examen de la Cour ne pourra pas concerner les éléments relevant de la compétence exclusive de l’Union (5.3 TUE). La politique commerciale commune étant une compétence exclusive (article 3.1 TFUE), les stipulations s’y rattachant seront exclues du contrôle. Du fait de la scission en deux textes distincts, il semble difficile de faire échec à la ratification des stipulations relevant de la politique commerciale commune par ce biais. En revanche, les moyens tirés du principe de coopération loyale semblent plus convaincants.

B) Des moyens tirés du principe de coopération loyale plus convaincants 

   Ce principe, d’abord jurisprudentiel[8] puis textuel (4.3 TUE), a une acception verticale entre l’UE et les États qui la composent. Une application provisoire (218§5 TFUE) permettant de court-circuiter le processus de ratification au sein d’États membres opposés à l’accord pourrait être considérée comme contraire à ce principe. Ce recours aux dispositions provisoires avait par exemple été contesté par la Wallonie au moment du CETA[9] dont la position avait été expliquée par son Ministre-Président[10]. L’application provisoire est censée avoir pour but d’attendre le processus de ratification dans les États membres et non le vider de son essence.

   La coopération loyale s’applique également entre les institutions de l’UE de manière horizontale[11]. Le professeur de Sadeleer, cité par le rapport Ruffin, considère que le passage « tactique » d’un accord d’association à deux textes consiste en une violation du mandat donné par le Conseil à la Commission. En effet, le mandat concernait un accord d’association et non un accord de partenariat. A ce titre, le professeur considère que cela pose problème au regard de la coopération loyale, mais aussi de l’équilibre institutionnel. Examinons dès lors la question de la base légale, qui est, à bien des égards, liée au principe de l’équilibre institutionnel[12].

C) Des questionnements légitimes s’agissant des choix de bases légales

   Rappelons la jurisprudence de la Cour en la matière. « Selon une jurisprudence constante, le choix de la base juridique d’un acte de l’Union doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel »[13].  En effet, « le contrôle de la base juridique d’un acte permet de vérifier la compétence de l’auteur de l’acte (…) et de vérifier si la procédure d’adoption de cet acte est entachée d’irrégularité (…) »[14]. Dès lors, tant en ce qui concerne le principe de l’équilibre institutionnel que le principe d’attribution, « le choix de la base juridique appropriée revêt en effet une importance de nature constitutionnelle »[15]. Par conséquent, le moyen tiré d’une erreur dans le choix de la base légal est recevable devant la Cour. Il convient d’examiner la qualification de l’accord puis la question du cumul de bases légales.

   La proposition de la Commission COM(2025)356 évoque un vote à la majorité qualifiée (p.3). Or, il pourrait être relevé qu’il s’agirait d’un accord d’association déguisé et non un accord de partenariat, nécessitant donc un vote à l’unanimité. En-dehors des aspects matériels qui pourraient éclairer ce questionnement, le mandat confié par le Conseil à la Commission concernait un accord d’association et non un accord de partenariat. Si la Cour estime qu’il s’agit d’un accord d’association déguisé, alors la base légale choisie n’est pas la bonne. Un moyen tiré de l’erreur de qualification de l’accord pourrait être retenu, et donc déclencher une ratification à l’unanimité.

   En sus, le choix du cumul de bases légales dans la proposition de la Commission COM(2025)338 relative à l’accord intérimaire est étonnant. Elle se fonde les articles 91, 100.2 (transports), 207.4 (politique commerciale commune), 209.2 et 212 du TFUE (coopération avec les pays tiers et aide humanitaire).

   Le cumul est autorisé par la Cour de façon exceptionnelle. «  Si l’examen d’un acte communautaire démontre qu’il poursuit une double finalité ou qu’il a une double composante et si l’une de celles-ci est identifiable comme principale ou prépondérante, tandis que l’autre n’est qu’accessoire, l’acte doit être fondé sur une seule base juridique, à savoir celle exigée par la finalité ou composante principale ou prépondérante (…). À titre exceptionnel, s’il est établi que l’acte poursuit à la fois plusieurs objectifs, qui sont liés d’une façon indissociable, sans que l’un soit second et indirect par rapport à l’autre, un tel acte devra être fondé sur les différentes bases juridiques correspondantes (…). Toutefois, le cumul de deux bases juridiques est exclu lorsque les procédures prévues pour l’une et l’autre base juridique sont incompatibles (…) »[16].

   Les procédures ne semblent pas incompatibles puisque les cinq bases légales font référence à la procédure législative ordinaire. Il est quelques différences facilement dépassables. Par exemple, les articles relatifs aux transports évoquent une consultation des comités économique et social et des régions, contrairement aux autres articles. Cela étant, ces comités, au rôle uniquement consultatif (article 13.4 TUE), ne sont pas considérés comme des institutions par la Cour[17]. Dans la mesure où les consultations ne sont que facultatives dans les cas où elles ne sont pas prévues par le traité[18], une telle consultation pour les articles n’en faisant pas mention ne saurait être interprétée comme un détournement de procédure.

   En revanche, ce cumul pose question au regard de la volonté d’isoler les éléments relevant de la politique commerciale commune. Les transports relèvent en principe des compétences partagées (4.2 TFUE) de même que la coopération au développement et l’aide humanitaire (4.4 TFUE). Fonder le texte sur des bases légales se rapportant aux compétences partagées semble paradoxal avec le splitting. Maintenir le cumul de bases légales rattachées aux compétences exclusives et partagées pourrait engendrer une requalification de l’accord intérimaire en accord mixte, et donc nécessiter une ratification dans les Etats membres, ce qui serait incohérent avec le splitting réalisé par la Commission. Il est donc étonnant que la Commission n’ait pas tenté de démontrer que la politique commerciale commune était prépondérante, de façon à pouvoir se fonder sur le seul article 207.

   La Commission explique, dans sa proposition que « conformément aux traités et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier son avis 2/15 sur l’accord de libre-échange UE-Singapour du 16 mai 2017, tous les domaines couverts par l’AIC relèveraient de la compétence externe exclusive de l’Union européenne ». Si la Cour a autorisé le rattachement des transports aux compétences exclusives dans l’avis 2/15, cela était lié au fait que l’accord portait sur « les marchés publics de service dans le domaine des transports »[19]. Il peut donc être considéré que la situation est différente, laissant la possibilité au juge de requalifier l’accord UE-Mercosur en accord mixte. Sans aller jusqu’à avancer que la Cour trancherait en ce sens, la question mérite d’être étudiée.

   Plusieurs éléments incitent donc à penser que la demande d’avis formulée par la résolution parlementaire est tout sauf infondée. Il apparaît évident que le but des députés français est surtout de faire échec à l’accord UE-Mercosur. Le terrain politique peut également permettre d’arriver à cet objectif, avec une chance de succès au moins équivalente.

II – Des perspectives d’échec de ratification sur le terrain politique

   La procédure liée à la subsidiarité ne semble pas la plus pertinente ici. La procédure dite des cartons est peu fonctionnelle. Elle est très difficile à engager et il est plus facile pour le Conseil de rejeter le texte au moment du vote final qu’après avoir été saisi par le biais de la procédure dite du « carton orange ». En effet, cette procédure aboutit à un vote du Conseil lui permettant de rejeter un texte à la majorité qualifiée… alors qu’une simple minorité de blocage suffit pour faire échec au même texte lors du vote final.

   Concentrons-nous donc sur le vote final et la perspective d’une minorité de blocage. La majorité qualifiée est de 55% des États représentant 65% de l’UE quand la proposition émane de la Commission[20]. La minorité de blocage est donc de 45,01% des États membres ou d’un minimum de 4 États[21] représentant 35,01% de la population. Une abstention compte comme un vote contre[22]. La France est parmi les pays les plus peuplés (15,18 % de la population de l’UE si tous les États participent au vote). Dans l’hypothèse où la France ne voterait pas en faveur de ces textes, il ne resterait “que” 20% de la population à réunir au sein de trois États minimum.

   D’autres États pourraient être tentés par une absence de soutien aux textes. Rappelons que la France n’est pas le seul État disposant d’une agriculture puissante. En 2023, le secteur agricole français a produit 95,78 milliards d’euros[23], mais les chiffres ne sont pas si éloignés en Allemagne (76,15), en Italie (72,96) et en Espagne (65,61). D’autres pays ayant un PIB nettement inférieur aux PIB français, allemand ou italien ont également un secteur agricole produisant plus de dix milliards par an[24]. Les chambres d’agriculture de République Tchèque, de Hongrie, de Slovaquie et de Pologne ont d’ailleurs rejeté cet accord.

   Si la France parvient à convaincre n’importe lequel des quatre autres États les plus peuplés ainsi que quelques autres pays moins peuplés parmi ceux cités de ne pas voter en faveur de la ratification de l’accord, la minorité de blocage sera atteinte. Dans le cas d’un vote négatif ou d’une abstention de la France et de la Pologne, il manquera un nombre minimal de deux États représentant 11,63 % de l’UE. Ce chiffre est réduit à 9,11 % en cas de coalition France-Espagne, à 6,71 % en cas de coalition France-Italie et à seulement 1,02 % en cas de coalition France-Allemagne. Il convient également de noter que ces calculs sont réalisés dans le cas où tous les États participent au vote. Si un État ne participe pas au vote, le « cut » à atteindre est plus bas puisque le pourcentage de population par Etat est mécaniquement plus élevé. Une minorité de blocage peut tout à fait être réunie si la France ne vote pas en faveur du texte. Ainsi la bataille politique contre cet accord a-t-elle de réelles chances de succès au sein du Conseil si la France ne vote pas en sa faveur.

   En conclusion, il peut être avancé que la bataille contre l’accord UE-Mercosur, jusqu’ici essentiellement concentrée sur le terrain politique, pourrait s’étendre au terrain juridictionnel. Pour reprendre une expression populaire, les opposants au Mercosur ajoutent ainsi une corde à leur arc.

[1]Dossier législatif : URL :              https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/empecher_ratification_accord_UE_Mercosur_saisine_CJUE_incompatibilite_accord_traites_europeens.

[2]CJCE, 31 mars 1971, AETR (22-70).

[3]TFUE, article 3.2 ; TFUE, articles 216 et suivants.

[4]CJUE, 24 juin 2014, Parlement / Conseil (C-658/11), pt.56 ; CJUE, 26 juillet 2017, Avis 1/15, Accord PNR.

[5]EU-Mercosur : Text of the agreement, site internet de la Commission européenne, Url : https://policy.trade.ec.europa.eu/eu-trade-relationships-country-and-region/countries-and-regions/mercosur/eu-mercosur-agreement/text-agreement_en?prefLang=fr.

[6]Rapport n°2116, 17e législature, URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/due/l17b2116_rapport-fond.

[7]BERTRAND B., Un principe politique saisi par le droit. La justiciabilité du principe de subsidiarité en droit de l’Union européenne, Revue trimestrielle de droit européen, 2012.

[8]CJCE, 1983, Luxembourg c. Parlement, C-230/81.

[9]BEAUD O., Le veto wallon contre le traité CETA : une leçon à méditer, JP Blog, 26 octobre 2016, URL : https://blog.juspoliticum.com/2016/10/26/le-veto-wallon-contre-le-traite-ceta-une-lecon-a-mediter/.

[10]Discours de Paul Magnette, ministre-Président de la Wallonie, 14 octobre 2016, URL : https://www.astrid-online.it/static/upload/magn/magnette_discorso_ceta_14_10_16.pdf.

[11]CJCE 1988 Grèce c. Conseil, aff 204/86 ; article 13.2 TUE.

[12]CJUE, 6 mai 2008, Parlement / Conseil (C-133/06), pt.57

[13]CJUE, 18 décembre 2014, Royaume-Uni / Conseil (C-81/13), pt. 36

[14]CJUE, 5 mars 2015, Ezz e.a. / Conseil (C-220/14 P) (pt. 42)

[15]Tribunal de l’UE, 9 décembre 2014, SP / Commission (T-472/09 et T-55/10), pt. 117.

[16]CJUE, 29 avril 2004, Commission / Conseil (C-338/01), pts. 54-58

[17]C.f. par exemple, CJUE, 4 octobre 2024, Lituanie / Parlement et Conseil (C-541/20 et C-555/20), pts. 901-905, 909.

[18]Tribunal de l’UE, 24 mars 1994, Air France / Commission (T-3/93), pt. 119.

[19]CJUE, 16 mai 2017, Avis 2/15 – Accord de libre-échange avec Singapour, pt. 224.

[20]TUE, article 16.4 et TFUE, article 238.2.

[21]TUE, article 16.4 et TFUE, article 238.3.

[22]Majorité qualifiée, site internet du Conseil, URL : https://www.consilium.europa.eu/fr/council-eu/voting-system/qualified-majority/.

[23]https://www.touteleurope.eu/agriculture-et-peche/l-agriculture-europeenne-en-10-chiffres-cles/.

[24]Pays-Bas (41,46), Pologne (36,81), Roumanie (22,22), Grèce (14,25), Danemark (12,81), Portugal (12,23), Belgique (11,77), Hongrie (11,55), Irlande (11,3), Autriche (10,2).

Joyeux anniversaire S.W c/ Royaume-Uni !

Vers une protection intégrale des victimes de violences sexuelles par l’interprétation évolutive du principe de légalité : Trajectoire inauguré par l’arrêt S.W contre Royaume-Uni

Dans les sociétés démocratiques modernes, combattre les violences sexuelles devrait s’imposer comme une évidence juridique, éthique et politique. En effet, la complexité de ces infractions et leurs incidences profondes sur les victimes imposent au droit pénal une approche dynamique, consistant en son adaptation afin d’assurer une prise en charge plus juste et protectrice. C’est dans cette logique que s’inscrit l’interprétation évolutive par la CEDH du principe de légalité des délits et des peines consacré par l’article 7 de la Convention[1]. En respectant les exigences de sécurité juridique, notamment, de prévisibilité et de clarté du droit, cette conception souple favorise une évolution du droit pénal en adéquation avec les contextes sociaux et les attentes des victimes, respectivement dans les situations de violences sexuelles ou stéréotypes, inaction des autorités nationales et vides juridiques pouvant amplifier le préjudice subi[2]. En conséquence, contrairement à Papillon Salomé, pour qui « le retrait du droit pénal de la sphère de l’intime n’aura pas pour conséquence une explosion des comportements déviants », il convient de s’interroger sur la capacité de l’interprétation autonome de la CEDH à garantir une protection intégrale des victimes de violences sexuelles, sans porter atteinte à leurs droits fondamentaux ni à l’efficacité des systèmes pénaux nationaux[3]. Clairement, cette interprétation cherche à renforcer la protection des victimes, en allant d’une logique entre particuliers amorcée par l’arrêt S.W c/ Royaume-Uni (R.-U.) du 22 novembre 1995 (I) vers une prise en compte plus large et progressive des responsabilités institutionnelles (II).

§I – De la logique interindividuelle à la reconnaissance du viol conjugal : l’apport de l’arrêt S.W c/ Royaume-Uni

L’affermissement de la protection des individus en matière de violences sexuelles trouve son origine, il convient de le rappeler, dans la reconnaissance du viol conjugal par la CEDH, à travers l’affaire S.W., rendue à la suite d’une interprétation évolutive du principe de légalité (A). Cette dynamique s’est poursuivie par une extension définitionnelle du viol et des violences sexuelles, incluant également leur dimension psychologique (B).

A) La reconnaissance du viol conjugal par l’interprétation évolutive du principe de légalité

« Les meilleurs crimes sont domestiques », disait Alfred Hitchcock. En effet, dans le cadre conjugal, identifier la violence demeure particulièrement complexe, car cela implique une intrusion dans la sphère intime des individus, à rebours de l’approche traditionnelle dite « libérale » qui conçoit les droits de l’homme comme insusceptibles de toute ingérence étatique[4]. Toutefois, l’affaire S.W. marque un tournant majeur dans le droit européen des droits de l’homme, en consacrant la reconnaissance de nouvelles avancées jurisprudentielles internes en matière de protection contre le viol conjugal. Le requérant S.W., condamné pour viol conjugal au R.-U., a contesté cette décision devant la CEDH en invoquant une violation du principe de légalité des délits et des peines selon l’article 7 précité. À cette époque, la jurisprudence britannique connaissait une évolution majeure en abolissant l’immunité conjugale traditionnellement reconnue au sein du mariage, laquelle empêchait un conjoint de poursuivre l’autre pour viol. Le débat portait sur la question de savoir si cette mutation jurisprudentielle pouvait être considérée comme raisonnablement prévisible pour un justiciable. La CEDH a jugé que ce changement était raisonnablement prévisible et traduisait une véritable évolution sociojuridique. Elle a trouvé que la condamnation du requérant n’était pas incompatible avec l’article 7, dès lors qu’il pouvait anticiper le caractère pénalement répréhensible de son acte. La CEDH a ainsi consacré une interprétation évolutive du principe de légalité, adaptée aux exigences contemporaines de protection des droits fondamentaux. Véritablement, elle a reconnu la notion du viol conjugal en soulignant le caractère intrinsèquement avilissant du viol au regard d’une conception civilisée du mariage[5]. Ainsi, la dignité et l’intégrité physique des personnes ont été érigées en fondement de cette interprétation dynamique. Par cette décision, la CEDH consacre définitivement la levée de l’immunité conjugale et affirme que le mariage ne saurait constituer un espace d’exonération de responsabilité pénale pour les violences sexuelles[6].

B) L’élargissement jurisprudentiel du viol et des violences sexuelles à leur dimension psychologique

D’une part, dans le prolongement de l’arrêt S.W., l’affaire Aydin c/ Turquie, G.C., du 25 septembre 1997 a élargi la conception du viol et des violences sexuelles, y compris dans les contextes de guerre et de détention. La requérante, Mme Aysel Aydin, âgée de 17 ans, fut arrêtée en 1993 par les forces de sécurité turques lors d’une opération contre le PKK[7]. Elle affirma avoir été torturée, battue, violée et humiliée durant sa garde à vue, sans qu’aucune enquête effective ne soit menée par les juridictions nationales. Face à cette carence des recours internes, elle saisit la CEDH en invoquant la violation des articles 3, 13 et de l’ancien article 25 de la Convention. La CEDH constata la violation de toutes ces dispositions, reconnaissant notamment que la requérante avait été soumise à des actes de torture. Par conséquent, elle considéra que l’ensemble des actes de violence physique et psychologique subis par la requérante, ainsi que le viol, en raison de leur caractère cruel, relevaient de l’interdiction posée par l’article 3. La CEDH reprocha à l’État défendeur de n’avoir pas respecté son obligation positive de mener une enquête effective sur les allégations de torture. Par ailleurs, elle ne constata pas de violation du droit de recours individuel s’agissant des allégations de tentatives d’intimidation visant à obtenir le retrait de la plainte. L’arrêt Aydin marque un tournant jurisprudentiel en consacrant le viol comme une forme de torture prohibée par la Convention et en consolidant l’obligation des États de protéger les détenus, d’enquêter sur les violences sexuelles et d’assurer un accès effectif à la justice.

D’une autre part, dans la continuité de l’affaire S.W., l’arrêt M.C. c/ Bulgarie du 4 décembre 2003, consacre la reconnaissance du viol même en l’absence de résistance physique et impose aux États une obligation positive d’enquêter sur les violences sexuelles. La requérante, une jeune bulgare de 14 ans, affirma avoir été violée par deux hommes, mais son affaire fut classée sans suite faute de preuves de résistance physique. Devant la CEDH, elle invoqua la violation de l’interdiction des traitements inhumains et de son droit au respect de la vie privée, protégés par les articles 3 et 8 de la Convention. La CEDH jugea que l’État bulgare avait manqué à son obligation positive de protéger les droits de la requérante en menant une enquête insuffisante. Elle souligna que le raisonnement fondé sur des stéréotypes n’était pas en cause. Par ailleurs, elle affirma que le consentement est l’élément central dans l’examen du viol, indépendamment de toute résistance physique. Cet arrêt marque une avancée majeure en matière de lutte contre les violences sexuelles, en exigeant des enquêtes sérieuses et sensibles au vécu psychologique des victimes, tout en contribuant au démantèlement des préjugés sexistes dans l’analyse judiciaire du viol.

Cette évolution jurisprudentielle, de la protection contre les violences sexuelles entre particuliers, s’étend à la responsabilité institutionnelle en élargissant progressivement les obligations positives pour protéger les victimes.  

§II – Vers une responsabilité institutionnelle accrue : l’élargissement progressif des obligations positives de protection des victimes

Sur ce plan, la CEDH consolide la protection en qualifiant de discrimination fondée sur le genre l’inaction des autorités nationales face aux violences conjugales (A). Cette approche s’élargit à la sanction de la victimisation secondaire des victimes de ces violences pouvant résulter des décisions judicaires ou des défaillances normatives (B).

A) La qualification de l’inaction face aux violences conjugales comme une discrimination fondée sur le genre

L’affaire Opuz c/ Turquie du 9 juin 2009 se distingue par l’intégration explicite de la lutte contre les stéréotypes sexistes dans l’analyse des violences sexuelles par la CEDH. De manière inédite, la CEDH « a condamné l’Etat pour défaut de protection à l’un de ses citoyens »[8]. La requérante, Nahilde Opuz, ainsi que sa mère, furent victimes de violences répétées de la part de son époux, sans bénéficier de mesures de protection adéquates malgré de nombreuses plaintes. Ce n’est qu’après le meurtre de sa mère en 2002 que l’auteur des violences fut condamné, révélant l’inaction prolongée des autorités nationales. La requérante saisit la CEDH en invoquant la violation des articles 2, 3 et 14 de la Convention, relatifs respectivement au droit à la vie, à l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, ainsi qu’à l’interdiction de la discrimination. La CEDH constata que l’État turc avait manqué à son obligation de protéger la vie de la mère de la requérante, en dépit des signes avant-coureurs des violences. Elle qualifia cette inaction de traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention. Considérant que les violences domestiques affectent de manière disproportionnée les femmes, la CEDH établit qu’elles traduisent une discrimination systémique fondée sur le genre. L’arrêt Opuz marque ainsi une étape décisive en consacrant la dimension discriminatoire des violences domestiques et sexuelles. Ne s’appliquant pas qu’à la Turquie, cet arrêt impose aux États une obligation positive de prévenir, protéger et poursuivre les auteurs de violences domestiques[9]. Cette jurisprudence consolide la protection des victimes en érigeant la lutte contre les stéréotypes sexistes et l’inaction des autorités en violations des droits fondamentaux garantis par la Convention. Concrètement, il s’agissait d’éradiquer « les formes les plus graves d’atteinte à la vie » de victimes de violences domestiques par « l’obligation positive de pénaliser »[10].

B) La prise en compte juridique de la victimisation secondaire et des défaillances normatives en matière de violences sexuelles

Par l’arrêt J.L. c/ Italie du 27 mai 2021, la CEDH a condamné un État membre pour avoir contribué à la revictimisation d’une requérante en recourant à de stéréotypes sexistes dans les décisions judiciaires. La requérante, étudiante italienne, affirmait avoir été victime de violences sexuelles en réunion. Les juridictions italiennes ont toutefois acquitté les accusés en se fondant sur des considérations orales et des préjugés sexistes relatifs au comportement de la victime. Estimant avoir subi une victimisation secondaire en raison de formulations culpabilisantes et stigmatisantes, la requérante saisit la CEDH en invoquant une atteinte à son droit au respect de la vie privée et à son intégrité personnelle selon l’article 8 de la Convention. La CEDH accueillit ces prétentions et constata la violation de l’article 8, en reconnaissant l’existence de stéréotypes sexistes dans les jugements internes. La CEDH releva que cette approche révélait une insuffisance dans la protection des victimes contre la revictimisation judiciaire et rappela que les autorités nationales doivent leur assurer un traitement respectueux, exempt de stigmatisation et de jugements moralisateurs. Cet arrêt consolide la jurisprudence protectrice des victimes en sanctionnant l’usage de préjugés sexistes dans les procédures judiciaires. Il rappelle que le langage judiciaire peut avoir une incidence directe sur la vie privée et la dignité des victimes, et impose aux États une obligation de neutralité et de respect dans l’examen des contentieux liés aux violences sexuelles.

Dans la même dynamique, l’arrêt E.A. et Association européenne contre les violences faites au travail du 4 septembre 2025 condamne la France pour violations des articles 3 et 8 de la Convention, en raison de manquements à ses obligations tant substantielles que procédurales[11]. Pour la CEDH, le droit français privilégie la preuve de l’absence de consentement plutôt que son principe, alors que tout acte sexuel non consenti doit être sanctionné ; le consentement doit être libre, actuel, circonstancié et toujours révocable, aucun engagement passé, même écrit, ne pouvant le suppléer. Par ailleurs, les autorités françaises n’ont pas adopté ni appliqué de manière effective les dispositions nécessaires pour réprimer les actes sexuels non consentis, et n’ont donc pas satisfait à l’obligation d’enquête effective. En outre, la CEDH critique l’appréciation du consentement de la requérante par les juridictions françaises, jugeant inopérante son implication dans la rédaction du document et estimant que la cour d’appel de Nancy l’a exposée à une victimisation secondaire, de nature à dissuader les victimes de violences sexuelles de saisir la justice, concluant que les autorités nationales ont manqué à protéger sa dignité. 

En définitive, l’arrêt S.W. inaugure une trajectoire jurisprudentielle vers une protection intégrale des victimes de violences sexuelles, en consacrant la reconnaissance du viol et en affirmant une responsabilité institutionnelle par l’élargissement progressif des obligations positives. Cette dynamique, renforcée par des décisions ultérieures telles qu’Aydin, M.C., Opuz, J.L. et E.A. et Association européenne contre les violences faites au travail, illustre la capacité de la CEDH à ériger le principe de légalité en instrument évolutif de protection. Elle ouvre désormais la voie à une réflexion sur des enjeux contemporains essentiels, tels que la lutte contre les violences sexuelles dans l’espace numérique, l’influence des mouvements sociaux comme #MeToo[12] ainsi que l’impératif d’une coopération internationale pour protéger efficacement les victimes.

[1] Par ailleurs, « (…) cette règle fondamentale du droit pénal qu’est le principe de légalité doit aujourd’hui également être lue à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme qui énonce dans son article 7 et dont l’impact en droit interne est le plus fort, grâce à la jurisprudence de la CEDH de Strasbourg ». C. AMBROISE-CASTÉROT, in J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, H. GAUDIN et al., Dictionnaire des droits de l’homme, PUF, coll. “Quadrige” Paris, 2008, p. 603.

[2] (…) « toute entreprise juridique, qu’elle soit législative, administrative ou juridictionnelle, est d’introduire une dose aussi forte que possible de sécurité, dispensant les sujets du droit d’appuyer leurs revendications sur le seul usage de la force et les garantissant du sort incertain de leurs armes ». J.P PUISSOCHET et H. LEGAL « Le principe de sécurité juridique dans la jurisprudence de la CEDH de justice des Communautés européennes », CCC, n° 11, 2001.

[3] S. PAPILLON, « La dignité, nouveau masque de la moralité en droit pénal », Cahiers Jean-Moulin, 4/2018. Consultable en ligne.

[4] V. MUTELET, « Le droit des violences conjugales : du bruit au retentissement », in Penser les violences conjugales comme un problème de société. F. VASSEUR-LAMBRY, (Ed.), Artois Presses Université, 2018, p.19, pp.19-65.

[5] S. HADDAD, « Le viol entre époux : évolution législative et jurisprudentielle », Lega Vox, 10 novembre 2010. Consultable en ligne.

[6] V. L. ROBERT, « Les femmes de barbe-bleue à Strasbourg-les violences à l’égard des femmes devant la Cour EDH », RDLF, Chron. n° 79, 2024. Consultable en ligne. Aussi, Fiches thématiques : Violence à l’égard des femmes et Violence domestique.

[7] Parti des travailleurs du Kurdistan.

[8] G. PERRIER, « Violence domestique : la Turquie condamnée à Strasbourg », Le Monde, 12 juin 2009. Consultable en ligne.

[9] Op.cit.

[10] J.-P. MARGUÉNAUD, D. ROETS, « Droits de l’homme : jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RSCDPC, n° 1, 2010, pp. 219-243, spéc. p.220.

[11] V. M. DESPAUX, https://nuancesdudroit.fr/?p=1219 et A. DARSONVILLE, « Violences sexuelles : la CEDH condamne de nouveau la France », Le club des juristes, 12 septembre 2025. Consultable en ligne.

[12] C’est un mouvement social visant à favoriser la libération de la parole des femmes, afin de mettre en évidence la fréquence des viols et des agressions sexuelles, souvent sous-estimée, et d’offrir aux victimes un espace d’expression. Ce terme avait été utilisé dès 2007 par l’activiste Tarana Burke pour sensibiliser aux violences sexuelles dans les communautés marginalisées. Par ailleurs, c’est l’actrice Alyssa Milano qui l’a redynamisé. V. S. LE BARS, « Malgré des revers, la déferlante #Metoo a profondément changé l’Amérique », Le Monde, 5 octobre 2022. Consultable en ligne.

Par Grégoire BAKANDEJA MUKENGE

Docteur en Droit public à l’Université Toulouse Capitole

L’animal de compagnie devant la CJUE, ou la ruine de certaines catégories juridiques

Parfois, c’est dans l’infinitésimal, dans le banal, dans le détail d’une affaire sans panache, que le droit exhibe le plus ostensiblement ses limites, ses lacunes. Une simple disparition, une question de qualification, et voilà que se lézardent les règles juridiques et certaines catégories conceptuelles que l’on croyait les plus sereines. L’affaire de la petite Felicísima appartient à ces instants où le droit est contraint, bien malgré lui, de faire face à son impuissance. Une fillette embarque avec sa mère à l’aéroport de Barcelone ; leur chienne, trop grande pour voyager en cabine, est placée en soute ; or, elle s’échappe, disparaît, ne reparaît plus. La mère, Mme X., demande réparation du préjudice moral causé par la perte. La compagnie aérienne ne décline nullement sa responsabilité, mais elle décide de limiter la réparation au montant prévu par la convention de Montréal en cas de perte d’un « bagage », soit 1 131 « droits de tirage spéciaux », c’est-à-dire 1 400 €. Alors saisi du litige, et mal à l’aise devant l’assimilation d’un animal de compagnie à un « bagage » – d’autant plus que le droit positif, autant européen qu’espagnol, n’a cessé de s’amender à propos du statut de l’animal –, le tribunal de commerce de Madrid sursoit à statuer et interroge la CJUE : un animal de compagnie doit-il être, du point de vue du droit international et européen de la responsabilité, juridiquement traité comme un pur et simple « bagage » ?

Devant un sujet aussi chargé et polémique symboliquement, certains ont pu espérer un geste d’audace, un mouvement analogue à celui que la Cour de Strasbourg accomplit depuis quelque temps au sujet du réchauffement climatique – allant jusqu’à reconnaître, par-delà la rédaction des énoncés normatifs un droit des individus à une protection effective contre les atteintes graves que le dérèglement climatique peut porter à leur vie, leur santé, voire leur bien-être[1], et dont elle définit les contours en précisant les obligations procédurales qui pèsent sur les États[2]. Cette reconnaissance, à la fois courageuse et fondatrice, dans une époque où l’urgence écologique se heurte encore à d’irréductibles climatoscepticismes, pourrait laisser croire que les juges seraient appelés, quand ils rencontrent les insuffisances du langage juridique, à infléchir les catégories qui composent les règles juridiques, à desserrer les cadres, à entrouvrir l’armature des concepts et de la lettre pour qu’y circule un sens original ; à « faire loucher » l’application de la  norme, non pour la déformer, mais pour mieux en découvrir les virtualités heureuses encore inaperçues. Tout se passe comme si les juges devaient être transgressifs lorsque le thème et les circonstances l’exigent. Non dans l’objectif d’« ébranler la solidité des fondements […] ni fai[re] […] resplendir l’autre côté du miroir »[3], de tout déborder, tout récuser, mais pour mettre au jour certaines limites, ainsi que leurs partages[4]. Autrement dit, l’on aurait pu souhaiter de la CJUE attitude comparable, c’est-à-dire la reconnaissance, par-delà la lettre des textes normatifs, que l’animal ne peut pas être subsumé dans la catégorie de « bagage », qu’il excède la grammaire qui le relègue encore et toujours du côté des « choses » – dans son opposition franche avec la catégorie de « sujet ».

Mais la CJUE ne s’est pas engagée dans cette voie. Elle s’est tenue scrupuleusement au texte, rien qu’au texte. Elle rappelle que l’Union, en vertu de l’article 13 TFUE, reconnaît la sensibilité animale et n’en fait pas un impératif de second rang[5] ; mais elle reconnaît que la Convention de Montréal, comme l’élucident certains travaux préparatoires[6], n’exclut pas que la chienne puisse relever de la notion de « bagage » de l’article 17 § 2 de ladite Convention[7]. Les précautions de raisonnement et de langage ajoutées – comme pour dédramatiser, sans la dissiper, la violence symbolique attachée à une telle assimilation – n’évitent pas l’embarras : elles en montrent, à rebours, la profondeur. Il suffit, pour s’en assurer, d’observer les réactions vives du monde associatif et de la presse à la suite de l’arrêt. Et pourtant, cette retenue, que certains ont estimé pernicieuse, est loin d’être insignifiante. Elle est même, dans le contexte actuel, tout particulièrement significative. Alors que la CJUE a été, à de nombreuses reprises, accusée de prendre trop de libertés avec le libellé des textes – ou encore d’instrumentaliser certains grands principes pour imposer ses vues au droit des États[8] –, voilà qu’on lui reproche d’avoir été trop fidèle aux règles, trop respectueuse de leurs lettres, trop scrupuleuse dans leur interprétation et application in concreto. Devant une telle ambiguïté, il faut peut-être, à l’inverse, saluer la posture embrassée : non parce que sa conclusion nous apparaît complètement satisfaisante, mais parce qu’elle a le mérite de rappeler la mission première de toute juridiction, celle de juris dictio. Et, plus encore, à un moment où le spectre du « gouvernement des juges » refait surface dans le débat public, nourri par des condamnations très médiatisées et des discours saturés d’une rhétorique confusionniste[9] qui met en doute l’indépendance et l’impartialité des juridictions, jouant des affects collectifs et ravivant la vieille peur de l’arbitraire judiciaire, ce refus d’une interprétation (trop) constructive destinée à remodeler les règles juridiques envoie un message fort. Loin d’être un renoncement[10], ce refus doit surtout être perçu comme une forme de résistance. Résistance à l’exigence de validation immédiate de toutes revendications, résistance aux vents mauvais qui tourmentent aujourd’hui l’opinion et l’inspirent des propos dangereux. C’est, en définitive, un rappel discret, mais ferme – et peut-être même une promesse – que la CJUE nous fait[11] : il n’y a pas d’État de droit sans fidélité aux règles du droit. Enfin, on aurait tort de considérer que la juridiction, ce faisant, enténèbre le droit. Au contraire, ici, elle clarifie et élucide l’interprétation européenne officielle de la Convention de Montréal, dans une logique harmonisatrice à laquelle elle  a déjà souscrit, notamment à propos des conventions internationales relatives à l’aviation civile. Elle est donc pleinement, et contre toute apparence, dans son rôle – voire encore dans ses  fonctions constitutives. Il faut ajouter que l’exercice est d’autant plus important que la Convention de Montréal est une convention de droit international privé dont l’efficacité dépend, essentiellement, de l’uniformité de son interprétation : en clarifiant son sens, la CJUE ne parle donc pas seulement pour l’UE, elle participe également à la cohérence de son application au-delà de l’Union.

Toutefois, si la Cour est, en un sens, dans son « bon droit », quelque chose demeure pourtant insatisfaisant après lecture de l’arrêt – et ce quelque chose ne tient ni à la méthode herméneutique adoptée, ni aux outils employés, ni à la motivation elle-même. Il tient plutôt aux énoncés juridiques qui rendent impossible toute autre conclusion. Il tient à cette dialectique « personne/bagage » qui les traverse et les charpente. À ces deux concepts « antithétiques asymétriques »[12] qui ne peuvent s’appliquer qu’unilatéralement, et enferment le réel dans une alternative trop étroite, trop tronquée. Or, qualifier un animal de « bagage » n’est pas un geste gratuit. Car le langage n’est pas innocent et jamais indifférent. Il transporte avec lui tout une métaphysique ; il charrie des présupposés ; il reconduit des hiérarchies. En choisissant le terme « bagage », la décision reconduit, à bien regarder, silencieusement l’idée que l’animal relève du domaine de l’inerte, de la « réité » – à rebours de la conviction qui semble s’être profondément ancrée : l’animal est l’égal des êtres humains[13]. En même temps, comme l’avouait G. Gusdorf, chaque mot est un « index de valeur »[14] : il ne se borne pas à désigner, il ordonne ; il distribue les places, il modèle la compréhension du monde. Au fond, le mot véhicule une certaine image du monde et, bien souvent malgré lui, en fixe l’interprétation ; il dicte ce qui compte et ce qui ne compte pas.

Le malaise naît ainsi moins de la réponse de la CJUE que, semble-t-il, de l’architecture conceptuelle qui la rendait presque inéluctable. Car le droit international de la responsabilité demeure structuré par une vieille summa divisio entre « sujet » et « chose », entre « personne » et « bagage », à laquelle aucune réponse n’a encore été trouvée. Tant que cette syntaxe restera inchangée, tant que les règles juridiques internationales ne disposeront pas d’autres catégories, la conclusion ne pourra être que celle-là, même en droit de l’Union. Somme toute, ce n’est pas seulement le mot de « bagage » qui blesse, mais l’impossibilité, encore aujourd’hui, de qualifier autrement les animaux de compagnie à partir du droit positif. C’est pourquoi l’arrêt Felicísima ne doit pas être lu comme une défaite, mais comme un révélateur, un catalyseur. La Cour n’a rien maquillé ni étouffé. Au contraire – et c’est en ce sens qu’elle est vraiment transgressive –, elle a démontré, probablement malgré elle, mais avec une clarté rare, la ruine et l’insuffisance des catégoriques conceptuelles qui composent la syntaxe juridique actuelle. Mieux : elle a mis en évidence la métaphysique anthropocentrique qui continue de traverser et d’inspirer le droit en général et le droit international de la responsabilité en particulier : celle qui érige l’humain en « centre » et étalon de mesure du vivant. Si cette métaphysique est actuellement simplificatrice, mutilante, ce n’est pas à la Cour de la défaire, mais à ceux qui font le droit. Aux États, donc, de prendre leur responsabilité pour faire évoluer les règles – et leurs ressources conceptuelles – en vigueur. Or, la tâche est loin d’être aisée, comme l’ont exposé des évolutions récentes : ni la loi du  16 février 2015 ni l’affaire célèbre du « bichon frisé » du 9 décembre 2015 n’ont permis de changer véritablement la place juridique de l’animal. Elles ont, à l’opposé, laissé les animaux de compagnie dans un état de « lévitation »[15], suspendus entre l’ordre des « choses » et celui des « sujets ». Là où le Code civil québécois affirme sans ambages que « Les animaux ne sont pas des biens »[16], le droit français demeure retenu, hésitant, comme s’il n’osait encore franchir le seuil conceptuel qu’il pressent pourtant.

Tout compte fait, le véritable enjeu n’est pas de savoir si un animal est un « bagage », ni même de juger la Cour – puisque, dans l’état actuel du droit positif, elle ne pouvait pas juger différemment. L’enjeu est d’admettre que le droit international de la responsabilité manque encore des moyens conceptuels nécessaires pour dire ce que le monde lui présente, pour accueillir les transformations sociales et philosophiques déjà à l’œuvre. Et c’est là que s’ouvre le travail : non dans la critique des juges, mais dans la réélaboration patiente des catégories qui structuraient jusqu’alors nos énoncés pour de se donner une nouvelle « fenêtre » sur le monde[17] ; non dans l’indignation sans nuances, mais dans la refondation lente de la syntaxe normative ; dans l’effort d’inventer une langue du droit inclusive[18], car capable d’accueillir d’autres formes de vie sans commettre une quelconque injustice – et tout spécialement ce que M. Fricker a dévoilé : des injustices épistémiques[19].

Le monde, lui, a déjà changé.

Ce sont les mots du droit qui, eux, tardent encore à le rejoindre.

[1] CEDH [GC], 9 avril 2024, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, req. n° 53600/20 [§ 519].

[2] CEDH, 28 octobre 2025, Greenpeace Nordic et autres c. Norvège, req. n° 34068/2 [§§ 314-324].

[3] M. Foucault, Préface à la transgression, Lignes, Paris, 2012, p. 19.

[4] Ibid., pp. 20-22.

[5] Dans une certaine mesure : CJUE [GC], 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a. c. Vlaamse Regering, aff. C-336/19.

[6] CJUE, 16 octobre 2025, Felicísima c. Iberia Líneas Aéreas de España SA Operadora Unipersonal, aff. C‑218/24 [pt. 33].

[7] Ibid. [pt. 45].

[8] Voir : J.-É. Schoettl, « L’Europe instrumentalise la notion d’État de droit », Commentaires, n° 181, 2023, pp. 65-76. Et pour approfondir la critique : Y. Lécuyer, « La diabolisation de la Cour européenne des droits de l’Homme », RDLF [En ligne], chron. n° 11, 2023.

[9] Voir : P. Corcuff, La Grande Confusion : Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, coll. “Petite encyclopédie critique”, Paris, 2021, 672 p.

[10] Car rout refus n’est pas un renoncement : A. Camus, « Le vent à Djémila », in Noces et L’été, Gallimard, coll. “Folio”, Paris, 1959, pp. 23-32, spéc. p. 27.

[11] Surtout à la lumière de certains arrêts : CJUE, 4 septembre 2025, « R » S.A. c. AW « T » sp. z o.o., aff. C‑225/22 [pt. 47].

[12] Au sens de : R. Koselleck, « Zur historisch-politischen Semantik asymmetrischer Gegenbegriffe », in Vergangene Zukunft: Zur Semantik geschichlicher Zeiten, Suhrkamp, Francfort, 1989, pp. 211-259, spéc. pp. 211-213

[13] Pour quelques réflexions récentes qui relancent le sujet : A. Shanker et G. Martinico, « Legal Approaches to Animal Protection: Do Instrumentalism and Welfarism Help or Hinder Abolitionism? », Liverpool Law Review, n° 46, 2025, pp. 327-356.

[14] G. Gusdorf, La parole, PUF, coll. “Quadrige”, Paris, 1952 [rééd. 2013], p. 9.

[15] J.-P. Marguénaud, « L’animal dans le nouveau code pénal », D. 1995, p. 187.

[16] Article 898 du Code civil du Québec.

[17] Voir : G. Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Verdier, coll. “Philia”, Paris, 2004, 480 p.

[18] Voir : S. Rutledge-Prior, Multispecies Legality : Animals and the Foundation of Legal inclusion, Cambridge UP, Cambridge – New York, 2025, p. 129.

[19] M. Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Oxford UP, Oxford, 2007.

Les contre-limites au droit de l’Union européenne – Dossier n°4

Les droits fondamentaux

§I – Textes normatifs de référence

Sources primaires du droit de l’Union

  • Article 6 du Traité sur l’Union européenne
  • Articles 51 à 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
    • Art. 51 – Champ d’application
    • Art. 52 § 3 – « Même sens et même portée » (alignement sur la CEDH)
    • Art. 52 § 4 – Renvoi aux traditions constitutionnelles communes
    • Art. 53 – Possibilité de protection plus élevée par les États

Sources européennes externes

  • Article 59 Convention européenne des droits de l’Homme

Avis sur le projet d’adhésion

  • CJUE, 28 mars 1996, Avis 2/94
  • CJUE, 18 décembre 2014, Avis 2/13

§II – Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

Naissance prétorienne de la protection des droits fondamentaux

  • CJCE, 12 novembre 1969, Stauder, aff. 29/69
  • CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70
  • CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73
  • CJCE, 28 octobre 1975, Rutili, aff. 36/75
  • CJCE, 18 juin 1991, ERT, aff. C-260/89

Équivalence et confiance mutuelle

  • BVerfG, 1974, Solange I
  • BVerfG, 1986, Solange II
  • CEDH [GC], 30 juin 2005, Bosphorus Airways c. Irlande, req. n° 45036/98
  • CEDH [GC], 6 décembre 2012, Michaud c. France, req. n° 12323/11
  • CEDH [GC], 23 mai 2016, Avotiņš c. Lettonie, req. n° 17502/07

Charte & harmonisation interprétative

  • CJUE, 5 octobre 2010, McB, aff. C-400/10 PPU
  • CJUE [GC], 26 février 2013, Åkerberg Fransson, aff. C-617/10
  • CJUE [GC], 26 février 2013, Melloni, aff. C-399/11

Affaires emblématiques contemporaines

  • CJUE, 5 avril 2016, Aranyosi & Căldăraru, aff. C-404/15 et C-659/15 PPU
  • CJUE [GC], 5 décembre 2017, A.S. et M.B., aff. C-42/17
  • CJUE [GC], 25 juillet 2018, LM (Celmer), aff. C-216/18 PPU
  • CJUE, 25 juillet 2018, ML, aff. C-220/18 PPU
  • CEDH, 25 mars 2021, Bivolaru & Moldovan c. France, req. n° 40324/16 et 12623/17 (renversement circonstanciel de la présomption Bosphorus)

§III – Jurisprudences nationales

Schémas nationaux d’articulation Constitution/Droit de l’Union

  • Conseil constitutionnel, déc. n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur
  • CE, Ass., 8 février 2007, Arcelor, n° 287110
  • CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network, n° 393099

Résistances & réaffirmations

  • Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021, n° K 3/21

Pour approfondir :

  • Sur les relations entre les ordres juridiques de protection nationaux et l’ordre de l’Union européenne : Safjan, D. Düsterhaus et A. Guerin, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et les ordres juridiques nationaux, de la mise en œuvre à la mise en balance », RTDE, 2016, p. 219 ; H. Gaudin, « L’affaire OMT devant son (ses ?) juge(s), AJDA 2016, p. 1050 ; J. Andriantsimbazovina, « Les droits fondamentaux, frein ou moteur de l’intégration européenne ? », Revue de l’Union européenne, 2019, p. 220.
  • Sur la Charte des droits fondamentaux: Gaïa, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », RFDC n° 58, 2004, pp. 227-246 ; S. Platon, « La Charte des droits fondamentaux et la “mise en œuvre” nationale du droit de l’Union : précisions de la Cour de justice sur le champ d’application de la Charte », RDLF 2013 [En ligne], chron. n°11 ; F. Picod, « Charte des droits fondamentaux et principes généraux du droit », RDLF 2015 [En ligne], chron. n°02 ; L. Burgorgue-Larsen, « Ombres et lumières de la constitutionnalisation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », Cahiers de droit européen [en ligne], Larcier, Bruxelles, 2004, pp. 863-890 ; R. Tinière, « L’influence croissante de la Charte des droits fondamentaux sur la politique extérieure de l’Union européenne », RDLF 2018 [en ligne], chron. n°02.
  • Sur la confrontation CDF/CEDH et CJUE/CEDH : D. Ritleng, « De l’articulation des systèmes de protection des droits fondamentaux dans l’Union », Eur 2013, p. 267 ; D. Simon, « Des influences réciproques entre CJCE et CEDH : “je t’aime, moi non plus” ? », Pouvoirs, n° 96, 2001, pp. 31-49.
  • Sur les relations entre les juges constitutionnels nationaux et la Cour de Justice par le renvoi préjudiciel: CJUE, 30 mai 2013, Jeremy F., aff. C-168-13 ; Cons. Constit., Déc. n° 2013-314 QPC du 4 avril 2013 et Décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013 ; B. Bonnet, « Le paradoxe apparent d’une question prioritaire de constitutionnalité instrument de l’avènement des rapports de systèmes… Le Conseil constitutionnel et le mandat d’arrêt européen : à propos de la décision n°2013-314P QPC du 4 avril 2013, de l’arrêt préjudiciel C-168/13 PPU de la CJUE du 30 mai 2013 et de la décision n° 2013- 314 QPC du 14 juin 2013 », RDP, n° 5, 2013, pp. 1229-1257 ; F. C. Mayer, « La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relativement au programme OMT – Rebelles sans cause ? Une analyse critique du renvoi de la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans le dossier des OMT », RTD eur. 2014, p. 683.
  • Pour approfondir: H. Gaudin, « Quelle stratégie contentieuse de protection des droits fondamentaux devant le juge national en période de crise : réflexe constitutionnel et réflexe européen ? », Revue générale du droit [En ligne], 2020 ; C. Freya, « Le contrôle de proportionnalité par la Cour de justice de l’Union européenne », AJDA 2021, p. 800 ; C. Paulet, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la notion de droit fondamental », RDLF 2021 [En ligne] chron. n° 14.
  • Sur le « dernier mot »: H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein ou un moteur de l’intégration européenne ? – Propos conclusifs », in J. Andriantsimbazovian (dir.), Droits fondamentaux et intégration européenne : Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2021, pp. 293-323 ; A. Supiot, « La guerre du dernier mot », in Liber amicorum Pierre Rodière, 2019 ; P. Jan, « Du dialogue à la concurrence des juges », RDP, n° 2, 2017, pp. 341-354.

Il est des histoires dont le récit, s’il n’est pas restitué avec soin, donne l’illusion d’une évidence. Celle de la protection des droits fondamentaux dans l’UE fait partie de ces histoires trompeuses. On voudrait croire qu’elle procède d’un mouvement presque naturel : que l’Union, grandissant, se serait naturellement dotée d’un catalogue de droits et libertés fondamentaux, à l’exemple de chaque État ; que la Charte n’aurait été que la formalisation nécessaire d’une protection déjà immanente ; qu’enfin, l’harmonie entre les ordres de protection – nationaux et européens – aurait fini par se stabiliser autour d’un équilibre. Or, rien n’est moins certain. La protection des droits et des libertés fondamentaux dans l’UE n’est ni tout à fait linéaire ni tout à fait pacifique. Elle est, dès le départ, une ligne de fracture, un lieu où se sont affrontées deux tentations contraire – ou encore contradictoires – : celle de l’homogénéité, inhérente au projet d’intégration européenne, et celle de la fidélité à soi, propre à tout ordre constitutionnel national qui se pense gardien des valeurs fondamentales et des principes fondateurs de sa communauté politique.

Si elle fut d’abord un outil d’affermissement de la primauté – ainsi qu’en atteste l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft – la sauvegarde des droits fondamentaux est progressivement devenue un lieu de résistance, une contre-limite. C’est-à-dire un point où l’État affirme que l’intégration ne peut s’opérer au prix de ce qui est au cœur de son identité politique et juridique. Mais  cette contre-limite est assez singulière : elle ne repose ni sur une compétence exclusive, ni sur  une prérogative régalienne, ni sur quelque geste souverain. Elle se loge au fondement d’une question plus fine, plus profonde, et bien plus déroutante : qui protège et au nom de quoi ? Où se tient, en dernier lieu, l’autorité qui dit ce qu’il en est de la dignité, de l’égalité et de tous les autres droits ?

Les droits fondamentaux, on l’entraperçoit bien, ne sont pas seulement des garanties individuelles : ils sont quelque chose comme la « matrice » des ordres juridiques. Parce qu’ils déterminent ce que peuvent faire et ne peuvent pas faire les États sans flouer certaines limites fondatrices. Par conséquent, la coexistence de plusieurs niveaux de protection n’engendre pas uniquement une concurrence de normes : elle ouvre aussi une question de souveraineté – ou, pour  reprendre la formule heureuse d’A. Supiot[1], elle engage une véritable « guerre du dernier mot ».

Or, cette guerre est loin d’être terminée. Elle se reconfigure sans cesse jusqu’à faire des droits et libertés fondamentaux des contre-limites[2], à l’exemple des précédents déjà étudiées dans la série qu’on a commencée il y a quelques semaines. Et c’est cela que ce dossier se propose d’approfondir.

1°) La découverte d’une protection autonome : l’invention prétorienne des droits fondamentaux

Si l’on veut comprendre la particularité du régime unioniste de protection des droits fondamentaux, il faut commencer non par la Charte des droits fondamentaux, mais par son absence. Les traités fondateurs sont silencieux quant aux droits et libertés – à part quelques libertés  économiques étroitement liées au statut de ressortissant communautaire. Rien, en 1951 ou en 1957, n’annonçait l’édification d’un authentique corpus de droits fondamentaux dans l’ordre communautaire. C’est par la pratique, par le conflit et par l’objection que le droit européen fut conduit à reconnaître ce qu’il n’avait pas prévu inauguralement. Le point de départ est connu : l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft. La CJCE y affirme d’abord la primauté absolue du droit de l’intégration, y compris sur les constitutions nationales. Mais, ce faisant, elle ouvre une brèche qui s’est révélée décisive [pts. 2 et 4] : « le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect ». En conséquence, pour garantir sa propre intégrité normative, l’ordre communautaire dut inventer sa propre protection – originellement par la voie prétorienne – des droits et libertés fondamentaux par nécessité structurelle. Comme l’a montré H. Gaudin[3], la CJCE a importé dans l’ordre européen la terminologie constitutionnelle, parce qu’aucun modèle international ne pouvait servir de référence à une construction dotée d’un pouvoir  normatif direct sur les justiciables.

Cette reconnaissance jurisprudentielle des droits procède, à lire la Cour, de deux sources conjuguées :

  • les traditions constitutionnelles communes aux États membres (Nold, 1974) ;
  • Les instruments européens de protection des droits régulièrement ratifiés par les États, au premier rang desquels la CESDH, laquelle jouit d’une « signification particulière » (Rutili, puis Hoechst et ERT).

Cette dualité est fondamentale. Car elle institue les droits fondamentaux comme « pont » entre deux ordres juridiques : le constitutionnel et l’européen. Elle fait des droits fondamentaux l’un des lieux où l’Europe s’est, pour ainsi dire, enracinée dans l’« histoire constitutionnelle du continent », sans s’y confondre pour autant. Mais cette dualité est, du reste, source de quelques tensions : en reconnaissant des droits fondamentaux européens, la Cour avoue que l’Union n’est  pas un simple traité, mais plutôt un espace politique structuré. Ce qui tranche avec la physionomie et l’esprit des premiers traités.

Force est donc d’avouer que la protection des droits et libertés fondamentaux fut, dès l’origine, un geste d’intégration, une « facette » de l’intégration. Elle n’avait rien d’une concession faite aux États membres : au contraire, elle consolidait la primauté. Plus le droit de l’Union s’étendait, plus la Cour de justice devait assurer que son autorité ne se retourne pas contre ceux qu’elle visait à sauvegarder. Le constitutionnalisme européen est né là : dans l’articulation subtile entre puissance normative et garantie des individus. Ce qui trouvera à s’affirmer encore plus clairement avec la citoyenneté européenne. Mais cette naissance a suscité certains malentendus et incertitudes, en particulier sur le niveau de protection.

2°) L’équivalence des protections : du conflit ouvert à la confiance surveillée

Ce qui se joue, au mitan des années 1970, n’est pas seulement l’invention d’une protection européenne des droits fondamentaux. C’est la découverte de ce dont plusieurs ordres juridiques prétendent protéger les mêmes droits fondamentaux, mais au nom de rationalités, de mémoires constitutionnelles et de communautés politiques différentes. Or, les droits fondamentaux ne sont pas réductibles à leur objet ; ils sont liés à certaines préférences politiques et normatives, à une hiérarchie des valeurs, parfois à une histoire blessée – en Allemagne, par exemple. Les États n’ont  jamais renoncé à « dire » ce qu’ils entendaient par protéger les droits et les libertés. La protection européenne des droits fondamentaux, dont le point d’orgue sera la rédaction de la Charte des droits fondamentaux, ne leur interdit pas de se prononcer et de faire valoir leurs conceptions. C’est pourquoi l’UE que sa protection ne soit ni inférieure, ni dérivée, mais co-originale.

Le premier choc quant au niveau de protection se rencontre en Allemagne. On le sait, l’affaire Solange I (1974) posa le problème avec une limpidité presque désarmante : « tant que » [solange] l’Union européenne ne garantit pas une protection des droits et libertés fondamentaux équivalente à celle de la Loi fondamentale, le juge constitutionnel allemand se réserve le droit de contrôler les actes du droit communautaire et de faire prévaloir son interprétation. Le conflit ne portait pas seulement sur le contenu des droits, mais également sur la légitimité du gardien. Qui parle au nom des droits ? Qui détient la capacité d’énoncer où commencent et où s’arrêtent les limites de l’État ? La réponse de la Cour de justice fut assez subtile : elle ne contesta pas cette revendication, mais y répondit par la construction d’un système de protection, ouvert à la CEDH, inspirée des traditions constitutionnelles, qui consacrent une sorte de « protection équivalente ». Ce  mouvement conduisit, en 1986, à l’arrêt Solange II : à partir du moment où l’ordre juridique européen assure un niveau globalement – sans l’être strictement – comparable de protection, la Cour de Karlsruhe suspend son contrôle. Bref, la primauté est maintenue, mais elle dépend désormais d’une condition et d’une présomption, soit : la protection effective et équivalente des droits  fondamentaux. Mais elles ne sont pas abstraites : elles doivent être vécues, éprouvées, observées au long cours.

Cette logique fut reprise par la Cour de Strasbourg elle-même, lorsqu’elle inventa en juin 2005, dans le célèbre arrêt Bosphorus, la présomption de protection équivalente. Le raisonnement est simple : si l’ordre de l’Union offre en principe une protection « équivalente » à celle de la Convention, alors les juges strasbourgeois s’abstiennent de contrôler l’acte national pris pour appliquer le droit de l’UE. C’est un geste de confiance qui atteste d’une volonté de pacifier les rapports et, très probablement, d’amorcer un dialogue constructif en vue d’une adhésion future. Cependant, cette confiance est réfragable. Puisqu’elle peut céder en cas de défaut manifeste de protection. L’affaire Michaud (2012) marque justement ce moment où la confiance se retire et où l’examen réapparaît, au détriment de la primauté. De même, avec l’arrêt Avotiņš (2016) et, plus récemment, les arrêts relatifs à l’exécution des mandats d’arrêt européens (Aranyosi et Căldăraru, LM/ML, Bivolaru et Moldovan), montrent que la confiance réciproque que suscite l’équivalence des protections n’est jamais certaine et aveugle : au contraire, elle doit être entretenue et peut être contestée.

Ainsi, en l’espace de trente ans, l’Europe est passée :

  • du conflit (Solange I)
  • à la reconnaissance mutuelle conditionnée (Solange II / Bosphorus)
  • puis à la vigilance réciproque (Michaud,Bivolaru).

Ce n’est pas forcément une rivalité. Ce n’est pas encore une unité. C’est une équivalence dynamique, qui repose sur une « idée-force » : la confiance réciproque n’est pas un état, ni une donnée intangible, mais une méthode pragmatique qui doit faire tirer le meilleur de chacun des ordres juridiques.

3°) Le niveau de protection : la Charte, entre harmonisation et dissension maîtrisée

L’entrée en vigueur, en 2009, du Traité de Lisbonne a été souvent perçue comme un moment d’apaisement, sinon de résolution, des tensions relatives à la protection des droits fondamentaux dans l’UE. En reconnaissant à la Charte des droits fondamentaux – elle qui, jusqu’alors, vivait dans une espèce de clandestinité – une valeur de droit primaire [article 6 § 1 TUE], l’Union semblait pouvoir répondre aux inquiétudes des juridictions constitutionnelles nationales : elle possède désormais son propre corpus assez moderne, son propre langage des libertés, sa propre grammaire des droits de l’Homme. Pourtant, loin d’unifier définitivement la protection, la Charte en a, au contraire, montré la complexité presque structurelle. En effet, elle n’est pas un code « autonome » : non, elle est un texte traversé par d’autres ordres et dont elle emprunte à la fois les contenus, les valeurs et les méthodes. Cette porosité apparaît de façon exemplaire dans l’article 52 § 3, selon lequel les droits consacrés par la Charte correspondant à ceux  garantis par la CESDH doivent recevoir « le même sens et la même portée » que ceux reconnus par Strasbourg. Il ne s’agit pas d’une simple clause d’inspiration : c’est une obligation d’ « alignement herméneutique », pour ainsi dire, qui empêche, en théorie, la Cour de justice de fixer, pour ces droits fondamentaux, un niveau de protection inférieur à celui garanti par la CESDH. Dans l’affaire J. McB. (2010), par exemple, la CJUE affirme explicitement que l’article 7  de la Charte doit être interprété à la lumière de l’article 8 de la CESDH, en se référant aux solutions de Strasbourg. De même, dans Volker und Markus Scheke, la CJUE reconnaît que la protection des données personnelles, bien qu’exprimée dans un idiome propre, ne peut s’affranchir des lignes normatives préexistantes.

À ce premier axe d’harmonisation, l’article 52 § 4 de la Charte en ajoute un autre, plus discret, mais non moins important : lorsque les droits reconnus par la Charte proviennent des traditions constitutionnelles communes, leur interprétation doit tenir compte de ces héritages nationaux. La Charte ne se contente donc pas d’aligner ; elle recoud. Elle tisse entre l’ordre européen et les traditions constitutionnelles une continuité qui n’est ni simple reprise ni pure abstraction. C’est précisément ce double ancrage – à la fois conventionnel et constitutionnel – qui  rend la Charte fondamentalement quelquefois instable, et donc propice à l’émergence d’une contre-limite que seraient les droits fondamentaux. Puisque la Charte n’est pas seulement un instrument d’intégration ; elle peut devenir, dans certaines circonstances, un instrument de résistance à l’intégration.

L’article 53 de la Charte apparaît, de prime abord, formaliser cette possibilité : il permet aux  États membres d’offrir une protection supérieure des droits fondamentaux. Mais cette apparente ouverture est immédiatement resserrée. Dans l’affaire Melloni (2013) la Cour refuse qu’un État invoque sa Constitution pour élever le niveau de protection dans l’exécution d’un mandat d’arrêt européen lorsque cela compromettrait l’uniformité et la primauté du droit de l’Union. La CJUE reprend ici, sous une forme raffinée, la logique de l’arrêt Hauer, selon laquelle laisser chaque État projeter ses standards constitutionnels sur l’Union risquerait de rompre la cohésion normative de l’intégration. Or, à rebours de cette affirmation, l’arrêt M.A.S. et M.B. de  2017 marque une inflexion décisive : la Cour admet que le principe de légalité des délits et des  peines, en tant que droit fondamental garanti par la Charte des droits fondamentaux, peut exceptionnellement conduire à neutraliser l’effet utile de la primauté. En d’autres mots, lorsque l’ordre de l’Union conduit à sanctionner pénalement des comportements dans des conditions contraires à la prévisibilité du droit, c’est la garantie fondamentale des droits qui prime. Puis, dans Aranyosi et Căldăraru, puis LM (2018) et ML (2018), la Cour de justice va plus loin encore : elle admet que l’intégration elle-même – ici, la mécanique du mandat d’arrêt européen – peut être suspendue dès lors qu’existe un risque réel et concret d’atteinte grave aux droits et libertés fondamentaux, que ce risque soit individuel (Aranyosi) ou systémique (LM).

Tout compte fait, Melloni et M.A.S. et M.B. apparaissent comme les deux versants d’une même architecture :

  • Melloni: la protection constitutionnelle ne peut s’opposer à l’intégration lorsque l’intégration protège déjà suffisamment
  • A.S. et M.B. : mais l’intégration doit être arrêtée dès lors qu’elle porte atteinte à l’essence d’un droit fondamental.

Ce balancement révèle la vérité politique de la Charte : les droits fondamentaux ne sont pas seulement intégrés dans l’Union ; ils la limitent. Ils constituent désormais une véritable contre-limite, capable de ralentir, conditionner, voire suspendre l’intégration lorsque celle-ci menace ce que les ordres juridiques considèrent comme leur « noyau intangible ». La Charte devient alors le lieu où se négocient les conditions de possibilité de l’Europe : elle n’est ni tout à fait un vecteur d’harmonisation pacifiée, ni tout à fait un simple relais constitutionnel des États, mais plutôt un espace de tension et de renégociation où l’intégration se façonne dans la confrontation. Or, dès lors que la détermination du niveau de protection suppose qu’une juridiction décide où se situe la  limite, la question se déplace un peu : il ne s’agit plus seulement de savoir quelle protection garantir, mais qui détient l’autorité pour en décider. Tant que les ordres juridiques européens partageaient une même conception tacite de la protection, cette articulation pouvait demeurer silencieuse et pacifiée. Mais lorsque le sens même des droits cesse d’être partagé, lorsque les traditions constitutionnelles ne convergent plus totalement, l’équilibre se transforme en conflit interprétatif, en espace de dispute herméneutique, donc politique[4]. Et c’est ici que s’ouvre la question du « dernier mot ».

4°) La question du « dernier mot » : le retour des conflits avec les juges constitutionnels

C’est ici que la surface harmonieuse se fissure, et que l’idée même d’un ordre européen « partagé » révèle sa tension originaire. Comme le démontrait A. Supiot, la relation entre les juridictions en Europe n’est pas l’achèvement progressif d’un « dialogue », mais la scène d’une « guerre du dernier mot » : non pas une guerre de domination ou de compétence, mais une lutte plus profonde, plus feutrée, pour déterminer qui a le pouvoir d’énoncer des droits dans l’espace européen. Ce diagnostic trouve son écho direct dans l’analyse d’H. Gaudin : la question centrale n’est plus celle de la coexistence de protections « équivalentes », mais celle de la localisation du pouvoir d’énonciation des droits. En d’autres termes, les droits fondamentaux ne sont plus le langage commun de l’Europe, ils sont devenus le lieu où se dispute la souveraineté normative. En effet, chaque juridiction y projette une Europe différente : la Cour de justice y voit la cohésion systémique de l’Union, la condition structurelle de l’intégration européenne ; les juridictions constitutionnelles nationales y reconnaissent l’expression de la communauté politique, la mémoire normative du peuple souverain ; la juridiction de Strasbourg, elle, continue d’y lire l’horizon paneuropéen des libertés, qui transcende les ordres étatiques. En vérité, elles utilisent les mêmes droits, sans les interpréter de la même manière. Le langage est certes identique, mais les lectures sont différentes les unes aux autres. Un même énoncé reçoit aujourd’hui des interprétations divergentes, voire contradictoires, tant s’est défait le socle des « traditions constitutionnelles communes ».

Ce basculement n’est pas théorique – il est pleinement visible à l’heure actuelle :

  • dans l’arrêt du 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel polonais conteste la supériorité du droit de l’Union au nom de la souveraineté constitutionnelle, voire récuse l’article 6 TUE ;
  • dans les lois hongroises restreignant les droits des personnes LGBTQ+, où les droits fondamentaux sont explicitement requalifiés en « choix civilisationnel » ;
  • dans les discours publics qui présentent les droits fondamentaux non plus comme des garanties universalisables, mais comme l’expression d’une identité propre et nationale à protéger contre l’Europe.

Ces évènements marquent un basculement : nous ne sommes plus tout à fait dans la philosophie de l’affaire Solange II, où la confiance reposait sur l’idée implicite que les ordres juridiques partageaient une même vision des droits et libertés fondamentaux. Nous sommes aujourd’hui dans une époque post-Solange, là où les droits fondamentaux sont eux-mêmes est contestée. Ces déplacements dévoilent la véritable ligne de fracture : qui parle en dernier ?

Comme l’écrivait le président V. Skouris[5], certaines juridictions constitutionnelles revendiquent aujourd’hui la priorité de leurs propres standards, en invoquant la supériorité des droits garantis par l’ordre constitutionnel national. La revendication du dernier mot n’est donc pas seulement juridique : elle est essentiellement politique, car elle touche à la définition même de l’identité constitutionnelle de l’État et de l’UE. Or, le lieu où ce conflit s’exprime et se structure est, en particulier, la procédure du renvoi préjudiciel [article 267 TFUE]. Ce dernier est, à bien regarder, tant :

  • le champ du conflit, puisqu’il expose la divergence) ;
  • que la scène du lien, puisqu’il rend la divergence justiciable dans un cadre commun.

C’est ici que se comprend, très certainement, l’apport de l’arrêt Melki et Abdeli (2010) : la CJUE admet, ici, que les États peuvent organiser un contrôle constitutionnel incident, mais elle affirme, avec une nuance diplomatique remarquable, que le juge national doit toujours pouvoir accomplir plusieurs choses : (i) garantir provisoirement les droits issus de l’ordre de l’Union, (ii) puis écarter la norme nationale, à l’issue du contrôle, si elle viole le droit de l’Union. Ainsi, la primauté n’est plus proclamée dans l’abstraction souveraine de l’affaire Simmenthal ; elle se reconfigure dans une logique d’articulation procédurale où le juge national demeure acteur, et non simple relais. La CJUE ne refuse qu’une seule chose : la prétention des juges constitutionnels nationaux à dire seuls le dernier mot sur les droits fondamentaux. Car ce dernier mot, s’il existe, ne peut être monopolisé. Il ne peut être qu’institué dans un dialogue constitutionnel renouvelé – et non dans une réaffirmation unilatérale de souverainetés parallèles. C’est précisément ce que T .Capeta a formulé dans ses conclusions du 5 juin 2025 : nous ne sommes plus à l’heure du « dialogue des juges » (qui supposait une unité implicite des valeurs), mais plutôt à celle de la nécessité de repenser l’entente commune. Non plus coopérer, mais refonder. Partant, les droits fondamentaux, ce qui devait unir, voire réunion – comme atteste, d’une certaine manière, l’arrêt Kadi – deviennent l’instrument de la fragmentation, l’espace où se renégocie la forme même de l’Europe. Ils ne sont plus tout à fait l’horizon commun à tous : ils sont le nœud gordien, l’épine, le lieu d’une politique nationaliste.

5°) Conclusion : Les droits fondamentaux comme contre-limite actuelle de l’intégration

Il faut à présent répondre à la question posée il y a déjà plusieurs décennies par G. Liet-Veaux : « La guerre entre les juges aura-t-elle lieu ? »[6]. Elle a lieu. Non pas dans l’éclat des ruptures, mais dans la friction continue des décisions, dans l’ajustement discret et entêté des jurisprudences, dans cette bataille feutrée où chaque Cour redéfinit ce qui est encore pensable, acceptable et légitime dans l’Europe. Pendant longtemps, les droits et les libertés fondamentaux furent présentés comme l’assise morale et consensuelle de la construction européenne : la preuve que l’intégration pouvait s’adosser à quelques valeurs communes. Or, ce socle s’est petit à petit fissuré, il a perdu de son évidence. Il n’est plus un fondement partagé, mais bien un espace de dissension.

La question actuelle qui intéresse tous les juges n’est donc plus : « qui protège le mieux ? ». La question est dorénavant plutôt celle-là : « qui a l’autorité pour faire valoir sa conception des droits fondamentaux ? ». En d’autres mots, ce n’est plus le niveau de protection qui se trouve disputé, mais le sens même de la protection, la finalité assignée à ces droits et libertés, et donc l’identité normative de l’ordre qui la sauvegarde. L’Europe n’est plus l’espace d’une universalité tranquille des libertés ; elle est devenue l’espace d’une pluralité irréconciliée des approches et conceptions. C’est en cela que l’on peut dire que les droits fondamentaux sont devenus une véritable contre-limite. Non pas une limite abstraite, mais une limite effective, qui arrête, suspend, reconfigure l’intégration européenne lorsque celle-ci menace la représentation que chaque ordre juridique se fait de l’humain, du juste, du commun acceptable, de sa mémoire. Ils constituent désormais le point où l’intégration rencontre sa propre condition de possibilité – et, parfois, son  impossibilité.

La revendication du dernier mot, on le comprend alors, n’est pas accidentelle : elle est constitutive, fondamentale. Car dire ce que « signifie » et « vaut » un droit en particulier, c’est pouvoir dire ce que « veut » un ordre juridique. En conséquence, l’Europe se trouve placée, à l’heure actuelle, devant une interrogation décisive : peut-elle continuer à fonctionner sans accord, consensus ? Peut-elle se maintenir comme ordre juridique intégré, si ce qui en assurait la cohésion est devenu le terrain même de la fragmentation ? Une certitude, pour le moment : l’avenir de l’intégration se joue dans cette contre-limite. Les droits et libertés fondamentaux ne sont plus ce que l’Europe a en commun. Ils sont ce par quoi l’Europe se conteste, se recompose, voire, peut-être, peut se défaire. Ils ne constituent plus tout à fait l’arrière-plan du projet européen, de l’idée schumanienne de « solidarité » entre les États. Ils en sont devenus, au bout du compte, l’un des fronts.

[1] A. Supiot, « La guerre du dernier mot », in Liber amicorum Pierre Rodière, 2019.

[2] H. Gaudin, Droit institutionnel de l’Union européenne, PUF, coll. “Droit fondamental – Manuels”, Paris, 2025, pp. 219-222.

[3] H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein ou un moteur de l’intégration européenne ? – Propos conclusifs », in J. Andriantsimbazovian (dir.), Droits fondamentaux et intégration européenne : Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2021, pp. 293-323, spéc. p. 294.

[4] En même temps, comme un penseur le soulignait – et son mot n’a jamais sonné aussi vrai –, « [l]es interprétations ne sont pas des herméneutiques de lecture, mais des interventions politiques dans la réécriture politique du texte » (J. Derrida, La vie la mort. Séminaire (1975-1976), Seuil, coll. “Bibliothèque Derrida”, Paris, 2019, p. 256. Souligné par nous).

[5] V. Skouris, « La primauté du droit de l’Union à l’épreuve des revendications constitutionnelles nationales », in Évolution des rapports entre les ordres juridiques de l’Union européenne, international et nationaux – Liber Amicorum J. Malenovský, Bruylant, Bruxelles, 2020, p. 213.

[6] G. Liet-Veaux, « La guerre des juges aura-t-elle lieu ? », La Revue Administrative, n° 163, 1975, pp. 27-31.

La protection juridictionnelle effective : un principe structurant et normatif au cœur de l’édifice européen.

« Une des grandes révolutions juridiques du milieu du XXe siècle a été de faire en sorte que le justiciable, personne physique ou morale, devienne le créancier de droits définis à un niveau supranational – notamment européen – et qu’il puisse demander compte du respect de ces droits » J. DUTHEIL DE LA ROCHERE, « Droit au juge, accès à la justice européen », Pouvoirs, n° 96, 2001.

La protection juridictionnelle effective relève de ces principes que l’on invoque aisément sans jamais proprement les étudier en profondeur. Il s’est progressivement imposé comme une évidence silencieuse ; pourtant, l’est-il véritablement ?

Cette impression d’acquis découle partiellement des racines qu’il puise dans les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres.

Le principe de protection juridictionnelle fait ainsi l’objet d’un double processus d’européanisation ; d’abord, une européanisation ascendante par laquelle la Cour de justice de l’Union européenne s’approprie le concept pour le transformer en un principe européen nouveau et autonome par le biais de la jurisprudence Marguerite Johnston[1], puis une européanisation descendante par laquelle la protection juridictionnelle, nouvellement renforcée par des exigences supranationales, s’impose aux Etats membres.

Ce phénomène de densification normative mène à sa montée en puissance dans l’ordre juridique européen au sein duquel il déploie toute son envergure, se révélant ainsi hautement structurant et normativement puissant.

Pleinement comprendre la richesse et la portée nécessite d’en renouveler l’approche. Le point de départ est donc d’en apporter une clarification substantielle.

Ce principe, large et transversal, est avant tout l’expression d’une obligation formelle et contraignante faisant peser sur les institutions européennes et les Etats membres la charge de permettre et de faciliter l’accès au juge. Il est également assorti du droit le plus absolu du particulier, personne physique ou morale, de demander et d’obtenir la protection de ses droits.

Ainsi, il se définit à l’aune de deux aspects distincts ; le premier est le « droit au juge », à savoir le droit d’accès à un tribunal dont doit pouvoir jouir le particulier afin de requérir la protection de ses droits, aussi dit le droit à un recours juridictionnel, le second est le « droit au bon juge », couvrant l’ensemble des garanties inhérentes au jugement telles que l’impartialité et l’indépendance des juridictions, nécessaires à une protection pleinement effective.

Les enjeux sont ainsi considérables dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’un droit ayant acquis une autonomie certaine, mais d’un droit conditionnant l’existence, l’effectivité et la jouissance de tous les autres droits et libertés fondamentales dans l’ordre juridique en cause. En effet, la seule proclamation desdits droits est insuffisante, c’est pourquoi le principe de protection juridictionnelle effective en est le catalyseur, il permet de les concrétiser et de leur offrir une véritable portée normative.

I – Un principe directeur du système juridictionnel de l’Union européenne

         Dans sa jurisprudence, la Cour de justice se réfère au « système complet de voies de recours et de procédures »[2] mis en place par les traités, établissant ainsi un critère qualitatif grâce auquel la protection juridictionnelle des particuliers peut être effectivement assurée.

Le système juridictionnel de l’Union européenne, véritable constellation contentieuse, est composé d’un ensemble à la fois complet et complexe de voies de droit. Chacune d’elles a été conçue comme répondant à une fonction prédéterminée menant à l’existence d’un arsenal de voies uniques et indépendantes dans leurs objectifs, leur mise en œuvre et leur finalité.

La notion d’autonomie des voies de recours est souvent délaissée, voire invisibilisée, au profit de l’étude de leur systématique. Bien que ces deux aspects puissent paraître antinomiques, en réalité il n’en est rien. L’autonomie des voies de recours est le véritable moteur de l’essence contentieuse de l’Union européenne, elle est le reflet de la volonté initiale des constituants et le premier garant des droits subjectifs.

En sus, l’autonomie des voies est non seulement un prérequis à leur propre existence, mais elle est aussi une condition sine qua non à leur systématique, car seules des voies autonomes sont amenées à interagir.

Ainsi, une conception renouvelée du système peut être adoptée ; il peut être qualifié de complet d’une part car les voies de droit ont une vocation autonome de principe, conférant au justiciable un arsenal contentieux propre à assurer la défense de leurs droits, et d’autre part car elles ont une vocation systématique de fait.

         En effet, le concept de systématique[3] renvoie à l’existence d’un écosystème juridictionnel complet composé de diverses voies autonomes, mais inexorablement appelées à converger, interagir, s’articuler et s’influencer mutuellement.

Les dynamiques à l’œuvre en matière de systématique, et plus précisément dans leur rapport de complétude, se déploient selon deux logiques distinctes qu’il convient d’expliciter.

D’abord, la complétude dite positive renvoie au rapport de complémentarité entretenu entre deux voies de droit dont la finalité et la mise en œuvre permettent un renforcement, d’une part de l’unité et de la cohérence du système contentieux, et d’autre part de la protection juridictionnelle qu’en tire le justiciable. Tel est le cas des rapports hautement complémentaires du recours en annulation (article 263, alinéa 4, TFUE) et du recours en carence (article 265 TFUE) appréhendés par la Cour de justice comme « l’expression d’une seule et même voie de droit »[4] au service d’une protection juridictionnelle renforcée.

Ensuite, la complétude dite négative évoque les rapports entre voies de droit qui ont pour finalité prépondérante, si ce n’est exclusive, de combler et compenser les lacunes structurelles et les graves atteintes à la protection juridictionnelle effective. Cette systématique s’organise principalement autour du recours en annulation dont l’étroitesse et l’accessibilité restreinte mène inexorablement à un constat d’incomplétude du système juridictionnel européen pris dans son individualité.

L’interprétation et la mise en œuvre de la voie royale du contentieux de la légalité telle que voulue par les constituants et développée par la Cour de justice, notamment eu égard à la clause de forclusion TWD[5], sont responsables d’une profonde atteinte à la protection juridictionnelle, que les autres voies de droit européennes ne parviennent pas convenablement à compenser. En donnant l’illusion d’un droit à la contestation de la validité des actes, mais réduit à une peau de chagrin, l’Union européenne jongle avec les frontière du droit à la protection juridictionnelle, si tant est qu’on ne peut pas d’ores et déjà affirmer qu’il est pleinement entamé.

II – Un principe directeur des systèmes juridictionnels nationaux

Dans les Communautés européennes, disait Jean-Paul Jacqué, « le droit c’est le juge »[6]. Dans un ordre juridique, les juridictions occupent donc une place prépondérante. Le modèle européen se fondant sur une logique intégrative, qui ne procède donc pas d’une absorption du droit national mais d’une imbrication dynamique, les ordres juridictionnels nationaux s’intègrent dans un rapport de coopération étroite avec l’Union européenne.

De ce fait, un nouveau rapport de complétude se met à l’œuvre, une complétude dite supplétive. Il ne s’agit plus d’un rapport de voie de droit à voie de droit – comme tel était le cas dans le cadre de la complétude positive ou négative –, mais d’un rapport d’ordre juridique à ordre juridique. En effet, face au constat d’insuffisance du système juridictionnel de l’Union européenne stricto sensu, les ordres nationaux sont les seuls à même de combler cette faille béante et d’assurer une protection juridictionnelle véritablement effective.

         Le juge national est ainsi appelé, conformément à sa désignation usuelle de « juge de droit commun », à être le premier garant de la protection juridictionnelle effective pour les justiciables. Qu’il s’agisse des caractéristiques du système européen – telles que la primauté du droit de l’Union et son effet direct – ou des obligations inhérentes à son office – telles que l’obligation d’interprétation, d’éviction, de substitution et de réparation –, les Communautés européennes se sont rapidement dotées d’instruments permettant d’offrir au juge la capacité d’être à la mesure de ses responsabilités[7].

Bien qu’il ne puisse être nié que la fonction du juge national fasse l’objet d’une revalorisation et d’un renforcement progressif sous l’effet des exigences européennes, mû par une décentralisation juridictionnelle nécessaire à l’effectivité de son ordre sui generis, il n’en demeure pas moins que son office européanisé reste strictement encadré.

Sous l’apparence trompeuse d’une collaboration juridictionnelle étroite entre juges placés dans une situation d’égal à égal, le juge interne se révèle davantage comme la main agissante, le prolongement de la Cour de justice plutôt qu’une entité autonome.

    En matière purement procédurale, l’Union européenne n’est pas compétente. De ce fait, les Etats membres maintiennent une certaine latitude dans l’application du droit de l’Union européenne. Pour autant, cette notion d’« autonomie institutionnelle et procédurale » mérite d’être nuancée d’un point de vue autant terminologique que substantiel.

Bien que cette formule soit entrée dans le langage juridique courant, le terme d’« autonomie » apparaît, à bien des égards, inapproprié dans la mesure où il ne rend qu’imparfaitement compte de la réalité. En droit, l’autonomie renvoie à la capacité d’une entité de s’auto-régir selon des règles qu’elle a déterminé par le biais de son pouvoir décisionnel et discrétionnaire. Or, en matière procédurale, il n’en est rien car un tel choix sémantique revient à nier l’encadrement particulièrement strict qu’impose l’Union européenne. Il s’agit donc plus vraisemblablement d’une compétence procédurale.

Il serait toutefois fallacieux de penser que l’Union européenne, dépourvue de compétence en la matière, n’y cultive pour autant aucune emprise. Plusieurs principes européens, certains généraux – tel que les principes de coopération et d’effet utile – et d’autres dits traditionnels – tel que les principes d’équivalence et d’effectivité –, participent à l’encadrement procédural interne, assurant ainsi une garantie minimale de la protection des droits.

Face à leur caractère limitatif, et parfois insuffisant, des alternatives permettent une protection plus approfondie tel qu’en témoigne l’émergence du principe de protection juridictionnelle effective comme instrument d’encadrement de la compétence procédurale des Etats membres.

Bénéficiant d’une puissance normative considérable, il permet de justifier l’intervention parfois contraignante de l’Union européenne dans un domaine pourtant hors de son champ de compétence, car telle est la portée normative dudit principe. En témoigne ainsi le phénomène de glissement, si ce n’est de substitution[8], du principe d’effectivité, garantissant seulement un encadrement minimal, au profit du principe de protection juridictionnelle, permettant un encadrement plus approfondi.

III – Un instrument privilégié dans l’avènement d’un modèle juridictionnel européen

Le régime juridique de la protection juridictionnelle effective s’organise à travers ses deux expressions normatives, nommément l’article 47 de la Charte et l’article 19 TUE.

Le premier, dont l’intitulé ne reflète qu’imparfaitement le principe qu’il incarne, à savoir un « Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial », consacre indubitablement le droit à la protection juridictionnelle. Cette version renouvelée du principe formalise son aspect personnel, à savoir le droit effectif de tout particulier d’accéder à la justice et la défense de ses droits.

Le second revêt quant à lui son aspect institutionnel, notamment en ce qu’il pose certaines obligations pour les institutions européennes et les Etats membres permettant la réalisation dudit droit, mais aussi car il est une expression particulière de l’obligation de coopération de l’article 4, paragraphe 3, TUE. L’article 19 TUE, au-delà d’être une norme systémique et charnière, se révèle être le centre gravitationnel de la protection juridictionnelle effective car il en concentre toute l’essence.

         Ledit principe est unique en ce qu’il est profondément enraciné dans l’identité de l’Union européenne, et plus précisément dans ses valeurs les plus fondamentales et fondatrices qui figurent à l’article 2 TUE. Au-delà de son lien particulièrement étroit avec la garantie des droits fondamentaux et la démocratie, c’est bien avec l’Etat de droit que la protection juridictionnelle entretient une relation d’interdépendance existentialiste. En effet, le lien tissé entre les deux notions est un lien d’essence en ce que l’existence et l’effectivité de l’un dépendent de l’existence et l’effectivité de l’autre ; l’Etat de droit ne peut être qualifié en l’absence d’une protection juridictionnelle pleinement effective, et inversement, la protection juridictionnelle ne peut être effective en dehors du cadre normatif de l’Etat de droit.

     Bénéficiant désormais d’une puissance normative considérable, notamment en raison de son alliance avec l’article 2 TUE et l’Etat de droit, le principe de protection juridictionnelle devient un instrument privilégié de construction et de façonnage d’un certain standard européen de juridiction[9]. Par ce biais, la Cour de justice parvient à légitimer son immixtion dans les systèmes judiciaires nationaux, relevant pourtant exclusivement de la souveraineté étatique, et imposer un standard qualitatif de juridiction en vertu du droit de tout justiciable à accéder à la justice et à la défense de ses droits.

La longue épopée juridictionnelle menée par la Cour de justice à l’encontre des atteintes à l’indépendance judiciaire témoigne de l’harmonisation et du renforcement de ce standard, de la jurisprudence des juges portugais de 2018[10], jusqu’aux jurisprudences des mécanismes de conditionnalité des financements européens de 2022[11]. D’autant plus que la Cour de justice doit statuer sur la possibilité de condamner un Etat sur le seul fondement de l’article 2 TUE[12], et donc éventuellement sur une négation systémique et généralisée de l’Etat de droit, ce qui marquerait un renforcement d’autant plus prégnant de la normativité de la protection juridictionnelle.

Dès lors, cet instrument, dont la portée et la normativité deviennent singulièrement puissantes, dévoile un certain potentiel autoritaire dans la mesure où il légitime une expansion considérable du pouvoir de contrôle et d’intervention de la Cour de justice dans des domaines multiples et sensibles qui lui étaient par principe exclus. Le mythe du gouvernement des juges se nourrit entre autres de ces dérives prétoriennes.  

Ce constat, si ce n’est cette mise en garde, est également à mettre en lien avec l’identité intrinsèquement fédérale de l’article 19 TUE ainsi que le comportement de nature analogue de la Cour de justice, en ce qu’on pourrait y voir une volonté d’enfin faire franchir à l’Union européenne le « pas fédéral »[13].

[1] CJCE, 15 mai 1986, Marguerite Johnston C/ Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary, aff. C-222/84.

[2] Voir notamment CJCE, 23 avril 1986, Parti écologiste « les Verts » C/ Parlement européen, aff. C-294/83, Pt. 6, ou encore CJCE, 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores, aff. C-50/00., Pt. 40.

[3] Voir par exemple BERROD, F., La systématique des voies de droit communautaire, Thèse de doctorat, droit public, (sous la direction de KOVAR R.), Université Strasbourg 3, 2002. 

[4] CJCE, 18 novembre 1970, A. Chevalley, aff. C-15/70, Pt. 6. 

[5] CJCE, 9 mars 1994, Textilwerke Deggendorf GmbH, aff. C-188/92.

[6] JACQUÉ, J.-P., Le rôle du droit dans l’intégration européenne, Philosophie Politique, 1991 (1), P. 132. 

[7] DUBOS, O., Les juridictions nationales, juges communautaires. Contribution à l’étude des transformations de la fonction juridictionnelle dans les Etats membres de l’Union européenne., Dalloz, NBT, 2001.

[8] Dans la jurisprudence récente CJUE, 13 septembre 2018, Profi Credit Polska S.A. w Bielsku Białej C/ Mariusz Wawrzosek, aff. C-176/17, Pt. 32., la formule usuelle de la Cour de justice remplace le principe d’effectivité par le principe de protection juridictionnelle effective.

[9] GAUDIN, H., Droit institutionnel de l’Union européenne, PUF, Collection Droit fondamental, 2025. 

[10] CJUE, gr. ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16.

[11] CJUE ass. plén. 16 février 2022, Hongrie C/ Parlement européen et Conseil, aff. C-156/21 et

CJUE ass. plén. 16 février 2022, Pologne C/ Parlement européen et Conseil, aff. C-157/21.

[12] CJUE, arrêt à venir, Commission européenne C/ Hongrie, aff. C-769/22.

[13] GAUDIN, H., « La contribution du juge de l’Union européenne au développement de recours effectifs protégeant les libertés ». Civitas Europa, n° 49, 2022, pp. 323-335.

Par Mathias CASSE

Doctorant à l’Université Toulouse-1 Capitole

Joyeux anniversaire Stauder !

Genèse d’un long cheminement de la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne

L’histoire derrière Stauder

La protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne se dégage désormais avec une telle évidence, que nous avons tendance à oublier son passé tumultueux, dans un climat mélangeant crise(s) et dialogue judiciaire.

Quid de la protection des droits fondamentaux dans les Communautés européennes ? Si nous plongeons dans l’historique de l’intégration des droits fondamentaux dans l’Union, il peut être affirmé avec certitude que les traités de Rome, de nature économique, ignoraient délibérément la question des droits fondamentaux, même si nous trouvions quelques dispositions de droit dérivé pouvant s’y référer. L’exemple le plus parlant fut la question de non-discrimination et plus précisément l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais, liée à l’origine économique des Communautés, cette disposition s’appliquait uniquement en matière salariale.

Cette mise à l’écart paraissait naturelle à l’époque. Au lendemain des Guerres mondiales deux ordres juridiques européens ont pu se démarquer, les ancêtres de l’Union européenne – Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis Communauté économique européenne (CEE), ayant pour but de redonner vie à l’Europe sur le plan économique, et le Conseil de l’Europe, gardien de l’évolution politique notamment via la protection des droits de l’homme. Cependant, l’ampleur du transfert de compétences dans le cadre communautaire et son impact ont conduit à poser la question de la protection des droits fondamentaux dans les Communautés européenne et par la Cour de justice de celles-ci.

Ce silence normatif a eu des conséquences immédiates, se traduisant par des questionnements des juridictions constitutionnelles des États membres et plus particulièrement l’Allemagne et l’Italie, quant à la protection de leurs droits fondamentaux constitutionnels et son articulation avec le principe de primauté. Rappelons que la protection des droits fondamentaux appartient traditionnellement à l’ordre constitutionnel national. Or, les juridictions constitutionnelles ont fait face à un nouvel ordre juridique auquel les États membres ont décidé de céder une part de leurs compétences. Le transfert de compétences pouvait-il impliquer un affaiblissement de la protection des droits fondamentaux garantis par les Constitutions ?

La Cour de justice apporte quelques éléments de réponse dans son arrêt  Stork de 1959. En l’espèce, la société allemande Stork contestait une décision de la Haute Autorité de la CECA, au motif que cette dernière violait les droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale allemande. Il était demandé à la Cour de justice de procéder à la vérification de la conformité du droit communautaire aux dispositions constitutionnelles nationales. La Cour refuse fermement d’examiner cet argument.

Un tel délaissement paraissait tout de même contradictoire avec la nature même de la Communauté, puisque comme l’affirme Jean-Marc Sauvé, « Au-delà des inquiétudes manifestées par certaines juridictions nationales, il ne pouvait non plus être ignoré que le thème des droits fondamentaux, sur un territoire durement marqué dans un passé récent par des violations massives de ces droits, ouvrait une perspective d’intégration mobilisatrice, qui soit ancrée dans les valeurs humanistes de l’héritage européen ».

D’ailleurs, en essayant de garantir l’autonomie et la primauté de l’ordre juridique communautaire, l’approche adoptée dans l’affaire Stork a eu l’effet opposé, aboutissant alors à une grande vague de contestations notamment de la part de la Cour de Karlsruhe. Pour protéger son ordre juridique et remédier à ce climat de crise, la Cour devra changer de position, et c’est ce qu’elle fera en premier dans l’arrêt Stauder de 1969.

La consécration jurisprudentielle de l’appartenance des droits fondamentaux aux principes généraux du droit de l’Union

Quand il est question d’affirmer la consécration jurisprudentielle des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union, l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft de 1970 arrive naturellement en premier. Pourtant, les prémices de cette consécration ont été établies au sein de l’arrêt Stauder.

D’une importance capitale, l’arrêt Stauder l’est non seulement pour la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne, mais aussi en ce qui concerne l’intégration des principes généraux du droit en tant que source du droit de l’Union. La protection des droits fondamentaux par le biais des principes généraux du droit était quelque part évidente face à la nécessité de trouver une solution immédiate pour combler les lacunes des traités. De plus, il concrétise un nouveau transfert de compétences, celle de protéger les droits fondamentaux, appartenant initialement aux États membres vers l’Union européenne[1].

Si nous nous attardons sur les conclusions de l’avocat général Roemer dans l’affaire Stauder, apparaît une image plus concrète du raisonnement qu’a emprunté la Cour. En effet, il convient de se détacher de l’approche adoptée dans l’arrêt Stork, et ne plus s’interroger sur la compatibilité d’un acte communautaire avec le droit constitutionnel national. Il convient plutôt de mettre le doigt sur l’existence de principes du droit communautaire orientés par des principes issus des droits nationaux, manifestant un processus comparatif d’élaboration du droit communautaire dérivé. Certes, une introduction de ces principes dans l’ordre juridique communautaire avait été opérée implicitement par le biais de l’arrêt Algera de 1957, dans lequel la Cour mettait en avant la nécessité, en l’absence de dispositions communautaires, de s’inspirer des principes généralement admis par les États membres.

Tout comme pour les droits fondamentaux, « ni l’expression des principes généraux du droit ni la référence à cette catégorie juridique ne figurent dans la version initiale du Traité CEE[2]». C’est toute la grandeur de l’arrêt Stauder, qui vient non seulement introduire une nouvelle catégorie juridique dans l’ordre communautaire, mais qui donne également naissance à une nouvelle source de droit, se situant à mi-chemin entre le droit primaire et le droit dérivé.

Ces principes finiront par trouver leur place dans les textes de droit primaire, avec l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht et de son article 6§2 (actuel article 6§3 du TUE), dont la rédaction montre l’étroitesse de la relation avec les droits fondamentaux. La jurisprudence qui s’en est ensuivie va s’inscrire, à partir de l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft dans cette même lignée[3].

La correspondance des droits en matière de protection des droits fondamentaux : le point de départ d’une protection en réseau

La question de la protection des droits fondamentaux résolue, il fallait ensuite préciser rapidement sur quoi la Cour de justice allait se baser pour dégager ces principes généraux. Elle précisera dans un premier temps avec Internationale Handelsgesellschaft de 1970 que « le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect ; que la sauvegarde de ces droits, tout en s’inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la communauté ; (…) ».

La Cour de justice nous donne alors une première piste sur ses sources d’inspiration lui permettant de dégager les principes généraux. Sans grande surprise, elle prend le parti de procéder à une étude de droit comparé, en s’intéressant aux dispositions constitutionnelles, qui semblent être communes entre les États membres. Ce choix comporte deux avantages majeurs. Premièrement, il permet d’apaiser les contestations des juridictions constitutionnelles nationales, puisque la Cour vient puiser directement dans leurs instruments étatiques pour pouvoir protéger à son tour les droits fondamentaux. Deuxièmement, face à des droits « produits par et dans le cadre et à partir de systèmes juridiques préexistants[4] », la question de leur valeur juridique ou de leur légitimité se pose beaucoup moins.

Cette position sera réitérée dans l’arrêt Nold de 1974, au sein duquel la Cour ne manquera pas de préciser que « en assurant la sauvegarde de ces droits, la Cour, est tenue de s’inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres et ne saurait admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les Constitutions de ces États ; que les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré, peuvent également fournir des indications dont il convient de tenir compte dans le cadre du droit communautaire ».

Naturellement, en plus des traditions constitutionnelles communes la Cour va commencer à s’intéresser aux instruments internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont adhéré, notamment à la Convention européenne des droits de l’homme (EDH), (voir l’arrêt Rutili de 1975). Il semble logique que la Cour s’intéresse à la Convention EDH, d’abord en raison d’une histoire et de fondements communs, issus d’un héritage humaniste européen, mais aussi parce que tous les États membres des Communautés européennes se trouvaient désormais également parties au Conseil de l’Europe. L’arrêt ERT de 1991 précisera que la Convention EDH « revêt une signification particulière ».

Progressivement, bien que les traditions constitutionnelles communes aient été la première source d’inspiration utilisée pour protéger les droits fondamentaux, elles occuperont par la suite une place moindre, même si existant toujours ( arrêt Omega de 2004), comparée à celle de la Convention EDH, et de la jurisprudence de la Cour EDH. Cette différence est visible d’un point de vue normatif, si l’on compare les formulations choisies au sein des paragraphes 2 et 3 de l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux, mais aussi au regard des enjeux de l’éventuelle adhésion de l’Union européenne à la Convention EDH.

Depuis l’arrêt Stauder, la Cour se sert des droits préexistants, qui sont communs aux États membres afin de protéger les droits fondamentaux, dans une logique systémique de réseau. Par là, il a permis d’ouvrir un riche dialogue entre les différentes juridictions, dont découle notamment la clause de protection équivalente, inspirée par les arrêts Solange de la Cour constitutionnelle allemande[5].

La protection équivalente peut être définie comme « le principe de régulation contentieuse des rapports entre systèmes juridiques qui permet à un juge d’accorder une immunité, d’intensité et de modalités variables, aux normes issues d’un autre système juridique et dont il est amené à connaître, lorsque les principes fondamentaux que ce juge est chargé de faire respecter sont protégés de façon équivalente dans l’autre système juridique en présence[6] ». Ce principe sera repris par la Cour EDH dans son arrêt Bosphorus de 1993, et même avant cela de manière plus abstraite dans l’arrêt M. & Co. de 1990, mais aussi par la Cour de justice dans l’arrêt Kadi de 2008. La protection équivalente connaîtra un nouvel essor, puisqu’elle sera reprise au sein de l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux, la concordance concrétisant la protection en réseau des droits fondamentaux.

Les principes généraux du droit étaient utilisés en l’absence d’un instrument de protection des droits fondamentaux propre à l’ordre juridique de l’Union, mais qu’en-est-il depuis l’entrée en vigueur de la Charte ?

Une relégation des droits fondamentaux jurisprudentiels au rang subsidiaire depuis l’entrée en vigueur de la Charte ?

Comme a pu le préciser Romain Tinière, les principes généraux du droit dont les droits fondamentaux font partie intégrante ont constitué « une épine dorsale de la protection des droits fondamentaux durant 40 ans, avant que la Charte entre en vigueur avec le traité de Lisbonne [7]». Dès lors, face à la Charte, se pose la question de la place des principes généraux du droit de l’Union ? En effet, la Charte constitue une codification des droits fondamentaux jurisprudentiels et elle est désormais la source de protection prioritaire pour la Cour (Schecke et Eifert).

Mais, à la lecture de l’article 6§3 du TUE, il faut constater que le droit primaire réaffirme clairement l’importance des principes généraux du droit dans la protection des droits fondamentaux. Par ailleurs, la Charte, comme tout texte, est ancré dans le temps de sa rédaction. Comme pour la Convention EDH, cet ancrage temporel peut créer des difficultés dans la protection des droits fondamentaux. Ainsi en va-t-il des questions environnementales ou des questions relatives à la protection des données personnelles, que la Cour EDH est obligée de rattacher à d’autres dispositions, telles que le droit à la vie (article 2) combiné à la protection de la propriété (article 1 du protocole 1er) ou le droit au respect de la vie privée (article 8). Les principes généraux du droit n’ont pas ce moment de cristallisation, ils peuvent donc évoluer au rythme de la société et de ses mœurs, et ainsi combler d’éventuelles lacunes (par ex voir l’arrêt Mukarubega de 2014).

L’articulation des différentes sources de protection des droits fondamentaux démontre qu’elles ont toute une importance capitale, marquant l’évolution constante de l’ordre juridique de l’Union, et le rendant toujours plus complet et performant.

Stauder fut une étape fondamentale de cette évolution, se plaçant comme le point de départ d’une grande histoire d’amour entre l’Union européenne et les droits fondamentaux !

[1] H. GAUDIN, Droit institutionnel de l’Union européenne, PUF, Paris, 2025, p. 141 à 146.

[2] J. MOLINIER, « Principes généraux », in Répertoire du droit européen, mars 2011.

[3] Voir en ce sens : CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4-73 ; CJCE, 28 octobre 1975, Rutili, aff. 36-75 ; CJCE, 13 juillet 1989, Wachauf, aff. 5/88 ; CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et al Barakaat, aff. jtes. C-402/05P et C-415/05 P ; etc.

[4] J.-J. SUEUR, « L’évolution du dialogue des droits fondamentaux », in Les droits fondamentaux dans l’Union européenne. Dans le sillage de la Constitution européenne (dir° J. RIDEAU), Bruylant, 2008, p. 18.

[5] Voir en ce sens : BVerfG, Beschluss v. 29 Mai 1974 – 2 BvL 52/71, veröffentlicht in BVerfGE 37, 271 (Solange I), BVerfG, Beschluss v. 22 Oktober 1986 – 2 BvR 197/83, veröffentlicht in BVerfGE 73, 339 (Solange II), BVerfG, Urteil v. 12 Oktober 1993 – 2 BvR 2134/92 u.a., veröffentlicht in BVerfGE 89, 155 (Solange III).

[6] S. PLATON, « Le principe de protection équivalente, à propos d’une technique de gestion contentieuse des rapports entre systèmes », in La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens (dir° L. POTVIN-SOLIS), Bruylant, 2012, p. 463.

[7] R. TINIERE, « Sources historiques des protection- Les principes généraux du droit », in Les grands arrêts du droit des libertés fondamentales (coordin. X. DUPRE DE BOULOIS), Dalloz, 2023, p. 110 à 117.

Par Zéna DAHHAN

Doctorante à l’École de droit de Toulouse (IRDEIC)
et à l’Université Aristote de Thessalonique

Les contre-limites au droit de l’Union européenne – Dossier n°3

La sécurité nationale

§I – Textes normatifs de référence

  • Article 4 § 2 du Traité sur l’Union européenne
  • Déclaration relative à la primauté
  • Article 15 de la CESDH

§II – Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

Principe de primauté & articulation des ordres juridiques

  • CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. E.N.E.L., aff. 6/64.
  • CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70
  • CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État contre Société anonyme Simmenthal, aff. 106/77.

Protection du droit au repos & temps de travail

  • CJUE, 3 octobre 2000, SIMAP, aff. C-303/98.
  • CJUE [GC], 14 mai 2019, CCOO, aff. C-55/18.
  • CJUE [GC], 15 juillet 2021, K. c. Republika Slovenija, aff. C-742/19.
  • CJUE [GC], 20 septembre 2022, SpaceNet et Telekom Deutschland, aff. C‑793/19 et C‑794/19.

§III – Jurisprudences nationales

Méthode d’articulation Constitution / Droit de l’Union

  • CE [Ass.], Arcelor, 8 février 2007, n° 287110.
  • CE [Ass.], 21 avril 2021, French Data Network, n° 393099.

Application à la sécurité nationale et disponibilité militaire

  • CE [Ass.], 17 décembre 2021, Gendarmerie départementale, n° 437125.

Pour approfondir :

  • Sur les relations entre les ordres juridiques de protection nationaux et l’ordre de l’Union européenne : M. Safjan, D. Düsterhaus et A. Guerin, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et les ordres juridiques nationaux, de la mise en œuvre à la mise en balance », RTDE, 2016, p. 219 ; H. Gaudin, « L’affaire OMT devant son (ses ?) juge(s), AJDA, 2016, p. 1050 ; J. Andriantsimbazovina, « Les droits fondamentaux, frein ou moteur de l’intégration européenne ? », Revue de l’Union européenne, 2019, p. 220.
  • Sur l’affaire du temps de travail des militaires: S. Robin-Olibier, « Le temps de travail des militaires en temps de paix », JCP G, n° 37, 2021, p. 926 ; M.-C. de Montecler, « Les militaires aux 35 heures ? – Cour de justice de l’Union européenne 15 juillet 2021 », AJDA 2021, p. 1535 ; D. Ritleng, « Chronique Jurisprudence administrative française intéressant le droit de l’UE – L’organisation de la gendarmerie étant conforme au droit européen, pas de mise en œuvre de la nouvelle réserve de constitutionnalité tenant à la nécessaire libre disposition de la force armée », RTD Eur. 2022, p. 266 ; S. Robin-Olivier, « Désamorcer le conflit entre droit de l’UE et droit constitutionnel en renforçant le pouvoir des juges nationaux : À propos de la décision du conseil d’État du 17 décembre 2021 sur le temps de travail dans la gendarmerie », JCP G, nº 2, 2022, pp. 90-93 ; J.-C. Videlin, « Le temps de travail des militaires : Suite française… mais pas fin », JCP A, n° 7, 2022, pp. 42‑46 ; D. Charles-Le Bihan, « Les statuts des militaires dans l’Union européenne : convergences, divergences, adaptations ? », AJFP 2025, p. 547.
  • Sur la sécurité nationale: H. Gaudin, « La clause de sécurité nationale de l’article 4 § 2 TUE, ultime contre-limite ? », in Le Droit européen, source de droits, source du droit : Mélanges en l’honneur de Vassilios Skouris, Mare & Martin, Paris, 2022, pp. 177-198 ; B. Warusfel, « Article 4, § 2, TUE – Le respect par l’Union européenne de l’identité et de la sécurité nationales », in E. Bernard et al. (dir.), L’Union européenne de la défense, Bruylant, Bruxelles, 2024, pp. 65-77.

 

Il n’est pas de communauté politique qui ne se soit pensée, d’abord, depuis l’exigence de « sécurité » – surtout si l’on est convaincu par cette idée : Homo homini lupus est. Qu’elle prenne la forme du bouclier, du mur ou du pacte civil, la « sécurité » est l’horizon à partir duquel l’État moderne s’est construit. Assurer la survie de la communauté, préserver l’intégrité du territoire, garantir la continuité des institutions, voilà sa mission première, sa fonction élémentaire, dont il demeure, à toute époque, le garant. L’Union européenne, pour sa part, n’a jamais contesté cette mission et ne s’est jamais substituée à cette fonction. Au contraire, elle s’est édifiée dans un geste plus singulier, plus complexe : celui d’un partage de souveraineté permettant non de dissoudre la puissance étatique [auctoritas et potestas], mais d’en transposer l’exercice dans un espace de droit commun. Le principe de primauté en est l’expression la plus significative. Mais la primauté n’est pas un absolu. Elle rencontre des contre-limites, lieux où l’État rappelle qu’il n’est pas seulement un acteur du droit européen, mais aussi un sujet souverain. L’identité constitutionnelle fut la première de ces contre-limites, rappelant que l’intégration peut buter contre la résistance et la tentation conservatrice des États membres. L’ultra vires, ensuite, a montré qu’aucun transfert de compétence ne s’opère sans surveillance : que l’État conserve le pouvoir de dire où s’arrêtent les compétences qu’il a consenties à l’Union. La sécurité nationale, enfin, semble s’inscrire dans cette série de dossiers sur les « contre-limites », non comme un signe de rupture, mais comme une ligne de crête où se joue la possibilité même de l’appartenance européenne.

L’article 4 § 2 TUE, en disposant que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité des États membres », ne fonde pas, doit-on s’en convaincre, un droit de retrait ni une enclave souveraine protégée. Il instaure ce que la doctrine, sous la plume en particulier d’H. Gaudin[1], a qualifié de « clause dérogatoire exceptionnelle » : une faculté d’accommodement, réservée aux situations où la défense de la communauté politique serait en cause, mais toujours encadrée, proportionnée et justiciable. Loin de fragiliser l’ordre juridique de l’Union, cette clause en assure la durée, la permanence, en préservant quelques espaces où les États membres apparaissent demeurer irremplaçables.

Que cette question se soit cristallisée dans une affaire anecdotique – le décompte des heures de garde d’un sous-officier slovène – n’est pas le fruit du hasard. C’est dans l’ordinaire de la vie militaire que se joue la manière dont le droit de l’UE pénètre les domaines où se fabrique, jour après jour, la sécurité nationale. Et lorsque le Conseil d’État se prononce à son tour quelques semaines plus tard, il ne s’érige pas contre la CJUE : il interprète, module, et laisse ouverte une possibilité d’ultime protection – une « soupape », qui n’est ni automatique ni gratuite, mais qui témoigne de la vigilance conjointe des ordres juridiques. Partant, l’objet de ce dossier n’est pas d’opposer l’Union et l’État membre ni de raviver l’imaginaire d’une souveraineté jalouse d’elle-même. Il est de montrer que la sécurité nationale n’est pas une clause de retrait, mais un point d’articulation entre les systèmes juridiques qui ne s’excluent pas, se « co-appartiennent ». Elle est bien une contre-limite, mais une contre-limite qui ne rompt pas, une contre-limite qui, peut-être, relie.

1°) La « sécurité nationale » dans l’ordre de l’Union : de la fonction essentielle à la clause dérogatoire exceptionnelle

La « sécurité nationale » n’a été intégrée dans les traités qu’avec le Traité de Lisbonne, au sein de l’article 4 § 2 du TUE. La formule est double : elle qualifie la sécurité nationale comme fonction essentielle de l’État, et affirme, en sus, qu’elle « reste de la seule responsabilité » des États membres. L’expression semble simple, mais elle ne l’est pas. D’abord, ainsi que l’a démontré B. Warusfel[2], la sécurité nationale est devenue en droit de l’Union un « concept structuré » : elle désigne, à regarder de près, la préservation des structures constitutionnelles fondamentales, la continuité des institutions, l’intégrité du territoire et la cohésion de la société. C’est le cœur du pouvoir étatique, non sa périphérie. La Cour, dans son arrêt de Grande Chambre du 6 octobre 2020 (La Quadrature du Net, Privacy International), a proposé une définition positive de cette notion : relèvent de la sécurité nationale, tout bien considéré, les mesures destinées à « protéger les fonctions essentielles de l’État et les intérêts fondamentaux de la société », incluant la prévention des menaces susceptibles de « déstabiliser gravement les structures constitutionnelles, politiques, économiques ou sociales » (pts. 135-136).

Une telle définition place la sécurité nationale non au niveau du maintien de l’ordre, mais à celui de ce qui rend possible l’existence même de l’ordre. Quoi qu’il en retourne, la sécurité nationale n’exclut pas l’application du droit de l’Union. Comme l’a observé H. Gaudin, l’article 4 § 2 du TUE ne doit pas être vue comme une clause de non-application, mais une « clause dérogatoire exceptionnelle » :

  • elle ne soustrait pas un domaine au droit de l’Union ;
  • elle permet une suspension ponctuelle, justifiée, proportionnée ;
  • elle est toujours contrôlée par le juge.

Du moins, c’est ce qu’il ressort d’une jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l’Union.

2°) L’épreuve slovène : lorsque l’ordinaire militaire révèle la portée de la clause

Il est remarquable que l’un des moments les plus éclairants de la relation entre droit de l’Union et prérogatives régaliennes de l’État soit né d’une affaire d’apparence dérisoire. Rien ne semblait, à toute première vue, destiner le litige qui opposa un sous-officier slovène à son administration à devenir un révélateur. Il ne s’agissait que d’une demande visant à faire entrer les heures de garde dans le calcul du temps de travail effectif. Pas de zone de conflit, pas d’état d’exception, pas même un péril imminent : seulement la vie ordinaire d’une caserne. Pourtant, c’est exactement parce que cette affaire portait sur la quotidienneté, sur la matière humble et répétitive de l’exercice de la fonction militaire, qu’elle a mise au jour une tension décisive : celle qui naît lorsque le droit de l’Union rencontre ce qui, dans l’État, relève non du spectaculaire, mais du vital et de sa raison d’être : la façon dont la sécurité nationale se vit et se fabrique au jour le jour.

La réaction publique française à l’arrêt du 15 juillet 2021 fut révélatrice. On invoqua la souveraineté, l’atteinte à l’essence du pouvoir de l’État, l’inconcevable intrusion de la Cour du Luxembourg dans la conduite de l’armée. É. Philippe, à titre d’exemple, dénonça une décision touchant « au cœur de la souveraineté et de la sécurité de la France » ; un collectif de personnalités reconnaissait qu’« un soldat ne peut dire avant l’assaut : c’est la pause ». Ces formules frappaient, mais elles trahissaient une conception de l’armée comme lieu constant de l’exception, comme si le militaire se tenait toujours déjà dans l’instant du combat. Toutefois, il y a dans la vie des armées une longue étendue de jours ordinaires, des semaines de surveillance, de logistique, de santé, d’entretien, d’administration, de gestion humaine – et c’est dans ces espaces-là que le droit doit travailler.

La Cour de justice de l’Union, loin d’ignorer la spécificité militaire, a commencé par reconnaître que le militaire est un travailleur au sens du droit de l’Union, et que, comme tel, il bénéficie du droit au repos garanti par l’article 31 § 2 de la Charte[3]. Ensuite, elle introduit une distinction fondamentale, dont dépend toute l’économie de sa conclusion : l’armée n’est pas constamment mobilisée dans l’exception, et la sécurité nationale n’est pas toujours en jeu. Le militaire participe, en effet, à des fonctions administratives, logistiques, sanitaires, de police, d’entretien, de gestion : autant d’activités qui, loin d’être éludées par le droit, constituent le tissu ordinaire de l’institution militaire. En somme, c’est en fonction des situations que la directive 2003/88 s’applique ou se retire. La CJUE établit, à ce titre, une espèce de typologie : pour les opérations militaires proprement dites, les situations d’urgence, les tâches dont la « nature » empêche toute rotation ou tout repos, la directive 2003/88 ne s’applique pas. La Cour précise néanmoins que l’État conserve, in fine, une liberté concrète, une pleine responsabilité, car il lui appartient seul de déterminer la nature, l’intensité et la durée de ses engagements militaires. Elle observait ceci : « il relève de la seule responsabilité de chacun des États membres, compte tenu, notamment, des menaces auxquelles il est confronté, des responsabilités internationales qui lui sont propres ou du contexte géopolitique spécifique dans lequel il évolue, de procéder aux opérations militaires qu’il juge appropriées et de déterminer l’intensité de la formation initiale et des entraînements opérationnels qu’il estime utiles au bon accomplissement desdites opérations, sans qu’un contrôle de la Cour à cet égard soit envisageable, de telles questions devant être considérées comme échappant au champ d’application du droit de l’Union » (pt. 84). En revanche, là où l’armée agit comme organisation, en dehors d’évènements exceptionnels, le droit de l’Union continue de s’appliquer.

Cette distinction est conceptuellement décisive. Elle signifie, assurément, que la sécurité nationale ne suspend pas le droit européen, mais qu’elle en commande l’interprétation, voire l’accommodement. Il faut entendre qu’elle n’est pas une exception généralisée, mais, pour ainsi dire, une exception située, activable uniquement lorsque l’effectivité et l’efficacité même de la défense seraient mises en péril. C’est ce que laisse poindre la Cour par cette assertion : « le seul fait qu’une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit » (pt. 40). Autrement dit, l’invocation de la « sécurité nationale » ne peut donc être ni automatique ni autodéclarée. En définitive, la sécurité nationale ne permet pas de limiter la portée du champ d’application du droit de l’UE, mais permet d’entrouvrir un espace de compétence aux États membres au sein même de celui-ci.

C’est cette même logique qui traverse, parallèlement, l’arrêt rendu le 20 septembre 2022 dans les affaires SpaceNet et Telekom Deutschland, où la question n’était plus le temps de travail, mais la conservation des données de connexion. Là encore, la CJUE refuse la solution binaire, manichéenne, qui opposerait, frontalement, primauté du droit de l’Union et urgence sécuritaire. Elle admet que la conservation généralisée et indifférenciée des données, pourtant prohibée en principe, peut être imposée aux opérateurs dès lors qu’un État est confronté à une menace grave pour la sécurité nationale, à condition que celle-ci soit réelle, actuelle ou prévisible, contrôlée par une autorité indépendante et limitée dans le temps. Mais lorsque l’objectif est la lutte contre la criminalité grave, la juridiction luxembourgeoise refuse la conservation généralisée et ne permet que des mesures ciblées, définies selon des critères objectifs. Ainsi, la sécurité nationale apparaît ici non comme un mot d’ordre permettant de se retirer du droit de l’Union, mais comme un « instrument d’adaptation » de son application, à partir duquel la règle se reconfigure sans se dissoudre.

Tout bien considéré, la « sécurité nationale » n’est pas une enclave souveraine où le droit de l’Union se trouverait suspendu. Elle n’est pas une espèce de clause d’opting-out, ni une brèche ouverte contre la primauté. Elle relève davantage de la logique d’une « clause passerelle » dans laquelle s’organise un partage délicat de compétences entre les différents ordres juridiques. Elle est l’occasion, pour le dire autrement, d’offrir quelques latitudes, non pour soustraire l’État au droit, mais pour permettre au droit de s’ajuster à la gravité des circonstances, pour permettre la prise en compte des contraintes et responsabilités propres à chaque État en vue de préserver son intégrité territoriale ou de sauvegarder sa sécurité nationale. Elle est, au bout du compte, une manière de trouver un équilibre. Et, paradoxe assez saisissant, plus l’État invoque la sécurité nationale, plus le CJUE manifeste son souci d’intervenir, non pas pour décider à sa place, mais plutôt pour vérifier que la sécurité nationale ne devienne pas alibi commode, que l’exception ne devienne pas la règle – bref, que la souveraineté ne se retourne pas contre ceux qu’elle prétend protéger.

Si la jurisprudence européenne dévoile quelque chose, c’est finalement ceci : la sécurité nationale ne justifie pas un « hors-droit » de l’Union. Elle en est, à rebours, l’une des épreuves les plus fines, l’un des lieux où la souveraineté, loin d’être réduite, tend à se requalifier. Elle passe du geste de l’immunité à celui de la responsabilité de l’État. Elle cesse d’être l’ombre portée de la puissance souveraine pour devenir la condition d’une « solidarité » – celle par laquelle l’Europe protège ceux qui la défendent, sans jamais hypothéquer ce qui fait que les États demeurent des États.

3°) La position française : la « sécurité nationale » comme soupape de souveraineté

Lorsque la question parvient au Conseil d’État le 17 décembre 2021, la haute juridiction administrative se situe ni tout à fait dans la résistance ni tout à fait dans l’alignement. En vérité, elle adopte une posture d’articulation. Elle se place sur le terrain ouvert par la logique de l’arrêt Arcelor, puis approfondi dans French Data Network : celui d’une espèce de médiation constitutionnelle entre droit de l’Union et exigences fondamentales de l’État. Le Conseil d’État commence par reconnaître l’autorité normative de l’interprétation donnée par la CJUE : le militaire peut, en principe, bénéficier des garanties européennes relatives au temps de travail. Mais, aussitôt, il en interroge l’opportunité et le bien-fondé : l’organisation de la gendarmerie, telle qu’elle existe, maintient-elle la disponibilité opérationnelle nécessaire à la protection de la Nation ? Le Conseil d’État conduit alors une analyse concrète, assez contextualisée : rythmes de service, périodes d’astreinte, compensation des repos, équilibre global des sujétions et des permissions. Et il finit par reconnaître que, pour la gendarmerie départementale, l’application de la directive 2003/88 n’affaiblit pas la mission. Elle peut donc s’appliquer sans réserve.

Mais ce qui importe n’est pas vraiment la conclusion ; c’est ce que la décision laisse en suspens. Puisque le juge administratif précise que, si l’application du droit de l’Union venait à compromettre la capacité des forces armées à assurer la sécurité nationale, alors la Constitution reprendrait la main. La contre-limite existe. Elle n’est pas utilisée, mais elle est disponible à l’usage selon les circonstances et besoins. En termes clairs, la souveraineté n’est pas affirmée, elle est (re)gardée, au double sens possible du terme. Elle ne se délègue pas, mais elle ne se replie pas non plus. Elle est tapie dans l’ombre en attente d’être convoquée, à condition que la situation l’exige. Tout se passe donc comme si la sécurité nationale apparaissait, à la fois comme une « soupape » pour l’État et un « vecteur de confiance ». Confiance dans l’État, qui ne doit pas invoquer son nom abusivement. Confiance dans l’UE, qui doit reconnaître là où elle doit être capable de se taire. Confiance dans les juridictions, qui doivent être en mesure de « dialoguer » sérieusement.

4°) Bilan – La « sécurité nationale » : une contre-limite comme les autres ?

La sécurité nationale apparaît actuellement comme la troisième grande contre-limite au principe de primauté, aux côtés de l’identité constitutionnelle/identité nationale et du contrôle ultra vires. Mais, à la différence de celles-ci, elle ne fonctionne pas du tout comme une barrière substantielle ni comme une limite fonctionnelle à la compétence de l’Union. Elle relève d’une logique différente, plus opérationnelle : elle ne protège point ce que l’État est, mais ce sans quoi l’État ne pourrait plus être, c’est-à-dire la continuité même de sa communauté politique et de son « autorité » [imperium].

C’est en ce sens que, comme l’affirme H. Gaudin, l’article 4 § 2 TUE n’institue pas un domaine soustrait à l’Union, mais une « clause dérogatoire exceptionnelle », activable dans des circonstances strictement encadrées et toujours soumises à un contrôle de proportionnalité. La sécurité nationale ne suspend donc pas la primauté : à l’inverse, elle en organise les conditions, en ménageant une marge de manœuvre des États – marge réelle et bienvenue, mais contrôlée, jamais laissée à la seule auto-souveraineté déclarative. Son intérêt tient précisément à ceci : la sécurité nationale ne rompt pas du tout le lien entre l’État et l’Union. Elle n’ouvre pas une sorte d’échappée souverainiste. Non, elle crée un espace de conciliation, une zone passerelle, permettant l’ajustement réciproque des droits fondamentaux européens et des exigences constitutionnelles de la défense. À cet égard, la sécurité nationale se rapproche davantage de l’identité nationale de l’article 4 § 2 que de l’ultra vires : elle participe à la construction d’un pluralisme ordonné – d’un ordre juridique « rhizomatique » –, non à une confrontation. Bref, elle est peut-être l’occasion d’une (ré)conciliation. Du moins, il faut l’espérer…

Par ailleurs, grâce à la sécurité nationale, consacrée par l’article 4 § 2 TUE, la Cour du Luxembourg finit par réaliser un contrôle dans un domaine où elle n’était pas censée intervenir. Témoin de la spécificité de l’Union et de son droit, ce paradoxe révèle, en parallèle, que l’UE ne saurait exister et subsister qu’avec des États aptes à assurer la continuité de leur ordre politique. Finalement, contrôler l’invocation de la sécurité nationale, cela ne revient pas à affaiblir l’État ; c’est, en un certain sens, un moyen de préserver cette confiance mutuelle qui est au fondement l’Union européenne en tant qu’Union de droit. C’est pourquoi la sécurité nationale n’apparaît nullement comme une contre-limite contre l’Europe, mais comme la condition politique de sa possibilité. Elle est le lieu d’un équilibre difficile où l’État continue d’assurer la défense de la communauté, tandis que l’UE garantit que cette défense ne se fasse jamais au prix des valeurs communes qui la sous-tendent : l’État de droit, les droits fondamentaux, pour ne mentionner qu’elles. Au total, la sécurité nationale ne doit pas être saisie comme un « dehors » ; elle est, au contraire, un « passage ». Celui par lequel l’Union et l’État ne s’opposent pas, mais peuvent se rencontrer.

[1] H. Gaudin, « La clause de sécurité nationale de l’article 4 § 2 TUE, ultime contre-limite ? », in Le Droit européen, source de droits, source du droit : Mélanges en l’honneur de Vassilios Skouris, Mare & Martin, Paris, 2022, pp. 177-198.

[2] B. Warusfel, « Article 4, § 2, TUE – Le respect par l’Union européenne de l’identité et de la sécurité nationales », in E. Bernard et al. (dir.), L’Union européenne de la défense, Bruylant, Bruxelles, 2024, pp. 65-77.

[3] La CJUE s’inscrit ici, finalement, dans une ligne jurisprudence constante : depuis l’arrêt SIMAP (2000) jusqu’à CCOO (2019), elle affirme que le droit au repos est un droit fondamental garanti par l’article 31 § 2 de la Charte.

Pour une plus grande prise en compte des victimes des conflits armés par les organes internationaux de protection droits de l’Homme

Cour européenne des droits de l’homme, arrêt [GC] du 9 juillet 2025, Requêtes n°8019/16, 43800/14, 28525/20 et 11055/22, Ukraine et Pays-Bas c. Russie

Par cet arrêt Ukraine et Pays-Bas c. Russie, la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour ») a reconnu la responsabilité de la Russie pour des violations généralisées et flagrantes des droits de l’Homme (« DH ») commises dans le cadre du conflit armé qui a débuté dans l’est de l’Ukraine en 2014 à la suite de l’arrivée de groupes armés pro-russes dans les régions de Donetsk et de Louhansk et qui s’est intensifié à partir de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie lancée le 24 février 2022. Cette affaire interétatique regroupe quatre requêtes : deux (n°8019/16 et 43800/14) introduites par l’Ukraine en 2014 alléguant de violations des DH par la Russie dans le contexte du conflit dans l’est de l’Ukraine ayant impliqué des séparatistes pro‐russes à partir du printemps 2014 ; une troisième (n°28525/20) introduite par les Pays‐Bas en 2020 concernant la destruction de l’avion assurant le vol MH17 en juillet 2014 ; une dernière (n°11055/22) introduite par l’Ukraine en 2022 alléguant de violations des DH par la Russie dans le contexte de l’invasion Russe.

Si cet arrêt est remarquable à plus d’un titre – du fait de la nature et de l’ampleur inédites des violences commises, de la condamnation unanime d’un État ayant dénoncé la Convention européenne des droits de l’homme (« Convention »), de la tierce intervention de vingt‐six États parties ou encore de la compilation historique, inestimable et complète, des éléments de preuve disponibles – c’est avant tout parce qu’il est rendu par la seule juridiction internationale des DH compétente concernant le conflit armé international (« CAI ») en Ukraine qu’il attire notre attention. Au vu de l’absence de juridiction internationale propre au droit international humanitaire (« DIH »), les victimes des conflits armés adressent aujourd’hui leurs demandes aux organes internationaux des DH[1]. Devant ces derniers, deux questions « intimement liées »[2] apparaissent : la juridiction des États parties à un instrument des DH en situation de conflit armé (condition sine qua non à l’engagement de leur responsabilité) et l’appréhension du DIH par ces organes des DH.

Alors que la tendance est à la retenue (Voir par ex. Décision Abdulaal Naser et autres c. Danemark), la Cour fait sans doute moins preuve de déférence à l’égard du contexte politique pour revenir sur la limite à la juridiction extraterritoriale des États durant la « phase active des hostilités » (Arrêt Géorgie c. Russie (II), § 51) et finalement condamner la Russie[3]. Mais ce faisant, elle se fonde uniquement sur les allégations de l’Ukraine pour ne pas avoir à aborder la question de la conformité à la Convention d’actes autorisés par le DIH, mais seulement à constater que des actes contraires au DIH sont également contraires à la Convention.

La juridiction extraterritoriale des États parties à la Convention et les conflits armés

Malgré le silence de l’article 1 de la Convention à propos du « territoire » des Etats parties, la Cour fonde leur juridiction sur sa dimension « principalement territoriale » (Décision Banković et autres c. Belgique et 16 autres États parties, § 59). L’absence de référence à la notion de territoire a permis à la Cour d’étendre les obligations des États au-delà de leurs frontières (Comm., Chypre c. Turquie, 1975, pp. 149-150) et même de celles du Conseil de l’Europe (Arrêt Al-Skeini c. Royaume-Uni, §§ 130-150). Cependant, eu égard à la « vocation essentiellement régionale du système de la Convention » (Banković, § 80), ce n’est que dans des « circonstances exceptionnelles » (Banković, § 67) qu’un État exerce sa juridiction extraterritoriale[4]. À ce titre, les conflits armés auxquels des États prennent part ont offert à la Cour de nombreuses opportunités d’identifier ces dites circonstances.

D’abord, la Cour refuse que parmi les « circonstances exceptionnelles » ne figure le cas d’un « acte extraterritorial instantané, le texte de l’article 1 ne s’accommodant pas d’une conception causale de la notion de « juridiction » » (Arrêt Medvedyev et autres c. France, § 64). Cependant, elle reconnait un modèle d’exercice spatial de la juridiction extraterritoriale intra-européenne dans le cadre duquel un État exerce un contrôle effectif sur un territoire étranger, soit du fait d’une action militaire directe comme une occupation armée (Comm., Chypre c. Turquie, 1983, § 63 ; Arrêt Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), § 62), soit en raison d’une action militaire indirecte par le biais d’une administration locale subordonnée (Arrêt Chypre c. Turquie, § 77) ou d’un mouvement séparatiste qu’il soutient (§78). L’État doit alors respecter et protéger les droits de la Convention sur le territoire soumis à son contrôle effectif. Aussi, la Cour reconnait un modèle d’exercice personnel de la juridiction extraterritoriale extra-européenne dans le cadre duquel l’État exerce son pouvoir et son autorité sur un individu étranger pouvant aller au-delà d’un contrôle physique, exercé sur un détenu (Arrêt Issa et autres c Turquie, § 71) ou sur la vie d’une personne dans une situation de ciblage direct (Arrêt Carter c. Russie, §§ 150 et 158-161), lorsqu’il s’acquitte de certaines prérogatives de puissance publique comme la responsabilité du maintien de la sécurité dans une zone située en dehors de son territoire (Al-Skeini, §§ 143-150), ou encore du fait d’actions isolées et ciblées comprenant un élément de proximité (Géorgie c. Russie (II), § 132). Ici, l’État doit uniquement garantir des droits « fractionnés et adaptés » pertinents au vu de la situation de l’individu sur lequel il exerce son autorité et son contrôle (Al-Skeini, §§ 137-138 et 142).

La Cour est donc parfaitement claire sur son intention de prévenir l’émergence de zones de non-droit, puisqu’elle précise que l’article 1 ne peut être interprété comme permettant « à un État partie de commettre sur le territoire d’un autre État des violations de la Convention qu’il ne pourrait pas commettre sur son propre territoire » (Issa et autres c Turquie, § 71). Elle étend ainsi son champ d’action dans les conflits partout dans le monde, mais également au sein d’un même conflit[5].

Pourtant, la Cour a récemment distingué, sans motivation, deux phases dans le conflit : la « phase active des hostilités » (Géorgie c. Russie (II), § 51) au cours de laquelle l’État n’exerce pas sa juridiction extraterritoriale spatiale ou personnelle du fait du « contexte de chaos » (§§ 126 et 137), suivie d’une « phase d’occupation après la cessation des hostilités » (§ 52) durant laquelle l’État l’exerce. En confirmant le rejet du modèle causal (Banković), la Cour a néanmoins introduit une nouvelle limite à l’exercice de la juridiction extraterritoriale des États qui interroge à bien des égards[6].

Finalement, la Cour invoque le caractère inédit et flagrant de l’attaque « contre les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe ainsi que contre l’objet et le but de la Convention » (Ukraine et Pays Bas c. Russie, § 349) et la nécessité de « préservation de la paix et de la sécurité en Europe » pour « reprendre sa réflexion sur la manière dont elle exerce sa compétence »[7]. Tout en reconnaissant l’impossibilité d’établir la juridiction extraterritoriale de la Russie sur la base du modèle spatial dans le cadre de la conduite des hostilités, la Cour reconnaît la pertinence du modèle personnel au motif que les « attaques militaires de grande ampleur [et] planifiées de manière stratégique » (§ 361) menées par la Russie « dans l’intention délibérée et avec l’effet incontestable d’assumer l’autorité et le contrôle, sans pour autant parvenir à exercer un contrôle effectif, sur des zones, des infrastructures et des personnes en Ukraine est totalement incompatible avec toute idée de chaos ». Bien que la nature – internationale – du conflit et l’extraterritorialité – intra-européenne – des hostilités soient identiques, la Cour revient, à l’unanimité, sur l’exception à la juridiction de l’État durant la « phase active des hostilités » (Géorgie c. Russie (II), § 51) au regard de l’ampleur et la planification des attaques et de l’intention délibérée de l’État d’exercer son contrôle et son autorité sur des individus à défaut de parvenir à exercer un contrôle effectif sur le territoire.

Alors que la jurisprudence antérieure de la Cour pouvait se lire à la lumière de sa « réticence palpable à s’ériger en juge du [DIH] »[8] – notamment en raison des limites procédurales et institutionnelles dans lesquelles elle travaille et qui font qu’elle est particulièrement mal « équipée »[9] – et semblait ainsi « insatisfaisante aux yeux des victimes » (Géorgie c. Russie (II), § 140), la Cour prend cette-fois-ci toute la mesure de son rôle de juridiction internationale compétente pour rendre justice aux victimes des conflits armés sans même rappeler le partage de compétence qui devrait se faire au profit des organes politiques des organisations internationales (Arrêt Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable), § 30).

La prise en compte du DIH par la Cour européenne des droits de l’homme

En dépit de l’absence de juridiction internationale propre au DIH, la juridiction extraterritoriale des États parties a permis à la Cour de développer une jurisprudence abondante en matière de conflits armés et d’ainsi appréhender – ou non – le DIH[10].

En pratique, l’utilisation du DIH par les organes de DH s’analyse autour de trois principes communs à l’ensemble des organes[11].

La compétence matérielle des organes pour contrôler le respect par l’État de ses obligations de DIH que la Cour – comme la plupart des organes des DH – décline en refusant connaître directement d’une violation des règles de DIH.

L’herméneutique appliquée par les organes des DH qui s’appuie notamment sur la combinaison normative. En ce sens, la Cour utilise les règles pertinentes du DIH pour analyser les dispositions de la Convention, souvent trop générales pour pouvoir correctement s’appliquer à la situation factuelle examinée.

Enfin, l’intégration à des fins systémiques du DIH dans le système de protection des DH. Conformément à l’article 31 § 3 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, à la nature particulière de la Convention – instrument de l’ordre public européen – et à sa mission[12], il incombe à la Cour d’interpréter, autant que possible, la Convention de manière à ce qu’elle se concilie avec les autres règles du droit international – y compris du DIH –, dont elle fait partie intégrante (Arrêt Varnava et autres c. Turquie, § 185) et, si cela est nécessaire, de vérifier le respect des dispositions du DIH (Arrêt Hassan c. Royaume-Uni, §§ 109-110). Contrairement à la CIJ, la Cour n’a pas décrit la relation entre la Convention et le DIH comme une relation entre lex generalis et lex specialis (Avis consultatif Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, p. 240, § 25 et p. 257, § 79 ; Avis consultatif Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, pp. 177-179, §§ 102, 106-108 ; Arrêt (fond) Activités armées sur le territoire du Congo (République Démocratique du Congo c. Ouganda), p. 231, § 178 et pp. 242-244, §§ 216-217). Dans les situations de conflit armé, les règles spécifiques du DIH n’écartent pas les garanties de la Convention mais servent plutôt d’outil d’interprétation permettant de déterminer, en pareille situation, l’étendue de celles-ci (Ukraine et Pays Bas c. Russie, §§ 428-429). Ainsi, le DIH va adapter et compléter le système normatif de la Convention, sans jamais exclure totalement les garanties qui en découlent, afin de l’appliquer à des situations exceptionnelles. Souvent, ce renvoi au DIH est pro victima puisqu’il permet d’affirmer la pleine application des DH nourrie de règles de DIH plus précises (Varnava et autres c. Turquie, §§ 185-186, à propos des obligations procédurales découlant de l’art 2 de la Convention). Bien qu’en l’absence de conflit normatif avec le droit de la Convention, la Cour semble aujourd’hui vouloir se passer du DIH (Arrêt Hanan c. Allemagne, § 199). Cependant, le DIH a déjà été utilisé par la Cour pour limiter le champ d’application de la Convention, voire contra victima lorsque l’État défendeur a été reconnu agir en conformité avec ses obligations découlant du DIH dans une situation où une interprétation harmonieuse permettant de concilier les dispositions de la Convention avec les règles du DIH n’était pas possible en l’absence d’une dérogation au titre de l’article 15 de la Convention, parce qu’il existait un conflit normatif (Hassan c. Royaume-Uni, §§ 96-107). À ce titre, dans sa décision Ukraine et Pays-Bas c. Russie (§ 720), la Cour relève l’existence d’un potentiel conflit au sujet de l’article 2 de la Convention avant de renvoyer l’examen de la question au fond. Toutefois, dans son arrêt Ukraine et Pays-Bas c. Russie, la Cour conclut qu’« un tel conflit ne peut exister entre les dispositions de l’article 2 et le [DIH] [car] les allégations formulées en l’espèce port[ent] sur des attaques militaires dont [l’Ukraine] soutient qu’elles étaient contraires au DIH. Elle limit[e] par conséquent son examen aux attaques militaires alléguées qui sont contraires au [DIH] : ainsi ne se pose donc pas la question de savoir comment, en l’absence d’une dérogation au titre de l’article 15, il convient d’aborder sous l’angle de l’article 2 de la Convention les homicides compatibles avec le [DIH] » (§ 747). De la même façon, les privations de liberté opérées n’étant pas légales au regard du DIH, la Cour ne se penche pas sur le conflit apparent entre l’autorisation d’interner des civils en DIH[13] et les types de détentions permises par l’article 5 § 1 de la Convention (§ 1122). En se basant sur les allégations de l’Ukraine, la Cour n’a pas à aborder la question de savoir si des actes conformes au DIH seraient contraires à la Convention mais seulement à constater que des actes contraires au DIH sont également contraires à la Convention.

Par ailleurs, lorsque la Cour se réfère au DIH, deux tendances se dessinent dans l’intensité du renvoi opéré[14]. D’abord, alors que la Cour se limite à des références implicites aux DIH lorsque les situations dont elle a à juger se qualifient de CANI, elle y fait explicitement référence en matière de CAI. Ensuite, la Cour opère une seconde distinction en faveur des règles du DIH relatives à la protection des personnes qu’elle mobilise explicitement, contrairement à celles relevant de la conduite des hostilités qu’elle ignore, de manière délibérée ou non.

Cependant, la Cour semblait avoir récemment complexifié sa position au regard du DIH en tenant compte des phases du conflit (Géorgie c. Russie (II), § 144) avant de revenir dessus dans son arrêt Ukraine et Pays-Bas c. Russie (§§ 428 et 747).

[1] H. TIGROUDJA, « Conflits armés et droit international des droits de l’homme », Recueil des cours de l’Académie de La Haye, Volume 444, 2023, p. 36, § 13, p. 215, §§ 179-180 et pp. 234-235, § 202. Le contentieux de violation des DH en conflit armé augmente devant la Cour en matière de requêtes individuelles et interétatiques.

[2] J. GRIGNON et T. ROOS, « La juridiction extraterritoriale des États parties à la Convention européenne des droits de l’Homme en contexte de conflit armé », RQDI, n° 33, 2020, p. 2.

[3] S.S. ALCEGA, « The Invasion of Ukraine from the Point of View of the European Court of Human Rights », RQDI, 35, 2023, pp. 297-302.

[4] V. F. SUDRE, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, G. GONZALEZ, A. GOUTTENOIRE, F. MARCHADIER, L. MILANO, A. SCHAHMANECHE, D. SZYMCZAK, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 11e éd., PUF, 2025, n°69, Ilascu et al. c/ Moldavie et Russie, n°48787/99, 8 juillet 2004, p. 881.

[5] GRIGNON et ROOS, 2020, note 2, p. 9.

[6] Supra l’intention de la Cour de « prévenir l’émergence de quelconques zones de non-droit » ; Cf. : H. DUFFY, « Georgia v. Russia: Jurisdiction, Chaos and Conflict at the European Court of Human Rights », Just Security, 2 février 2021 ; J. GRIGNON et T. ROOS, « L’affaire Géorgie c. Russie II : six ans après l’affaire Hassan, la clarification tant attendue sur l’appréhension des conflits armés par la Cour européenne des droits de l’homme? » Quid Justiciae, 10 mars 2021 ; M. MILANOVIC, « Georgia v. Russia No. 2: The European Court’s Resurrection of Bankovic in the Contexts of Chaos », EJIL:Talk!, 25 janvier 2021 ; aussi CEDH, Géorgie c. Russie (II), précité, Opinion en partie dissidente du juge Lemmens, pp. 176-177, Opinion en partie dissidente du juge Grozev, Opinion en partie dissidente commune aux juges Yudkivska, Wojtyczek et Chanturia, Opinion en partie dissidente du juge Pinto de Albuquerque, Opinion en partie dissidente du juge Chanturia, §§ 4-5.

[7] Malgré le grand nombre de victimes alléguées, d’incidents contestés et le volume des éléments de preuve produits, la Cour revient sur Cour EDH, Géorgie c. Russie (II), note 17, § 141 pour cette fois-ci « développer sa jurisprudence au-delà de la conception de la notion de « juridiction » telle qu’elle y a été établie jusqu’à présent ».

[8] GRIGNON et ROOS, 2020, note 2, p. 17.

[9] A. NUßBERGER, « The Way Forward: A Pragmatic Approach in Addressing Current Challenges of Inter-State Cases », Völkerrechtsblog, 26 avril 2021 cité par H. TIGROUDJA, 2023, note 1, p. 226, § 195 : Les limites étant notamment l’établissement des faits et la récole des preuves, l’identification des victimes et le traitement des requêtes.

[10] GRIGNON et ROOS, 2020, note 2, p. 2.

[11] H. TIGROUDJA, « Conflits armés… », 2023, note 1, pp. 222-224, §§ 188-192.

[12] Article 19, CEDH.

[13] Articles 42 et 78, Convention de Genève IV.

[14] J. GRIGNON et T. ROOS, « La Cour européenne des droits de l’homme et le droit international humanitaire », RQDI, 1, 2020, pp. 677 à 679.

Bon anniversaire Kudla !

CEDH, Gde ch., 26 octobre 2000, n°30210/96
L’effectivité du droit au recours et la dignité des conditions de détention

À l’heure des tentations de remise en cause du recours au juge et de l’appel au durcissement des conditions de détention des prisonniers, le rappel des grands principes énoncés par la Cour européenne des droits de l’homme (la CEDH), en grande chambre, dans l’arrêt Kudla, 25 ans après, est une nécessité.

Rendu sous la présidence de Luzius Wildhaber, avec une implication décisive de Jean-Paul Costa[1], l’arrêt Kudla est à l’origine de deux évolutions majeures concernant le droit à un recours effectif d’une part et les conditions de détention de l’autre[2].

L’affranchissement et le déploiement du droit à un recours à un effectif

Considérée comme « obscure »[3], la disposition de l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention)[4], qui proclame le droit à un recours effectif, resta dans la brume jusqu’à l’arrêt Kudla[5].

Hormis le fait que tout requérant qui allègue un grief « défendable » au regard de la Convention peut se prévaloir du droit à un recours effectif (CEDH, Plén., Boyle et Rice c/ Royaume-Uni, 27 avr. 1988, n° 9658/82, § 52), ce dernier était dissimulé derrière le droit d’introduire un recours devant un tribunal garanti par l’article 5 § 4 et le droit à un tribunal indépendant et impartial proclamé par l’article 6§1. Il était considéré soit comme accessoire du premier droit (CEDH, Plén., Young, James et Webster c/ Royaume-Uni, 13 août 1981, n° 7806/77, § 67) soit comme incorporé dans le second (CEDH, Airey c/ Irlande, 9 oct. 1979, n° 6289/73, § 35). De plus, au vu de la rédaction de l’article 13, le droit à un recours effectif dépend des autres droits garantis par la rédaction. En dépit de la relativisation de cette dépendance par la CEDH à travers la reconnaissance d’une autonomie du grief tiré du droit à un recours effectif (CEDH, Plén., Klass c/ Allemagne, 6 septembre 1978, n° 5029/71, § 64 ; CEDH, Silver et autres c/ Royaume-Uni, 25 mai 1983, n° 7136/75, § 113), l’article 13 était cantonné dans un rôle de figurant.

Tout cela constituait une anomalie au regard de l’origine de ce droit tel qu’il est énoncé à l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, source d’inspiration de l’article 13 de la Convention : offrir à toute personne le « droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la Constitution ou par la loi ». Cette situation était incohérente à l’aune de la structuration du système de protection institué par la Convention : caractère prioritaire de la protection offerte au niveau national, subsidiarité de la protection assurée par la CEDH.

Consciente de ces imperfections, la Grande chambre de la CEDH y mit fin dans l’arrêt Kudla.

Après avoir constaté qu’elle avait tendance à minimiser l’article 13 par rapport à l’article 6§1 de la Convention, la CEDH reconnaît que « le temps est venu de revoir sa jurisprudence eu égard à l’introduction devant elle d’un nombre toujours plus important de requêtes dans lesquelles se trouve exclusivement ou principalement allégué un manquement à l’obligation d’entendre les causes dans un délai raisonnable, au sens de l’article 6 §1 » (§ 148). Elle « perçoit à présent la nécessité d’examiner le grief fondé par le requérant sur l’article 13 considéré isolément, nonobstant le fait qu’elle a déjà conclu à la violation de l’article 6, §1 pour manquement à l’obligation d’assurer à l’intéressé un procès dans un délai raisonnable (…) » (§ 149).

Grâce à l’arrêt Kudla, les systèmes juridiques nationaux ont l’obligation de prévoir un recours destiné à redresser les violations de la Convention de même que le droit à un recours effectif offre une nouvelle dimension au principe de subsidiarité[6].

En effet, le droit à un recours effectif est devenu un levier du développement des recours préventifs contre le délai excessif de jugement et des recours en réparation du préjudice causé par le délai déraisonnable de jugement dans les systèmes juridiques nationaux (par ex : CEDH, gde ch., Sürmeli c/ Allemagne, 8 juin 2006, n° 75529/01 ; CEDH, gde ch., Apicella et autres c/ Italie, 29 mars 2006, n° 64890/01). Plus largement, l’arrêt Kudla a contribué à déverrouiller des portes jusque-là inaccessibles aux recours de certains justiciables comme certains types de mesures d’ordre intérieur visant des détenus (C.E., 30 juill. 2003, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c. Remli, n° 252712).

Allant encore plus loin, l’arrêt Kudla étend l’esprit d’effectivité des recours et de la protection des droits garantis par la Convention à certaines catégories de personnes qui risquent de subir des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention : les étrangers frappés de mesures d’éloignement et les détenus. Concernant les étrangers, l’article 13 pallie l’inapplicabilité de l’article 6§1 aux mesures d’éloignement (CEDH, gde ch., Hirsi Jamaa et autres c. Italie, 23 févr. 2012, n° 27765/09 ; CEDH, gde ch., De Souza Ribeiro c/ France, 13 déc. 2012, n° 22689/07) ; il implique un contrôle rigoureux, une célérité particulière et un redressement approprié de la part de l’instance nationale compétente pour examiner les griefs (CEDH, gde ch., M.S.S c/ Belgique et Grèce, 21 févr. 2011, n° 30696/09).

À propos des détenus, l’arrêt Kudla est le point de départ d’une jurisprudence tournée vers une attention aiguë aux conditions de détention.

L’exigence de conditions de détention compatibles avec le respect de la dignité humaine

En raison de l’absence dans la Convention de dispositions spécifiques relatives aux conditions de détention, le système européen de protection s’est saisi de cette question de façon indirecte notamment à travers l’article 3 de la Convention. Jusqu’à l’arrêt Kudla, le raisonnement reposait sur le fait que les détenus n’étaient pas privés des droits proclamés par la Convention, par exemple l’interdiction des peines ou traitements inhumains et dégradants (Commission EDH, déc., 9 mai 1977, X c/ Suisse, n° 7994/77).

Sans avoir abandonné une telle logique (CEDH, gde ch., Hirst c/ Royaume-Uni n°2, 6 oct. 2005, n° 74025/01, § 69), l’arrêt Kudla change la donne en considérant que :  « l’article 3 de la Convention impose à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis » (§ 94).

En clair, à l’obligation négative de ne pas exposer les personnes privées de liberté à des traitements prohibés par l’article 3 s’ajoute l’obligation positive de leur fournir des conditions de détention en phase avec la dignité humaine.

Cette évolution civilisationnelle prévient les effets pervers d’une époque dominée par une conception vengeresse de la justice à l’égard des détenus ; une époque où l’attention légitime à l’égard des victimes est transformée en une volonté de déshumanisation de la détention. L’arrêt Kudla énonce quelques principes d’humanité qui irriguent la jurisprudence de la CEDH et qui s’imposent aux autorités nationales.

Ainsi, la CEDH met le respect de la dignité humaine au cœur du droit de la détention des personnes privées de liberté. Humilier, avilir, faire peur, rabaisser afin de briser la résistance morale et physique d’un détenu peuvent être constitutifs de traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention (CEDH, gde ch., Idalov c/ Russie, 22 mai 2012, n° 5826/03, § 93). Même en l’absence de telles intentions, l’accumulation d’éléments pouvant conduire à créer chez la personne privée de liberté des souffrances psychologiques ou/et physiques dépassant le niveau acceptable en détention est constitutive de traitement inhumain et dégradant. Cela implique une obligation de l’Etat adhérent « d’organiser son système pénitentiaire de manière à assurer le respect de la dignité des détenus, indépendamment des difficultés financières ou logistiques » (CEDH, gde ch., Mursic c/ Croatie, 20 oct. 2016, n° 7334/13, § 100).

Parmi les phénomènes pouvant conduire à des situations d’inhumanité de la détention, la surpopulation carcérale est l’un des fléaux qui déshonorent certains Etats adhérents à la Convention. La France figure parmi ces Etats membres du Conseil de l’Europe affectés par « un phénomène structurel » de surpopulation carcérale (CEDH, J.M.B et autres c/ France, 30 janv. 2020, n° 9671/15 et autres, § 315). La jurisprudence de la Cour a provoqué des changements de législation (loi n°2021-403 du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en prison) et de jurisprudence[7]. À noter notamment Cons. const., n° 2009-593 DC, 19 nov. 2009 qui dégage un principe de valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne ; Cons. const., 2 oct. 2020, décision n° 2020-858/859 QPC qui exige du législateur de « garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin » ; Cons. const., 16 avril 2021, n°2021-898 QPC qui exige que la détention soit « en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne humaine ». De même, le juge administratif des référés a tiré les conséquences de la jurisprudence de la CEDH initiée par l’arrêt Kudla en dénonçant l’état de certaines prisons par le biais du référé-liberté (CE., ord. 22 déc. 2012, Section française de l’Observatoire international des prisons, n° 364584 : prison des Baumettes à Marseille ; CE, ord. 30 juill. 2015, Section française de l’observatoire des prisons et ordre des avocats au barreau de Nîmes, n° 392043 : prison de Nîmes), en évaluant le préjudice causé par des conditions de détention contraires à la dignité humaine par l’utilisation du référé-provision (CE, Sec., 6 déc. 2013, Thévenot, n° 363290).

Les actions conjuguées de la cour éminente européenne et des juridictions nationales se heurtent actuellement à une défaillance structurelle de la politique pénale et de la politique carcérale françaises. Ainsi, l’office du juge du référé-liberté ne lui permet pas de prescrire « des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politiques publiques » (CE, 28 juill. 2017, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 410677) et « insusceptibles d’être mises en œuvre à très bref délai » (CE, 19 oct. 2020, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c. Section française de l’observatoire international des prisons, n° 439372).

Au 1er juin 2025, le taux de surpopulation carcérale en France atteignait le chiffre vertigineux de 135% (84.447 détenus pour 62.566 places). À rebours des faits, le discours d’une partie de la classe politique est toujours de prôner plus d’incarcération et plus de sévérité en considérant par exemple que les activités éducatives, culturelles et sportives en prison seraient inappropriées.

Dans ce contexte, la jurisprudence Kudla constitue une sorte de phare pour rappeler la société européenne à la raison. A minima, les Etats adhérents doivent prévoir des recours préventifs et compensatoires (Volodya Avetisyan c/ Arménie, 3 mai 2022, n° 39087/15, § 29).

Dans l’esprit de l’arrêt Kudla et dans son rôle de conscience de l’Europe, la CEDH ne cesse de prôner une position raisonnable. Oui, la sanction est l’un des buts de l’emprisonnement ; oui, la peine de prison a pour fonction de protéger la société notamment en empêchant la récidive (CEDH, gde ch., Mastromatteo c/ Italie, 2002, n° 37703/97, § 72). Toutefois, dans une société démocratique, les politiques pénales ont aussi pour objectif la réinsertion des personnes détenues et condamnées à l’issue de leur peine (CEDH, gde ch., Murray c/ Pays-Bas, 26 avr. 2016, n° 10511/10, § 101).

Quelle que soit la gravité des crimes commis par les personnes détenues, le maintien de conditions de détentions respectueuses du principe de dignité humaine est le gage d’une société animée par une justice humaniste et non par la vengeance.

[1] Voir l’intervention de Jean-Marie Delarue au colloque hommage à Jean-Paul Costa, « Les leçons d’un parcours singulier : Jean-Paul Costa », organisé par le Comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, le 24 octobre 2025: https://www.youtube.com/watch?v=QBywzVyGvgQ

[2] L’arrêt Kudla fait l’objet de deux commentaires sous ces deux aspects dans Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, F. Sudre, J. Andriantsimbazovina, G. Gonzalez, A. Gouttenoire, F. Marchadier, L. Milano, A ; Schahmaneche, D. Szymczak, 11e éd., Presses universitaires de France, n°14, p. 177 ; n°38, p. 497.

[3] A. Drzemczewski et C. Giakoumopoulos, « Article 13 », in L.E. Petitti, E. Decaux, P.H. Imbert, La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, 2e éd., Paris, Economica, 1999, p. 455, spéc. 456.

[4] « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».

[5] J.F. Flauss, « Le droit à un recours effectif. L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme », in Le juge administratif français et la CEDH, colloque de Montpellier des 14-15 décembre 1990, Revue universelle des droits de l’homme, 1991, Vol.3, n°7-9, p. 324.

[6] G. Rusu, Le droit à un recours effectif au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Thèse, Université de Montpellier I, 2014.

[7] F. Sudre et autres, Droit européen et international des droits de l’homme, 17e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2025.

La soumission des sentences arbitrales sportives à un contrôle juridictionnel effectif

Commentaire comparé des arrêts CrEDH, 10 juillet 2025, Semenya c. Suisse, req. n°10934/21 (GC) et CJUE, 1er août 2025, Royal Football Club Seraing, affaire C-600/23 (GC).

Par deux arrêts[1], l’un du 10 juillet 2025 de la Cour européenne des droits de l’Homme – la CEDH –, Semenya c. Suisse, et l’autre du 1er août 2025 de la Cour de Justice de l’Union européenne – ci-après la CJUE –, Royal Football Club Seraing, les deux Cours se sont prononcées sur la portée et l’efficacité des sanctions du Tribunal arbitral du Sport – TAS – et le contrôle juridictionnel effectif de ces sanctions.

L’affaire Semenya concernait la violation du droit à un procès équitable de l’article 6§1 de la Convention après le rejet du recours en contestation d’une sentence arbitrale du Tribunal Arbitral du Sport – ci-après TAS – par le Tribunal fédéral suisse. La CEDH a indiqué que le Tribunal fédéral n’a pas fait preuve d’un examen circonstancié et rigoureux de la situation pour fonder sa décision, ce qui contrevient à l’article 6§1 de la Convention.

Dans l’affaire RFC Seraing, qui concernait la contestation de sanctions de la FIFA suite à la conclusion d’accords de financement entre le RFC Seraing avec la société maltaise Doyens Sports, qui contreviendraient au règlement de la FIFA. Ces sanctions ont été confirmées par le TAS puis par le Tribunal fédéral. Par renvoi de la Cour de cassation belge de deux questions préjudicielles à la CJUE, celle-ci a considéré qu’il ne peut être donné autorité de chose jugée à une décision arbitrale qui ne respecte pas l’« ordre public de l’Union européenne ».

Ces deux affaires traitent de la teneur du contrôle juridictionnel des sentences arbitrales prononcées par le TAS, avec, d’une part le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme – ci-après la Convention –, et d’autre part, avec le droit de l’Union européenne. La CEDH et la CJUE ont deux approches différentes du contrôle juridictionnel, mais elles convergent toutes deux vers le principe d’un contrôle effectif des sentences arbitrales sportives forcées pour le respect des droits fondamentaux et du droit européen.

L’approche substantielle du contrôle des sanctions par la CEDH dans l’affaire Semenya :

Dans l’affaire Semenya c. Suisse, une athlète internationale de nationalité sud-africaine spécialisée dans les courses de fond et sacrée plusieurs fois mondialement, devait se soumettre à des traitements hormonaux pour participer aux compétitions féminines, car d’après le règlement régissant la qualification des femmes présentant une hyperandrogénie de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme – ci-après IAAF –, pour que les athlètes intersexes puissent participer aux compétitions féminines, leur taux de testostérone dans le sang devait être inférieur à 5 nmol/L. La requérante a, par la suite saisi le TAS[2] en contestation de ce règlement. Le 30 avril 2019, les conclusions de la requérante ont été rejetées par celui-ci. Le 28 mai 2019, la requérante saisit le Tribunal fédéral suisse[3] d’un recours visant l’annulation de la sentence du TAS. Le 25 août 2020, le Tribunal rejeta le recours en concluant que la sentence n’était pas incompatible avec l’ordre public matériel suisse au sens de l’article 190 al. 2 e) de la loi fédérale sur le droit international privé. Par la suite, la décision de la troisième section de la CEDH a fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre, sur demande du Gouvernement suisse en vertu de l’article 43 de la Convention le 9 novembre 2023 (§6). Remettant en cause l’arrêt de la Chambre, la Grande chambre a déclaré irrecevables les griefs relatifs aux articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 13 (droit à un recours effectif devant une instance nationale) et 14 (interdiction de la non-discrimination). Elle a répondu à la question de savoir si la requérante avait eu accès, par le biais du TAS à un tribunal établi par la loi au sens de l’article 6§1 de la Convention sur le droit à un procès équitable.

Tout d’abord, la Cour rappelle que l’arbitrage et l’existence de tribunaux arbitraux n’est pas contraire aux dispositions de la Convention et notamment à l’article 6 et que dans le cadre de la pratique professionnelle des sports, les différends soient tranchés par un tribunal arbitral international unique selon une procédure uniformisée, rapide et économique avec une possibilité de recours devant une juridiction étatique en première ou deuxième instance (§195).

Elle n’exclut pas que l’arbitrage puisse ainsi être imposé par la loi, mais que cette procédure doit fournir des garanties d’indépendance et d’impartialité suffisantes, comparables à un tribunal ordinaire, car, d’une part, les instances sportives sont des entités de droit privées, certes, mais leurs compétences s’apparentent au pouvoir règlementaire, si bien qu’elles agissent comme des organismes de droit public (§§201,202) ; et, d’autre part, du fait de la structuration même de l’arbitrage sportif, avec une prédominance des organes de gouvernance du sport, ceux-ci sont dans une position dominante, leur permettant, en tant qu’entité privée d’édicter leurs règlementations, en imposant notamment la compétence du TAS et créant nécessairement un déséquilibre structurel dans les relations entre les sportives et les sportifs et les organes de gouvernance (§§200, 203, 204). De ce fait, il est indispensable, que les garanties procédurales respectent l’article 6 de la Convention, comme le rappelle la Cour, son respect revêtant « une importance particulière lorsque le ou les droits « de caractère civil » sur lesquels portent la contestation correspondent en droit interne à des droits fondamentaux » (§206).

Dans ce cadre, le rôle du Tribunal fédéral en cas de saisine en contestation d’une sentence arbitrale doit être rigoureux dans son appréciation des sentences arbitrales sportives, au regard du respect de l’article 6 de la Convention et plus largement du respect des droits de la Convention.

Selon la Cour, le Tribunal fédéral n’a pas réalisé un examen rigoureux et proportionné de la sentence du TAS et de ses conséquences vis-à-vis de la requérante, au regard de l’article 6 puisqu’il s’agissait d’un arbitrage imposé « qui concernait un litige relatif à des droits « de caractère civil », au sens de l’article 6 § 1, correspondant en droit interne à des droits fondamentaux » (§216), et, qu’en l’espèce, la règlementation de l’IAAF permettait une ingérence dans l’intimité et la dignité de celle-ci en la soumettant à des traitements chimiques et examens médicaux contraignants[4]. Elle rappelle, à ce titre, la responsabilité de l’État dans le cadre du contrôle de proportionnalité des sentences arbitrales, telle qu’établie dans l’arrêt Mutu et Pechstein[5] de 2007.

La Cour considère que le Tribunal fédéral a bien relevé que le règlement était discriminatoire (§223) mais n’a pas suffisamment analysé si le règlement DDS avait un caractère raisonnable et proportionné, ce qui était le cœur de la contestation de la requérante, bien qu’il exprime, comme le relève la Cour, un doute quant à la proportionnalité du règlement (ibid).

Pareillement, elle relève que l’examen de la sentence avec l’ordre public matériel n’est pas suffisamment approfondi. Le Tribunal fédéral s’est borné à une appréciation classique de la sentence arbitrale, similaire aux sentences commerciales sans tenir compte de la particularité des sentences arbitrales sportives et de la rigueur que doivent apporter les instances nationales en cas de contestation.

La Cour instaure un « pare-feu », lequel doit permettre un contrôle renforcé des procédures d’arbitrage sportif, eu égard leur particularité : le risque de sentences arbitraires que cette mesure aspire à limiter autant que possible.

L’arrêt FC Seraing et l’approche formelle du contrôle juridictionnel des sentences arbitrales sportives à l’aune du droit de l’Union européenne :

Dans cette affaire, le club de football RFC Seraing a conclu deux contrats avec la société maltaise Doyens Sports Investment Ltd deux contrats financiers, le premier ayant pour objet l’encadrement des conventions de financement des joueurs, et, le second, cédant des parts économiques sur un joueur à la société Doyen Sports. A la suite de la conclusion de ces contrats et d’une enquête, la FIFA a ouvert le 2 juillet 2015 une procédure disciplinaire à l’encontre du club ayant abouti à une sanction de celui-ci, le règlement de la FIFA interdisant la pratique des « third party ownership ». Ayant interjeté appel de la sanction, la commission de sanction de la FIFA a rejeté le 7 janvier 2016 l’appel du club. Le 9 mars 2016, le RFC Seraing a introduit un recours en annulation contre la décision de la commission de recours de la FIFA devant le TAS, tout en demandant à ce qu’un effet suspensif soit donné à l’appel. Se prononçant le 9 mars 2017 par une sentence arbitrale, le TAS a rejeté les conclusions du club, en ce que la décision de la commission de recours était fondée sur des dispositions illégales et a également indiqué qu’il n’y avait pas de violation de la liberté de circulation des travailleurs, de la liberté de prestation de services et de  la liberté des mouvements de capitaux respectivement garanties par les articles 45, 56 et 63 TFUE ainsi que des règles de concurrence énoncées aux articles 101 et 102 TFUE.

Le RFC Seraing a alors saisi le Tribunal fédéral en annulation de cette sentence, tout en donnant un caractère suspensif au recours, le 15 mai 2017. Celui-ci a rejeté le recours.

Parallèlement, le club avait interjeté appel de la sentence de la commission de recours de la FIFA devant la Cour d’appel de Bruxelles, qui a rejeté l’ensemble des demandes du club le 12 décembre 2019. Après pourvoi du club auprès de la Cour de cassation, celle-ci sursoit à statuer pour poser deux questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne, à savoir si « l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu en combinaison avec l’article 267 TFUE et l’article 47 de la Charte, fait obstacle à l’application de dispositions de droit national telles que les articles 24 et 171[3], § 9, du [code judiciaire], tendant à sanctionner le principe de l’autorité de la chose jugée, à une sentence arbitrale dont le contrôle de conformité au droit de l’Union […] a été effectué par une juridiction d’un État non membre de l’Union, non admise à saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle » et si « l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu en combinaison avec l’article 267 [TFUE] et l’article 47 de la Charte […], fait obstacle à l’application d’une règle de droit national accordant à l’égard des tiers une force probante, sous réserve de la preuve contraire qu’il leur incombe de rapporter, à une sentence arbitrale dont le contrôle de conformité au droit de l’Union a été effectué par une juridiction d’un État non membre de l’Union, non admise à saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle ».

La CJUE rappelle que le droit de l’Union européenne ne s’oppose à l’arbitrage (§78) mais que celle-ci doit respecter l’ordre public de l’Union européenne, ce qui doit être effectué par les juridictions nationales. S’agissant des sentences arbitrales sportives, qui concernent des activités économiques se déroulant sur le territoire de l’Union européenne, elle indique que le contrôle est nécessaire (§91), car elles ne pas doivent aboutir à une limitation de la liberté de circulation des travailleurs, de la liberté de prestation de services et de la liberté des mouvements de capitaux ainsi que l’exercice du droit de la concurrence, qui sont garanties par le droit de l’Union européenne[6]. De ce fait, elle précise que l’existence d’une voie de recours juridictionnel à l’égard des sentences arbitrales sportives est obligatoire ; en rappelant les obligations découlant de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux et de l’article 19 al. 1er TUE (§83). Elle conclut dans l’affaire, par son approche formelle, que la sentence arbitrale du TAS doit pouvoir effectivement faire l’objet d’un recours en annulation devant une juridiction nationale, mais que la possibilité juridictionnelle de la sentence du TAS face au droit de l’Union européenne n’existe pas, puisqu’il s’agit d’un recours en annulation devant les juridictions suisses, qui est un État tiers à l’Union européenne. Donc, il peut lui être octroyé l’autorité de chose jugée.

La portée du contrôle juridictionnel des sentences arbitrales dans le sport au regard des deux arrêts :

 Ces deux arrêts, de manière contrastée, ont rappelé que le recours à l’arbitrage, imposé par la loi ou non, est un usage largement accepté, dont les sentences, plus encore en matière sportive, doivent nécessairement faire l’objet d’un contrôle avec les droits de la Convention d’une part, et le droit de l’Union européenne et des Traités d’autre part.

La CEDH, par son approche substantielle, indique que peu importe la nature de la sentence et des faits, il faut que la sentence prenne toute la mesure et la teneur des droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, sans cela, la sentence constitue une décision contraire aux droits garantis par celle-ci.

Il peut être interrogé sur la possibilité d’élargir cette prise en considération stricte du respect des droits fondamentaux aux autres domaines pouvant faire l’objet de sentences arbitrales, et ne pas limiter ce contrôle juridictionnel effectif uniquement au domaine sportif[7].

Par son approche plus formelle, la CJUE, indique que les sentences arbitrales sportives doivent faire l’objet d’un contrôle, mais de manière plus limitée, si elles concernent le droit de l’Union européenne, si la pratique sportive constitue une activité économique et si elle met en jeu l’ordre public de l’Union européenne.

Dans les deux arrêts, le contrôle juridictionnel effectif des sentences arbitrales sportives apparaît essentiel pour la garantie du principe de sécurité juridique. Pour Johan CALLEWERT[8], l’approche de la CJUE est plus limitée mais permet une meilleure garantie de la sécurité juridique. Devant la CEDH, le contrôle juridictionnel dépend, certes, de la casuistique mais il n’est pas limité puisqu’il concerne tous les droits de la Convention et s’applique à tous les États membres de la Convention. 

Il reste, cependant, que les deux approches se complètent, et permettent, lorsque qu’une sentence arbitrale est prononcée, un contrôle rigoureux de leur portée, mais ces deux approches distinctes peuvent également mener à des conflits d’application de la sentence, si elle apparaît conforme aux droits de la Convention mais contraire au droit de l’Union européenne[9]. Si cette constellation se présentait, pour préserver l’autonomie du droit de l’Union européenne, la sentence serait soumise au droit de l’Union européenne, en dépit de la CEDH mais ceci interroge sur l’articulation entre les deux Cours dans le contrôle des sentences arbitrales sportives et plus largement des sentences arbitrales.

[1] V. également « Obligation du Tribunal fédéral suisse d’exercer un contrôle rigoureux de la sentence du Tribunal arbitral du sport à l’aune de l’article 6 de la Convention », in : GPL 21 oct. 2025, n° GPL482x7, note J. Andriantsimbazovina.

[2] Le TAS est une juridiction arbitrale vouée à la résolution des litiges dans le cadre de l’exercice professionnel d’activités sportives.

[3] Le TAS étant établi à Lausanne, en Suisse, toute contestation d’une sentence arbitrale a lieu devant le Tribunal Fédéral suisse.

[4] Dans l’arrêt de troisième section du 11 juillet 2023, la CEDH n’a pas suivi un raisonnement tourné vers le respect des droits substantiels, notamment des articles 8 et 14 de la Convention, mais sur la présence de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes (§§ 170, 205).

[5] Cf. CEDH, du 4 février 2019, Mutu et Pechstein c. Suisse, req. n°40575/10 et 67474/10.

[6] Cf. Olivier Vibert, “ Le contrôle juridictionnel effectif des sentences du TAS est requise par le droit européen » [En ligne].

[7] Cf. Gordon Nardell, Fiona Petersen (Twenty Essex Chambers) “Arbitration and Human Rights Following Semenya v Switzerland: The Commercial “Firewall” and EU law” [En ligne].

[8] Johan CALLEWERT, « Different but compatible approaches to international sports arbitration: comparing Semenya (ECtHR) with Royal Football Club Seraing (CJEU)” [En ligne], 2025.

[9] Bien que, comme le rappelle l’article 53 ChUE, il n’est pas exclu que le niveau de protection des droits fondamentaux par le droit de l’Union européenne soit plus élevé que celui de la CEDH.

Par Maéva EDDOUH

Doctorante à l’Université Toulouse-1 Capitole

Les contre-limites au droit de l’Union européenne – Dossier n°2

Le contrôle ultra vires

 

I. Textes juridiques principaux

  • Article 4 § 2 TUE (respect de l’identité nationale et des structures fondamentales des États membres).
  • Article 5 TUE (principe d’attribution, subsidiarité et proportionnalité).
  • Article 6 TUE (valeur juridique de la Charte et reconnaissance des droits fondamentaux).
  • Article 19 TUE (garantie de l’État de droit et de l’indépendance des juridictions).
  • Article 52 § 4 de la Charte des droits fondamentaux.
  • Déclaration relative à la primauté annexée au traité de Lisbonne (2007).
  • Loi fondamentale allemande [Grundgesetz] du 23 mai 1949, articles 1, 20, 23, 38 et 79 § 3.

II. Principales jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne

 A) Sur la primauté et l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union

  • CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. E.N.E.L., aff. 6/64.
  • CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70.
  • CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77.
  • CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73.
  • CJCE, 13 décembre 1979, Hauer, aff. 44/79.
  • CJCE, 19 juin 1990, Factortame Ltd., aff. C-213/89.
  • CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger, aff. C-112/00.
  • CJCE, 14 octobre 2004, Omega Spielhallen, aff. C-36/02.

B) Sur la répartition des compétences et la proportionnalité

  • CJUE, 19 novembre 2009, Filipiak, aff. C-314/08.
  • CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten, aff. C-409/06.
  • CJUE, 27 novembre 2012, Pringle, aff. C-370/12.
  • CJUE, 16 juin 2015, Gauweiler et autres, aff. C-62/14
  • CJUE, 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B., aff. C-42/17 (Taricco II).
  • CJUE, 4 décembre 2018, Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission, aff. C-378/17.
  • CJUE, 11 décembre 2018, Weiss et autres (PSPP), aff. C-493/17.
  • CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor, aff. C-83/19.
  • CJUE [GC], 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a., aff. C-357/19.
  • CJUE, 26 septembre 2024, Energotehnica, aff. C-499/22.

III. Avis de la Cour de justice

  • Avis 1/91 du 14 décembre 1991, Espace économique européen.
  • Avis 2/13 du 18 décembre 2014, Adhésion de l’Union à la CEDH.

IV. Jurisprudences nationales

A) Jurisprudence allemande

  • BVerfG, 29 mai 1974, Solange I (2 BvL 52/71).
  • BVerfG, 22 octobre 1986, Solange II (2 BvR 197/83).
  • BVerfG, 12 octobre 1993, Maastricht-Urteil (2 BvR 2134/92).
  • BVerfG, 30 juin 2009, Lissabon-Urteil (2 BvE 2/08).
  • BVerfG, 6 juillet 2010, Honeywell (2 BvR 2661/06).
  • BVerfG, 21 juin 2016, Gauweiler (2 BvR 2728/13).
  • BVerfG, 5 mai 2020, Weiss (PSPP, 2 BvR 859/15).

B) Jurisprudence française

  • Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
  • Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.
  • Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie.
  • CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, n° 287110.
  • Cour de cassation [Ass. plén.], 6 avril 2010, Abdeli et Melki, n° 10-40002.
  • Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Jeux d’argent et de hasard en ligne.
  • CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305.
  • CE [Ass.], 21 avril 2021, French Data Network et autres, n° 393099.
  • Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
  • Décision n° 2025-1144 QPC du 27 juin 2025, Association La Cimade et autres.

C) Jurisprudence polonaise et comparée

  1. Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021, K 3/21.

V. Ressources et commentaires en ligne

Pour approfondir :

  • Sur le contrôle ultra vires : Cour constitutionnelle tchèque, 31 janvier 2012, « Holubec » (Pl.US 5/12) ; A. ROBLOT-TROIZIER et G. TUSSEAU, « La gouvernance économique et monétaire européenne au prisme du constitutionnalisme allemand », RFDA 2014, p. 589 ; Cour suprême danoise, 6 décembre 2016, Ajos, n°15/2014 ; M. POIARES MADURO, « Quelques observations préliminaires sur l’arrêt Weiss de la Cour constitutionnelle allemande relatif au PSPP », RTD Eur. 2020, p.909 ; F. BENOÎT-ROHMER, « Chronique UE et droits fondamentaux – La jurisprudence de la Cour de Justice en matière d’état de droit : suite de la saga polonaise », RTD Eur. 2021, p. 969 ; T. DOUVILLE et H. GAUDIN, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, p. 2304 ; H. GAUDIN, « L’affaire OMT devant son (ses ?) juge(s) », AJDA 2016, p. 1050 ; E. VENIZELOS, « Ultra Vires Review and the Shift of Legal Orders », in H. GAUDIN, E. PEREVEDOUROU et C. DELIYANNI (eds.), Le droit européen, source de droits, source du droit. Études en l’honneur de Vassilios Skouris, Mare & Martin, Paris, 2022, pp. 675-688 ; A. LEVADE, « États membres versus Union européenne : l’État de droit dans tous ses États », ibid., pp. 363-376.

Forger une limite à la primauté sans briser le dialogue ?[1]

1°) La généalogie d’une désobéissance raisonnée

Le contrôle ultra vires forgé par la juridiction constitutionnelle allemande n’est pas né, curieusement, d’un réflexe de souveraineté blessée ni d’un sursaut défensif contre l’Europe. Il procède d’une inquiétude plus profonde, d’une vigilance inscrite au cœur du constitutionnalisme allemand : celle d’une Europe qui s’institue sans se défaire de ses peuples, d’un ordre juridique qui s’étend et s’approfondit sans toujours se souvenir de la source démocratique de son autorité. Depuis la décision Maastricht d’octobre 1993, les juges de Karlsruhe ne cessent de le rappeler : l’intégration européenne, pour être légitime, doit rester fidèle au mandat démocratique qui l’a rendue possible.

Finalement, le Bundesverfassungsgericht ne parle pas le langage de la défiance, mais celui de la fidélité. Fidélité à la Loi fondamentale, d’abord, qui ne reconnaît d’autorité que celle issue du consentement parlementaire. Fidélité ensuite à l’idée d’une Europe juridique qui tire sa force non d’une nécessité fonctionnelle, mais bien plutôt d’une légalité partagée. Cette fidélité fonde une obsession de la mesure : comment accueillir l’intégration sans la subir ? Comment garantir la primauté sans l’absolutiser ?

C’est là tout le paradoxe allemand : un constitutionnalisme résolument européen, mais jaloux de la proportion. Lorsque la Cour de Karlsruhe développe le contrôle ultra vires, elle ne se dresse pas contre la Cour de justice ; tout au contraire, elle la surveille comme on protège un héritage commun – à distance respectueuse. Elle vérifie que l’édifice européen demeure toujours stable, que la logique de la délégation ne se transforme pas en abandon total de souveraineté, que l’Union européenne reste fidèle à son propre traité. L’histoire de cette contre-limite est donc atypique : celle d’un « contrôle de fidélité », non d’un « contrôle de rupture. » Par lui, la Cour allemande trace une ligne de continuité entre deux loyautés : (i) la loyauté à l’Europe du droit et (ii) la loyauté à la démocratie allemande telle que la Loi fondamentale la configure. Ainsi, l’ultra vires n’est pas l’exception à la primauté, mais presque quelque chose – dans l’esprit allemand – comme sa condition de légitimité la promesse que la primauté demeure un acte de volonté, non de contrainte. Mais cette ambition, si mesurée soit-elle, recèle une tension : comment vérifier la légalité de l’intégration sans en contester l’autorité et la primauté ? Comment dialoguer avec Luxembourg sans finir par lui désobéir et sans contrevenir à l’effectivité et l’unité du droit de l’Union ? Des affaires Maastricht à Weiss, de la coopération prudente à la confrontation ouverte, la  doctrine juridique allemande n’a cessé de chercher cet équilibre fragile : parler à l’Europe sans parler contre elle, affirmer la souveraineté sans rompre le lien de confiance qui fonde le projet européen.

2°) Aux origines d’un contrôle de fidélité

L’histoire du contrôle ultra vires plonge ses racines dans la dialectique fondatrice du droit constitutionnel allemand : une confiance vigilante dans le droit de l’Union. Bien avant l’affaire Maastricht, la juridiction de Karlsruhe avait déjà trouvé, dans la série des arrêts Solange I (1974), Solange II (1986) et Solange III (2000), la formule de ce rapport ambivalent : un compromis entre loyauté et prudence. Aussi longtemps que l’Union assurera une protection équivalente des droits fondamentaux, la Cour allemande suspendra son contrôle. Mais si cette équivalence venait à disparaître, elle reprendrait ses droits. Ainsi naissait, selon la belle expression de S. Kaufmann, un  véritable « mécanisme de vigilance coopérative »[2] : une primauté sous condition de confiance, un pluralisme tempéré par la promesse d’une fidélité réciproque. Néanmoins, c’est dans l’arrêt Maastricht que cette intuition se mue en une sorte de principe organique du constitutionnalisme allemand. Pour la première fois, en effet, la Cour déduit de l’article 38 de la Loi fondamentale le « droit du peuple allemand à déterminer », par l’intermédiaire du Bundestag, l’étendue des compétences qu’il consent à transférer. En conséquence, l’intégration européenne n’est pas un mouvement spontané, mais un acte de volonté mesuré, constamment reconduit par le peuple souverain. L’Union européenne, rappelle la Cour de Karlsruhe, ne dispose pas de la Kompetenz-Kompetenz, elle ne peut décider seule de ses propres frontières normatives.

Dès cet instant-là, le contrôle ultra vires apparaît comme la traduction contentieuse du principe d’attribution. Il ne vise pas à ralentir l’intégration, mais bien à garantir qu’elle demeure fidèle au cadre préalablement déterminé – bref, au cadre régulier. En 2009, la décision Lissabon parachève cette architecture : la primauté du droit de l’UE est reconnue, mais sous réserve de cette  fidélité institutionnelle. Ce que S. Geiger désigne comme une « primauté conditionnée »[3]. Un équilibre, dit autrement encore, entre la suprématie du droit de l’Union et la responsabilité démocratique des États membres. Dans cette perspective, le contrôle ultra vires n’est pas un instrument de résistance, mais un instrument de tutelle bienveillante. La Cour se veut être la gardienne de la confiance démocratique dans l’intégration : elle veille à ce que la délégation de compétence reste un acte maîtrisé, et nullement une abdication progressive. Partant, la Recht auf Demokratie n’est donc pas seulement un droit de suffrage ; il devient un droit à la lisibilité institutionnelle, voire à la transparence du pouvoir délégué. Ainsi s’éclaire la subtilité de ce dispositif : la juridiction allemande ne conteste pas la primauté, elle en vérifie la cohérence structurelle. L’ultra vires est, en quelque manière, le miroir du principe d’attribution, son double réflexif, la garantie que l’ordre dérivé ne se prenne pas pour un ordre originaire. Dans l’arrêt Honeywell (2010), la Cour en circonscrit définitivement les conditions d’emploi : il ne s’applique qu’en cas de transgression « manifeste et structurelle » des compétences, et seulement après un dialogue loyal avec la Cour de justice. L’ultra vires devient, en définitive, un outil de discipline mutuelle, une clause de sauvegarde du dialogue juridictionnel.

Ce n’est pas un hasard si S. Geiger y voit « l’expression, écrivait-elle, la plus aboutie du constitutionnalisme de fidélité » : un modèle où la vigilance démocratique ne s’oppose pas à l’unité européenne, mais la rend plutît possible. De Solange à Weiss, en passant encore par Maastricht, Lissabon et Honeywell, cette tension féconde entre fidélité et autonomie, prudence et confiance, continue d’irriguer toute la culture juridique allemande – celle d’une Europe conçue comme une communauté de droit sous condition de loyauté.

3°) Du dialogue à la tension   l’épisode Gauweiler, matrice d’un ultra vires dialogique

On pourrait commenter une maladresse en réduisant la saga Gauweiler à un épisode de la crise de la zone euro. L’arrêt du 16 juin 2015 est plus bien déterminant : il constitue la matrice vivante du contrôle ultra vires, le moment où la juridiction de Karlsruhe transforme une idée théorique – le dépassement manifeste des compétences – en instrument concret et pratique de régulation entre ordres juridiques. Ce qui se joue ici, ce n’est pas seulement la monnaie, mais le pouvoir de dire le droit de l’intégration : savoir qui, du juge national ou du juge européen, détient la clé de la proportionnalité. Tout commence par un doute. En 2012, la BCE annonce son programme OMT, destiné à apaiser les marchés en promettant l’achat potentiel d’obligations souveraines. Mais cette intervention, pensée comme un rempart contre la spéculation, ne franchit-elle pas la frontière entre politique monétaire – compétence exclusive de l’Union – et politique économique – prérogative des États ? Pour la Cour allemande, la question n’est pas d’efficacité, mais de légalité démocratique : si la BCE agit ultra vires, elle mine le fondement même de la délégation opérée par le Bundestag. L’enjeu est surtout institutionnel avant d’être financier : ce n’est pas la stabilité des prix que la Cour protège, plutôt celle du mandat. Le recours à l’article 267 du TFUE marque alors un geste fondateur. Pour la première fois, le juge constitutionnel allemand saisit la CJUE d’une question préjudicielle : non pour contester, mais pour amorcer un dialogue. Ce renvoi incarne bien l’esprit de Honeywell (2010) – la fidélité avant la rupture : le contrôle ultra vires ne s’exerce qu’en dernier ressort, comme ultima ratio, et seulement après un échange loyal. Finalement, les juges allemands inventent une forme d’ultra vires procédural, une clause de prudence dialogique par laquelle elle accepte d’écouter, de parlementer, de négocier, bien avant de juger, trancher.

La réponse de la CJUE, en juin 2015, confirme la validité du programme OMT, tout en l’entourant de garde-fous : l’interdiction de rachat direct de dette publique, le respect strict de l’objectif de stabilité des prix, la proportionnalité de l’action. Dans la décision de juin 2016, la juridiction constitutionnelle s’incline, mais d’une manière qui lui est caractéristique. Elle salue le raisonnement de Luxembourg, tout en rappelant qu’il engage désormais la BCE à une vigilance accrue. Le dialogue ne s’achève pas dans la soumission, mais davantage dans la conditionnalité. C’est là tout le coup de génie de Gauweiler. Loin d’un affrontement, il institue une méthode de coopération sous contrôle : la primauté vaut, mais sous réserve de sa justification. La Cour de Karlsruhe admet la décision européenne, à la condition toutefois qu’elle demeure intelligible et proportionnée. La primauté devient ici une relation sous condition de raison : elle oblige, mais également elle doit se justifier. Ainsi naît, pourrait-on dire, un « ultra vires dialogique », où la résistance se confond avec la rigueur, et la loyauté avec la lucidité.

Sous ses dehors techniques, l’affaire Gauweiler opère un basculement conceptuel décisif. Pour Luxembourg, la proportionnalité relève de l’exercice des compétences ; tandis que pour Karlsruhe, elle touche à leur délimitation. Ce désaccord feutré – entre fonction et fondement – contient déjà en germe la crise de l’affaire Weiss. Derrière la politesse de la discussion, deux philosophies du droit de l’Union européenne s’opposent : l’une (i), téléologique et intégratrice ; l’autre (ii), systémique et délibérative. L’affaire OMT devient alors un laboratoire d’équilibre entre légalité et efficacité, primauté et consentement. En vérité, Gauweiler n’est pas la fin d’un conflit, mais la naissance d’une méthode. Par le renvoi préjudiciel, la juridiction fédérale consacre la primauté du dialogue ; mais par la possibilité de déclarer l’acte ultra vires si la réponse n’est pas convaincante, elle préserve aussi sa souveraineté d’interprétation. Cette dialectique – adhésion procédurale, vigilance substantielle – deviendra la marque de fabrique du constitutionnalisme allemand. À travers elle, le contrôle ultra vires cesse d’être un outil de défiance pour devenir un instrument de confiance exigeante, soit : un moyen de parler à l’Europe sans renoncer à la responsabilité de penser avec elle.

4°) Weiss (2020) : la revanche du contrôle de légalité et l’épreuve de l’ultra vires

La décision Weiss du 5 mai 2020 marque un tournant sans précédent dans l’histoire du constitutionnalisme européen. Pour la première fois, la juridiction constitutionnelle allemande franchit le Rubicon : elle ne se borne plus à menacer d’utiliser le contrôle ultra vires, elle le fait concrètement. Ce geste, spectaculaire par sa portée, ne relève pour autant pas d’une brusque rébellion nationale, mais plutôt de l’achèvement d’une lente maturation intellectuelle. Depuis Maastricht et Honeywell, la Cour de Karlsruhe n’a cessé d’affiner sa doctrine de vigilance : la décision Weiss en est l’aboutissement, le point d’orgue, le moment où la proportionnalité, jadis instrument de mesure, devient instrument de pouvoir.

L’affaire plonge ses racines dans le programme d’achats de titres publics (Public Sector Purchase Programme, ou « PSPP ») lancé par la BCE en 2015 et validé par la CJUE dans son arrêt Weiss du 11 décembre 2018. Pour la juridiction allemande, cette validation pèche par excès de confiance. En avalisant le « PSPP » sans examen approfondi de ses incidences économiques et budgétaires, la Cour de Luxembourg aurait méconnu la frontière entre politique monétaire (compétence exclusive de l’Union) et politique économique (compétence partagée, et cœur de la souveraineté budgétaire nationale). Dès lors, la question n’est plus seulement technique : elle devient constitutionnelle. En agissant sans contrôle réel de proportionnalité, la BCE aurait outrepassé le mandat qui lui a été conféré, et la Cour de justice, en la couvrant de son autorité, aurait elle-même agi ultra vires. Cette conclusion, exprimée dans un ton d’une rare sévérité – la décision de Luxembourg est qualifiée d’« inintelligible », d’« objectivement arbitraire » –, tend à bouleverser la hiérarchie du droit européen. La primauté cesse d’être un principe inconditionnel pour devenir une obéissance sous condition de légitimité. L’UE, écrivent les juges allemands, ne saurait fonder son autorité sur la seule interprétation qu’elle donne d’elle-même ; elle doit la soumettre, en dernière analyse, au contrôle de conformité au mandat démocratique consenti par les États.

Derrière une telle rébellion procédurale se crayonne la matrice « ordo-libérale » du constitutionnalisme allemand : l’idée d’une Verfassungsökonomie – une économie constitutionnelle – fondée sur la stabilité monétaire et la discipline budgétaire, érigées en principes structurants du contrat démocratique. Dans cette perspective, l’Union européenne n’est pas un ordre originaire, mais un ordre dérivé, une construction déléguée dont les compétences ne peuvent s’étendre qu’à proportion de ce qui lui a été expressément attribué. Le contrôle ultra vires devient, de ce fait, le miroir de ce principe d’attribution : un instrument de mesure et de rappel à l’ordre. Cependant, Weiss ne se limite pas à un désaccord d’interprétation : il requalifie la nature même du contentieux européen. En reprochant à la Cour de justice d’avoir accompli un contrôle « restreint » de proportionnalité, la juridiction fédérale déplace le débat du terrain de la légalité vers celui de la légitimité démocratique. La proportionnalité n’est plus un simple outil de police des moyens, davantage la charnière entre l’exercice et la délimitation des compétences. Un tel déplacement, souligne C. Blumann[4], consacre une « confusion des plans » : sous couvert de corriger une erreur de méthode, les juges de Karlsruhe revendiquent, dans le fond, le droit de juger l’interprétation européenne à l’aune de ses propres critères. Le contrôle ultra vires se mue ainsi en pouvoir de (re)qualification, permettant au juge national de transformer un désaccord doctrinal en vice d’incompétence.

La rupture est d’autant plus nette que, pour la première fois, la Cour allemand refuse d’exécuter une décision de la CJUE rendue à titre préjudiciel. Elle ordonne à la Bundesbank de suspendre sa participation au « PSPP » tant que la BCE n’aura pas justifié, de manière plus « compréhensible », la proportionnalité de son programme. Ce geste d’apparence procédurale a, pourtant, la solennité d’un acte fondateur : la juridiction s’arroge le « dernier mot » sur la validité du droit de l’UE. Le dialogue se fait alors plus vertical : Luxembourg peut parler, mais Karlsruhe décidera si elle l’écoute. Ce basculement renverse le sens du principe de coopération loyale de l’article 4 § 3 TUE. La loyauté n’est plus un devoir réciproque, mais une fidélité conditionnelle : tant que la Cour de justice agit dans le respect du traité, le juge constitutionnel allemand coopère ; au-delà, il reprend sa liberté. Le dialogue entre les ordres se transforme ainsi en dialogue sous condition de fidélité, où le juge de Luxembourg cesse d’être un arbitre pour devenir un partenaire accepté. C. Blumann voit dans cette évolution la manifestation la plus achevée de la conception allemande de la souveraineté. L’UE, alors privée de la capacité d’autodéterminer ses pouvoirs, dépend du consentement renouvelé des États membres. Par conséquent, le contrôle ultra vires devient la clause de sauvegarde d’un pacte démocratique : il permet à la juridiction allemande d’affirmer, au nom du Recht auf Demokratie, que la participation de l’Allemagne à l’Union n’est légitime que si l’intégration demeure dans les bornes tracées par le peuple. La désobéissance européenne deviendrait presque, dans un tel contexte, un « devoir constitutionnel de fidélité démocratique ».

Mais cette posture, à force de rigueur, se retourne contre elle-même. En prétendant contrôler la proportionnalité des actes européens, la juridiction de Karlsruhe substitue sa lecture du traité à celle de Luxembourg, violant ainsi le principe de compétence d’attribution qu’elle prétend défendre. Le contrôle ultra vires se fait miroir inversé : en voulant préserver la légalité, la régularité, il fragilise l’unité. Comme l’observe C. Blumann, les juges « confond[ent] la délimitation et l’exercice des compétences », transformant un désaccord herméneutique en excès de pouvoir. De là, elle  introduit dans l’ordre européen la contingence du jugement national et la subjectivité de tout doute. Bref, l’épisode Weiss consacre une double rupture : il désacralise, d’abord, la primauté, maintenant suspendue à la reconnaissance constitutionnelle interne et il renationalise, ensuite, la validité du droit de l’UE, en ouvrant la possibilité pour chaque État membre de déterminer son propre seuil de tolérance. Le « fédéralisme européen » se mue en fédéralisme de contrôle, voire un fédéralisme contrôlé, où chaque cour constitutionnelle revendique un pouvoir de vérification du droit commun. Sous des dehors techniques, l’affaire Weiss opère, tout compte fait, une révolution silencieuse : la transformation du contrôle de légalité en arme de gouvernement juridictionnel. Loin  d’être une dérive isolée, il préfigure les tensions contemporaines du pluralisme européen, où l’acte de juger devient un acte de souveraineté. En cela, l’affaire Weiss n’est pas seulement une décision, c’est plus encore : un avertissement. L’Europe du droit, pour survivre, devra réinventer le  sens de la fidélité – non plus une fidélité de soumission, mais bien davantage une fidélité de raison.

5°) French Data Network (2021) et K 3/21 (2021) : deux visages du dialogue judiciaire – et l’ombre de l’ultra vires

L’année 2021 offre un saisissant diptyque jurisprudentiel : d’abord, l’arrêt French Data Network du Conseil d’État et, ensuite, la décision K 3/21 du Tribunal constitutionnel polonais. Deux affaires contemporaines, deux manières d’habiter le pluralisme européen. Entre ces deux pôles – la prudence française et la défiance polonaise – se dessine toute l’ambiguïté de l’ère post-Weiss : celle d’un dialogue judiciaire traversé par la tentation de l’ultra vires. L’arrêt French Data Network a souvent été lu comme l’antithèse française de l’affaire Weiss : une manifestation de retenue face à la tentation du contrôle ultra vires. Le Conseil d’État y affirme explicitement qu’« il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union et les États » [§8]. Ce refus n’est pourtant pas du tout une abdication : il dissimule un raffinement stratégique. Sous l’apparente fidélité à la primauté, le juge administratif redessine les contours d’un ultra vires implicite, dissimulé sous la catégorie des « exigences constitutionnelles » [§7]. Trois conditions en fixent la portée : (i) l’application du droit de l’UE tel qu’interprété par la Cour de justice, priverait de garanties constitutionnelles effectives ; (ii) ces garanties ne trouvent pas d’équivalent en droit de l’UE ; et (iii) leur atteinte compromettrait l« identité constitutionnelle » de la France. Le Conseil d’État, finalement, érige une sorte de « clause de sauvegarde interne », une contre-limite feutrée, inscrite non dans la rhétorique de la compétence, mais dans celle de la garantie. Il ne conteste pas la primauté : il la conditionne à la réciprocité de la protection. Cette posture s’éclaire si l’on regarde la logique de fond de la décision. Le désaccord entre Paris et Luxembourg ne tient pas à une question de hiérarchie, mais bien à une question de proportionnalité. Là où la CJUE admet la conservation généralisée des données de connexion sous conditions strictes, le juge administratif exige un contrôle plus précis, une justification plus robuste et une traçabilité plus claire de la nécessité. Il ne dit pas schématiquement : « la Cour agit hors de ses compétences », mais « sa motivation n’est pas suffisante ». L’ultra vires devient ici une grammaire de l’exigence, non de la résistance.

La subtilité du raisonnement a été remarquée par la doctrine : le Conseil d’État semble construire une double motivation – l’une européenne, l’autre constitutionnelle –, permettant de préserver les deux logiques sans en sacrifier aucune. Un tel dispositif hybride, fondé sur la coexistence plutôt que sur la hiérarchie, laisse entrapercevoir la possibilité d’une désapplication raisonnée en cas de violation manifeste de ces garanties constitutionnelles. L’ultra vires n’est pas proclamé, cependant il affleure, prêt à ressurgir en dernier recours : un ultra vires de velours, sous forme de fidélité conditionnelle. Cette décision marque, sans aucun doute, un tournant dans l’histoire du droit public français. Car le juge administratif y abandonne la posture du simple exécuteur de la primauté pour devenir, d’une certaine manière, un interprète actif du dialogue européen. Il ne rompt pas, mais il relit ; il ne défie pas, mais il nuance. Le Conseil d’État se place, partant, dans la continuité d’un modèle de « contre-limite coopérative », plus proche du Bundesverfassungsgericht d’avant Weiss : un juge loyal, mais lucide.

Le contraste est saisissant avec le jugement K 3/21 de la juridiction constitutionnelle polonaise. Ici, l’ultra vires change de nature : il devient une arme d’affirmation souveraine. Là où Karlsruhe et Paris l’utilisent dans la marge, Varsovie en fait un drapeau. Le Tribunal polonais déclare que plusieurs interprétations de la Cour de justice – notamment celles relatives à l’article 19  du TUE sur l’indépendance des juges – excèdent les compétences attribuées et violent la Constitution polonaise. Ces interprétations sont dès lors jugées inapplicables erga omnes sur le territoire national. Ce renversement n’est plus un débat de technique constitutionnelle, mais un geste politique assumé. L’ultra vires y perd sa fonction dialogique pour devenir une clause de désunion. Là où la Cour de Karlsruhe cherchait la fidélité au traité, la juridiction polonaise revendique la fidélité à l’État. Là où le juge français ménage la coexistence des ordres, le juge polonais proclame la hiérarchie absolue de la Constitution nationale. L’ultra vires s’y érige en bannière d’un « constitutionalisme illibéral », un instrument de retrait partiel du droit commun européen au nom d’une « identité constitutionnelle » sursaturée de politique et surimposée par l’État.

Le contraste entre les décisions French Data Network et K 3/21 révèle, en somme, deux visages du pluralisme européen : le visage coopératif, où la fidélité critique devient un mode de régulation, et le visage conflictuel, où la souveraineté se mue en exclusion, dissidence – et, pour d’aucuns, régression. En France comme en Allemagne, l’ultra vires demeure un outil de vigilance juridique, destiné à préserver la légalité de l’intégration ; en Pologne, il devient le moyen d’un démembrement du droit de l’Union. Dans cette opposition se lit le destin ambigu de la contre-limite de l’ultra vires – et toute l’ambiguïté et le malentendu qui l’affecte actuellement – : selon la main qui la manie, elle peut être la garantie concrète de la démocratie ou l’arme réelle de sa dissolution.

6°) Une contre-limite coopérative ?

Au terme de cette traversée, une évidence s’impose : le contrôle ultra vires n’est pas, dans son « essence » – originellement du moins – une doctrine de résistance, plutôt une méthode d’équilibre. Il ne vise pas à rompre le lien de la primauté, mais bien à en préserver la fidélité. À l’origine, la juridiction de Karlsruhe n’a pas cherché à dresser un mur juridique face à l’Europe, mais à poser une « règle de confiance » : la primauté ne vaut que si elle demeure fidèle à son fondement – le consentement démocratique des peuples. Loin d’être un défi à l’unité du droit, l’ultra vires en constitue l’envers éthique, la contrepartie morale de la primauté : il en rappelle la condition de légitimité. Pourtant, la mise en œuvre actuelle de cette doctrine a parfois trahi son inspiration initiale. Le contrôle de fidélité imaginé comme un instrument de pondération s’est, par endroits, mué en instrument d’affirmation, de conservation. À force de vouloir sauvegarder la Verfassungsidentität, certaines juridictions nationales ont transformé la vigilance démocratique en réflexe de défiance, de dissidence. Le lien entre identité et souveraineté, surinvesti, se mue alors en prétexte à la désobéissance constitutionnelle. On glisse d’un pluralisme de coopération à une concurrence d’autorités.

L’affaire Weiss, a-t-on pu le concéder, en offre l’illustration la plus éloquente. Dans une véhémence caractéristique, la fidélité se fait interpellation, la loyauté, sommation. En érigeant la défense de la Verfassungsidentität en justification d’un refus d’exécution, le juge allemand bascule du  contrôle de compétence au contrôle d’autorité. Il transforme la fidélité constitutionnelle en nationalisme juridictionnel, pavillon si généreux qu’il menace la cohérence du droit de l’Union. Comme l’a relevé C. Blumann, cette « reconstruction unilatérale de la primauté » a d’ailleurs conduit la Commission européenne à ouvrir, le 15 juin 2021, une procédure d’infraction contre l’Allemagne. L’épisode rappelle combien la fidélité, si elle s’absolutise, se radicalise, peut devenir infidèle à son tour : à force de défendre la démocratie nationale, on oublie parfois que la légalité européenne en fait désormais partie intégrante. La stratégie française, en miroir, éclaire un autre visage de cette tension. Dans French Data Network comme dans la décision du Conseil constitutionnel Société Air France, les juridictions françaises réinvestissent la catégorie de « principes inhérents à l’identité constitutionnelle » sous un registre plus discret. Le ton n’est pas celui de la rupture, mais celui de la « sécurisation ». Effectivement, le Conseil d’État, en découvrant la catégorie d’« exigence constitutionnelle », érige une contre-limite implicite : une norme européenne contraire ne saurait être appliquée si elle prive de garanties effectives une exigence constitutionnelle sans équivalent dans le droit de l’UE. Le Conseil constitutionnel prolonge ce mouvement, puisqu’il mobilise l’identité non pour exclure, mais pour reconfigurer l’équilibre entre droits et sécurité. Les deux juridictions réorientent leur jurisprudence vers des considérations d’intérêt général et de sécurité [5]: la  protection des droits fondamentaux cède le pas à une logique de sécurité et de puissance publique. Sous le couvert d’un pluralisme tempéré, s’installe ainsi une redéfinition du rapport à la primauté : non plus l’obéissance, mais la vérification ; non plus la hiérarchie, mais plutôt la pondération.

La tentation est grande, dans ce contexte, de faire de l’ultra vires une rhétorique de désengagement, voire de désunion. La décision K 3/21 du Tribunal constitutionnel polonais en offre la caricature. Les juges y mobilisent la théorie pour contester la compétence de la Cour de justice en matière d’indépendance judiciaire, vidant de substance l’article 19 TUE. Comme l’a remarqué D. Spielmann dans ses conclusions, le geste est lourd de sens : la doctrine, née pour garantir la régularité des traités, devient le prétexte d’un démantèlement méthodique de l’État de droit européen. Là où la Cour allemande entendait instaurer un mécanisme de fidélité, le tribunal polonais, notait-on, érige un acte d’insoumission. Rappeler le sens premier du contrôle ultra vires, c’est donc rappeler qu’il ne vise pas à fragmenter l’ordre de l’Union, mais à en préserver la proportion et la raison. Il n’exprime pas la hiérarchie, mais la réciprocité ; non la défiance, mais la vigilance partagée. Il incarne, au fond, une discipline de la confiance, destinée à maintenir la conversation entre les juges ouverte, loyale, exigeante.

Dans un paysage où s’exacerbent les tensions entre intégration et souveraineté, cette lecture demeure d’une modernité singulière. Elle rappelle que l’État de droit européen n’est pas un bloc figé, bien plutôt un tissage de fidélités mutuelles, une dialectique toujours recommencée entre l’unité et la diversité. Loin des caricatures d’euroscepticisme, le contrôle ultra vires exprime, au contraire, un acte de foi – pourrait-on dire – raisonné : croire en l’Europe, mais refuser d’en faire une croyance aveugle et aveuglante. C’est là sans doute le legs le plus précieux de Karlsruhe : rappeler, à tous les juges du continent européen, que la loyauté n’est pas la soumission, mais la forme la plus haute de la fidélité.

[1] On veut souligner que ce dossier est une tentative de concevoir autrement le contrôle ultra vires. Il est une occasion, pour son auteur, d’essayer de se déprendre de quelques préjugés qui, jusqu’alors, sous-tendaient sa compréhension du sujet. En espérant que cette approche différente puisse nourrir les discussions – et, surtout, remettre un peu de nuance(s) dans le débat sur les contre-limites au principe de primauté.

[2] S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD eur. 2017, p. 59.

[3] S. Geiger, « Une mise en perspective de l’arrêt “PSPP ”de la Cour constitutionnelle allemande : mobilisation du citoyen allemand contre l’intégration européenne ou défense légitime des valeurs constitutionnelles ? », RTD eur. 2020, p. 831.

[4] C. Blumann, « Quelques enseignements de l’arrêt du Bundesverfassungsgericht du 5 mai 2020 sur les fondamentaux du droit de l’Union européenne », RTD eur. 2020, p. 889.

[5] F.-X. Millet, « Mérites et démérites de l’élévation d’un principe indéterminé au rang de l’identité constitutionnelle de la France », RTD eur. 2022, p. 333.

L’arrêt Alace et Canpelli et la désignation du « pays d’origine sûr »,le point sur une étape clé du parcours des demandeurs de protection internationale

L’arrêt Alace et Canpelli fait partie de ceux qui réitèrent la « consécration du droit à un recours effectif/protection juridictionnelle au firmament de l’ordre juridique de l’Union »[1], ici dans le cadre de l’asile. Il a suscité le courroux de Georgia Meloni, accusant la Cour de s’immiscer dans des questions relevant du Parlement national. Les déclarations de la Première ministre italienne consécutives à l’arrêt illustrent les tensions entre les stratégies politiques visant à restreindre l’accueil des réfugiés et l’exigence européenne de protection du droit d’asile.

L’asile est une compétence partagée[2]. Le premier Régime d’Asile Européen Commun apparait au début des années 2000, pour être réformé dès 2013, après la crise migratoire de 2008 marquée par des jurisprudences innovantes et structurantes des cours européennes comme M.S.S. et N.S.. C’est à ce deuxième paquet de réformes législatives européennes qu’appartient la directive 2013/32/UE ici en cause. Entrée en vigueur le 19 juillet 2013, elle fixe les procédures communes dans l’UE pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

Afin de traiter les demandes d’asile plus rapidement, et de reconnaitre les droits afférents à ce statut[3] dans les meilleurs délais – ou le cas échéant de les rediriger vers d’autres procédures[4] – des procédures spécifiques ont été mises en place. La désignation d’un État comme pays d’origine sûr, selon les critères arrêtés dans l’annexe 1 de la directive 2013/32, permet d’accélérer le traitement d’une demande d’asile, comme c’est le cas dans le présent arrêt.  

Deux requérants, originaires du Bangladesh, ont traversé la mer en bateau avant d’être secourus par les garde-côtes italiens. Au terme de l’accord entre l’Albanie et l’Italie ils ont été placés en rétention à Gjadër. Ils y ont déposé une demande de protection internationale, rapidement rejetée au motif qu’ils viennent d’un État qualifié de « pays d’origine sûr ». Cette décision a été contestée devant le tribunal ordinaire de Rome, qui a saisi la CJUE de quatre questions préjudicielles. Elles portent toutes sur le droit au recours effectif dans le cadre de la désignation de « pays d’origine sûr » par le législateur.

Le cadre juridique italien a évolué et si d’antan la désignation nécessitait deux étapes, faisant intervenir à la fois le pouvoir législatif et la pouvoir exécutif, la nouvelle législation en vigueur simplifie la procédure. Désormais, seul le législateur désigne, sans communiquer sa base d’information, les États qu’ils considèrent comme étant des « pays d’origine sûrs ».

La grille de lecture des droits fondamentaux

Pour que l’espace Schengen tout comme la construction européenne soient viables, la question de la protection des droits fondamentaux s’est très tôt révélée être une question de première importance. La garantie du droit au recours effectif y occupe une place de premier rang. Il sert de prisme au juge pour maximiser, dans le présent arrêt, la protection des demandeurs de protection internationale face au pouvoir décisionnaire – abstrait – du législateur italien dans la désignation des pays d’origine sûr.

En effet, sans publicité des sources d’information à l’origine de la décision, il devient difficile de vérifier si les conditions européennes ont été respectées – ce qui crée le risque qu’un État désigne certains pays comme “d’origine sûrs” de façon inadéquate. Comme le souligne M. Hunt[5], le concept de pays d’origine sûr et la procédure accélérée qui y est affiliée sont déjà critiqués pour les risques qu’ils font peser sur les demandeurs d’asile, l’opacité des informations sur lesquelles ces décisions se fondent ne peut qu’aggraver ces dangers. Cet arrêt qui apparait un mois après la déclaration conjointe contre la liste de pays d’origine sûrs proposée par la Commission européenne, s’inscrit dans un contexte européen où les stratégies de réduction du traitement des demandes de protection international dans l’UE sont critiquées par les organisations non gouvernementales pour les risques qu‘ils font peser sur le respect du principe de non-refoulement. En outre, ce manque de transparence est aux antipodes de la démarche d’asile européenne qui repose sur une collaboration entre le demandeur et les autorités nationales[6],  et dans laquelle le demandeur de protection internationale joue donc un rôle actif, assuré par l’obligation d’information de ce dernier[7].

Dans les questions préjudicielles soulevées par le tribunal italien, la protection « maximale » que ce droit garantit se heurte aux raccourcis de la législation italienne dans la désignation des pays d’origine sûrs. Le droit au recours effectif agit ici comme une grille de lecture qui donne le pouvoir à la CJUE de compenser les omissions du législateur européen en maximisant la protection des demandeurs d’asile.

Quelles conditions pour la désignation de pays d’origine sûrs ?

Dès lors, le juge italien s’interroge sur la possibilité de désigner un État comme pays d’origine sûr par le biais d’un acte législatif. Il questionne également la Cour sur l’existence d’une obligation pesant sur les États membres quant à la publication des bases d’informations permettant à ceux-ci de procéder à la désignation d’un pays d’origine sûr. En cas d’absence de communication de ces sources, le juge peut-il se baser sur des informations qu’il aurait lui-même recueillis pour se prononcer sur cette désignation. Enfin, est-il possible de désigner comme pays d’origine sûr un État dans lequel certaines catégories de personnes ne sont pas protégées au regard des critères fixés par l’Annexe 1 de la directive 2013/32.

L’article 36 de la directive introduit le concept de pays d’origine sûr ainsi que le droit de renverser la présomption de sûreté qui en découle, alors que l’article 37 attribue aux États la désignation en suivant les critères de l’annexe 1. Cette annexe est composée de deux parties, la première énonce les conditions nécessaires pour qualifier un État de pays d’origine sûr et la deuxième précise le mode d’évaluation.

Ces conditions visent à vérifier que le système juridique et politique d’un État garantit que « d’une manière générale » et uniforme, il n’existe aucun risque de persécution (au sens de l’article 9 de la directive 2011/95), de torture et de peine ou traitements inhumains ou dégradants, ou de menace de violence aveugle dans le cadre d’un conflit armé dans ce pays. À ces fins, les modalités de l’évaluation attendent une analyse du système législatif du pays et de son système de sanctions contre les violations des droits humains. Ils impliquent également la garantie du principe de non-refoulement et l’application de certaines normes de droit international de protection des droits de l’Homme – avec une attention particulière pour les droits indérogeables de la CEDH.

À la condition que soit garanti un contrôle juridictionnel effectif du respect des conditions fixées par la directive, la Cour estime que la désignation d’un État comme pays d’origine sûr peut être faite par la loi. La communication des sources d’informations est à cet égard nécessaire pour garantir le droit à un recours effectif, ainsi que l’utilisation de sources que le juge a recueilli pour autant qu’elles soient pertinentes et utilisées dans le respect du principe de contradictoire. Enfin, un État ne peut être désigné comme pays d’origine sûr, lorsque les conditions de l’annexe 1 ne sont pas observées pour certaines catégories de personnes.

Les deux dimensions complémentaires du droit au recours effectif – l’une visant à assurer la protection juridictionnelle effective des justiciables, l’autre à préserver la cohérence de l’ordre juridique de l’UE – se concrétisent toutes deux par l’accès aux sources d’information pour le juge – la facette objective – comme pour le justiciable – la facette subjective. La Cour s’attache à définir les contours de ce droit et préconise une diligence absolue dans l’évaluation des critères de désignation des pays d’origine sûr.

L’accès du juge aux sources d’information, garantie du droit au recours effectif

Concernant l’accès aux sources d’information à l’origine de la qualification d’un État comme « pays d’origine sûr », la Cour pose deux exigences essentielles. La première tient à l’accès du juge aux sources d’information des autorités étatiques. À ce titre la CJUE n’hésite pas à rappeler que le socle d’information sur lequel les autorités nationales se basent a été uniformisé – afin de minimiser les pratiques individualisées. L’article 37 paragraphe 3 de la directive 2013/32 précise en effet, que les États membres « s’appuient sur un éventail de sources d’information, y compris notamment des informations émanant d’autres États membres, du BEAA, du HCR, du Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales compétentes » pour évaluer si un pays remplit les conditions de désignation. C’est sur cette même base que le juge fait son contrôle. Un manque de transparence de l’autorité de désignation empêche de vérifier si ce sont bien des sources fiables recommandées par l’UE qui ont été mobilisées.

La seconde exigence, plus spécifique de l’asile, tient à la possibilité pour le juge d’avoir recours à ses propres sources d’information pour autant qu’elles soient pertinentes. Les particularités d’une affaire peuvent faire survenir des informations que le juge recueillera, la seule condition à leur utilisation étant le respect du principe du contradictoire et leur caractère « fiable » et « pertinent », sans que la définition de ces deux qualités ne soit proposée.

La CJUE raisonne en deux temps. Dans un premier temps, elle indique que ce droit au recours effectif est avant tout protégé par l’article 47 de la Charte et rappelle la fondamentalité de ce droit qui « se suffit à lui-même pour donner un droit invocable »[8]. L’article 46 de la directive n’est qu’une « réaffirmation »[9] de l’article 47 de la Charte. Un tel droit implique que les justiciables accèdent aux motivations de la décision qui les concerne. Dans un second temps surtout, la Cour va se rapporter à la déclinaison de ce droit dans le cadre de la directive afin d’en définir la portée.

Droit complet, il porte autant sur les droits substantiels que procéduraux et justifie, sans discussion, la possibilité pour le juge de mobiliser des informations qu’il a recueilli. Ce recours dont la Cour précise le sens des caractères « ex-nunc » et « complet », tient compte de tout élément nouveau depuis les précédentes décisions et recours. La spécificité de l’asile tient au caractère rapidement évolutif des situations. C’est dans cette logique que l’article 37 paragraphe 2 prévoit que les États membres examinent régulièrement la situation des pays d’origine sûr. Dès lors, l’examen du juge s’inscrit dans la continuité de cette approche, il doit donc procéder à un examen minutieux afin de s’assurer du respect du principe de non-refoulement – examen pour lequel les informations qu’il aura lui-même recueillies peuvent être essentielles.

La CJUE est par contre indifférente à la nature des normes qui désignent un pays d’origine sûr tant que le contrôle du juge reste entier.

Le droit au recours juridictionnel bouclier contre une qualification aléatoire du « pays d’origine sûr »

La désignation de pays d’origine sûr a pour effet d’activer le régime particulier de la procédure accélérée dans laquelle les risques de rejet des demandes sont plus élevées que pour la procédure classique. Néanmoins, une telle désignation repose sur une présomption réfragable. Dans ce contexte, la CJUE associe la motivation du rejet de la demande, aux sources d’information sur lesquelles l’autorité nationale s’est fondée pour désigner un État comme pays d’origine sûr. Dès lors, la nécessité de leur communication aux demandeurs de protection internationale s’impose. Les circonstances individuelles peuvent effectivement parfois changer cette qualification et un État considéré comme sûr de façon générale peut ne pas l’être pour certaines personnes[10].

C’est cette circonstance qui incite la Cour dans son analyse du volet substantiel à emprunter un chemin différent de celui proposé par l’avocat général et par le règlement 2024/1348 – qui devrait remplacer la directive 2013/32 dès son entrée en vigueur en juin 2026.  Cette différence peut surprendre car la Cour a pu dans ses arrêts assurer une continuité entre les normes d’asile dans le temps afin de prolonger les effets de sa jurisprudence. Le nouveau règlement semble partager les mêmes principes que le texte qu’il réforme[11]. Pourtant, la Cour paraît mettre en garde contre un affaiblissement de la protection des demandeurs d’asile et s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence CV.

En effet, il y a un plus grand risque d’atteinte au principe de non-refoulement puisque le pays ne respecte pas les critères fixés dans l’annexe 1 pour l’ensemble de la population. La Cour souligne le caractère d’« invariabilité » de la protection qu’un pays doit garantir pour être qualifié de pays d’origine sûr – ce qui révèle le « choix du législateur de l’Union » d’attendre que cette protection soit assurée pour toute la population de ce pays. La CJUE n’hésite pas à rappeler en outre, que les procédures accélérées en tant que régimes dérogatoires sont sujettes à une interprétation stricte.

 Ainsi, pour justifier sa solution, elle fait une interprétation combinée et veille à mettre le « choix » du législateur au centre de sa motivation – invalidant ainsi en amont la critique d’un pouvoir abusif du juge. Ce choix du législateur se manifeste lorsqu’il procède à « la balance des objectifs » entre la nécessité d’un traitement rapide et celle d’un examen approprié et exhaustif en faisant primer le second sur le premier, ou, lorsqu’il fixe l’entrée en vigueur des normes européennes. La Cour rappelle qu’il est tout autant loisible au législateur de modifier les normes qu’il a établies en revenant sur la date à laquelle elles prennent effet – ainsi que le reflète la proposition de modification de la Commission mise en avant par la CJUE.

L’intervention conjointe de la CJUE et des juridictions nationales pose des limites à l’externalisation excessive du traitement des demandes de protection internationale, la marge de manœuvre des États membres ne pouvant aller au-delà d’un standard européen de protection des droits fondamentaux.

[1] Gaudin, Hélène. « La contribution du juge de l’Union européenne au développement de recours effectifs protégeant les libertés. » Civitas Europa 49, n° 2 (2022): 323-335.

[2] TFUE Art 4, Art 67 p 2, Art 78.

[3] La reconnaissance du statut de refugie n’est que déclaratoire selon le droit international de l’asile .

[4] Comme les procédures de retour.

[5] Matthew Hunt, The Safe Country of Origin Concept in European Asylum Law: Past, Present and Future, International Journal of Refugee Law, Volume 26, Issue 4, December 2014, Pages 500–535.

[6] En ce sens « il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande », CJUE, QY contre Bundestag Deutschland,18 juin 2024, C-753/22

[7] Considérant (35), article 19 de la directive 2013/32.

[8] CJUE, Alace et Canpelli, 1er août 2025, C-758/24, pt 77.

[9] Idem.

[10] En ce sens, AIDA Legal Briefing No. 3September 2015 et Marie-Laure Basilien-Gainche, « Les gens de Dublin ont des droits – la qualification de pays d’origine sûr appliquée aux États membres de l’Union est une présomption réfragable », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés.

[11] Ainsi que le suggèrent les considérants.

Par Célia ALLOUNE

Doctorante à l’Université Toulouse-1 Capitole

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