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La soumission des sentences arbitrales sportives à un contrôle juridictionnel effectif

Commentaire comparé des arrêts CrEDH, 10 juillet 2025, Semenya c. Suisse, req. n°10934/21 (GC) et CJUE, 1er août 2025, Royal Football Club Seraing, affaire C-600/23 (GC).

Par deux arrêts[1], l’un du 10 juillet 2025 de la Cour européenne des droits de l’Homme – la CEDH –, Semenya c. Suisse, et l’autre du 1er août 2025 de la Cour de Justice de l’Union européenne – ci-après la CJUE –, Royal Football Club Seraing, les deux Cours se sont prononcées sur la portée et l’efficacité des sanctions du Tribunal arbitral du Sport – TAS – et le contrôle juridictionnel effectif de ces sanctions.

L’affaire Semenya concernait la violation du droit à un procès équitable de l’article 6§1 de la Convention après le rejet du recours en contestation d’une sentence arbitrale du Tribunal Arbitral du Sport – ci-après TAS – par le Tribunal fédéral suisse. La CEDH a indiqué que le Tribunal fédéral n’a pas fait preuve d’un examen circonstancié et rigoureux de la situation pour fonder sa décision, ce qui contrevient à l’article 6§1 de la Convention.

Dans l’affaire RFC Seraing, qui concernait la contestation de sanctions de la FIFA suite à la conclusion d’accords de financement entre le RFC Seraing avec la société maltaise Doyens Sports, qui contreviendraient au règlement de la FIFA. Ces sanctions ont été confirmées par le TAS puis par le Tribunal fédéral. Par renvoi de la Cour de cassation belge de deux questions préjudicielles à la CJUE, celle-ci a considéré qu’il ne peut être donné autorité de chose jugée à une décision arbitrale qui ne respecte pas l’« ordre public de l’Union européenne ».

Ces deux affaires traitent de la teneur du contrôle juridictionnel des sentences arbitrales prononcées par le TAS, avec, d’une part le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme – ci-après la Convention –, et d’autre part, avec le droit de l’Union européenne. La CEDH et la CJUE ont deux approches différentes du contrôle juridictionnel, mais elles convergent toutes deux vers le principe d’un contrôle effectif des sentences arbitrales sportives forcées pour le respect des droits fondamentaux et du droit européen.

L’approche substantielle du contrôle des sanctions par la CEDH dans l’affaire Semenya :

Dans l’affaire Semenya c. Suisse, une athlète internationale de nationalité sud-africaine spécialisée dans les courses de fond et sacrée plusieurs fois mondialement, devait se soumettre à des traitements hormonaux pour participer aux compétitions féminines, car d’après le règlement régissant la qualification des femmes présentant une hyperandrogénie de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme – ci-après IAAF –, pour que les athlètes intersexes puissent participer aux compétitions féminines, leur taux de testostérone dans le sang devait être inférieur à 5 nmol/L. La requérante a, par la suite saisi le TAS[2] en contestation de ce règlement. Le 30 avril 2019, les conclusions de la requérante ont été rejetées par celui-ci. Le 28 mai 2019, la requérante saisit le Tribunal fédéral suisse[3] d’un recours visant l’annulation de la sentence du TAS. Le 25 août 2020, le Tribunal rejeta le recours en concluant que la sentence n’était pas incompatible avec l’ordre public matériel suisse au sens de l’article 190 al. 2 e) de la loi fédérale sur le droit international privé. Par la suite, la décision de la troisième section de la CEDH a fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre, sur demande du Gouvernement suisse en vertu de l’article 43 de la Convention le 9 novembre 2023 (§6). Remettant en cause l’arrêt de la Chambre, la Grande chambre a déclaré irrecevables les griefs relatifs aux articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 13 (droit à un recours effectif devant une instance nationale) et 14 (interdiction de la non-discrimination). Elle a répondu à la question de savoir si la requérante avait eu accès, par le biais du TAS à un tribunal établi par la loi au sens de l’article 6§1 de la Convention sur le droit à un procès équitable.

Tout d’abord, la Cour rappelle que l’arbitrage et l’existence de tribunaux arbitraux n’est pas contraire aux dispositions de la Convention et notamment à l’article 6 et que dans le cadre de la pratique professionnelle des sports, les différends soient tranchés par un tribunal arbitral international unique selon une procédure uniformisée, rapide et économique avec une possibilité de recours devant une juridiction étatique en première ou deuxième instance (§195).

Elle n’exclut pas que l’arbitrage puisse ainsi être imposé par la loi, mais que cette procédure doit fournir des garanties d’indépendance et d’impartialité suffisantes, comparables à un tribunal ordinaire, car, d’une part, les instances sportives sont des entités de droit privées, certes, mais leurs compétences s’apparentent au pouvoir règlementaire, si bien qu’elles agissent comme des organismes de droit public (§§201,202) ; et, d’autre part, du fait de la structuration même de l’arbitrage sportif, avec une prédominance des organes de gouvernance du sport, ceux-ci sont dans une position dominante, leur permettant, en tant qu’entité privée d’édicter leurs règlementations, en imposant notamment la compétence du TAS et créant nécessairement un déséquilibre structurel dans les relations entre les sportives et les sportifs et les organes de gouvernance (§§200, 203, 204). De ce fait, il est indispensable, que les garanties procédurales respectent l’article 6 de la Convention, comme le rappelle la Cour, son respect revêtant « une importance particulière lorsque le ou les droits « de caractère civil » sur lesquels portent la contestation correspondent en droit interne à des droits fondamentaux » (§206).

Dans ce cadre, le rôle du Tribunal fédéral en cas de saisine en contestation d’une sentence arbitrale doit être rigoureux dans son appréciation des sentences arbitrales sportives, au regard du respect de l’article 6 de la Convention et plus largement du respect des droits de la Convention.

Selon la Cour, le Tribunal fédéral n’a pas réalisé un examen rigoureux et proportionné de la sentence du TAS et de ses conséquences vis-à-vis de la requérante, au regard de l’article 6 puisqu’il s’agissait d’un arbitrage imposé « qui concernait un litige relatif à des droits « de caractère civil », au sens de l’article 6 § 1, correspondant en droit interne à des droits fondamentaux » (§216), et, qu’en l’espèce, la règlementation de l’IAAF permettait une ingérence dans l’intimité et la dignité de celle-ci en la soumettant à des traitements chimiques et examens médicaux contraignants[4]. Elle rappelle, à ce titre, la responsabilité de l’État dans le cadre du contrôle de proportionnalité des sentences arbitrales, telle qu’établie dans l’arrêt Mutu et Pechstein[5] de 2007.

La Cour considère que le Tribunal fédéral a bien relevé que le règlement était discriminatoire (§223) mais n’a pas suffisamment analysé si le règlement DDS avait un caractère raisonnable et proportionné, ce qui était le cœur de la contestation de la requérante, bien qu’il exprime, comme le relève la Cour, un doute quant à la proportionnalité du règlement (ibid).

Pareillement, elle relève que l’examen de la sentence avec l’ordre public matériel n’est pas suffisamment approfondi. Le Tribunal fédéral s’est borné à une appréciation classique de la sentence arbitrale, similaire aux sentences commerciales sans tenir compte de la particularité des sentences arbitrales sportives et de la rigueur que doivent apporter les instances nationales en cas de contestation.

La Cour instaure un « pare-feu », lequel doit permettre un contrôle renforcé des procédures d’arbitrage sportif, eu égard leur particularité : le risque de sentences arbitraires que cette mesure aspire à limiter autant que possible.

L’arrêt FC Seraing et l’approche formelle du contrôle juridictionnel des sentences arbitrales sportives à l’aune du droit de l’Union européenne :

Dans cette affaire, le club de football RFC Seraing a conclu deux contrats avec la société maltaise Doyens Sports Investment Ltd deux contrats financiers, le premier ayant pour objet l’encadrement des conventions de financement des joueurs, et, le second, cédant des parts économiques sur un joueur à la société Doyen Sports. A la suite de la conclusion de ces contrats et d’une enquête, la FIFA a ouvert le 2 juillet 2015 une procédure disciplinaire à l’encontre du club ayant abouti à une sanction de celui-ci, le règlement de la FIFA interdisant la pratique des « third party ownership ». Ayant interjeté appel de la sanction, la commission de sanction de la FIFA a rejeté le 7 janvier 2016 l’appel du club. Le 9 mars 2016, le RFC Seraing a introduit un recours en annulation contre la décision de la commission de recours de la FIFA devant le TAS, tout en demandant à ce qu’un effet suspensif soit donné à l’appel. Se prononçant le 9 mars 2017 par une sentence arbitrale, le TAS a rejeté les conclusions du club, en ce que la décision de la commission de recours était fondée sur des dispositions illégales et a également indiqué qu’il n’y avait pas de violation de la liberté de circulation des travailleurs, de la liberté de prestation de services et de  la liberté des mouvements de capitaux respectivement garanties par les articles 45, 56 et 63 TFUE ainsi que des règles de concurrence énoncées aux articles 101 et 102 TFUE.

Le RFC Seraing a alors saisi le Tribunal fédéral en annulation de cette sentence, tout en donnant un caractère suspensif au recours, le 15 mai 2017. Celui-ci a rejeté le recours.

Parallèlement, le club avait interjeté appel de la sentence de la commission de recours de la FIFA devant la Cour d’appel de Bruxelles, qui a rejeté l’ensemble des demandes du club le 12 décembre 2019. Après pourvoi du club auprès de la Cour de cassation, celle-ci sursoit à statuer pour poser deux questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne, à savoir si « l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu en combinaison avec l’article 267 TFUE et l’article 47 de la Charte, fait obstacle à l’application de dispositions de droit national telles que les articles 24 et 171[3], § 9, du [code judiciaire], tendant à sanctionner le principe de l’autorité de la chose jugée, à une sentence arbitrale dont le contrôle de conformité au droit de l’Union […] a été effectué par une juridiction d’un État non membre de l’Union, non admise à saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle » et si « l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu en combinaison avec l’article 267 [TFUE] et l’article 47 de la Charte […], fait obstacle à l’application d’une règle de droit national accordant à l’égard des tiers une force probante, sous réserve de la preuve contraire qu’il leur incombe de rapporter, à une sentence arbitrale dont le contrôle de conformité au droit de l’Union a été effectué par une juridiction d’un État non membre de l’Union, non admise à saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle ».

La CJUE rappelle que le droit de l’Union européenne ne s’oppose à l’arbitrage (§78) mais que celle-ci doit respecter l’ordre public de l’Union européenne, ce qui doit être effectué par les juridictions nationales. S’agissant des sentences arbitrales sportives, qui concernent des activités économiques se déroulant sur le territoire de l’Union européenne, elle indique que le contrôle est nécessaire (§91), car elles ne pas doivent aboutir à une limitation de la liberté de circulation des travailleurs, de la liberté de prestation de services et de la liberté des mouvements de capitaux ainsi que l’exercice du droit de la concurrence, qui sont garanties par le droit de l’Union européenne[6]. De ce fait, elle précise que l’existence d’une voie de recours juridictionnel à l’égard des sentences arbitrales sportives est obligatoire ; en rappelant les obligations découlant de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux et de l’article 19 al. 1er TUE (§83). Elle conclut dans l’affaire, par son approche formelle, que la sentence arbitrale du TAS doit pouvoir effectivement faire l’objet d’un recours en annulation devant une juridiction nationale, mais que la possibilité juridictionnelle de la sentence du TAS face au droit de l’Union européenne n’existe pas, puisqu’il s’agit d’un recours en annulation devant les juridictions suisses, qui est un État tiers à l’Union européenne. Donc, il peut lui être octroyé l’autorité de chose jugée.

La portée du contrôle juridictionnel des sentences arbitrales dans le sport au regard des deux arrêts :

 Ces deux arrêts, de manière contrastée, ont rappelé que le recours à l’arbitrage, imposé par la loi ou non, est un usage largement accepté, dont les sentences, plus encore en matière sportive, doivent nécessairement faire l’objet d’un contrôle avec les droits de la Convention d’une part, et le droit de l’Union européenne et des Traités d’autre part.

La CEDH, par son approche substantielle, indique que peu importe la nature de la sentence et des faits, il faut que la sentence prenne toute la mesure et la teneur des droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, sans cela, la sentence constitue une décision contraire aux droits garantis par celle-ci.

Il peut être interrogé sur la possibilité d’élargir cette prise en considération stricte du respect des droits fondamentaux aux autres domaines pouvant faire l’objet de sentences arbitrales, et ne pas limiter ce contrôle juridictionnel effectif uniquement au domaine sportif[7].

Par son approche plus formelle, la CJUE, indique que les sentences arbitrales sportives doivent faire l’objet d’un contrôle, mais de manière plus limitée, si elles concernent le droit de l’Union européenne, si la pratique sportive constitue une activité économique et si elle met en jeu l’ordre public de l’Union européenne.

Dans les deux arrêts, le contrôle juridictionnel effectif des sentences arbitrales sportives apparaît essentiel pour la garantie du principe de sécurité juridique. Pour Johan CALLEWERT[8], l’approche de la CJUE est plus limitée mais permet une meilleure garantie de la sécurité juridique. Devant la CEDH, le contrôle juridictionnel dépend, certes, de la casuistique mais il n’est pas limité puisqu’il concerne tous les droits de la Convention et s’applique à tous les États membres de la Convention. 

Il reste, cependant, que les deux approches se complètent, et permettent, lorsque qu’une sentence arbitrale est prononcée, un contrôle rigoureux de leur portée, mais ces deux approches distinctes peuvent également mener à des conflits d’application de la sentence, si elle apparaît conforme aux droits de la Convention mais contraire au droit de l’Union européenne[9]. Si cette constellation se présentait, pour préserver l’autonomie du droit de l’Union européenne, la sentence serait soumise au droit de l’Union européenne, en dépit de la CEDH mais ceci interroge sur l’articulation entre les deux Cours dans le contrôle des sentences arbitrales sportives et plus largement des sentences arbitrales.

[1] V. également « Obligation du Tribunal fédéral suisse d’exercer un contrôle rigoureux de la sentence du Tribunal arbitral du sport à l’aune de l’article 6 de la Convention », in : GPL 21 oct. 2025, n° GPL482x7, note J. Andriantsimbazovina.

[2] Le TAS est une juridiction arbitrale vouée à la résolution des litiges dans le cadre de l’exercice professionnel d’activités sportives.

[3] Le TAS étant établi à Lausanne, en Suisse, toute contestation d’une sentence arbitrale a lieu devant le Tribunal Fédéral suisse.

[4] Dans l’arrêt de troisième section du 11 juillet 2023, la CEDH n’a pas suivi un raisonnement tourné vers le respect des droits substantiels, notamment des articles 8 et 14 de la Convention, mais sur la présence de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes (§§ 170, 205).

[5] Cf. CEDH, du 4 février 2019, Mutu et Pechstein c. Suisse, req. n°40575/10 et 67474/10.

[6] Cf. Olivier Vibert, “ Le contrôle juridictionnel effectif des sentences du TAS est requise par le droit européen » [En ligne].

[7] Cf. Gordon Nardell, Fiona Petersen (Twenty Essex Chambers) “Arbitration and Human Rights Following Semenya v Switzerland: The Commercial “Firewall” and EU law” [En ligne].

[8] Johan CALLEWERT, « Different but compatible approaches to international sports arbitration: comparing Semenya (ECtHR) with Royal Football Club Seraing (CJEU)” [En ligne], 2025.

[9] Bien que, comme le rappelle l’article 53 ChUE, il n’est pas exclu que le niveau de protection des droits fondamentaux par le droit de l’Union européenne soit plus élevé que celui de la CEDH.

Par Maéva EDDOUH

Doctorante à l’Université Toulouse-1 Capitole

Bon anniversaire Kudla !

CEDH, Gde ch., 26 octobre 2000, n°30210/96
L’effectivité du droit au recours et la dignité des conditions de détention

À l’heure des tentations de remise en cause du recours au juge et de l’appel au durcissement des conditions de détention des prisonniers, le rappel des grands principes énoncés par la Cour européenne des droits de l’homme (la CEDH), en grande chambre, dans l’arrêt Kudla, 25 ans après, est une nécessité.

Rendu sous la présidence de Luzius Wildhaber, avec une implication décisive de Jean-Paul Costa[1], l’arrêt Kudla est à l’origine de deux évolutions majeures concernant le droit à un recours effectif d’une part et les conditions de détention de l’autre[2].

L’affranchissement et le déploiement du droit à un recours à un effectif

Considérée comme « obscure »[3], la disposition de l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention)[4], qui proclame le droit à un recours effectif, resta dans la brume jusqu’à l’arrêt Kudla[5].

Hormis le fait que tout requérant qui allègue un grief « défendable » au regard de la Convention peut se prévaloir du droit à un recours effectif (CEDH, Plén., Boyle et Rice c/ Royaume-Uni, 27 avr. 1988, n° 9658/82, § 52), ce dernier était dissimulé derrière le droit d’introduire un recours devant un tribunal garanti par l’article 5 § 4 et le droit à un tribunal indépendant et impartial proclamé par l’article 6§1. Il était considéré soit comme accessoire du premier droit (CEDH, Plén., Young, James et Webster c/ Royaume-Uni, 13 août 1981, n° 7806/77, § 67) soit comme incorporé dans le second (CEDH, Airey c/ Irlande, 9 oct. 1979, n° 6289/73, § 35). De plus, au vu de la rédaction de l’article 13, le droit à un recours effectif dépend des autres droits garantis par la rédaction. En dépit de la relativisation de cette dépendance par la CEDH à travers la reconnaissance d’une autonomie du grief tiré du droit à un recours effectif (CEDH, Plén., Klass c/ Allemagne, 6 septembre 1978, n° 5029/71, § 64 ; CEDH, Silver et autres c/ Royaume-Uni, 25 mai 1983, n° 7136/75, § 113), l’article 13 était cantonné dans un rôle de figurant.

Tout cela constituait une anomalie au regard de l’origine de ce droit tel qu’il est énoncé à l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, source d’inspiration de l’article 13 de la Convention : offrir à toute personne le « droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la Constitution ou par la loi ». Cette situation était incohérente à l’aune de la structuration du système de protection institué par la Convention : caractère prioritaire de la protection offerte au niveau national, subsidiarité de la protection assurée par la CEDH.

Consciente de ces imperfections, la Grande chambre de la CEDH y mit fin dans l’arrêt Kudla.

Après avoir constaté qu’elle avait tendance à minimiser l’article 13 par rapport à l’article 6§1 de la Convention, la CEDH reconnaît que « le temps est venu de revoir sa jurisprudence eu égard à l’introduction devant elle d’un nombre toujours plus important de requêtes dans lesquelles se trouve exclusivement ou principalement allégué un manquement à l’obligation d’entendre les causes dans un délai raisonnable, au sens de l’article 6 §1 » (§ 148). Elle « perçoit à présent la nécessité d’examiner le grief fondé par le requérant sur l’article 13 considéré isolément, nonobstant le fait qu’elle a déjà conclu à la violation de l’article 6, §1 pour manquement à l’obligation d’assurer à l’intéressé un procès dans un délai raisonnable (…) » (§ 149).

Grâce à l’arrêt Kudla, les systèmes juridiques nationaux ont l’obligation de prévoir un recours destiné à redresser les violations de la Convention de même que le droit à un recours effectif offre une nouvelle dimension au principe de subsidiarité[6].

En effet, le droit à un recours effectif est devenu un levier du développement des recours préventifs contre le délai excessif de jugement et des recours en réparation du préjudice causé par le délai déraisonnable de jugement dans les systèmes juridiques nationaux (par ex : CEDH, gde ch., Sürmeli c/ Allemagne, 8 juin 2006, n° 75529/01 ; CEDH, gde ch., Apicella et autres c/ Italie, 29 mars 2006, n° 64890/01). Plus largement, l’arrêt Kudla a contribué à déverrouiller des portes jusque-là inaccessibles aux recours de certains justiciables comme certains types de mesures d’ordre intérieur visant des détenus (C.E., 30 juill. 2003, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c. Remli, n° 252712).

Allant encore plus loin, l’arrêt Kudla étend l’esprit d’effectivité des recours et de la protection des droits garantis par la Convention à certaines catégories de personnes qui risquent de subir des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention : les étrangers frappés de mesures d’éloignement et les détenus. Concernant les étrangers, l’article 13 pallie l’inapplicabilité de l’article 6§1 aux mesures d’éloignement (CEDH, gde ch., Hirsi Jamaa et autres c. Italie, 23 févr. 2012, n° 27765/09 ; CEDH, gde ch., De Souza Ribeiro c/ France, 13 déc. 2012, n° 22689/07) ; il implique un contrôle rigoureux, une célérité particulière et un redressement approprié de la part de l’instance nationale compétente pour examiner les griefs (CEDH, gde ch., M.S.S c/ Belgique et Grèce, 21 févr. 2011, n° 30696/09).

À propos des détenus, l’arrêt Kudla est le point de départ d’une jurisprudence tournée vers une attention aiguë aux conditions de détention.

L’exigence de conditions de détention compatibles avec le respect de la dignité humaine

En raison de l’absence dans la Convention de dispositions spécifiques relatives aux conditions de détention, le système européen de protection s’est saisi de cette question de façon indirecte notamment à travers l’article 3 de la Convention. Jusqu’à l’arrêt Kudla, le raisonnement reposait sur le fait que les détenus n’étaient pas privés des droits proclamés par la Convention, par exemple l’interdiction des peines ou traitements inhumains et dégradants (Commission EDH, déc., 9 mai 1977, X c/ Suisse, n° 7994/77).

Sans avoir abandonné une telle logique (CEDH, gde ch., Hirst c/ Royaume-Uni n°2, 6 oct. 2005, n° 74025/01, § 69), l’arrêt Kudla change la donne en considérant que :  « l’article 3 de la Convention impose à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis » (§ 94).

En clair, à l’obligation négative de ne pas exposer les personnes privées de liberté à des traitements prohibés par l’article 3 s’ajoute l’obligation positive de leur fournir des conditions de détention en phase avec la dignité humaine.

Cette évolution civilisationnelle prévient les effets pervers d’une époque dominée par une conception vengeresse de la justice à l’égard des détenus ; une époque où l’attention légitime à l’égard des victimes est transformée en une volonté de déshumanisation de la détention. L’arrêt Kudla énonce quelques principes d’humanité qui irriguent la jurisprudence de la CEDH et qui s’imposent aux autorités nationales.

Ainsi, la CEDH met le respect de la dignité humaine au cœur du droit de la détention des personnes privées de liberté. Humilier, avilir, faire peur, rabaisser afin de briser la résistance morale et physique d’un détenu peuvent être constitutifs de traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention (CEDH, gde ch., Idalov c/ Russie, 22 mai 2012, n° 5826/03, § 93). Même en l’absence de telles intentions, l’accumulation d’éléments pouvant conduire à créer chez la personne privée de liberté des souffrances psychologiques ou/et physiques dépassant le niveau acceptable en détention est constitutive de traitement inhumain et dégradant. Cela implique une obligation de l’Etat adhérent « d’organiser son système pénitentiaire de manière à assurer le respect de la dignité des détenus, indépendamment des difficultés financières ou logistiques » (CEDH, gde ch., Mursic c/ Croatie, 20 oct. 2016, n° 7334/13, § 100).

Parmi les phénomènes pouvant conduire à des situations d’inhumanité de la détention, la surpopulation carcérale est l’un des fléaux qui déshonorent certains Etats adhérents à la Convention. La France figure parmi ces Etats membres du Conseil de l’Europe affectés par « un phénomène structurel » de surpopulation carcérale (CEDH, J.M.B et autres c/ France, 30 janv. 2020, n° 9671/15 et autres, § 315). La jurisprudence de la Cour a provoqué des changements de législation (loi n°2021-403 du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en prison) et de jurisprudence[7]. À noter notamment Cons. const., n° 2009-593 DC, 19 nov. 2009 qui dégage un principe de valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne ; Cons. const., 2 oct. 2020, décision n° 2020-858/859 QPC qui exige du législateur de « garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin » ; Cons. const., 16 avril 2021, n°2021-898 QPC qui exige que la détention soit « en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne humaine ». De même, le juge administratif des référés a tiré les conséquences de la jurisprudence de la CEDH initiée par l’arrêt Kudla en dénonçant l’état de certaines prisons par le biais du référé-liberté (CE., ord. 22 déc. 2012, Section française de l’Observatoire international des prisons, n° 364584 : prison des Baumettes à Marseille ; CE, ord. 30 juill. 2015, Section française de l’observatoire des prisons et ordre des avocats au barreau de Nîmes, n° 392043 : prison de Nîmes), en évaluant le préjudice causé par des conditions de détention contraires à la dignité humaine par l’utilisation du référé-provision (CE, Sec., 6 déc. 2013, Thévenot, n° 363290).

Les actions conjuguées de la cour éminente européenne et des juridictions nationales se heurtent actuellement à une défaillance structurelle de la politique pénale et de la politique carcérale françaises. Ainsi, l’office du juge du référé-liberté ne lui permet pas de prescrire « des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politiques publiques » (CE, 28 juill. 2017, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 410677) et « insusceptibles d’être mises en œuvre à très bref délai » (CE, 19 oct. 2020, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c. Section française de l’observatoire international des prisons, n° 439372).

Au 1er juin 2025, le taux de surpopulation carcérale en France atteignait le chiffre vertigineux de 135% (84.447 détenus pour 62.566 places). À rebours des faits, le discours d’une partie de la classe politique est toujours de prôner plus d’incarcération et plus de sévérité en considérant par exemple que les activités éducatives, culturelles et sportives en prison seraient inappropriées.

Dans ce contexte, la jurisprudence Kudla constitue une sorte de phare pour rappeler la société européenne à la raison. A minima, les Etats adhérents doivent prévoir des recours préventifs et compensatoires (Volodya Avetisyan c/ Arménie, 3 mai 2022, n° 39087/15, § 29).

Dans l’esprit de l’arrêt Kudla et dans son rôle de conscience de l’Europe, la CEDH ne cesse de prôner une position raisonnable. Oui, la sanction est l’un des buts de l’emprisonnement ; oui, la peine de prison a pour fonction de protéger la société notamment en empêchant la récidive (CEDH, gde ch., Mastromatteo c/ Italie, 2002, n° 37703/97, § 72). Toutefois, dans une société démocratique, les politiques pénales ont aussi pour objectif la réinsertion des personnes détenues et condamnées à l’issue de leur peine (CEDH, gde ch., Murray c/ Pays-Bas, 26 avr. 2016, n° 10511/10, § 101).

Quelle que soit la gravité des crimes commis par les personnes détenues, le maintien de conditions de détentions respectueuses du principe de dignité humaine est le gage d’une société animée par une justice humaniste et non par la vengeance.

[1] Voir l’intervention de Jean-Marie Delarue au colloque hommage à Jean-Paul Costa, « Les leçons d’un parcours singulier : Jean-Paul Costa », organisé par le Comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, le 24 octobre 2025: https://www.youtube.com/watch?v=QBywzVyGvgQ

[2] L’arrêt Kudla fait l’objet de deux commentaires sous ces deux aspects dans Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, F. Sudre, J. Andriantsimbazovina, G. Gonzalez, A. Gouttenoire, F. Marchadier, L. Milano, A ; Schahmaneche, D. Szymczak, 11e éd., Presses universitaires de France, n°14, p. 177 ; n°38, p. 497.

[3] A. Drzemczewski et C. Giakoumopoulos, « Article 13 », in L.E. Petitti, E. Decaux, P.H. Imbert, La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, 2e éd., Paris, Economica, 1999, p. 455, spéc. 456.

[4] « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».

[5] J.F. Flauss, « Le droit à un recours effectif. L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme », in Le juge administratif français et la CEDH, colloque de Montpellier des 14-15 décembre 1990, Revue universelle des droits de l’homme, 1991, Vol.3, n°7-9, p. 324.

[6] G. Rusu, Le droit à un recours effectif au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Thèse, Université de Montpellier I, 2014.

[7] F. Sudre et autres, Droit européen et international des droits de l’homme, 17e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2025.

Bon anniversaire, Omega : l’arrêt qui a façonné la tolérance constitutionnelle

De Karlsruhe à Luxembourg, l’Europe continue de se construire dans la diversité et pour les droits fondamentaux

Une date importante à retenir

Il y a des dates qui s’égrènent dans le calendrier européen comme de simples repères, et d’autres qui deviennent des jalons, des phares pour relire l’histoire du droit de l’Union. Le 14 octobre 2004 appartient sans aucun doute à la seconde catégorie. Ce jour-là, la CJCE rendait un arrêt dont le retentissement fut bien plus grand que ne le laissait présager l’affaire qui l’avait provoqué : Omega Spielhallen (C-36/02).

Qu’une salle de laser game à Bonn puisse devenir le théâtre d’un débat majeur sur la dignité humaine et la libre prestation de services avait, au premier abord, tout de l’anecdote. Et pourtant, comme le confessait P. Ricœur dans Philosophie, éthique et politique, « [o]n ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin. Je suis souvent frappé par le fait que l’anecdotique devient le nécessaire après-coup ». Derrière ce décor presque trivial se jouait, à la vérité, une question absolument fondamentale : comment concilier la diversité des traditions constitutionnelles avec l’exigence d’unité qui fonde l’ordre juridique européen ?

Vingt-et-un ans plus tard, Omega n’a pas vieilli. Il continue de hanter la jurisprudence de l’Union, comme un spectre bienveillant qui rappelle sans cesse que l’Europe n’avance ni par effacement des différences, ni par renoncement aux engagements fondateurs, mais par une dialectique subtile entre pluralité et unité. À l’heure où les États invoquent plus bruyamment que jamais leur « identité constitutionnelle » pour justifier des replis souverainistes, où des constitutions nationales sont amendées pour promouvoir cette « préférence nationale », l’arrêt Omega résonne comme une matrice, une clé herméneutique, un rappel salutaire. Car tout y était déjà à peu près consigné.

Omega : point de départ, matrice herméneutique

À l’origine, l’affaire paraissait presque anodine : un laser game à Bonn, dans lequel les participants simulaient des tirs sur des cibles humaines, suscita un débat sur la compatibilité d’une telle activité avec la dignité humaine, valeur cardinale de la Loi fondamentale allemande. C’est pourtant à partir de ce décor trivial que la Cour de justice fut invitée à résoudre une question vertigineuse : la liberté de prestation de services pouvait-elle être restreinte au nom d’une conception nationale de la dignité ? Pour justifier l’interdiction de ce jeu par les autorités allemandes, la CJCE dut recourir à la notion d’ordre public, en tant qu’exception possible à la libre prestation de services visée à l’article 46 CE. Or, aussi bien le cas d’espèce que ce fondement n’allaient pas sans malaise. Dans sa réponse, la Cour a pris soin de rappeler que « la notion d’ordre public, dans le contexte communautaire et notamment en tant que justification d’une dérogation à la liberté fondamentale de prestation de services, doit être entendue strictement » [pt. 30]. Et elle ajoutait aussitôt : « sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par un État membre sans un contrôle des institutions de la Communauté » [pt. 30]. Autrement dit, la Cour de justice accepte que la dignité humaine puisse relever d’une conception nationale, mais à la condition expresse qu’elle demeure insérée dans le cadre du droit de l’Union et soumise au contrôle du juge de l’Union. C’est là tout le paradoxe d’Omega : reconnaître la spécificité constitutionnelle allemande tout en la domestiquant par le biais du contrôle de proportionnalité – tel qu’il fut déjà consacré par l’arrêt célèbre Schmidberger (C-112/00).

Ce passage délicat illustre déjà toute la subtilité du raisonnement de la CJCE. Comme l’a rappelé le Président K. Lenaerts, « “[il] n’est pas indispensable que la mesure restrictive édictée par les autorités d’un État membre corresponde à une conception partagée par l’ensemble des États membre” […], il ressort de l’arrêt Omaga que la Cour de justice n’a pas voulu imposer une conception uniforme de la dignité humaine. Au contraire, elle a interprété l’ex-article 49 CE à l’aune du pluralisme constitutionnel, selon lequel les traditions constitutionnelles communes ne sont pas en concurrence avec les objectifs économiques de l’Union »[1]. En somme, l’arrêt Omega n’instaure pas une interprétation uniforme et rigide de la dignité, mais entrouvre un espace dans lequel les conceptions nationales peuvent dialoguer, à condition de demeurer sous l’horizon commun du droit de l’Union et du contrôle de la CJUE. Cette tension fondatrice marque la véritable nouveauté de l’arrêt. Omega n’est pas seulement une affaire d’ordre public ; c’est aussi la première « domestication » de l’identité constitutionnelle dans l’ordre juridique de l’UE. Pour la première fois, une conception nationale d’un principe fondamental – ici, la dignité humaine – est admise dans le champ du droit de l’Union, mais sous tutelle herméneutique de la Cour de justice. Ce geste jurisprudentiel inaugure ce que l’on peut dénommer une « tolérance constitutionnelle encadrée », qui n’exclut pas la diversité, mais la régule.

Or, le Conseil d’État refuse encore de l’admettre. Dans son Étude annuelle 2024 sur la souveraineté, il souligne que l’identité constitutionnelle ne saurait être définie, en dernier lieu, par la Cour de justice, même si celle-ci détient le monopole d’interprétation des traités (article 19 du TUE). Il s’inquiète d’une interprétation « maximale voire maximaliste » des prérogatives de la CJUE, notamment lorsqu’elle juge qu’il lui appartient seule de vérifier si une obligation européenne méconnaît l’identité nationale d’un État membre (CJUE, 22 février 2022, RS, aff. C-430/21). Le Conseil d’État rappelle ainsi que, si le droit de l’Union est doté d’une force normative supérieure, « le “dernier mot” appartient encore, en dernier ressort, aux États, par le biais des mécanismes politiques ou constitutionnels dont ils disposent »[2]. Néanmoins, c’est précisément ce débat qu’Omega a ouvert : en articulant la reconnaissance des identités constitutionnelles avec la préservation de l’unité du droit européen, la Cour a esquissé une voie médiane – ni uniformité, ni fragmentation – : celle du « dialogue des particularités », sous la vigilance d’un juge européen devenu alors médiateur de la pluralité.

Du spectre Omega aux arrêts contemporains : filiation et résonances

Si l’arrêt Omega a posé les principes, les arrêts ultérieurs en ont exploré les ramifications, les subtilités. Mais loin de s’y résoudre, l’esprit d’Omega continue de réapparaître dans les jugements actuels.

  • Sayn-Wittgenstein de 2010 (C-208/09) : l’Autriche imposait des restrictions fondées sur ses traditions matrimoniales nationales. La Cour accorde une marge de manœuvre à l’État, mais  sous contrôle européen strict – à l’image d’Omega, elle refuse l’uniformité rigide tout en imposant la « cohérence », à partir du concept d’« identité nationale » de l’article 4 § 2 TUE.
  • Runevič-Vardyn & Wardyn de 2011 (C-391/09) : en matière linguistique et de liberté de circulation, la CJUE permet aux États de protéger leur langue nationale, tout en imposant un test de proportionnalité – une reprise en filigrane de la négociation qu’Omega avait inaugurée.
  • Coman de 2018 (C-673/16) : la question de la reconnaissance des mariages entre personnes du même sexe dans les États membres a donné lieu à un vrai jeu d’équilibriste : l’Union impose la reconnaissance de droits, mais laisse aux États une liberté d’implémentation. Là encore, Omega murmure en arrière-plan : l’intégration ne nie pas les différences, mais la protection des libertés doit être concrète et effective.
  • Energotehnica de 2024 (C-792/22) : dans cette affaire plus récente, la CJUE a réaffirmé la primauté du droit de l’Union sur une décision d’une cour constitutionnelle nationale qui conférait force de chose jugée (à une décision administrative, au mépris du droit de l’Union européenne (notamment de la directive 89/391 et de l’article 47 de la Charte). En particulier, la Cour juge que les juridictions ordinaires ne peuvent pas être contraintes de suivre des décisions constitutionnelles nationales s’ils estiment qu’elles violent des dispositions européennes. Ce contrôle renforce l’idée que, même en présence de particularités constitutionnelles nationales, l’Union ne saurait tolérer de violations des garanties fondamentales.

Cette affirmation contemporaine de la primauté donne une illustration vivante sans cesse confirmée : l’affaire Omega n’est pas un vestige – il continue d’orienter la jurisprudence sur les rapports entre les identités constitutionnelles nationales, le pluralisme et la suprématie du droit européen.

Le pluralisme constitutionnel n’est pas mort

La doctrine contemporaine en atteste : le pluralisme constitutionnel est bel et bien vivant. Un article assez récent l’a montré avec une certaine acuité, en soulignant que les juridictions constitutionnelles nationales et la Cour de justice continuent d’interagir, de s’ajuster, de dialoguer – non dans une rivalité stérile, mais dans une tension productive qui permet de corriger progressivement tous les conflits. Ces études rappellent que les « accommodements mutuels et raisonnables » ne relèvent pas d’un slogan, mais d’une pratique concrète et quotidienne, qui empêche la juridiction suprême de tracer une ligne de partage trop rigide et qui préserverait, artificiellement, la primauté comme un absolu déconnecté de la réalité. Et c’est précisément dans cette perspective que l’héritage d’Omega se comprend : l’arrêt n’offre nullement un blanc-seing inconditionnel aux identités constitutionnelles des États membres, il érige un cadre de dialogue permanent entre les « traditions constitutionnelles communes » et l’exigence d’une protection européenne effective – parfois exagérément pour cette dernière (CJUE, 26 février 2013, Melloni). Ce dialogue, amorcé en 2004, irrigue encore et toujours le droit de l’Union : il n’a jamais cessé, et très certainement, ne saurait jamais être clos.

Mais si la vitalité du pluralisme constitutionnel ne fait guère de doute, la question n’a cessé d’être rediscutée et réinvestie depuis. Un tournant doctrinal s’est notamment produit autour des réflexions conduites sous la direction d’H. Gaudin dans l’opuscule Réseau de normes, réseau de juridictions : Le nouveau paradigme des droits fondamentaux en Europe, entre primauté et clause la plus protectrice de l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cet ouvrage prolonge la perspective d’un « pluralisme en réseaux », où la protection des droits fondamentaux se pense à l’intersection de plusieurs ordres juridiques, dans une logique de circulation plutôt que de hiérarchie.Depuis lors, la doctrine comme la jurisprudence n’ont cessé d’affiner ce paradigme du « réseau » : les dialogues horizontaux entre juges – qu’il s’agisse de la CJUE, de la CEDH ou des cours constitutionnelles nationales – traduisent moins une concurrence qu’une interdépendance. Le pluralisme constitutionnel apparaît ainsi comme une méthode : une manière d’organiser la coexistence des ordres juridiques par le droit du dialogue, plutôt que par celui de la suprématie. Loin d’avoir été dépassée, l’idée d’un pluralisme ajusté, flexible, reste à l’heure actuelle l’une des clés de compréhension les plus fécondes de l’intégration européenne. Voilà pourquoi, vingt ans après Omega, la leçon demeure intacte : la tolérance constitutionnelle n’est pas une faiblesse, mais la condition même d’une Union capable de se repenser et de composer avec la diversité de ses membres sans renoncer à la cohérence de ses valeurs.

Trois enseignements à garder vivants

Par ailleurs, revisiter Omega à la lumière des évolutions jurisprudentielles offre au moins trois leçons toujours fertiles :

  • La tolérance constitutionnelle comme cadre interprétatif (i) : l’Union ne doit pas gommer les traditions nationales, mais les soumettre à un examen, les insérer dans un réseau normatif partagé. Omega ouvre la voie à ce geste herméneutique, non à une soumission brute, qui persiste.
  • Le juge de l’Union comme médiateur vigilant (ii) : la CJCE, dans Omega, ne refuse pas la suppression allemande, mais l’encadre seulement. Depuis, les arrêts montrent qu’elle continue d’arbitrer entre la diversité nationale et l’exigence de cohérence juridique (19 novembre 2024, Commission c. République tchèque).
  • Le noyau des droits fondamentaux comme limite inattaquable (iii) : l’élément décisif d’Omega est que la dignité invoquée ne peut éclipser la liberté économique sans justification sérieuse. Autrement dit, les droits fondamentaux doivent être toujours protégés de façon effective. Puisque cette garantie est une promesse à (entre)tenir. Partant, le concept d’« identité constitutionnelle » doit également être limité par ce même principe : comme on a pu l’observer ailleurs, l’« identité constitutionnelle » ne peut servir de prétexte pour amoindrir des garanties fondamentales.

Un anniversaire porteur d’enseignements et d’engagements

Si nous « souhaitons un bon anniversaire » aujourd’hui à Omega, ce n’est pas pour le figer dans le marbre du passé, comme le serait une « entité muséale », mais pour en raviver la charge critique. Alors que la Pologne et la Slovaquie inscrivent dans leurs constitutions des affirmations de « préférence nationale », l’arrêt de 2004 nous rappelle, avec la force de l’évidence, que l’Union ne peut se réduire à une Europe à géométrie variable, une Union à la carte. Et, plus encore, que l’« identité constitutionnelle », comprise comme soupape de sûreté de la souveraineté, n’a de légitimité que si elle demeure enchâssée dans un horizon commun de libertés et de droits fondamentaux. Sur ce point, Omega avait déjà livré un enseignement important : la « tolérance constitutionnelle » n’est pas le signe d’une Europe vacillante, flottante au gré des replis nationaux, ni une neutralisation insidieuse du principe de primauté. Elle ne saurait justifier une priorité nationale. Elle n’a qu’un but : assurer l’unité dans la diversité et garantir l’effectivité des droits fondamentaux. Ceux-ci peuvent certes se concrétiser différemment selon les États, mais leur protection, elle, demeure non négociable.

Pour autant, vingt et un ans après Omega, le débat est loin d’être terminé. L’actualité jurisprudentielle et doctrinale montre combien les tensions persistent sur cette frontière entre respect des « identités constitutionnelles » et suprématie du droit de l’Union. En effet, on le démontrait, l’Étude annuelle 2024 du Conseil d’État, consacrée à la souveraineté, en fournit une illustration saisissante. Le rapport exprime une préoccupation explicite face à ce qu’il perçoit comme une interprétation généreuse par la CJUE de ses propres prérogatives. Finalement, le Conseil d’État conteste l’idée que l’identité constitutionnelle puisse être déterminée par la seule Cour de justice. Ce sont, on le soulignait déjà, les États membres qui doivent avoir le « dernier mot ». Ce rappel n’est pas innocent : il montre combien la tension identitaire révélée par Omega reste au cœur du droit de l’UE. L’équilibre entre pluralisme constitutionnel et primauté du droit européen demeure précaire, oscillant entre reconnaissance de l’idiosyncrasie et sauvegarde du commun.

À cet égard, sans nul doute, Omega conserve une valeur d’exemple : il montre qu’il est possible d’articuler les particularités nationales sans renoncer aux droits fondamentaux et au contrôle de proportionnalité, ainsi que d’accueillir la diversité sans compromettre la cohérence normative. Ainsi, il n’est pas seulement un arrêt du passé, mais un repère herméneutique pour l’avenir – un point d’équilibre fragile, mais bien nécessaire, entre la fidélité aux identités constitutionnelles et la primauté du droit commun européen.

Un anniversaire, pour mémoire et pour l’avenir – vingt-et-un ans après, nous savons qu’Omega n’a pas dit son dernier mot

 Vingt-et-un ans après, l’arrêt Omega n’a rien d’une relique poussiéreuse. Il demeure, au contraire, une source vive, une matrice qui irrigue – et doit encore irriguer – le droit de l’Union. En consacrant la dignité humaine comme limite à la libre circulation, mais sans jamais en faire un prétexte à l’isolement, il a tracé une voie : celle d’une Europe capable de composer avec ses diversités tout en préservant un horizon commun. Le message d’Omega, aujourd’hui encore, est simple mais décisif : la tolérance constitutionnelle ne saurait être le masque d’une Europe du « car tel est notre bon plaisir ». Elle est, en définitive, la traduction la plus exigeante du cri de ralliement de l’Union. La reconnaissance des différences n’a de sens que si elle sert la protection effective des droits et libertés, socle intangible du projet européen. Alors que le spectre de l’« identité constitutionnelle » est mobilisé pour s’opposer aux droits fondamentaux, contourner l’État de droit et se dérober au processus intégratif pour lui préférer la voie de l’unilatéralisme, Omega rappelle avec force que cette « identité » ne peut être comprise qu’en alliance, et jamais en concurrence, avec la protection des droits et libertés. Il rappelle aussi que l’Union s’est construite et continue de se construire dans le dialogue : un dialogue qui cherche le compromis, non l’impérialisme ; un dialogue qui conjugue les différences sans jamais sacrifier les horizons communs. Accepter des concrétisations différentes, oui ; tolérer des violations, non. Omega demeure un arrêt-phare, une source et un signal fort : il continue d’éclairer la jurisprudence, de nourrir les débats, et de rappeler à la CJUE comme aux États membres que la diversité n’est pas un prétexte à la désunion, mais davantage une exigence de fidélité au projet européen. C’est là, à n’en pas douter, la véritable promesse d’Omega : celle d’une Europe capable de conjuguer pluralité et unité, diversité et droit commun, sans jamais conjurer l’esprit des valeurs qui la fondent.

Longue vie à Omega ! – et longue vie à cette « tolérance constitutionnelle », visage le plus précieux de l’intégration européenne et du pluralisme qui la compose.

[1] K. Lenaerts, « Les valeurs de l’Union européenne et le pluralisme constitutionnel », Annales de Droit de Louvain, n° 76, 2016, pp. 183-194, spéc. pp. 191-192.

[2] Étude annuelle 2024 sur la souveraineté, p. 376.

L’arrêt Alace et Canpelli et la désignation du « pays d’origine sûr »,le point sur une étape clé du parcours des demandeurs de protection internationale

L’arrêt Alace et Canpelli fait partie de ceux qui réitèrent la « consécration du droit à un recours effectif/protection juridictionnelle au firmament de l’ordre juridique de l’Union »[1], ici dans le cadre de l’asile. Il a suscité le courroux de Georgia Meloni, accusant la Cour de s’immiscer dans des questions relevant du Parlement national. Les déclarations de la Première ministre italienne consécutives à l’arrêt illustrent les tensions entre les stratégies politiques visant à restreindre l’accueil des réfugiés et l’exigence européenne de protection du droit d’asile.

L’asile est une compétence partagée[2]. Le premier Régime d’Asile Européen Commun apparait au début des années 2000, pour être réformé dès 2013, après la crise migratoire de 2008 marquée par des jurisprudences innovantes et structurantes des cours européennes comme M.S.S. et N.S.. C’est à ce deuxième paquet de réformes législatives européennes qu’appartient la directive 2013/32/UE ici en cause. Entrée en vigueur le 19 juillet 2013, elle fixe les procédures communes dans l’UE pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

Afin de traiter les demandes d’asile plus rapidement, et de reconnaitre les droits afférents à ce statut[3] dans les meilleurs délais – ou le cas échéant de les rediriger vers d’autres procédures[4] – des procédures spécifiques ont été mises en place. La désignation d’un État comme pays d’origine sûr, selon les critères arrêtés dans l’annexe 1 de la directive 2013/32, permet d’accélérer le traitement d’une demande d’asile, comme c’est le cas dans le présent arrêt.  

Deux requérants, originaires du Bangladesh, ont traversé la mer en bateau avant d’être secourus par les garde-côtes italiens. Au terme de l’accord entre l’Albanie et l’Italie ils ont été placés en rétention à Gjadër. Ils y ont déposé une demande de protection internationale, rapidement rejetée au motif qu’ils viennent d’un État qualifié de « pays d’origine sûr ». Cette décision a été contestée devant le tribunal ordinaire de Rome, qui a saisi la CJUE de quatre questions préjudicielles. Elles portent toutes sur le droit au recours effectif dans le cadre de la désignation de « pays d’origine sûr » par le législateur.

Le cadre juridique italien a évolué et si d’antan la désignation nécessitait deux étapes, faisant intervenir à la fois le pouvoir législatif et la pouvoir exécutif, la nouvelle législation en vigueur simplifie la procédure. Désormais, seul le législateur désigne, sans communiquer sa base d’information, les États qu’ils considèrent comme étant des « pays d’origine sûrs ».

La grille de lecture des droits fondamentaux

Pour que l’espace Schengen tout comme la construction européenne soient viables, la question de la protection des droits fondamentaux s’est très tôt révélée être une question de première importance. La garantie du droit au recours effectif y occupe une place de premier rang. Il sert de prisme au juge pour maximiser, dans le présent arrêt, la protection des demandeurs de protection internationale face au pouvoir décisionnaire – abstrait – du législateur italien dans la désignation des pays d’origine sûr.

En effet, sans publicité des sources d’information à l’origine de la décision, il devient difficile de vérifier si les conditions européennes ont été respectées – ce qui crée le risque qu’un État désigne certains pays comme “d’origine sûrs” de façon inadéquate. Comme le souligne M. Hunt[5], le concept de pays d’origine sûr et la procédure accélérée qui y est affiliée sont déjà critiqués pour les risques qu’ils font peser sur les demandeurs d’asile, l’opacité des informations sur lesquelles ces décisions se fondent ne peut qu’aggraver ces dangers. Cet arrêt qui apparait un mois après la déclaration conjointe contre la liste de pays d’origine sûrs proposée par la Commission européenne, s’inscrit dans un contexte européen où les stratégies de réduction du traitement des demandes de protection international dans l’UE sont critiquées par les organisations non gouvernementales pour les risques qu‘ils font peser sur le respect du principe de non-refoulement. En outre, ce manque de transparence est aux antipodes de la démarche d’asile européenne qui repose sur une collaboration entre le demandeur et les autorités nationales[6],  et dans laquelle le demandeur de protection internationale joue donc un rôle actif, assuré par l’obligation d’information de ce dernier[7].

Dans les questions préjudicielles soulevées par le tribunal italien, la protection « maximale » que ce droit garantit se heurte aux raccourcis de la législation italienne dans la désignation des pays d’origine sûrs. Le droit au recours effectif agit ici comme une grille de lecture qui donne le pouvoir à la CJUE de compenser les omissions du législateur européen en maximisant la protection des demandeurs d’asile.

Quelles conditions pour la désignation de pays d’origine sûrs ?

Dès lors, le juge italien s’interroge sur la possibilité de désigner un État comme pays d’origine sûr par le biais d’un acte législatif. Il questionne également la Cour sur l’existence d’une obligation pesant sur les États membres quant à la publication des bases d’informations permettant à ceux-ci de procéder à la désignation d’un pays d’origine sûr. En cas d’absence de communication de ces sources, le juge peut-il se baser sur des informations qu’il aurait lui-même recueillis pour se prononcer sur cette désignation. Enfin, est-il possible de désigner comme pays d’origine sûr un État dans lequel certaines catégories de personnes ne sont pas protégées au regard des critères fixés par l’Annexe 1 de la directive 2013/32.

L’article 36 de la directive introduit le concept de pays d’origine sûr ainsi que le droit de renverser la présomption de sûreté qui en découle, alors que l’article 37 attribue aux États la désignation en suivant les critères de l’annexe 1. Cette annexe est composée de deux parties, la première énonce les conditions nécessaires pour qualifier un État de pays d’origine sûr et la deuxième précise le mode d’évaluation.

Ces conditions visent à vérifier que le système juridique et politique d’un État garantit que « d’une manière générale » et uniforme, il n’existe aucun risque de persécution (au sens de l’article 9 de la directive 2011/95), de torture et de peine ou traitements inhumains ou dégradants, ou de menace de violence aveugle dans le cadre d’un conflit armé dans ce pays. À ces fins, les modalités de l’évaluation attendent une analyse du système législatif du pays et de son système de sanctions contre les violations des droits humains. Ils impliquent également la garantie du principe de non-refoulement et l’application de certaines normes de droit international de protection des droits de l’Homme – avec une attention particulière pour les droits indérogeables de la CEDH.

À la condition que soit garanti un contrôle juridictionnel effectif du respect des conditions fixées par la directive, la Cour estime que la désignation d’un État comme pays d’origine sûr peut être faite par la loi. La communication des sources d’informations est à cet égard nécessaire pour garantir le droit à un recours effectif, ainsi que l’utilisation de sources que le juge a recueilli pour autant qu’elles soient pertinentes et utilisées dans le respect du principe de contradictoire. Enfin, un État ne peut être désigné comme pays d’origine sûr, lorsque les conditions de l’annexe 1 ne sont pas observées pour certaines catégories de personnes.

Les deux dimensions complémentaires du droit au recours effectif – l’une visant à assurer la protection juridictionnelle effective des justiciables, l’autre à préserver la cohérence de l’ordre juridique de l’UE – se concrétisent toutes deux par l’accès aux sources d’information pour le juge – la facette objective – comme pour le justiciable – la facette subjective. La Cour s’attache à définir les contours de ce droit et préconise une diligence absolue dans l’évaluation des critères de désignation des pays d’origine sûr.

L’accès du juge aux sources d’information, garantie du droit au recours effectif

Concernant l’accès aux sources d’information à l’origine de la qualification d’un État comme « pays d’origine sûr », la Cour pose deux exigences essentielles. La première tient à l’accès du juge aux sources d’information des autorités étatiques. À ce titre la CJUE n’hésite pas à rappeler que le socle d’information sur lequel les autorités nationales se basent a été uniformisé – afin de minimiser les pratiques individualisées. L’article 37 paragraphe 3 de la directive 2013/32 précise en effet, que les États membres « s’appuient sur un éventail de sources d’information, y compris notamment des informations émanant d’autres États membres, du BEAA, du HCR, du Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales compétentes » pour évaluer si un pays remplit les conditions de désignation. C’est sur cette même base que le juge fait son contrôle. Un manque de transparence de l’autorité de désignation empêche de vérifier si ce sont bien des sources fiables recommandées par l’UE qui ont été mobilisées.

La seconde exigence, plus spécifique de l’asile, tient à la possibilité pour le juge d’avoir recours à ses propres sources d’information pour autant qu’elles soient pertinentes. Les particularités d’une affaire peuvent faire survenir des informations que le juge recueillera, la seule condition à leur utilisation étant le respect du principe du contradictoire et leur caractère « fiable » et « pertinent », sans que la définition de ces deux qualités ne soit proposée.

La CJUE raisonne en deux temps. Dans un premier temps, elle indique que ce droit au recours effectif est avant tout protégé par l’article 47 de la Charte et rappelle la fondamentalité de ce droit qui « se suffit à lui-même pour donner un droit invocable »[8]. L’article 46 de la directive n’est qu’une « réaffirmation »[9] de l’article 47 de la Charte. Un tel droit implique que les justiciables accèdent aux motivations de la décision qui les concerne. Dans un second temps surtout, la Cour va se rapporter à la déclinaison de ce droit dans le cadre de la directive afin d’en définir la portée.

Droit complet, il porte autant sur les droits substantiels que procéduraux et justifie, sans discussion, la possibilité pour le juge de mobiliser des informations qu’il a recueilli. Ce recours dont la Cour précise le sens des caractères « ex-nunc » et « complet », tient compte de tout élément nouveau depuis les précédentes décisions et recours. La spécificité de l’asile tient au caractère rapidement évolutif des situations. C’est dans cette logique que l’article 37 paragraphe 2 prévoit que les États membres examinent régulièrement la situation des pays d’origine sûr. Dès lors, l’examen du juge s’inscrit dans la continuité de cette approche, il doit donc procéder à un examen minutieux afin de s’assurer du respect du principe de non-refoulement – examen pour lequel les informations qu’il aura lui-même recueillies peuvent être essentielles.

La CJUE est par contre indifférente à la nature des normes qui désignent un pays d’origine sûr tant que le contrôle du juge reste entier.

Le droit au recours juridictionnel bouclier contre une qualification aléatoire du « pays d’origine sûr »

La désignation de pays d’origine sûr a pour effet d’activer le régime particulier de la procédure accélérée dans laquelle les risques de rejet des demandes sont plus élevées que pour la procédure classique. Néanmoins, une telle désignation repose sur une présomption réfragable. Dans ce contexte, la CJUE associe la motivation du rejet de la demande, aux sources d’information sur lesquelles l’autorité nationale s’est fondée pour désigner un État comme pays d’origine sûr. Dès lors, la nécessité de leur communication aux demandeurs de protection internationale s’impose. Les circonstances individuelles peuvent effectivement parfois changer cette qualification et un État considéré comme sûr de façon générale peut ne pas l’être pour certaines personnes[10].

C’est cette circonstance qui incite la Cour dans son analyse du volet substantiel à emprunter un chemin différent de celui proposé par l’avocat général et par le règlement 2024/1348 – qui devrait remplacer la directive 2013/32 dès son entrée en vigueur en juin 2026.  Cette différence peut surprendre car la Cour a pu dans ses arrêts assurer une continuité entre les normes d’asile dans le temps afin de prolonger les effets de sa jurisprudence. Le nouveau règlement semble partager les mêmes principes que le texte qu’il réforme[11]. Pourtant, la Cour paraît mettre en garde contre un affaiblissement de la protection des demandeurs d’asile et s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence CV.

En effet, il y a un plus grand risque d’atteinte au principe de non-refoulement puisque le pays ne respecte pas les critères fixés dans l’annexe 1 pour l’ensemble de la population. La Cour souligne le caractère d’« invariabilité » de la protection qu’un pays doit garantir pour être qualifié de pays d’origine sûr – ce qui révèle le « choix du législateur de l’Union » d’attendre que cette protection soit assurée pour toute la population de ce pays. La CJUE n’hésite pas à rappeler en outre, que les procédures accélérées en tant que régimes dérogatoires sont sujettes à une interprétation stricte.

 Ainsi, pour justifier sa solution, elle fait une interprétation combinée et veille à mettre le « choix » du législateur au centre de sa motivation – invalidant ainsi en amont la critique d’un pouvoir abusif du juge. Ce choix du législateur se manifeste lorsqu’il procède à « la balance des objectifs » entre la nécessité d’un traitement rapide et celle d’un examen approprié et exhaustif en faisant primer le second sur le premier, ou, lorsqu’il fixe l’entrée en vigueur des normes européennes. La Cour rappelle qu’il est tout autant loisible au législateur de modifier les normes qu’il a établies en revenant sur la date à laquelle elles prennent effet – ainsi que le reflète la proposition de modification de la Commission mise en avant par la CJUE.

L’intervention conjointe de la CJUE et des juridictions nationales pose des limites à l’externalisation excessive du traitement des demandes de protection internationale, la marge de manœuvre des États membres ne pouvant aller au-delà d’un standard européen de protection des droits fondamentaux.

[1] Gaudin, Hélène. « La contribution du juge de l’Union européenne au développement de recours effectifs protégeant les libertés. » Civitas Europa 49, n° 2 (2022): 323-335.

[2] TFUE Art 4, Art 67 p 2, Art 78.

[3] La reconnaissance du statut de refugie n’est que déclaratoire selon le droit international de l’asile .

[4] Comme les procédures de retour.

[5] Matthew Hunt, The Safe Country of Origin Concept in European Asylum Law: Past, Present and Future, International Journal of Refugee Law, Volume 26, Issue 4, December 2014, Pages 500–535.

[6] En ce sens « il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande », CJUE, QY contre Bundestag Deutschland,18 juin 2024, C-753/22

[7] Considérant (35), article 19 de la directive 2013/32.

[8] CJUE, Alace et Canpelli, 1er août 2025, C-758/24, pt 77.

[9] Idem.

[10] En ce sens, AIDA Legal Briefing No. 3September 2015 et Marie-Laure Basilien-Gainche, « Les gens de Dublin ont des droits – la qualification de pays d’origine sûr appliquée aux États membres de l’Union est une présomption réfragable », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés.

[11] Ainsi que le suggèrent les considérants.

Par Célia ALLOUNE

Doctorante à l’Université Toulouse-1 Capitole

Les carences françaises dans la répression des violences sexuelles devant la Cour européenne des droits de l’homme : quels enseignements du modèle espagnol ?

Commentaire de CEDH, 4 septembre 2025, E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France, req. n° 30556/22

Par un arrêt E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France du 4 septembre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a considéré que la France avait manqué d’instaurer des dispositions incriminantes et réprimant les actes sexuels non consentis, et de les appliquer de façon effective (v. ici et ici). Cette décision s’inscrit dans la suite de l’arrêt L. et autres c. France du 24 avril dernier, à l’occasion de laquelle la Cour EDH avait déjà constaté les lacunes du système pénal français. Tandis que l’affaire L. et autres c. France concernait la répression d’actes subis par des mineures, l’affaire E.A. concerne une relation née dans le cadre du travail.

L’arrêt de la CEDH intervient alors que la France est en voie d’adopter une proposition de loi visant à intégrer la notion de consentement dans la définition du viol. Alors que l’Espagne a déjà franchi ce pas par la Loi organique 10/2022 de garantie de la liberté sexuelle, dite loi du « seulement oui veut dire oui » (« ley del “solo si es sí” »), cette intégration fait l’objet de vives controverses juridiques en France (v. ici, ici, ici, ici et ). Sur la base de l’arrêt de la CEDH du 4 septembre dernier, apparaissent les enjeux d’une transformation du système pénal français à même de réprimer les actes sexuels non consentis, à la lumière de l’expérience espagnole.

Ce que dit la Cour européenne des droits de l’homme

L’affaire E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France concernait une ressortissante française ayant rejoint le service de pharmacie d’un centre hospitalier dirigé par le Dr K.B., de 16 ans son ainé. Elle avait été recrutée dans le cadre d’un contrat temporaire, en vue de se former à des fonctions d’encadrement et travaillait sous la supervision directe d’une cadre supérieure de santé, Mme A. K. Le 12 juin 2013, E.A. fut placée en arrêt de travail, puis elle fut hospitalisée en service de psychiatrie en raison d’une dépression sévère. E.A. révéla à A.K. qu’elle avait une relation intime avec K.B. et que celui-ci la harcelait. Elle fit part du caractère sadomasochiste de leur relation. Le 30 juillet 2013, le directeur adjoint du CH signala les faits au procureur de la République territorialement compétent, en indiquant spécifiquement qu’E.A. avait dénoncé une situation « d’emprise » et des « relations sexuelles forcées ». Par ailleurs, K.B. fut suspendu de ses fonctions le 5 août 2013, avant d’être révoqué du corps des praticiens hospitaliers.

Le 13 août 2013, le conseil d’E.A. déposa plainte à l’encontre de K.B. des chefs de viols aggravés, d’agressions sexuelles, de violences volontaires, de harcèlement moral, de harcèlement sexuel et d’abus de faiblesse. Le 28 février 2014, le procureur de la République ouvrit une information judiciaire à l’encontre de K.B. des chefs de violences volontaires et de harcèlement sexuel. K.B. fut renvoyé devant le tribunal correctionnel lequel, par un jugement du 25 septembre 2018, déclara K.B. coupable de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours et de harcèlement sexuel par une personne abusant de l’autorité que lui confère sa fonction. K.B. fit appel de ce jugement et, par un arrêt du 27 mai 2021, la Cour d’appel de Nancy infirma totalement le jugement rendu en première instance, relaxa K.B. de l’ensemble des chefs de la prévention et rejeta en conséquence les demandes d’indemnisation des parties civiles. Par ailleurs, le tribunal correctionnel ainsi que la cour d’appel rejetèrent les demandes d’E.A. et de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) tendant à la requalification des faits en agressions sexuelles aggravées. E.A. et l’AVFT se pourvurent en cassation et, le 16 février 2022, la Cour de cassation déclara les pourvois non admis.

Dans ce contexte, la CEDH condamne la France pour violation de ses obligations positives en vertu des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention), sous les angles matériel et procédural[1].

En effet, le viol et les agressions sexuelles graves tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention et mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention (§131). En découlent des obligations positives qui doivent être interprétées à la lumière des instruments internationaux pertinents (§132), et en particulier de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, du 11 mai 2011. Ces obligations positives se déclinent en l’adoption de dispositions pénales incriminant et réprimant de manière effective tout acte sexuel non consenti, et en l’application de ces dispositions au travers d’enquêtes et de poursuites effectives (§§133 s., v. aussi les principes présentés dans l’arrêt L. et autres c. France, §§192-202).

Or, dans l’affaire E.A., la CEDH a constaté, d’une part, les lacunes du cadre juridique en vigueur à la date des faits (§§148 s.). D’autre part, la CEDH a relevé les défaillances rencontrées lors de la mise en œuvre de ce cadre juridique tenant à la fois à l’exclusion des atteintes sexuelles dénoncées par la requérante du cadre de l’enquête, au caractère parcellaire des investigations, à la durée excessive de la procédure, et aux conditions d’appréciation du consentement de la requérante par les juridictions de jugement (§§152 s.). Sur ce dernier point, la CEDH a considéré que la Cour d’appel de Nancy a exposé la requérante à une forme de « victimisation secondaire » (§170).

Une réticence française à reconnaître l’absence de consentement, en contraste avec le droit espagnol

La CEDH relève d’abord l’absence de la notion de consentement dans la définition du viol qui est constitué par un tout acte de pénétration sexuelle, ou tout acte bucco-génital, « commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » (art. 222-23 du Code pénal). De même, l’agression sexuelle est constituée par « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou sur surprise » (art. 222-22, al. 1er du Code pénal). Dans le même temps, la CEDH reconnaît que la Cour de cassation prend de longue date le défaut de consentement en considération dans sa jurisprudence (§148). L’absence de consentement est appréhendée à partir d’éléments objectifs qui se focalisent sur le comportement de l’auteur. Il peut notamment résulter d’une « contrainte », aussi bien physique que morale, en tant qu’élément matériel de l’infraction. L’intention coupable, comme élément moral de l’infraction, suppose encore que l’auteur ait agi en ayant conscience de contraindre la victime.

Toutefois, dans le cas d’espèce, il faut relever que le tribunal correctionnel a rejeté la demande de requalification des faits reprochés à K.B. en agressions sexuelles aggravées au motif qu’il n’était pas établi qu’ils aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Partant, il n’a tiré aucune conséquence, en particulier au regard de la « contrainte », du fait que « que la requérante présentait des fragilités psychiques et émotionnelles connues de K.B., que celui-ci exerçait à son égard une autorité fonctionnelle dont il avait abusé, qu’il l’avait menacée de représailles professionnelles, qu’il avait eu à son égard un comportement agressif et humiliant ayant causé une dégradation progressive de son état de santé physique et mentale et qu’E.A. avait accepté de se soumettre à ses exigences compte tenu de son comportement au travail » (§161). Cette affaire est donc bien un exemple flagrant de ce que le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) dénonçait, dans son premier Rapport d’évaluation de référence sur la France du 19 novembre 2019 : la définition du viol en droit français engendre une « forte insécurité juridique générée par les interprétations fluctuantes des éléments constitutifs que sont la violence, la contrainte, la menace ou la surprise ».

Or, la Convention d’Istanbul, ratifiée par la France en 2014, prévoit bien que doivent être érigés en infractions pénales les actes sexuels « non consentis » (Convention d’Istanbul, art. 36). D’ailleurs, de nombreux États européens se sont conformés à ces engagements internationaux.

Depuis la loi organique de 2022, le droit pénal espagnol prévoit que l’agression sexuelle est constituée par « tout acte qui attente à la liberté sexuelle contre une autre personne, sans son consentement » (art. 178.1 du Code pénal espagnol). Le viol est une forme qualifiée d’agression sexuelle, spécifiquement lorsque l’acte comporte une pénétration (art. 179 du Code pénal espagnol).

À l’échelle de l’Union européenne, en revanche, la directive (UE) 2024/1385 sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée le 14 mai 2024, ne contient finalement pas de définition commune du viol, contrairement à la proposition initiale de la Commission sur laquelle un accord politique avait été trouvé entre le Parlement européen et le Conseil en février 2024. Or, la France a compté parmi les pays s’étant opposés à cette harmonisation de la définition du viol (v. ici).

Depuis, plusieurs propositions de loi ont néanmoins été déposées afin d’intégrer l’absence de consentement à la définition du viol et des agressions sexuelles, au nombre desquelles figure la proposition de loi no 842 enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 21 janvier 2025. Dans un avis rendu le 6 mars 2025, le Conseil d’État propose de définir le consentement en précisant que celui-ci « doit être libre et éclairé, spécifique, préalable et révocable ». Le texte a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale et au Sénat, et la commission mixte parlementaire est désormais attendue.

L’intégration du consentement comme critère d’incrimination : l’enseignement du droit espagnol

D’après la CEDH « [l]’enquête et ses conclusions doivent porter avant tout sur la question de l’absence de consentement » (§140) et « il incombe aux juridictions de jugement d’apprécier le consentement en procédant à une évaluation contextuelle des circonstances environnantes de l’espèce » (§142). À travers son arrêt, la CEDH met en lumière trois aspects essentiels de l’intégration du consentement dans la définition du viol, dont les enjeux sont déterminants pour l’incrimination et la répression des violences sexuelles.

Premièrement, le consentement est identifié comme traduisant « la libre volonté d’avoir une relation déterminée » (§140). La CEDH rappelle notamment sa jurisprudence constante en vertu de laquelle tout acte sexuel non consenti doit être incriminé et réprimé de façon effective, « y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique » (§134, v. aussi M.C c. Bulgarie, §§ 155-166). Dans le cadre de la loi espagnole, le consentement est vérifié lorsque la personne l’a « manifesté librement, par des actes qui, eu égard aux circonstances, expriment de manière claire sa volonté » (art. 178.1 du Code pénal espagnol). Ce « modèle positif du consentement » (« modelo positivo de consentimiento » ou « yes model ») s’inscrit dans un effort nécessaire pour « englober la situation de toutes les victimes non consentantes, notamment lorsque celles-ci sont en état de sidération » (v. Rapport du GREVIO, §192). À l’inverse, le GREVIO a souligné que la difficulté du droit pénal français réside dans l’obligation de caractériser la violence, la contrainte, la menace ou la surprise pour établir l’élément matériel, ce qui exclut toute autre voie de reconnaissance du défaut de consentement.

Deuxièmement, la CEDH affirme que le consentement est « par nature révocable » (§169). En effet, la libre volonté doit être observée « au moment où [la relation sexuelle] intervient » (§140) et « aucune forme d’engagement passé n’est susceptible de caractériser un consentement actuel » (§169). En l’espèce, la signature d’un « contrat maître-chienne » entre E.A. et K.B. n’était pas de nature à établir le consentement de la victime à l’ensemble des pratiques sexuelles violentes et des humiliations qu’elle avait ultérieurement dénoncées, contrairement à ce qu’a pu affirmer la Cour d’appel. En réalité, la CEDH a même considéré que la prise en compte d’un tel élément par la Cour d’appel « a exposé [E.A.] à une forme de victimisation secondaire, un tel raisonnement étant à la fois culpabilisant, stigmatisant et de nature à dissuader les victimes de violences sexuelles de faire valoir leurs droits devant les tribunaux » (§170). Au contraire, la CEDH a replacé la « négociation » de ce « contrat », en tout état de cause nul et inopposable, au cœur de la stratégie de coercition mise en place par K.B. Elle complète ainsi les circonstances dans lesquelles un État partie à la Convention peut manquer à ses obligations de protéger la dignité d’une personne en l’exposant à une « victimisation secondaire » (v. ici). Par conséquent, dans le contexte des violences sexuelles, il ne s’agit certainement pas de comprendre la notion de consentement comme étant à la base d’un engagement contractuel (v. ici et ici). Le caractère révocable du consentement à un acte sexuel écarte nécessairement le risque d’une « contractualisation » des relations humaines redouté par certains (v. ici et ici ; sur la précision du caractère révocable du consentement, à l’occasion de la réforme espagnole, v. ici, §5). D’ailleurs, cette conclusion n’est pas sans rappeler la décision H.W. c. France de la Cour EDH portant sur la valeur du consentement au mariage au regard du devoir conjugal (v. ici). Dans cet arrêt du 23 janvier dernier, la CEDH a jugé qu’était incompatible avec la Convention le prononcé d’un divorce aux torts exclusifs du conjoint ayant refusé d’avoir des relations intimes avec son époux.

Troisièmement, l’absence de consentement doit être identifiée « en tenant compte [des] circonstances » de l’espèce (§140), et en particulier des « circonstances susceptibles de caractériser l’absence de libre consentement aux relations sexuelles » (§128, v. aussi §143). Certaines associations féministes font d’ailleurs valoir la valeur probante dérisoire du « consentement » lorsqu’il est exprimé par une femme victime de violence (V. le Mémoire en tierce intervention de Osez le féminisme ! et 6 autres ONG). En l’espèce, la CEDH relève que les faits doivent être restitués dans leur contexte professionnel, que les agissements de K.B. s’apparentent à un contrôle coercitif ayant créé, comme l’a relevé le juge d’instruction, une « emprise psychologique extrêmement importante » à l’égard d’E.A., et que ces faits ont entraîné « une dégradation progressive de la santé physique et mentale de la requérante », qui était connue de K.B. Il ne s’agit donc pas de se fonder sur la seule perception de la plaignante, mais d’identifier le comportement de l’auteur « susceptible de placer la [victime] dans un état de particulière vulnérabilité et de porter atteinte à sa capacité de discernement » (§166). Il est hors de question de faire peser la preuve du consentement positif sur l’accusé, mais il faut tenir compte de la connaissance par l’auteur de ces éléments de vulnérabilités (§143). Ceci permet d’avoir égard à l’existence d’un lien d’autorité, non pas seulement comme une circonstance aggravante, mais bien à l’étape de l’évaluation du consentement (v. art. 178. 2 du Code pénal espagnol).

Au-delà de la loi : adapter le système pénal à la répression des violences sexuelles

La CEDH reconnaît, enfin, le principal problème rencontré dans les affaires de violences sexuelles : celui de la preuve (§141). En France, rappelons que le taux de classement sans suite est aujourd’hui de 70 % pour les viols et de 65 % pour les agressions sexuelles, et que moins de 7 % des plaintes enregistrées aboutissent à une condamnation (v. ici). Face à ce problème, certains avancent l’« effet [purement] symbolique » d’une réforme visant à insérer la notion de consentement dans la définition du viol (voir ici), voire le risque de « populisme pénal » si la loi est utilisée comme un outil de communication sans que rien ne change sur le terrain (v. ici). En Espagne, des doutes ont bien été émis sur la capacité de la réforme du droit pénal à remédier aux difficultés probatoires (v. ici, p. 277).

Ce qui importe alors est de permettre aux juridictions « d’examiner tous les faits pertinents et de statuer après s’être livrées à une appréciation de l’ensemble des circonstances » (§141). Il est donc légitime de se demander si un changement de paradigme dans la loi pourrait contribuer à une collection des preuves plus efficace par le parquet.

Dans l’affaire E.A., la CEDH constate précisément les défaillances de la mise en œuvre du cadre juridique au stade des investigations et des poursuites. Celles-ci se sont limitées aux chefs d’accusation de violences volontaires et de harcèlement sexuel aggravé, malgré des allégations défendables de viol et d’agressions sexuelles, et alors même que K.B. a été poursuivi pour des faits qui s’apparentent à des violences sexuelles, et notamment à des pénétrations anales non consenties. La CEDH relève aussi le manque de célérité et de diligence raisonnable, nécessaires à l’effectivité de l’enquête (§§156 s.). Elle constate que les investigations ont été lacunaires quant au « contexte d’emprise exercée par K.B. », notamment concernant l’étude de la correspondance d’E.A. et K.B. et la collecte d’éléments de preuves supplémentaires. Elle mentionne aussi la tardiveté de la saisie du matériel informatique de K.B. ayant entrainé le dépérissement des preuves numériques. Elle regrette encore l’absence d’investigations complémentaires afin d’établir un lien éventuel entre la capacité d’E.A. à consentir librement à des relations sexuelles et le constat d’un « traumatisme psychique d’une rare intensité et les signes cliniques d’un “syndrome de l’otage” » présentés par la requérante. Elle remarque enfin la durée globale de la procédure d’enquête et de jugement (de huit ans et six mois), la clôture de l’information judiciaire ayant, en particulier, été retardée de plus d’un an en raison des difficultés rencontrées pour faire réaliser une expertise psychiatrique de K.B.

Finalement, si la loi pénale a pour objet essentiel d’organiser la vie en société, la vertu pédagogique de la loi mérite également d’être soulignée. Il est évident que le droit pénal ne doit pas être en tous points régi par le débat public. Dans le même temps, l’opinion publique a indubitablement été un moteur de l’ajustement de l’Espagne à ses engagements internationaux. En effet, la réforme du droit pénal a suivi une affaire dite de la Manada ayant eu un fort retentissement médiatique (v. ici et ). En France, le procès dit des viols de Mazan a fait ressurgir la question de l’introduction de la notion de consentement dans la définition du crime de viol (v. ici). À l’heure où plusieurs affaires concernant la France sont toujours pendantes devant la CEDH, il apparaît indispensable de combiner l’aboutissement de la réforme législative avec une adaptation structurelle du système pénal, à l’instar de l’évolution déjà engagée en Espagne.

[1] La Cour EDH s’est prononcée au fond sur la seule requête d’E.A. Elle a conclu à l’inadmissibilité ratione personae de la requête de l’AVFT (§§101-103).

Par Maéva DESPAUX

Docteure en droit public de l’Université Toulouse-1 Capitole et l’Université Pompeu Fabra

Le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France : Expression de la souveraineté nationale ou élément du statut d’État membre de l’Union européenne ?

Quelques réflexions autour de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2025, Association la Cimade et autres, n°2025-1144 QPC

Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L 572-3 du code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile. Les dispositions concernées interdisent de transférer un demandeur d’asile vers l’Etat membre de l’Union européenne responsable de l’examen de la demande d’asile en cas de défaillances systémiques de cet Etat. Les associations requérantes considéraient qu’en ne prévoyant pas une telle interdiction lorsque l’Etat concerné manque à ses obligations en matière de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 26 juin 2013, les dispositions litigieuses méconnaitraient le droit d’asile garanti par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958. Elles estimaient notamment que le droit d’asile constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France qui donnerait une compétence dérogatoire à la République française d’examen de la demande d’asile en cas de manquement de l’Etat responsable à ses engagements au titre de la protection internationale. Elles demandèrent au Conseil constitutionnel de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour interpréter les dispositions concernées du règlement du 26 juin 2013.

Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel prononce un non-lieu à statuer[1].

Il considère, d’une part, qu’en l’absence d’une mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, il « n’est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne »[2], d’autre part, qu’il « n’est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France »[3]. Dès lors que les dispositions législatives litigieuses « se bornent à tirer les conséquences nécessaires de celles du paragraphe 2 de l’article 3 du règlement du 26 juin 2013 auxquelles elles font expressément référence »[4] et dès lors que « le droit d’asile (…) est également protégé par le droit de l’Union européenne », les exigences constitutionnelles qui en découlent « ne constituent donc pas des règles ou des principes inhérents à l’identité constitutionnelles de la France »[5].

En déclinant ainsi, en l’espèce, sa compétence de contrôle de constitutionnalité de normes européennes d’adaptation du droit interne au droit de l’Union européenne et en ne renvoyant pas de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel confirme que la découverte et la mise en œuvre du principe inhérent à l’identité constitutionnelle de France sont vouées à ne pas entraver l’articulation de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français.

Si en apparence, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France est perçu comme un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale (I), il s’avère en réalité comme un principe de bon fonctionnement de l’Union européenne dans ses rapports avec la France et constitue un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne (II).

I. En apparence, un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale

De prime abord, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, apparu dans la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006, n°2006-540 DC, apparaît comme un instrument de résistance la France ou comme l’ultime rempart face à la toute-puissance des normes européennes[6]. Il est tentant d’embrayer dans cette direction et d’inscrire ce principe dans le sillage de la jurisprudence de certaines cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales en lutte contre la primauté du droit de l’Union européenne à travers l’affirmation de l’identité étatique[7]. En effet, il est utilisé par le Conseil constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive européenne ou de l’adaptation du droit interne à un règlement européen. Selon la formule devenue rituelle : « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »[8]. Autrement dit, sans aller jusqu’à certaines extrémités, comme celle du Tribunal constitutionnel polonais qui déclare certains principes et dispositions du droit primaire de l’Union européenne comme contraires à la Constitution polonaise[9], ou encore celle de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui exerce un contrôle de l’ultra vires des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne[10], ni brandir des avertissements explicites de recours éventuel au contrôle de l’ultra vires à l’adresse de la Cour de justice de l’Union européenne comme le fait du Conseil d’Etat[11], le Conseil constitutionnel ne pose pas moins une limite à la primauté du droit de l’Union.

Au-delà des apparences, faut-il pour autant y voir l’instrument d’un souverainisme échevelé du Conseil constitutionnel ou plutôt celui de la prise en compte par lui de la logique de la Constitution européenne de la France[12], qui marque l’appartenance de la République française à l’Union européenne, et donc la construction progressive, en dialogue avec la Cour de justice, des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union européenne ?

II. En réalité, un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne

Une lecture sous l’angle des rapports de systèmes juridiques privilégie un regard fonctionnel de l’identité constitutionnelle en voyant celle-ci comme un instrument de régulation de ces rapports[13]. Une approche en termes d’intégration européenne est en harmonie avec cette lecture mais elle va plus loin : en dégageant la catégorie de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel pose les jalons des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union[14] vu du droit constitutionnel français. Sous cet angle, la décision 2025-1144 QPC donne quelques indications instructives et devenues classiques : dans les visas figure la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signe du fait que la protection des droits fondamentaux par l’ordre juridique de l’Union européenne est pris en compte par un Etat membre comme la France ; dans les considérants, la référence à l’article 88-1 de la Constitution souligne explicitement la dimension constitutionnelle de l’appartenance de la République à l’Union européenne. Une telle imbrication constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français est la manifestation de l’articulation étroite de l’entité englobante (l’Union européenne) et des entités englobées (les États membres) dans un ensemble non étatique en quête de qualification juridique adéquate.

À cet égard, il semble y avoir un décalage entre l’usage immodéré de mot et du concept de souveraineté dans la vie politique, dans certains courants doctrinaux et par certaines institutions nationales et supranationales, et de leur discrétion tant dans le droit primaire que dans la jurisprudence de la Cour de justice et des juridictions nationales. En effet, « le contournement de la terminologie de la souveraineté » a été mis en lumière[15], l’utilisation des expressions « identité nationale » (article 4 §2 du Traité sur l’Union européenne)[16] et « identité constitutionnelle » étant privilégié dans l’articulation de l’ordre et du système juridiques de l’Union européenne d’un côté, et de l’ordre et du système juridique des Etats membres de l’autre côté.

Le glissement vers la construction d’un statut juridique de l’Etat membre n’est pas que sémantique. En raison au moins du partage des valeurs communes entre les Etats membres de l’Union et l’Union elle-même proclamé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[17], l’identification d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France s’avère une tâche complexe. Du fait de l’appartenance constitutionnelle de la France à l’Union européenne, cette catégorie est vouée à demeurer marginale[18]. Si, sur la base de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Conseil constitutionnel lui a bien donné un contenu à travers « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administratives générales »[19], cette jurisprudence est loin d’avoir convaincu[20]. Il est en effet difficile de démontrer qu’un tel principe est véritablement spécifique à l’identité constitutionnelle de la France. Si on trouve de nombreux arguments en faveur de la qualification de la laïcité ou de la forme républicaine du gouvernement comme des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, il est beaucoup plus difficile d’étoffer cette catégorie dès lors que l’Union européenne garantit des principes équivalant à ceux que l’on peut mettre en avant en droit interne. C’est la leçon que l’on peut tirer de la décision Association La Cimade et autres du 27 juin 2025. La garantie accordée au droit d’asile par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[21] neutralise la qualification du droit d’asile comme principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

La catégorie des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France constitue davantage une soupape de sûreté dans un ensemble constitutionnel européen composé d’Etats membres qu’un véritable bouclier contre une prétendue suprématie et une supposée domination de l’Union européenne[22].

[1] https://libertescheries.blogspot.com/2025/07/le-droit-dasile-nest-pas-un-principe.html

[2] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 6 ; Cons. const., n°2021-940 QPC du 21 oct. 2021, Société Air France, cons. 9 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044213116

[3] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 10; Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 13.

[4] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 9.

[5] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 15.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=o0EVBWwDh10

[7] L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Pédone, 2011.

[8] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 8 ; Voir la formule initiale limitée à la transposition des directives : Cons. const., n°2006-540 DC du 27 juil. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 19.

[9] Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.

[10] Parmi une abondante littérature, D. Urania Galleta, J. Ziller, « Les violations flagrantes et délibérées du droit de l’Union par l’arrêt « inintelligible » et « arbitraire » du Bundesverfassungsgericht dans l’affaire Weiss », RTD Eur. 2020, p. 855 ; S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD Eur. 2017, p. 59 ; A. Pliakos, « Le contrôle de l’ultra vires et la Cour constitutionnelle allemande : le retour au dialogue loyal », Rev. UE, 2012, p. 21.

[11] Si dans l’exercice de sa fonction contentieuse, le Conseil d’Etat n’a pas cédé aux pressions d’y recourir (CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268), dans son Etude annuelle sur la souveraineté ; La souveraineté, Etudes et Documents du Conseil d’État 2024, La Documentation française), il nie à la Cour de justice la compétence de définir l’identité constitutionnelle et conteste l’interprétation volontariste du droit de l’Union par celle-ci : « il n’est pas envisageable que l’identité constitutionnelle soit in fine définie par la Cour de justice de l’Union européenne, fut-ce au terme, comme elle le suggère, d’un dialogue entre juges » (La souveraineté, EDCE 2024, , op.cit. p. 376).

[12] H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, 2017.

[13] M. Guerrini, L’identité constitutionnelle de la France, Thèse, Aix-Marseille, 2014.

[14] H. Gaudin (dir.), L’Etat membre de la Communauté et de l’Union européenne, Annuaire de Droit Européen, vol. 2, 2004, Bruxelles, Bruylant, pp. 3 et s. ; L. Potvin-Solis (dir.), Le statut de l’Etat membre de l’Union européenne, Bruylant, Bruxelles, 2017 ; B. Nabli, L’Etat intégré. Contribution à l’étude de l’Etat membre de l’Union européenne, Paris, Pédone, 2019 ; B. Nabli (dir.), L’Etat intégré. Un nouveau type d’Etat européen. Le cas de la France, Bruxelles, Bruylant, 2022.

[15] H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses Etats membres », Revue générale [En ligne], n°57741.

[16] Article 4§2 T.U.E : L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.

[17] Article 2 T.U.E : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

[18] D. Spielmann, conclusions du 11 mars 2025 sur Commission c. Pologne, aff. 448/23.

[19] Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 15.

[20] Par ex. J. Roux, « Les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France existent !. A propos de Conseil constitutionnel, 15 octobre 2021, 2021-940 QPC », D. 2022, p. 50.

[21] Article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Pour une recherche récente à ce sujet : M. Despaux, Le droit d’accès à la protection internationale dans l’Union européenne. Etude de l’impact de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur l’accès à un territoire et à une procédure, Thèse Université Toulouse Capitole, Université Pompeu Fabra de Barcelone, 10 juillet 2025.

[22] Sur ce blog : Th. Escach-Dubourg, « Quand l’identité constitutionnelle s’embrase. Plaidoyer contre son détournement », Nuances du droit [En ligne].

Quand l’« identité constitutionnelle » s’embrase

Plaidoyer contre son détournement

1°) Le retour d’un concept qui « sent la poudre »[1]

Après avoir suscité des flots de commentaires et nourri une activité doctrinale intense durant plusieurs décennies, le concept d’« identité constitutionnelle » paraissait avoir épuisé son pouvoir de fascination. On le croyait voué au repos de ces notions muséales, relégué dans les bibliographies comme une question réglée. Et pourtant – tel un spectre qui revient hanter les certitudes – il se dresse à nouveau au cœur de l’actualité juridique, plus chargé de tensions que jamais. L’affaire Commission c. Pologne[2], actuellement pendante devant la CJUE, agit comme un révélateur : c’est l’architecture même de l’Union qui se trouve mise en péril. Car la juridiction constitutionnelle polonaise a choisi d’affronter frontalement le principe de primauté du droit de l’Union européenne, jusqu’à en contester la portée et l’autorité par rapport à ce que Varsovie considère comme la substance de son propre ordre juridique. Dans ses récentes conclusions, D. Spielmann – ancien président de la CEDH – sonne l’alarme : « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union »[3].

Ce rappel, sous ses dehors techniques, résonne comme un véritable avertissement. Il ne s’agit pas seulement d’une chicane théorique entre juristes[4], mais d’une mise en garde adressée à l’Union tout entière : si chaque État membre pouvait invoquer son « identité » pour se dérober à ce qui fonde l’ordre juridique commun, c’est l’édifice unioniste qui verrait ses fondements se lézarder. Et le moment est propice à ce type de tension : on assiste depuis quelques années maintenant à ce qui pourrait bien être qualifié de moment nationaliste et illibéral, presque schmittien[5], c’est-à-dire le retour en force de l’État-nation, la tentation de mener une « politique identitaire » et l’affrontement des souverainetés, là où l’on pensait que le droit avait pacifié les oppositions. Or, la force de l’intégration repose précisément sur la primauté du droit, sur la conviction qu’un magistrat européen peut dire le Droit même contre les gouvernants et, si les circonstances l’y invitent, contre les règles constitutionnelles[6]. L’Union ne saurait tolérer une application « à la carte » de ses règles et, en particulier, de la valeur de l’État de droit : elle ne survivrait pas à un tel éclatement normatif. Cette mise en garde, à bien y regarder, n’a rien d’innocent : elle engage l’équilibre même entre intégration et souveraineté, et l’arrêt à venir pourrait bien entrer dans le panthéon des grandes décisions de Luxembourg, aux côtés des arrêts Costa c. ENEL ou encore de Les Verts qui ont donné à l’Union européenne son visage d’« Union de droit »[7].

2°) L’identité constitutionnelle : un concept ambivalent

Or, derrière le concept d’« identité constitutionnelle » se cache une ambivalence : parler d’« identité », c’est évoquer simultanément l’idée de permanence et celle de transformation[8]. Cependant, rapportée au droit (constitutionnel), l’« identité » n’est pas une simple photographie figée d’un ordre juridique à un moment donné.

Elle est plutôt un récit, une mémoire vivante qui conserve tout en métamorphosant. Elle dit ce qui, dans la trame constitutionnelle, demeure intangible, mais elle exprime également la capacité d’un ordre juridique à se reconfigurer pour continuer d’être lui-même.

L’« identité constitutionnelle » se présente ainsi comme un lieu de médiation : elle relie le passé et l’avenir selon l’intrigue retenue, elle permet aux États de se dire eux-mêmes, de tracer leurs lignes de continuité tout en restant ouverts au dialogue avec des ordres  juridiques extérieurs – comme celui de l’Union. Cette tension constitutive n’est pas un problème, elle est, à l’opposé, ce qui rend le concept opératoire : elle oblige à se demander ce « qui »[9], dans un ordre juridique, ne peut pas changer sans qu’il cesse d’être ce qu’il estune idiosyncrasie. Quels sont les principes, les valeurs, les droits qui forment le « noyau dur » d’une Constitution ? Répondre à cette question, c’est distinguer ce qui est disponible de ce qui ne l’est pas, ce qui peut être renégocié de ce qui doit être protégé. Au bout du compte, l’« identité constitutionnelle » n’est pas, quoi que l’on en dise, un instrument de repli, mais un espace de dialogue. Elle trace des « lignes rouges » pour mieux permettre à tout ce qui se situe en deçà de continuer à évoluer[10]. Elle n’est pas, malgré son ambiguïté congénitale, une fin de non-recevoir opposée à l’intégration européenne, mais davantage une façon de la penser plus finement, de rappeler qu’elle se construit avec les États et leurs traditions, non contre eux. Cette idée a d’ailleurs été élevée au rang de principe juridique par l’article 4 § 2 TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Et ce respect des traditions constitutionnelles travaille également la Charte des droits fondamentaux. Effectivement, son article 52 § 4 précise que « [d]ans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions ». De telles références ne sont pas de simples formules décoratives : elles confèrent à ces particularismes locaux un véritable statut normatif, et font de ceux-ci un instrument d’équilibre entre l’uniformité de l’ordre juridique de l’Union et le respect de la pluralité des cultures constitutionnelles. Et c’est bien là le pari de l’intégration européenne : faire de la diversité des traditions un ciment plutôt qu’une fracture, fidèle  à cette devise que l’on devrait méditer un peu plus souvent qu’on ne le fait – in varietate concordia.

3°) D’un concept défensif à une arme politique

D’ailleurs, historiquement[11], l’« identité constitutionnelle » s’est tout d’abord présentée comme un « bouclier » plus que comme une « arme de poing ». Son exemple canonique reste la célèbre saga judiciaire Solange en Allemagne. En 1974, dans Solange I, la Cour de Karlsruhe avait posé une exigence claire : « tant que la Communauté ne garantit pas une protection des droits fondamentaux équivalente à celle de la Loi fondamentale, la juridiction constitutionnelle fédérale se réserve le droit d’examiner la compatibilité de tous les actes communautaires avec les droits fondamentaux ». Cette position n’était pas une déclaration de guerre au droit européen, mais l’ouverture d’un dialogue exigeant : l’Allemagne acceptait l’intégration, mais pas au détriment de ses droits et libertés fondamentaux. Douze ans plus tard, dans Solange II, la même juridiction constatait les progrès accomplis grâce à la CJCE et levait son veto : la protection des droits fondamentaux au niveau communautaire était désormais jugée substantiellement équivalente. Finalement, ce retournement illustre le sens profondément dynamique, voire pragmatique, de l’« identité constitutionnelle » : cette dernière n’est pas une forteresse inébranlable, plutôt un poste  de vigie. La décision de 2009 sur le traité de Lisbonne a confirmé ce rôle de gardienne vigilante : la juridiction y a affirmé que certaines compétences devaient rester réservées à l’État allemand, même dans le contexte d’une intégration plus poussée. Loin donc d’être un frein à l’intégration, l’« identité constitutionnelle » a fonctionné, dès l’origine, comme une clause de sauvegarde, rappelant que l’Europe n’est pas un espace d’effacement des particularités, mais un projet qui suppose leur préservation. Mais le constat, depuis lors, s’est enténébré.

Certaines juridictions juridictionnelles se saisissent de ce concept, non pas pour en faire un rempart protecteur des droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir.

En Pologne, pour retrouver la décision d’octobre 2021, le Tribunal constitutionnel l’a invoqué pour légitimer des réformes affaiblissant l’indépendance de la magistrature et se soustraire aux décisions de la CJUE. En Hongrie[12], il a servi de paravent juridique à des politiques restreignant l’action des ONG et durcissant l’accueil des réfugiés. En Russie, avant son retrait du Conseil de l’Europe, la Cour constitutionnelle s’en est prévalue pour refuser l’exécution d’arrêts de la CEDH[13]. Ce qui fut d’abord pensé comme un bouclier défensif, protecteur, s’est mué, par un glissement discret, en glaive brandi contre l’État de droit. Cette inversion du sens originel rompt le pacte de confiance entre États membres, alimente une dynamique de fragmentation et menace de transformer le « dialogue des juges » en un authentique bras de fer, où l’affrontement l’emporterait sur toute collaboration.

4°) L’archéologie du concept : retrouver son « noyau »

Pour surmonter le malaise actuel, il faut revenir aux fondations mêmes de l’« identité constitutionnelle ». L’exercice est quasiment archéologique : il s’agit de dégager des usages, les « couches » de sens, de remonter aux problèmes et besoins originels qui ont faire émerger le concept[14], d’en exhumer le cœur battant. Car, comme l’ont révélé des auteurs, aucun concept n’existe en apesanteur[15] : il prend sens dans un contexte, dans des pratiques, dans une histoire[16]. L’« identité constitutionnelle » est née précisément pour combler une lacune : assurer que le processus d’intégration européenne ne se ferait pas aux prix des garanties constitutionnelles minimales. Elle fut pensée – on le suggérait déjà – comme une espèce d’« assurance-vie des droits  fondamentaux », un garde-fou destiné à sauvegarder l’essentiel tout en laissant l’ordre juridique évoluer. Sa vocation première n’était pas de dresser des murailles, mais de rappeler qu’existe une base commune que l’on ne saurait miner sans s’oublier[17]. Le « noyau dur » dudit concept se découvre dans ses usages primitifs et dans l’intuition que l’on peut se faire de son contenu : l’« identité constitutionnelle » renvoie, en tout premier lieu, à la garantie des droits fondamentaux[18].

En d’autres mots, il n’est pas d’invocation tolérable, crédible, de l’« identité constitutionnelle » qui peut faire abstraction de cette exigence.

Tout bien considéré, les droits fondamentaux ne sont pas seulement une limite externe, mais bien une condition interne, constitutive du concept d’« identité constitutionnelle » – c’est-à-dire son critère de validité autant que sa raison d’être. Par conséquent, en faire un instrument de restriction ou, pire encore, de contournement des droits fondamentaux revient à trahir ses horizons, à flouer les engagements charnières que ce concept avait vocation à préserver. Pour autant, une telle fidélité au noyau n’implique nullement l’immobilisme : l’« identité constitutionnelle » n’est pas un monument de pierre, comme on l’avouait, plutôt une idée vivante, susceptible de se reconfigurer au gré des contextes politiques et sociaux. Elle peut s’adapter, mais elle ne saurait être invoquée pour, par exemple, saper les bases de l’État de droit ou pour légitimer des dérives nationalistes. C’est précisément ce que rappelle avec vigueur D. Spielmann dans les conclusions mentionnées : la sauvegarde de l’État de droit, dit-il, ne peut être modulée selon la conjoncture ni réduite à une simple variable d’ajustement politique. Car la primauté du droit de l’Union, insiste-t-il, n’est pas une option parmi d’autres, mais un principe « intangible » de l’édifice européen[19], un élément incessible.

5°) Un concept à sauver, pas à enterrer

Faut-il alors se méfier de l’« identité constitutionnelle » ? Sans doute, si elle devient le paravent commode de politiques identitaires ou l’instrument d’une souveraineté possessive et extrémiste.

Mais non, si on la lit pour ce qu’elle est fondamentalement : une invitation à penser l’articulation de l’unité et de la diversité au sein de l’Union.

Loin d’être un obstacle au projet européen, elle en est, à rebours, l’une de ses « clés de voûte » : elle rappelle que l’intégration ne consiste pas à niveler, mais à mettre en dialogue les traditions constitutionnelles, à les faire converser sans les réduire au silence. Elle impose aux États de protéger ce qui constitue leur « cœur » normatif, tout en les obligeant à se tenir solidaires dans l’espace commun[20]. Loin de raccourcir l’horizon de l’UE, l’« identité constitutionnelle » peut le densifier : elle exige que les normes européennes respectent la diversité, mais sans renoncer aux valeurs communes, aux exigences primaires. Dit autrement encore, l’« identité constitutionnelle » n’est pas un refuge commode pour le repli, davantage un instrument de co-responsabilité : elle relie les États par ce qu’ils  ont de plus essentiel, leur impose de protéger ce qui fonde leur ordre juridique tout en demeurant liés au projet commun. C’est la raison pour laquelle l’affaire Commission c. Pologne se présente comme une épiphanie, un « moment de vérité ». Si la CJUE vient à reconnaître que l’« identité constitutionnelle » ne peut être invoquée pour contourner les exigences de l’État de droit, elle réaffirmera que ce concept n’est pas une échappatoire, mais plutôt une exigence permanente, et qu’il ne saurait être employé – comme l’a largement révélé l’archéologie de ses usages – pour vider de leur substance les engagements pris envers l’Union. Faute de quoi, on assisterait à un dévoiement, un détournement, à ce que certains auteurs nomment – pour mieux le condamner – actuellement : un « abus de l’identité constitutionnelle »[21] au regard des attentes conceptuelles « légitimes ».

6°) Une promesse à honorer

En définitive, il faut le seriner : le concept d’« identité constitutionnelle » n’a jamais été pensé – ou, mieux, utilisé – pour dynamiter l’intégration européenne, mais pour l’accompagner, l’appuyer et l’approfondir, en garantissant que celle-ci ne se fasse pas au préjudice des droits fondamentaux. Au fond, il porte une promesse : celle d’enraciner les droits dans les traditions nationales tout en les inscrivant dans un espace commun. Détourner ce concept, comme on le constate aujourd’hui, pour se soustraire aux principales exigences de l’État de droit, c’est non seulement trahir sa vocation et les attentes qu’il nourrit, mais également priver l’Union d’un instrument de négociation, d’un lieu de médiation indispensable. Non pas un instrument de compromission, mais de recherche de compromis[22], d’ajustement permanent, nécessaire pour redéfinir ensemble un horizon de références partagées. Partant, l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un moment décisif – et peut-être même historique –, car ce qui s’y joue n’est rien de moins que le sens, dans les deux acceptions du mot, à donner au pacte constitutionnel européen pour l’avenir et la capacité de l’Union à résister à toute tentative de neutralisation de ses convictions profondes. L’histoire n’est pas achevée : elle continue de s’écrire sous nos yeux et rappelle que l’équilibre funambulesque entre unité et diversité demeure un exercice sans cesse recommencé[23], dans un ordre juridique en perpétuel mouvement – et foisonnant comme un « rhizome »[24].

[1] J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, p. 137.

[2] Affaire C-448/23.

[3] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 90].

[4] D’ailleurs, c’est ce que l’avocat général s’efforce de mettre en évidence : ibid., § 84.

[5] L’on pense en particulier à cette dynamique, qui traverse sa Théorie du partisan, de l’« ami » et de l’« ennemi » et qui dresse les groupes les uns contre les autres (C. Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, Flammarion, coll. “Champs classiques”, Paris, 2009, p. 64).

[6] CJUE, 26 septembre 2024, MG, aff. C‑792/22 [§ 62].

[7] Pour approfondir : L. Laithier, « L’Union européenne, une Union de droit ? Analyse de la portée du modèle de l’État de droit lors du récent épisode des réformes judiciaires polonaises », RDLF [En ligne], chron. n° 42, 2019.

[8] P. Ricœur, en distinguant l’« identité-mêmeté » – ce qui reste identique – et l’« identité-ipséité » – ce qui change sans se renier – fournit une clé précieuse pour comprendre cette dialectique, qui trouve à se réconcilier dans le concept d’identité narrative.

[9] Et c’est lui qui est le cœur de l’interrogation d’après le philosophe : P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, Seuil, coll. “Points – essais”, Paris, 2017, p. 62.

[10] D’ailleurs, c’est un peu la même idée qui semble guider les valeurs de l’article 2 TUE comme élément important de l’identité « constitutionnelle » de l’Union. Tout du moins, c’est ce qu’on peut lire dans les conclusions de T. Ćapeta sous l’affaire Commission c. Hongrie : « les choix constitutionnels nationaux ne peuvent pas aller au-delà de ce cadre commun. À cet égard, comme je l’ai déjà proposé, l’article 2 TUE pourrait être compris comme imposant des “lignes rouges” qui, si elles étaient franchies, appellent une réaction afin de défendre le modèle constitutionnel de l’Union » (§ 221).

[11] Dans une certaine mesure : F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, LGDJ, coll. “Bibliothèque constitutionnelle et de science politique”, Paris, 2013, pp. 81-84.

[12] Décision 22/2016. (XII. 5.) AB on the Interpretation of Article E) (2) of the Fundamental Law [§ 49].

[13] Pour approfondir : A. Zotééva et M. Kragh, « From Constitutional Identity to the Identity of the Constitution: Solving the Balance of Law and Politics in Russia », Communist and Post-Communist Studies, n° 54, 2021, pp. 176-195.

[14] Car tout concept répond toujours à une problématique et des besoins spécifiques : G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éd. de Minuit, coll. “Reprise”, Paris, 2005, p. 24.

[15] M. Queloz et D. Cueni, « Left Wittgensteinianism », European Journal of Philosophy, n° 29, 2021, pp. 758-777, spéc. p. 770.

[16] Comme une phrase ne se pose pas dans l’absolu, le concept est le produit d’un certain contexte d’où il émerge (G. Gusdorf, La parole, PUF, coll. “Quadrige”, Paris, 1952 [rééd. 2016], p. 79). On pourrait presque dire, en empruntant toujours les mots de cet auteur, que chaque concept est à sa manière pensée de circonstance, une idée historique (ibid., p. 80).

[17] Sans oublier ce lourd et malheureux héritage que le projet européen porte depuis ses premières ébauches, à savoir : plus jamais cela.

[18] Voy. F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, op. cit., p. 73.

[19] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 85].

[20] CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23 [§ 50 et § 93].

[21] Entre autres : J. Scholtes, « Abusing Constitutional Identity », German Law Journal, n° 22, 2021, pp. 534-556. Encore : H. Gaudin, « Et si l’on parlait de l’abus de droit d’un État membre en matière de citoyenneté de l’Union ? À propos de l’arrêt de la Cour de justice rendu en Grande Chambre, le 29 avril 2025, Commission c/Malte, dans l’affaire dite des Golden Passports », L’Observateur de Bruxelles, n° 139 (à paraître).

[22] Voy. P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, op. cit., pp. 132-133.

[23] Comme le soulignait dernièrement l’avocate générale T. Ćapeta dans ses conclusions, du 5 juin 2025, sur l’affaire Commission européenne c. Hongrie (aff. C‑769/22) : le projet de l’UE est d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220).

[24] Pour pousser l’analyse sur les implications d’une telle métaphore : R. M. Kattula, « Our Rhizomatic Constitution », Harvard Law School – Journal on Legislation [En ligne], 2025.

Les valeurs de l’Union européenne : fondements, effectivité et mise à l’épreuve

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000.
  • Articles 2 et 3 TUE.
  • Article 6 TUE.
  • Article 7 TUE.
  • Articles 49 et 50 TUE.
  • CJUE, GC, 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16.
  • CJUE, GC, 5 novembre 2019, Commission européenne c. Pologne, aff. C-192/18.
  • CJUE, GC, 19 novembre 2019, A. K. c/ Krajowa Rada Sądownictwa et CP, DO c/ Sąd Najwyższy, aff. jtes C-585/18, C-624/18 et C-625/18.
  • Ordonnance du 8 avril 2020
  • CJUE, GC, 26 mars 2020, Miasto Łowicz, aff. C-558/18 et C-563/18
  • CJUE, 27 octobre 2021, Commission c/ Pologne, aff. C-204/21.
  • CJUE, 16 février 2022, Hongrie et Pologne c/ Parlement et Conseil, C-156/21 et C-157/21.
  • Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021, n° K 3/21.
  • Conclusions de M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C-448/23.
  • Conclusions de Mme Tamara Ćapeta, 5 juin 2025, Commission européenne c. Hongrie, aff. C-769/22.

1°) L’émergence et la consécration des valeurs

 L’affirmation des valeurs de l’Union européenne s’inscrit manifestement dans un vaste processus de constitutionnalisation de l’intégration européenne, véritable fil directeur de son évolution depuis les premières Communautés européennes. La consécration des fondements de l’Union, désormais inscrite dans le TUE depuis Amsterdam, a été précédée d’une maturation progressive, nourrie à la fois par les textes politiques et par la jurisprudence. Une première vague de références explicites apparaît dès les années 1970, témoignant de la volonté de doter la Communauté d’un socle normatif commun :

Elle fuit suivie d’une deuxième vague particulièrement importante :

Toutefois, ces textes, pour importants qu’ils soient, ne se sont pas immédiatement traduits par des dispositions de droit positif. Leur portée est restée essentiellement programmatique, même si certaines clauses des traités, ainsi que plusieurs positions jurisprudentielles, en annonçaient déjà les contours. On peut ainsi voir, dans le préambule du traité CEE du 25 mars 1957 ou dans celui de l’Acte unique européen du 28 février 1986, des références explicites à ces principes, attestant de leur présence latente bien avant leur consécration formelle.

Il a fallu attendre l’adoption du TUE en 1992 pour que ces fondements soient expressément inscrits dans les traités constitutifs. Le préambule du traité proclamait l’« attachement » des États membres aux principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de l’État de droit. L’article 6 § 1 faisait référence aux systèmes de gouvernement des États membres, tous fondés sur les principes démocratiques, tandis que le § 2 rappelait la protection des droits de l’homme. Le véritable tournant survient, à bien regarder, avec le Traité d’Amsterdam en 1997, qui érige ces principes en « principes fondateurs » de l’Union à valeur contraignante. Désormais inscrits à l’article 6 § 1, ils s’imposent tant aux institutions qu’aux États  membres, sous peine de sanctions politiques pouvant aller jusqu’à la suspension de certains droits en cas de violation grave. L’article 6 proclame en toutes lettres : « L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres ». Or, cette exigence n’est pas seulement interne : elle s’étend aux États candidats à l’adhésion, tenus de se conformer à ces principes (article 49 TUE), mais aussi aux États tiers, soumis à des clauses de conditionnalité politique dans les accords conclus avec l’Union ou dans les actes unilatéraux leur accordant des avantages.

Il convient également de souligner l’importance de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée en décembre 2000 lors du Conseil européen de Nice. Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009, elle a acquis la même valeur juridique que les traités (article 6, paragraphe 1, TUE). La Charte ne se limite pas à réaffirmer les droits existants : elle en précise le contenu et les articule explicitement autour d’un ensemble de valeurs. Son préambule proclame : « Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et de l’État de droit […]. L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes […] ». Cette référence explicite à la dignité, à la liberté et à l’égalité témoigne d’une volonté – clairement exprimée dans le praesidium de la Convention – de lier l’intégration européenne à un projet éthique et politique, au-delà du seul marché intérieur.

De même, le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a constitué un moment fondamental dans la consécration des valeurs de l’Union. Son article I-2 en proposait une formulation solennelle : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». D’ailleurs, le traité s’y référait à la fois dans son préambule et en faisait le fil conducteur de l’ensemble de ses dispositions. Il intégrait la Charte des droits fondamentaux comme sa deuxième partie, offrant dès lors une cohérence nouvelle entre les principes fondateurs de l’Union et la protection des droits et libertés fondamentaux.

La consécration des valeurs atteint son aboutissement avec le Traité de Lisbonne. Celui-ci reprend, à l’article 2 du TUE, la formulation du TECE en érigeant les valeurs en véritable socle constitutionnel de l’Union : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Cette réécriture marque un vrai tournant : les anciens « principes » deviennent dorénavant des « valeurs », notion plus englobante et dotée d’une portée constitutionnelle accrue. L’énumération initiale (liberté, démocratie, État de droit, respect des droits de l’homme) est augmentée de la dignité et de l’égalité, ainsi que d’une mention explicite des droits des personnes appartenant à des groupes minoritaires – ajout qui visait notamment à rassurer certains États, dont la Hongrie, sur la reconnaissance de leur diversité interne.

Toujours est-il que ces valeurs ne sont pas des pétitions de principe : elles sont assorties de  mécanismes de sauvegarde. En ce sens, l’article 7 du TUE organise un contrôle politique permettant de prévenir et de sanctionner toute violation grave et persistante de ces valeurs par un  État membre. Cette procédure – parfois qualifiée d’« arme nucléaire » – peut aller jusqu’à la suspension de certains droits, particulièrement du droit de vote de l’État concerné au sein du Conseil. L’exigence de respect des valeurs dépasse aussi le cercle des États membres comme on l’observait préalablement. Elle s’impose à tous les États candidats, qui doivent démontrer leur adhésion effective à ce socle normatif pour pouvoir rejoindre l’Union, ainsi qu’aux États tiers. Ainsi, les valeurs de l’article 2 TUE ne se limitent pas à un rôle déclaratif : elles deviennent un instrument de régulation, de convergence et de protection de l’identité – du « génome » – de l’Union.

Pour être tout à fait exact, il convient de distinguer les « valeurs », qui constituent le socle normatif de l’Union (art. 2 TUE), des « objectifs » qui définissent les finalités concrètes de son action (art. 3 TUE). Si les objectifs sont largement hérités du projet de Constitution européenne, ils prolongent et mettent en œuvre les valeurs en leur donnant une orientation téléologique. C’est  pourquoi l’article 3 du TUE dispose la chose suivante : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples […]. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant […]. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l’élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la Charte des Nations Unies ». Cette articulation montre que les « valeurs » fournissent un cadre axiologique, tandis  que les « objectifs » traduisent ces valeurs en lignes d’action et politiques concrètes. Leur  mise en œuvre bénéficie d’un haut degré de juridictionnalisation, puisque la compétence de la CJUE s’étend à l’ensemble du droit primaire – TUE et TFUE, hors PESC –, assurant ainsi un contrôle juridictionnel sur le respect de ces objectifs.

En somme, l’article 2 du TUE n’est pas isolé, puisque l’on retrouve les valeurs dans tout un tas d’articles – les 6, 7, 19, 49 du TUE – attestant que les valeurs se situent au soubassement de la construction de l’UE. Et les « objectifs » mentionnés à l’article 3, lorsque les distingue – sans les opposer – des « valeurs », traduisent bien cela.

2°) L’État de droit : pierre angulaire des valeurs et du projet européen

La mention de l’État de droit se veut une référence à un principe propre aux régimes démocratiques, que reconnaissent tant les constitutions nationales, de manière plus ou moins explicite, que les instruments internationaux de protection des droits de l’Homme.

  • La « communauté de droit». – Dès 1959, Walter Hallstein, alors président de la Commission de la CEE, forgeait l’expression de « Communauté de droit » pour tenter d’empoigner la nature particulière de l’intégration européenne. L’idée était limpide : la Communauté devait constituer une transposition, au niveau supranational, des principes de l’État de droit. Cette conception a trouvé une première consécration textuelle dans le préambule du TUE de 1992. Certes, une telle « communauté de droit » était à l’époque encore balbutiante et marquée par de nombreuses lacunes. Mais, au fil des révisions successives des traités et grâce à l’œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice, elle s’est progressivement rapprochée du modèle de l’État de droit qui prévaut dans les ordres constitutionnels des États membres, jusqu’à incarner aujourd’hui une véritable Union de droit.

Assurément, c’est la Cour de justice qui a donné toute sa réalité et profondeur à l’idée de « Communauté de droit » dans son célèbre arrêt Les Verts c. Parlement européen du 23 avril 1986, dans  lequel elle reconnaissait que : « la Communauté est une Communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité ». Cette formule a depuis été régulièrement mobilisée, notamment pour justifier l’ouverture de voies de recours et pour consacrer le principe de coopération loyale inscrit à l’article 10 (ex-article 5) du traité CE. Si la CJ emploie quelquefois la notion plus large d’« État de droit » pour évoquer les principes fondamentaux qui structurent l’ordre juridique de l’Union, cette terminologie n’implique pas une véritable différence de nature avec l’idée de « Communauté de droit ». D’ailleurs, son premier avis sur l’Espace économique européen (CJCE, avis C-1/91, 14 décembre 1991), elle est même allée jusqu’à qualifier le traité de « charte constitutionnelle d’une Communauté de droit » [§21], consacrant, par là même, l’ambition constitutionnelle du projet européen. Cette conception, intimement liée au principe démocratique et la protection des droits  fondamentaux, a accompagné tout l’approfondissement du droit de l’Union. Elle s’est consolidée et approfondie au fil des révisions des traités, de l’adoption de nouveaux textes de droit dérivé et d’une jurisprudence toujours plus exigeante, jusqu’à devenir l’un des « traits » de l’Union elle-même.

  • Vers l’« Union de droit » – La création de l’Union européenne par le Traité de Maastricht a prolongé, voire approfondi, l’idée de « Communauté de droit ». En regroupant les Communautés européennes et de nouvelles formes de coopération intergouvernementale, l’Union européenne ne pouvait se concevoir autrement que comme une construction juridique aspirant à devenir une véritable Union de droit, fondée sur le principe de l’État de droit et soumise au respect des traités comme charte constitutionnelle commune. D’ailleurs, cette ambition a été consolidée par le Traité d’Amsterdam, qui a érigé l’État de droit en principe fondateur de l’Union. Elle se heurtait toutefois à une difficulté majeure : l’extension de ce principe aux domaines relevant des deuxième et troisième piliers (PESC et coopération policière et judiciaire en matière pénale). En effet, la prévalence de la méthode intergouvernementale dans ces domaines limitait alors l’épanouissement des mécanismes caractéristiques de l’État de droit, beaucoup plus présents dans la méthode communautaire, notamment à travers la juridictionnalisation et le contrôle juridictionnel. Plusieurs États membres se sont opposés à toute évolution susceptible de renforcer la supranationalité de l’Union dans ces secteurs sensibles. Ce n’est qu’avec le Traité de Lisbonne que ces résistances ont été partiellement surmontées : l’ex-troisième pilier a été pleinement intégré dans l’ordre juridique de l’Union et soumis au contrôle de la CJUE. C’est dans ce contexte que cette dernière a employé pour la première fois, dans un arrêt du 29 juin 2010 (procédure pénale c. E. et F., C-550/09), l’expression « Union de droit », appelée à remplacer celle-là de « Communauté de droit » dans une perspective élargie : « L’Union est une Union de droit dans laquelle ses institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes, notamment, avec le traité FUE et les principes généraux du droit. Ledit traité a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions de l’Union…». Par cette affirmation, la CJUE a consacré l’idée que l’Union, dans toutes ses composantes, est soumise à un contrôle juridictionnel effectif, marquant l’aboutissement du processus de juridictionnalisation engagé depuis les premières années de la construction communautaire.
  • Avancées vers l’Union de droit – Tirer toutes les conséquences de la valeur qu’est l’État de droit est un processus dynamique, marqué à la fois par des acquis et par des zones de conquête encore ouvertes. Si certains traits de l’Union de droit apparaissent aujourd’hui solidement établis, d’autres continuent de susciter controverses et résistances. Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a représenté une étape déterminante sur ce chemin, sans pour autant constituer un aboutissement. En classant l’État de droit parmi les valeurs fondatrices de l’Union, il confirmait les apports du Traité d’Amsterdam, tout en introduisant une variation terminologique notable, préférant le terme de valeurs à celui de principes. La Charte des droits fondamentaux, intégrée comme deuxième partie du TECE, renforçait cette logique en articulant explicitement les droits et libertés autour de ce socle axiologique. Le TECE proposait, par ailleurs, une série de réformes destinées à affermir l’« Union de droit, » qu’il s’agisse de la clarification des sources normatives ou bien du perfectionnement du système de recours, deux piliers essentiels de l’État de droit dans un ordre juridique supranational. Le Traité de Lisbonne, reprenant l’essentiel des apports du TECE, a intégré ces avancées dans le TUE et le TFUE, enrichissant le système complexe des sources de droit de l’Union et renforçant encore la juridictionnalisation de l’ordre juridique européen.

Néanmoins, les crises hongroise et polonaise, marquées par l’adoption de réformes jugées incompatibles avec les standards européens en matière d’indépendance de la justice et de respect des droits fondamentaux, ont replacé cette valeur au centre du débat européen. Elles lui ont également conféré un contenu renouvelé et plus substantiel, en transformant cette notion en véritable critère d’évaluation du respect des engagements des États membres et en catalyseur d’une nouvelle dynamique jurisprudentielle et politique au sein de l’Union.

3°) Les crises hongroise et polonaise : l’épreuve de vérité

L’arrêt du 27 février 2018, Association syndicale des juges portugais, marque, en ce sens, un tournant décisif dans la construction jurisprudentielle de l’État de droit au sein de l’UE. Par cet arrêt fondateur, la CJUE a posé les bases de quelque chose de fort et d’inédit : la question de l’indépendance des juges nationaux est désormais abordée comme un élément constitutif de la valeur de l’État de droit, ce qui redéfinit en profondeur les relations entre l’Union et les systèmes judiciaires des États membres. Effectivement, la CJUE y interprète l’article 19 § 1 second alinéa TUE, en ce sens qu’il « concrétise la valeur de l’État de droit » mentionnée à l’article 2 TUE. Par conséquent, elle en déduit qu’il appartient à tous les États membres, en vertu du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4 § 3 TUE, d’assurer aux justiciables un droit effectif à une  protection juridictionnelle dans tous les domaines couverts par le droit de l’Union. Cela implique la mise en place d’un système de voies de recours et de procédures garantissant un contrôle juridictionnel effectif.

Par cette décision, somme toute, la Cour a ouvert la voie à un contrôle renforcé de l’indépendance des juridictions nationales et, plus largement encore, à une juridictionnalisation accrue des valeurs de l’Union, faisant de l’État de droit un standard opératoire et non plus seulement une référence symbolique. Cet arrêt de 2018, on l’observe mieux, est véritablement séminal : en liant pour la première fois l’article 2 TUE (valeurs de l’Union) et l’article 19 TUE (protection juridictionnelle), la Cour a ouvert la voie à une série de décisions majeures. Celles-ci portent, d’une part, sur l’indépendance des juges nationaux, dorénavant considérée comme un élément constitutif de l’État de droit et donc un critère de contrôle du respect des engagements des États membres envers l’Union. D’autre part, elles établissent un lien direct entre le respect des valeurs de l’article 2 TUE et la confiance mutuelle qui fonde l’espace de liberté, de sécurité et de justice – notamment le mécanisme du mandat d’arrêt européen. Si le premier aspect concerne principalement les rapports entre l’Union et les États membres (contrôle de leurs systèmes judiciaires), le second dimensionne la problématique au niveau horizontal, en affectant les relations entre États membres et en conditionnant la « reconnaissance mutuelle » de leurs décisions judiciaires. Bref, l’effet combiné des articles 2 et 19 TUE confère une dimension nouvelle à l’exigence d’indépendance et d’impartialité des juges nationaux, qui vient s’ajouter à celle déjà requise par l’article 267 du TFUE et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Comme l’avait rappelé la Cour dans l’arrêt Simmenthal en date du 9 mars 1978, les juges nationaux sont également juges de l’ordre juridique de l’Union et, à ce titre, garants de son effectivité. Leur indépendance devient dès lors une condition structurelle du fonctionnement de l’Union et se décline sous trois angles complémentaires, pouvant s’appliquer séparément ou se cumuler, avec des conséquences d’intensité variable.

a) L’indépendance au regard de l’article 267 TFUE

L’article 267 TFUE confère aux juridictions nationales le pouvoir – et quelquefois même le devoir – de poser des questions préjudicielles à la CJUE. Cependant, pour être qualifié de « juridiction » au sens de cet article, l’organe de renvoi doit présenter un certain nombre de caractéristiques, parmi lesquelles figure, entre autres, l’indépendance. Si la CJUE conclut qu’un organe ne remplit pas ces critères, elle se borne à rejeter la question préjudicielle, sans obliger l’État  membre à modifier le statut de l’organe concerné. Or, la qualification de « juridiction » repose sur une série d’éléments cumulatifs : l’origine légale de l’organe, son caractère permanent, le caractère obligatoire de sa compétence, la nature contradictoire de la procédure, l’application de règles de droit, ainsi que l’indépendance.

b) L’indépendance au titre de l’article 47 de la Charte

L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux garantit à tout justiciable le « droit à un tribunal indépendant et impartial, » ce qui constitue un élément essentiel du droit à un procès équitable. Dans son arrêt LM du 25 juillet 2018, la CJUE a rappelé que ce droit subjectif doit être  effectivement assuré par les États membres chaque fois qu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. L’interprétation de l’article 47 s’aligne sur celle de l’article 6 CEDH, conformément à l’article 52 § 3 de la Charte, pour assurer un niveau de protection équivalent. Lorsque la CJUE constate une violation de ce droit dans une procédure nationale, l’État est alors tenu d’adopter toutes les mesures nécessaires pour préserver la primauté et l’effectivité du droit de l’Union. Toutefois, l’invocation de l’article 47 est limitée au champ d’application du droit de l’Union, défini à l’article 51 de la Charte.

Fort de toutes ces précisions, l’arrêt Association des juges portugais montre que l’article 19 § 1 TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, offre un instrument permettant de contester des atteintes générales ou systémiques à l’indépendance et l’impartialité des juges dans les États membres, susceptibles de compromettre le respect de l’État de droit. Ce lien avec les principes suprêmes de l’article 2 du TUE permet de dépasser le principe de l’autonomie procédurale des États et, par-dessus tout, de fonder une intervention de l’Union même lorsque les réformes litigieuses ne concernent pas strictement la « mise en œuvre » d’un acte de droit de l’Union. Autrement dit, cette approche permet de dépasser le champ d’application plus restreint de l’article  47 de la Charte, limité par son article 51. La CJUE a d’ailleurs précisé que l’article 19 du TUE « vise les domaines couverts par le droit de l’Union, indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte » (arrêt LM). Cette interprétation élargie consacre l’article 19 du TUE comme une véritable clause de sauvegarde de l’État de droit dans l’Union.

S’appuyant sur l’arrêt fondateur du 27 février 2018, la CJUE a progressivement affiné ses critères d’analyse de l’indépendance des magistrats dans le cadre des « affaires polonaises », en particulier face à des situations révélant un risque de défaut systémique de l’État de droit. Ainsi, dans son ordonnance du 15 novembre 2018, le président de la Cour a rappelé que « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’État de droit ». Parfois cependant, certaines décisions – à l’exemple de l’arrêt Miasto Łowicz – examinent la question de l’indépendance seulement sous l’angle de l’article 19 du TUE, sans mobiliser directement l’article 2 du TUE. Le plus souvent, force est de remarquer que la CJUE  combine ces deux dispositions du TUE pour articuler la protection de l’indépendance judiciaire avec la sauvegarde des valeurs de l’Union. À titre d’exemple, dans l’arrêt Commission c. Pologne du 24 juin 2019, elle a avoué que « L’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres, ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit. L’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit ». Cette formule a ensuite été reprise dans les arrêts Commission c. Pologne (5 novembre 2019) et A.K. (19 novembre 2019). Dans ce dernier, la CJ a synthétisé les différents aspects de l’indépendance des juges à la lumière des articles 2 et 19 du TUE, en distinguant notamment les dimensions dites interne (garanties contre les pressions hiérarchiques) et externe (protection contre les ingérences des autres pouvoirs), déjà esquissées dans Association des juges portugais et LM.

Du reste, ce lien entre l’indépendance des juges et la valeur de l’État de droit a été réaffirmé avec force dans l’ordonnance en date du 8 avril 2020 rendue dans l’affaire Commission c. Pologne, concernant les mesures provisoires ordonnées à propos de la législation polonaise sur la Chambre disciplinaire de la Cour suprême. La Cour y rappelle que : « Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif. À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance ». Finalement, cette jurisprudence illustre que, si l’article 19 § 1 TUE « concrétise » la valeur de l’État de droit énoncée à l’article 2 TUE,  le lien est, en réalité, réciproque : c’est bien l’ancrage dans l’article 2 et dans ses valeurs suprêmes qui confère à l’article 19 TUE sa pleine épaisseur normative, ainsi que son caractère opératoire. Cette combinaison a donné à la CJUE les moyens d’affirmer un contrôle renforcé sur le respect de l’État de droit, marquant un approfondissement sans précédent du rôle de la Cour comme gardienne de l’ordre constitutionnel de l’Union.

4°) Vers une juridictionnalisation accrue des valeurs

Au terme de l’analyse, c’est à présent vérité bien assurée : l’article 2 TUE n’est plus un simple catalogue de principes politiques – il est désormais un véritable standard de contrôle juridictionnel, directement mobilisable devant la CJUE et producteur d’effets concrets. Combiné aux  articles 3 (objectifs) et 6 (Charte des droits fondamentaux) TUE, il consacre la dimension résolument « constitutionnelle » de l’Union. Mais le combat est loin d’être achevé : la CJUE est appelée à faire acte de résistance, notamment à la suite de la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 contestant la primauté du droit de l’Union au titre de l’« identité constitutionnelle ». L’arrêt attendu dans l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un jalon majeur de la jurisprudence européenne, susceptible de spécifier les limites de la souveraineté constitutionnelle des États membres face aux exigences de l’Union. Les conclusions de l’avocat général D. Spielmann, récemment publiées, rappellent à cet égard qu’il existe quelques « lignes rouges » qui ne sauraient être franchies sans mettre en péril la cohésion de l’Union, mais aussi l’intégrité de son ordre juridique. En conclusion, la consécration et la juridictionnalisation des valeurs de l’UE témoignent d’une transformation profonde de l’intégration européenne, mais surtout elles soulèvent la question de la capacité de l’Union à maintenir le bon équilibre entre l’exigence de respect de ses fondements et la diversité constitutionnelle des États membres. L’avenir dira si cette dynamique parvient à résister aux tensions, à renforcer la solidarité et la confiance mutuelle entre États, ainsi qu’à garantir une « cohésion durable » autour d’un projet commun fondé sur la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux. Une chose est néanmoins certaine : la bataille pour préserver la valeur de l’État de droit est devenue le nouveau cœur battant de l’intégration européenne.

La protection juridique de la transidentité en droit international et européen des droits de l’Homme

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000.
  • Principes de Yogyakarta, novembre 2006.
  • Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2011 relative aux conditions de protection internationale.
  • Résolution 2048 (2015) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les discriminations envers les personnes transgenres.
  • Principes de Yogyakarta +10, 2017 (actualisation).
  • Résolution du Parlement européen du 14 février 2019 sur les droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)).
  • Résolution du Parlement européen du 11 mars 2021 proclamant l’Union européenne « zone de liberté LGBTIQ » (2021/2557(RSP)).
  • Stratégie de la Commission européenne « Union de l’égalité », 2025.
  • Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, Rapport Droit et inclusion, 2017.
  • Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), Enquête sur les discriminations LGBTIQ, 2020.
  • Commission européenne, Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality, 2020.
  • Conseil des droits de l’homme, Droit et inclusion – Rapport de l’Expert indépendant chargé de la question de la protection contre la violence et la discrimination liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, Victor Madrigal-Borloz, 3 juin 2021.
  • CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81.
  • CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84.
  • CEDH, 11 juillet 2002, Goodwin c. Royaume-Uni, n° 28957/95.
  • CEDH, 6 avril 2017, A.P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13.
  • CEDH, 17 janvier 2019, X. c. Ex-République yougoslave de Macédoine, n° 29683/16.
  • CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888.
  • CEDH, 17 février 2022, Y. c. Pologne, n° 74131/14.
  • CEDH, 31 janvier 2023, Y. c. France, n° 76888/17.
  • CEDH, 4 avril 2023, O.H. et G.H. c. Allemagne, n° 53568/18 et 54741/18.
  • CEDH, 4 avril 2023, A.H. et autres c. Allemagne, n° 7246/20.
  • CJUE, 30 avril 1996, P c. S. et Cornwall County Council, C-13/94.
  • CJUE, 29 octobre 2003, Garcia Avello, C-148/02.
  • CJUE, 7 janvier 2004, K.B., C-117/01.
  • CJUE, 27 avril 2006, Richards, C-423/04.
  • CJUE, 3 septembre 2008, Kadi, C-402/05 P et C-415/05 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, C-439/11 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations, C-444/11 P.
  • CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, C-156/15.
  • CJUE, 8 juin 2017, Freitag, C-541/15.
  • CJUE, 5 juin 2018, Coman, C-673/16.
  • CJUE, 26 juin 2018, MB, C-451/16.
  • CJUE, 14 décembre 2021, Pancharevo, C-490/20.
  • CJUE, 4 octobre 2024, Mirin, C-4/23.
  • CJUE, 9 janvier 2025, Mousse, C-394/23.
  • CJUE, 13 mars 2025, Deldits, C-247/23.
  • CJUE, 29 avril 2025, Commission c. Malte, C‑181/23.
  • CJUE, Shipov, C-43/24 (pendante).
  • CIADH, Atala Riffo et enfants c. Chili du 24 février 2012.
  • CIADH, Avis consultatif OC-24/17 du 24 novembre 2017 (identité de genre, égalité et non-discrimination).
  • CIADH, Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24.
  • UK Supreme Court, 16 avril 2025, For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers, UKSC 16.
  • CAA Versailles, 24 juin 2025, n° 24VE02253.
  • US Supreme Court, 27 juin 2025, Mahmoud et al. v. Taylor et al., n°24-297.
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La question de la protection juridique des personnes transgenres occupe aujourd’hui une place grandissante dans les débats juridico-politiques contemporains. Cette dynamique, alimentée aussi bien par les mobilisations sociales que par les travaux académiques – en particulier ceux de Stefano Osella : S. Osella & R. Rubio-Marin, « The Right to Gender Recognition Before the Colombian Constitutional Court: A Queer and Travesti Theory Analysis », Bulletin of Latin American Research [En ligne], n° 40, 2021, pp. 650-664 ; S. Osella & R. Rubio-Marin, « Gender Recognition at the Crossroads: Four Models and the Compass of Comparative Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 21, 2023, pp. 574-602 ; S. Osella, « Reinforcing the Binary and Disciplining the Subject: The Constitutional Right to Gender Recognition in the Italian Case Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 20, 2022, pp. 454-475 – s’inscrit dans une tendance plus générale d’affirmation des droits des minorités sexuelles et genrées, notamment en matière de reconnaissance juridique de l’identité de genre. En ce sens, les Principes de Yogyakarta (2006) et leur actualisation en 2017 (Principes +10), bien qu’ayant une valeur non contraignante, ont contribué à définir, à titre d’exemple, les standards internationaux de protection. Ils proclament, entre autres choses, le droit à l’autodétermination de genre et sollicitent des divers États le développement de politiques inclusives. Cette tendance est corroborée par des initiatives onusiennes comme le rapport « Droit et inclusion », du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Ce rapport développe toute une série de recommandations à l’adresse des États du monde pour garantir une meilleure – et, peut-être davantage encore, plus effective – protection aux personnes transgenres.

1°) Le droit de déterminer juridiquement son propre genre fait, à présent, l’objet d’une protection effective devant des juridictions – que celles-ci soient nationales et supranationales – sous des formes et par des procédures diverses. Des contentieux se développent dans plusieurs États relatifs au genre et à l’identité de genre, à l’exemple de l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers (UKSC 16 [2025]). En parallèle, de nombreuses institutions internationales appellent à renforcer la protection des droits des personnes transgenre. Elles enjoignent les États à garantir la protection de leur intimité, ainsi que leur identité. C’est le cas du Parlement européen par sa résolution en date du 14 février 2019 relative aux droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)), ainsi que sa résolution en date du 11 mars 2021 sur la déclaration de l’Union européenne en tant que « zone de liberté pour les personnes LGBTIQ » (2021/2557(RSP)). C’est le cas aussi de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme qui, en fin d’année 2017, dans un avis consultatif, a déclaré que l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression du genre sont des catégories protégées par les garanties d’égalité et de non-discrimination prévues dans la Convention (CIADH, 24 novembre 2017, Avis consultatif sur l’identité de genre, l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe, OC-24 /17). Elle réaffirme au passage ce qu’elle avait déjà consacré dans l’affaire Atala Riffo et enfants contre Chili en date du 24 février 2012. Plus récemment encore, à l’occasion de la Journée internationale de visibilité du genre, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a invité les États à adopter des mesures à la fois urgentes et concrètes pour protéger la vie et l’intégrité physique des personnes trans et de genre divers (Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24). On peut enfin mentionner, pour terminer ce tour d’horizon, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui, dans la résolution 2048 de 2015, a pointé du doigt les discriminations dont font l’objet les personnes transgenres sur le territoire européen. Ces différentes prises de position institutionnelles répondent à des situations de marginalisation et de violences documentées, surtout par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union dans une enquête rendue en 2020, et tranchent avec les régressions juridiques – et constitutionnelles – observées en avril dernier en Hongrie ou bien les tensions qui traversent en ce moment même les États-Unis et dont atteste l’affaire Mahmoud v. Taylor (n° 24-297) de la Cour suprême, arrêt dans lequel elle reconnaît le droit aux parents d’élèves dans des écoles publiques de soustraire leurs enfants des cours heurtant leurs intimes convictions en abordant des thèmes LGBTQ+. En France, l’arrêt de la Cour administrative d’appel Versailles du 24 juin 2025 (n° 24VE02253), refusant d’attribuer à un enfant, alors en colonie  de vacances, un dortoir qui correspondrait, non pas à son sexe, mais à son genre ou  l’annulation du tribunal administratif de Paris, prononcée le 11 juillet dernier (n° 2317381/6-1), d’une décision de la FFA d’interdire à une athlète trans de participer aux compétitions féminines d’athlétisme – puisqu’il n’existe aucune disposition qui confère cette  compétence au président de ladite Fédération (n° 2317381/6-1) – illustrent sans ambages les dissensions qui travaillent la société actuelle quant à la question du genre. Quoi qu’il en soit, et ainsi que le soulignait Peter Drenth, rapporteur permanent adjoint sur les droits humains du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, la situation actuelle des personnes trans est plus que préoccupante et devient une affaire d’importance capitale.

2°) En matière de protection des personnes transgenres, le droit de l’Union européenne a progressivement – et durablement – manifesté une volonté claire de lutter contre les discriminations fondées sur l’identité de genre, sur la réassignation de genre. Un jalon important de cette protection est la directive 2011/95/UE du Parlement et du Conseil, relative aux normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale. Ce texte constitue, en effet, le premier instrument de droit de l’Union européenne à reconnaître explicitement la notion d’« identité de genre » – et donc à lui reconnaître une force contraignante. Puisque, jusqu’alors, cette notion ne figurait que dans des instruments internationaux dépourvus, on a pu le voir, de force juridique obligatoire. Dans ce même esprit, la Commission européenne a adopté une stratégie intitulée « Union de l’égalité », visant à garantir, à terme, un traitement (plus) équitable et (plus) inclusif des personnes LGBTIQ dans l’ensemble des domaines relevant du champ d’action de l’Union. Une telle volonté a été, par ailleurs, portée par la jurisprudence de la CJUE relative au principe fondamental d’égalité de traitement. Ce principe, fondamental dans l’ordre juridique de l’Union (CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, aff. C-439/11 P ; CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, aff. C-156/15, pour certaines limites : CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations e.a. c. Commission, aff. C-444/11 P), a été convoqué à de multiples reprises pour offrir une protection aux personnes trans contre quelques discriminations fondées sur l’identité de genre. En outre, cette logique de non-discrimination a permis l’émergence, apparaît-il, de quelques formes de reconnaissance identitaire, bien que strictement limitées au champ d’application du droit de l’Union. En fin de compte, la jurisprudence de la CJUE a joué un rôle décisif dans l’intégration progressive des droits des  personnes transgenres dans le droit de l’Union. Dès l’arrêt P c. S. et Cornwall County Council du 30 avril 1996 (aff. C-13/94), la Cour était transparente sur ses intentions : en avouant que le licenciement d’une personne qui a engagé une transition de genre constituait une discrimination fondée sur le sexe, elle ouvrait déjà la voie à une prise en compte de la transidentité, mais aussi à une lecture inclusive du principe d’égalité. Cette position a été confirmée et prolongée dans les arrêts K.B. du 7 janvier 2004 (aff. C-117/01) et Richards du  27 avril 2006 (aff. C-423/04), avant d’être reprise plus récemment dans l’arrêt MB du 26  juin 2018 (aff. C-451/16), rendu par la grande chambre. Lequel réaffirme la nécessité d’intégrer et de protéger les transitions de genre dans l’appréhension du droit à pension de  retraite.

Parallèlement, la CJUE a aussi contribué à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et genrées par le biais du droit à la libre circulation. Deux arrêts en particulier illustrent cette orientation : d’abord, l’affaire Coman (CJUE, 5 juin 2018, aff. C-673/16), relative à la reconnaissance d’un mariage homosexuel contracté à l’étranger, et, ensuite, l’affaire Pancharevo (CJUE, 14 décembre 2021, aff. C-490/20), relative à la reconnaissance juridique de la filiation homoparentale. Dans ces deux affaires, la CJUE s’est, en partie, détachée de sa jurisprudence relative à la citoyenneté de l’Union et la reconnaissance des noms de famille, qui conditionnait la protection des droits à l’existence d’un élément transfrontalier concret, à l’image d’un déplacement effectif ou d’une double nationalité. Effectivement, dans les arrêts Konstantinidis de 1993 et Garcia Avello de 2003, la Cour avait fondé sa solution sur la nécessité de protéger les droits des citoyens de l’Union contre les atteintes à leur vie privée et vie familiale ou à leur identité découlant d’un contexte transfrontalier. Ce schéma fondé sur une approche strictement fonctionnelle de la libre circulation est en particulier remis en cause dans l’arrêt Coman, dans lequel la CJUE a embrassé une lecture plus « sévère » – pour les États – du droit à la libre circulation, en exigeant que le mariage homosexuel contracté à l’étranger produise des effets dans l’État membre de destination, même dès lors que le requérant n’a pas une double nationalité européenne. Par contraste avec des affaires antérieures, telles que l’affaire Freitag (CJUE, 8 juin 2017, aff. C-541/15), où la CJUE avait accepté qu’un exercice, pour ainsi dire, « hypothétique » du droit à la libre circulation suffise, la Cour choisit dans l’arrêt Coman plutôt une approche territoriale de la circulation en termes de mobilité effective. Cette inflexion souligne que le citoyen de l’Union, même sans double nationalité, doit pouvoir profiter d’une protection contre toutes les discriminations fondées sur son statut conjugal et,  plus largement, sur son orientation sexuelle et/ou son identité de genre.

3°) Néanmoins, cette jurisprudence de la CJUE, aussi fondatrice et significative soit-elle, n’est pas exempte de reproches. Elle demeure lacunaire sur plusieurs points et même parfois marquée par une logique, pour ainsi dire, peu inclusive. Certains arrêts continuent, assurément, de réserver la pleine reconnaissance juridique du genre aux seules personnes ayant opéré une chirurgie de réassignation, reconduisant ainsi une conception binaire et stéréotypée de l’identité qui tend à exclure les personnes non-binaires ou celles refusant une  approche médicalisée de leur trajectoire. Cette réserve témoigne des limites d’une compréhension encore largement ancrée dans une définition biomédicale, voire encore pathologique, de la transidentité. Ce n’est que de façon relativement récente que la Cour a  commencé à infléchir une telle conception, en amorçant un glissement vers une compréhension plus généreuse et inclusive de la protection des personnes transgenres, détachée de l’exigence d’une transition chirurgicale. Trois arrêts récents sont particulièrement révélateurs de cette évolution. Et chacun a déjà donné lieu à une analyse approfondie dans les colonnes de ce blog.

Le premier est l’affaire Mirin (CJUE, 4 octobre 2024, aff. C-4/23), dans laquelle la Cour consacre l’obligation pour les États de reconnaître mutuellement le changement de genre effectué dans un autre État membre, notamment aux fins de libre circulation et de la citoyenneté de l’Union. Somme toute, cet arrêt affirme une exigence de reconnaissance réciproque en matière de statut personnel, basé sur le principe de continuité de l’identité juridique dans l’espace de l’Union. Le second arrêt, Mousse (CJUE, 9 janvier 2025, aff. C-394/23), s’inscrit, quant à lui, dans le champ de la protection des données à caractère personnel. La CJUE y invalide l’obligation faite aux utilisateurs de certaines plateformes commerciales de choisir entre les civilités « Madame » ou « Monsieur », considérant qu’une telle binarité imposée méconnaît, au premier titre, le principe de minimisation des données garanti à l’article 5, paragraphe 1, point c) du RGPD. Cette solution, bien qu’issue d’un contexte en apparence assez étranger aux problématiques de statut personnel, étend toutefois la reconnaissance des identités de genre à la sphère numérique et met au jour la portée transversale de la protection des personnes transgenres dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Enfin, dans l’arrêt Deldits (CJUE, 13 mars 2025, aff. C-247/23), la CJUE affirme d’une façon plus manifeste qu’aucune condition chirurgicale ne peut être imposée à une personne trans pour accéder aux droits consacrés et protégés par le droit de  l’Union. Partant, la CJUE rompt symboliquement avec l’ancien paradigme biomédical de  la reconnaissance de genre et consacre une approche fondée sur l’identité vécue, mais surtout plus respectueuse de l’autodétermination – en somme, du principe de l’autonomie personnelle.

Ce qui peut être considéré comme une trilogie marque une inflexion profonde dans la jurisprudence et la politique jurisprudentielle de la CJUE. Chacun des trois arrêts approfondit quelques avancées déjà entrevues dans les arrêts Garcia Avello, Coman ou Pancharevo, tout en opérant une rupture franche avec la logique antérieure (con)centrée sur la  fonction et/ou la mobilité. C’est une lecture plus fondamentalement inclusive et anti-stéréotypique de la citoyenneté de l’Union qui est ici développée – et dont on peine à mesurer toutes les incidences, même si divers passages de l’arrêt Commission c. Malte du 29 avril 2025 en donnent un échantillon. Somme toute, l’arrêt Mirin redéfinit la citoyenneté européenne comme un levier d’émancipation ; l’arrêt Mousse, lui, étend la protection aux pratiques commerciales et à la gestion des données personnelles ; l’arrêt Deldits, enfin, reconnaît la primauté de l’identité déclarée sur l’identité médicale. Ensemble, ces arrêts apparaissent inaugurer une dynamique de dépathologisation, de désessentialisation et de reconfiguration du droit de l’Union autour des principes de dignité, d’autonomie et de solidarité. Une dynamique qui inscrit (plus) résolument la logique de la fondamentalité au cœur du projet européen d’intégration – c’est-à-dire de sa signification et aussi de sa direction.

Un tel tournant se manifeste, tout spécialement, par l’invocation plus systématique des instruments garants des droits et libertés fondamentaux. Alors que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la CESDH n’étaient mobilisées que de manière accessoire dans les affaires Coman et Pancharevo (à peine deux références explicites), elles sont  utilisées à divers endroits dans les arrêts les plus récents – par exemple, dans cinq paragraphes distincts de l’arrêt Mirin. Ce recours accru aux textes protecteurs des droits fondamentaux atteste, sans doute, d’un souhait de la Cour de réinscrire la question de la reconnaissance de genre dans un cadre plus large que celui uniquement de la liberté de circulation : le cadre de la fondamentalité susceptible d’irriguer tout le droit de l’Union européenne. En même temps, depuis l’arrêt Kadi de 2008 – et, mieux encore, les arrêts Schrems ou Wightman –, on est conscient que l’ordre juridique de l’Union doit être relu à la lumière des droits fondamentaux, qui font désormais partie intégrante de l’« essence » de l’Union.

4°) Cependant, on ne saurait apprécier l’importance de cette inflexion jurisprudentielle sans l’inscrire dans le contexte plus large de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, dont l’apport en matière de reconnaissance des droits des personnes transgenres s’est révélé décisif, bien que souvent traversé par des tensions internes. Cette jurisprudence, certes évolutive et riche, n’est pas aujourd’hui exempte de critiques : certains y voient même une forme de repli, une tendance régressive, perceptible dans les derniers arrêts. Par exemple, dans l’affaire Y. c. France (CEDH, 31 janvier 2023, n° 76888/17), la CEDH a refusé de consacrer un droit à l’enregistrement d’un « sexe neutre » à l’état civil français, confirmant ainsi une approche binaire de l’état civil dont la rigidité a été plusieurs fois dénoncée par le  monde associatif et la doctrine. De même, dans les affaires O.H. et G.H. c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 53568/18 et 54741/18) et A.H. et autres c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 7246/20), la CEDH a avoué que le refus d’indiquer le genre actuel du parent transgenre, sans lien avec la fonction procréatrice, dans l’acte de naissance de l’enfant ne constituait pas une violation de la Convention. Tous ces arrêts traduisent une forme de réticence, d’après certains, à intégrer pleinement l’identité de genre dans la structure symbolique de la filiation. D’ailleurs, l’affaire Y. c. Pologne (CEDH, 17 février 2022), dans laquelle la CEDH a admis que les États disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer s’ils autorisent ou non la modification du sexe dans les actes de naissance, corrobore cette impression de prud’homie – voire, et d’aucuns pourraient dire encore, de pusillanimité.

D’autant que ce positionnement tranche avec la ligne de conduite qui a émergé dans les années 1990/2000. Jusque-là, la juridiction avait assidûment, continuellement, refusé de consacrer un droit à la reconnaissance de la transition sexuelle, donc de la transidentité (CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81  et CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84). Mais un revirement décisif s’est réalisé avec l’affaire Goodwin c. Royaume-Uni (CEDH, 11 juillet 2002, n° 28957/95), dans laquelle la CEDH a reconnu que le défaut de reconnaissance légale d’une transition de genre constitue une violation des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 12 (droit au mariage) de la Convention. Cet arrêt a marqué une avancée déterminante en érigeant l’identité de genre comme un élément essentiel de l’identité personnelle, méritant une protection autonome. Depuis cet épisode fondateur, la juridiction de Strasbourg a progressivement consolidé l’obligation, pour les Hautes Parties contractantes, de mettre en place des procédures accessibles, rapides et transparentes permettant la reconnaissance du genre. L’arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France (CEDH, 6 avril 2017, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13) constitue, en un certain sens, une étape cruciale : la CEDH y a reconnu que subordonner cette reconnaissance à une opération préalable de stérilisation et/ou à un traitement médical irréversible constitue une violation de l’article 8 de la CESDH. Ce principe a été depuis confirmé dans l’arrêt X. c. « Ex-République yougoslave de Macédoine » (CEDH, 17 janvier 2019, n° 29683/16), où la CEDH a étendu cette protection à des questions plus pratiques, telles que la mention du genre sur les documents d’identité, l’accès aux soins et la prévention des traitements discriminatoires. On peut aussi mentionner, pour continuer de souligner la perplexité, la condamnation symbolique de la Hongrie (CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888). Dans celle-ci, la CEDH condamnait clairement le fait qu’un homme transsexuel n’ait pas accéder une procédure de reconnaissance de changement de sexe en Hongrie.

Toutefois, à bien y regarder, la méthodologie de la CEDH repose principalement sur la technique des obligations positives conventionnelles, et elle s’appuie sur une évaluation contextuelle des situations nationales, ce qui l’amène parfois à concéder aux États une latitude généreuse dans l’aménagement des droits. Alors que la thématique est loin d’être décomplexée au niveau national. Notamment avec la montée de partis politiques plus extrémistes. À rebours, la CJUE a décidé d’articuler sa jurisprudence autour de concepts fondamentaux propres et caractéristiques de son ordre juridique : la citoyenneté, la libre circulation des personnes et la protection des données personnelles. Cette différence de point d’ancrage normatif permet à la juridiction luxembourgeoise de forger une protection plus stable et plus originale en ce qu’elle contraint davantage la réglementation des États membres.

5°) Tout ceci participe à faire voir que les affaires Mirin, Mousse et Deldits ne se contentent nullement d’aligner le droit de l’Union sur les standards du voisin strasbourgeois. Ils les réinterprètent au regard des objectifs et des principes inhérents au droit de l’Union, en réorientant la problématique vers des notions qui lui sont propres et dont la Cour a la maîtrise. Autrement dit, la CJUE ne reproduit pas, au-delà de l’affichage, simplement la logique de la CEDH, mais plutôt permet l’émergence d’un droit européen de l’identité de genre plus inclusif, mais également et surtout qui lui est spécifique – pour ne pas dire caractéristique. Au total, elle semble s’inscrire dans le sillage de la CEDH, tout en reconfigurant son acquis dans un langage proprement communautaire. D’ailleurs, l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant elle – à l’heure de l’écriture de ces lignes –, pourrait permettre à la Cour de clarifier sa position quant à la portée de la reconnaissance des statuts personnels au-delà du cadre de la seule libre circulation. Il reste à espérer que la CJUE saura affirmer, de manière moins équivoque qu’auparavant, que la reconnaissance juridique de l’état civil d’une personne transgenre ne saurait se limiter, pour les États, aux hypothèses de mobilité intraeuropéenne, mais qu’elle engage, plus généralement, le respect inconditionnel des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union. Sera-t-elle l’instant d’une consécration d’un droit – au sens fort du terme – à « la reconnaissance du changement » de statut personnel qui n’était qu’ébauché dans Mirin ? Il y a fort à parier que la CJUE ne fera pas preuve de moins d’audace. Car, une conviction forte a été dévoilée par la Commission : même si « le droit de l’Union ne peut réglementer les reconnaissances juridiques du genre, les États membres sont, néanmoins, tenus de veiller à ce que les exigences en matière de reconnaissance juridique du genre n’entraînent pas, directement ou indirectement, un traitement moins favorable des personnes transgenres, notamment en ce qui concerne les conditions d’état civil pour accéder à certaines prestations ou services » (Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality).

Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne

Dans un climat politique tendu, où la montée des nationalismes, les restrictions juridiques, les crispations identitaires, les conflits, mais aussi les tensions commerciales, menacent sincèrement le projet européen1Pour quelques réflexions qui posent cette vertigineuse question : M. Lefebvre, « Would France Benefit From Leaving the European Union? », Politique étrangère, n° 244, 2024, pp. 175-187., voire, pour d’aucuns, sa crédibilité2En ce sens : S. Guerra et F. Serricchio, « Need a Little Love? Go South: Patterns of Trust Across EU Member States », Journal of Contemporary European Studies, n° 33, 2025, pp. 633-652., la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ci-après) fait montre, malgré tout, d’une audace inopinée. En prenant à bras-le-corps le problème de la transidentité dans une trilogie d’arrêts, désormais « historiques »3Comme l’annonçait déjà un auteur : B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.Mirin, Mousse et Deldits –, elle propose un droit de l’Union plus inclusif, plus robuste et, davantage encore, plus attentif aux droits fondamentaux des personnes transgenres. En effet, la CJUE enrichit ici l’éventail des garanties offertes aux personnes transgenres, dépassant le prisme traditionnel de la non-discrimination, dans l’objectif de développer une politique jurisprudentielle moins esclave des représentations binaires du genre4Pour des réflexions en ce sens : S. Osella, « The Court of Justice and gender recognition: A possibility for an expansive interpretation? », Women’s Studies International Forum [En ligne], n° 87, 2021.. Finalement, loin d’être d’un simple ajustement ponctuel, la jurisprudence étudiée est vectrice d’un mouvement plus décisif. Puisque, à bien y regarder, cette trilogie d’arrêts crayonne une redéfinition, un repositionnement, des ressources juridiques, politiques et symboliques de l’Union autour d’un « autre » paradigme du droit de l’Union européenne aiguillé par plusieurs principes qu’on pourrait qualifier de fondateurs, soit : la solidarité et la dignité.

1°) Reconnaître, étendre et protéger : une protection plurielle et originale en cours de construction

L’affaire Mirin5CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23. – première pièce de cette trilogie – est le point de départ de la conversion paradigmatique6Pour s’en convaincre : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.. Ce contentieux, inauguré par le refus d’un État membre de reconnaître le changement de genre d’un citoyen de l’Union légalement acquis sur le territoire d’un autre État membre, ne met pas en scène qu’un pur et simple différend administratif. Il connait, au contraire, une problématique plus profonde, plus épineuse, car plus « existentielle » : celle-là de la reconnaissance de son statut personnel dans un espace intégré de libre circulation. Pour y répondre, la CJUE utilise tout un ensemble d’instruments : le TFUE, mais également les articles 7, 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. Forte de ces références, elle confirme que le statut personnel ne peut être fractionné d’un État à l’autre sans mettre en péril les droits des personnes trans et la cohérence de l’ordre juridique européen.

À la vérité, l’innovation majeure de l’arrêt de 2024 réside dans le déplacement de l’analyse : de la discrimination vers l’entrave à des droits fondamentaux. La citoyenneté européenne devient, en réalité, le moyen d’une protection individuelle, si bien qu’elle ne semble plus réductible à un statut exclusivement économique. À rebours, dans l’arrêt Mirin, la juridiction s’efforce de renouer avec l’esprit de l’affaire Ruiz-Zambrano7CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09. : la citoyenneté européene est un statut fondamental porteur de différents droits et libertés essentiels dont la jouissance doit être assurée même en l’absence d’un exercice effectif. De même, pour la première fois – à tout le moins de manière aussi explicite –, l’article 45 de la Charte fait l’objet d’une utilisation autonome et significative, qui permet de compléter l’analyse de l’article 21 § 1 du TFUE. Cette volonté de protéger plus (pro)activement les droits des personnes transgenres se confirme, plus encore, dans la sollicitation de l’article 7 de la Charte, consignant le droit au respect de la vie privée et familiale. À la faveur de cette lecture combinée de la liberté de circulation et du droit au respect de la vie privée, la CJUE concrétise une espèce d’approfondissement de la protection, et ce, en gonflant le nombre des règles invocables. En résumé, l’Union européenne n’est plus ici seulement garante d’une liberté de mouvement, elle devient aussi garante d’une continuité de son identité par-delà les frontières.

C’est d’ailleurs ce que fait voir la formule, consacrée dans l’arrêt, de « droit à la reconnaissance ». Formule encore embryonnaire, mais tout à fait signifiante. Il ne s’agit nullement encore, peut-on croire, au-delà de la lettre, d’un droit subjectif au sens fort du terme, mais plutôt d’une liberté juridiquement protégée, qui oblige les États à respecter les effets d’une reconnaissance accomplir ailleurs. Pour toutes ces raisons, il est clair que la portée politique et symbolique de l’arrêt est indéniable : en contraignant la Roumanie à modifier l’acte de naissance d’une personne trans, et non plus seulement à délivrer des documents de voyage, la CJUE fait glisser en secret le droit de l’Union d’un modèle de coordination souple à une logique d’unification tacite. Autrement dit, la souveraineté des États membres en matière d’état civil se trouve davantage encadrée par les exigences de l’ordre juridique de l’Union, notamment lorsque sont en jeu les droits liés à l’identité de genre.

L’arrêt Mousse8CJUE, 9 janvier 2025, Mousse c. CNIL et SNCF Connect, aff. C‑394/23. prolonge cette dynamique de manière inattendue : en  investissant le droit à la protection des données personnelles et le RGPD. Derrière une question en apparence technique – peut-on licitement collecter et traiter des données de civilité binaire pour conclure un contrat de transport ? – se niche une interrogation plus embarrassante juridiquement et symboliquement. Consciente de cela, la Cour rappelle que le genre est une donnée suffisamment sensible pour être protégée par le droit à la protection des données personnelles, mais aussi que son traitement doit respecter le principe de minimisation. Principe qui devient, ici, la « clé de voûte » de la protection. Dès lors, en l’absence de nécessité impérieuse – car l’invocation d’un intérêt commercial légitime ne suffisant pas –, une collecte est illicite. Tout se passe comme si la reconnaissance d’une possibilité à l’invisibilité de genre s’ébauchait dans cet arrêt, ouvrant la voie à une désassignation des identités imposées. Puisque, finalement, ce qu’affirme la CJUE, c’est que la civilité ne saurait être imposée de manière rigide, sous peine de dénigrer l’identité réellement vécue.

Et cette dynamique culmine, à l’heure actuelle9Un rendez-vous est déjà donné qui marquera, probablement, une nouvelle étape décisive : l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant la CJUE – à l’heure de l’écriture de ces lignes., dans l’arrêt Deldits10CJUE, 13 mars 2025, Deldits, aff. C‑247/23., où la CJUE condamne fermement l’exigence, pratiquée par la Hongrie, d’une intervention chirurgicale préalable pour obtenir modification de son genre dans l’état civil. En tirant profit de ce qu’elle venait de concrétiser quelques semaines auparavant, la CJUE réaffirme ici que la reconnaissance de l’identité de genre, relevant de l’autonomie personnelle, bénéficie des garanties essentielles offertes par le RGPD, et, par conséquent – dans un certain esprit d’accommodement avec la jurisprudence récente de la CEDH11CEDH, 6 avril 2017, A. P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13. Encore : CEDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, n° 2145/16 et 20607/16. – qu’elle ne saurait être subordonnée à un traitement chirurgical. Finalement, la CJUE rompt manifestement avec les logiques pathologisantes, et confirme aussi l’entrée de la transidentité dans le champ des garanties numériques et fondamentales que propose le droit de l’Union. Bref : les personnes transgenres doivent être traitées dans leur(s) difference(s) comme toutes les autres.

Tout bien considéré, cette trilogie jurisprudentielle trace les contours d’un régime composite de sauvegarde des droits des personnes transgenres. Un régime qui jouit de l’articulation subtile et fructueuse entre citoyenneté, vie privée et protection des données personnelles.

Toutefois, cette audace jurisprudentielle n’est pas désintéressée. Au contraire, elle s’inscrit dans une conjoncture conflictuelle où l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture idéologiques. Certains États, la Hongrie en tête, s’opposent clairement aux principes d’égalité et de pluralisme, réduisent – encore et toujours – les droits des personnes LGBTQ+. Dans un tel contexte, la jurisprudence transidentitaire, telle qu’elle vient d’être élucidée, devient un outil de résistance politique aussi bien que juridique. En effet, la CJUE exploite toutes les ressources disponibles pour contourner les blocages et imposer une protection minimale des personnes transgenres – même en l’absence d’un consensus.

Cette teneur plus « stratégique » se révèle aussi dans cet alignement plus explicite avec la jurisprudence de la CEDH. En opérant une convergence tant substantielle que méthodologique, la CJUE renforce la compacité et la portée contraignante des standards européens des droits fondamentaux quant aux personnes trans. Surtout à une heure où la jurisprudence de Strasbourg la plus récente peut apparaître, aux yeux de certains, « régressive »12Pour pousser la réflexion : A. Palanco, « Les régressions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme : Anatomie d’un tabou », RTDH, nº 141, 2025, pp. 63-86..

Mais la portée de cette jurisprudence excède cette seule conjoncture particulière. Effectivement, en liant la protection des identités à la citoyenneté, la CJUE engage, parallèlement, une mutation profonde du sens même, ainsi que du destin, du droit de l’Union. Ce que divulgue ce contentieux, c’est une redéfinition de l’identité même de la citoyenneté de l’Union, qui est pensée à présent moins comme un vecteur d’intégration économique que comme un statut – toujours plus – fondamental. Un statut, porté par quelques principes, à l’instar de la solidarité, qui poursuit une fonction protectrice quasi existentielle pour les personnes13Et tout particulièrement pour les personnes trans.. La jurisprudence Commission c. Malte14CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23. le confirme : la citoyenneté européenne devient, quelques semaines après cette triologie, une « matrice » de reconnaissance, s’ancrant plus résolument dans les valeurs de solidarité et de confiance mutuelle. Autrement dit, à la faveur de cette saga, le droit de l’Union s’émancipe de ses racines économiques et commerciales pour se présenter comme un espace symbolique d’accueil des différences. Cela se vérifie autrement : les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles, longtemps éduqués par des considérations économiques, ou encore sécuritaires, prennent une portée quasiment « éthique » au fil de cette jurisprudence. Ils deviennent ici, pourrait-on dire, les garants du respect, de l’observance, des trajectoires individuelles.

Enfin, il convient d’observer que le discours même du droit de l’Union évolue sous l’action de la CJUE. Par le choix du langage, son raisonnement, cette dernière accomplit, finalement, quelque chose de plus clandestin : elle participe à un amendement de l’interdiscours du droit de l’Union. En effet, chaque arrêt contribue à imprimer un « nouveau » récit fondateur – une mythologie – du droit de l’Union, où la solidarité, la pluralité et la dignité ne sont plus des pétitions de principe, mais bien des moteurs d’interprétation et d’approfondissement. En fin de compte, la CJUE ne fait pas ici que sauvegarder, elle va plus loin : elle influe sur le mode de fabrique des discours dans une certaine pratique (inter)discursive – ce qui aura probablement des répercussions sur les modes de production normative. Autrement dit, elle ne se contente pas que d’appliquer le droit de l’Union et de le faire évoluer normativement, elle travaille à le « resignifier », à le « transfigurer ».

Regard juridique sur la question des harkis

  • Décret n° 62-318 du 21 mars 1962 relatif à la démobilisation des harkis.
  • Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 sur la nationalité française des personnes de statut civil de droit local.
  • Loi du 20 décembre 1966 relative à la nationalité des personnes originaires d’Algérie.
  • Loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de certaines situations liées à la guerre d’Algérie.
  • Loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative à la reconnaissance des anciens supplétifs.
  • Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
  • Loi n° 2006-164 du 23 janvier 2006 (abrogation de l’art. 4 de la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation.
  • Loi n° 2017-1775 du 30 décembre 2017 modifiant le régime d’indemnisation.
  • Loi du 23 février 2022 relative à la reconnaissance et à la réparation en faveur des harkis.
  • Décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 relatif à la mise en œuvre de la loi de 2022.
  • Décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 modifiant les modalités d’indemnisation prévues par le décret de 2022.
  • CE, 19 février 1875, Prince Napoléon (théorie des actes de gouvernement).
  • CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens (actes de gouvernement).
  • CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938 (accords d’Évian).
  • CE, 6 avril 2007, Comité Harkis et Vérité (censure partielle de la loi de 2005).
  • CE, 27 juin 2016, Bernabé, n° 382319 (responsabilité de l’État, spoliations).
  • CE, 3 octobre 2018, n° 410611 (responsabilité de l’État, conditions de vie dans les camps).
  • CE Ass., 24 octobre 2024, n° 465144 (responsabilité sans faute malgré un acte de gouvernement).
  • CAA Paris, 10 juin 2024, n° 23PA01555 et 23PA02855 (indemnisation des anciens harkis, prescription et limites procédurales).
  • Cons. const., déc. n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010 (égalité – pensions militaires d’invalidité).
  • Cons. const., déc. n° 2010-93 QPC du 4 février 2011 (égalité – allocations et rentes de reconnaissance).
  • Cons. const., déc. n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015 (validité de la distinction liée au statut civil de droit local).
  • Commission EDH, 20 février 1995, S.C. c. France, n° 20944/92.
  • CEDH, 23 janvier 2014, Montoya c. France, n° 62170/10.
  • CEDH, 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, n° 24384/19 et 44234/20.
  • CEDH, 4 avril 2024, Tamazount et autres c. France, n° 17131/19 et 4 autres.
  • K. Picard, « Les séquelles de la guerre d’Algérie devant la Cour européenne des droits de l’homme (obs. sous Cour eur. dr. h., arrêt Tamazount et autres c. France, 4 avril 2024) », RTDH, n° 142, 2025, pp. 475-492.
  • M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878.
  • L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2024, p. 1794.
  • H. Labayle, « Les actes de gouvernement devant la Cour européenne des droits de l’homme : Les leçons de la jurisprudence Tamazount », RFDA 2024, p. 889.
  • C. Meurant, « Le mythe de la responsabilité sans faute de l’État du fait des actes de gouvernement diplomatiques », Journal du droit international (Clunet), n° 2, 2025, pp. 479-498.
  • D. Alland, « La réparation des préjudices consécutifs à un acte de gouvernement. Une porte ouverte aussitôt refermée pour le refus de protection diplomatique », JCP G, n° 18, 2025, pp. 774-777.
  • J. Andriantsimbazovina, « Les conditions de vie des enfants de harkis dans le camp de Bias étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine », Gaz. Pal., n° 36, 2024, p. 2.
  • F. Médard, « Harkis : Entre mémoire et oubli », Inflexions, n° 34, 2017, pp. 129-141.
  • H. de Wasseige, Évolution de la reconnaissance des harkis en France : Application du modèle d’Axel Honneth, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2018 [En ligne].

« Il y a cinquante ans, la France a abandonné ses propres soldats […]. La France se grandit toujours en reconnaissant ses fautes. » – F. Hollande, Journée nationale d’hommage aux harkis du 25 septembre 2012.

Par cette allocution, le président de la République réaffirmait l’engagement moral de la Nation à l’égard des harkis. Pourtant, cette reconnaissance politique reste encore incomplètement traduite sur le plan juridique. Symboles involontaires des scandales de la guerre d’Algérie, les « harkis » cristallisent une mémoire douloureuse dont les blessures peinent à être pansées, même plus de soixante ans après les faits.

Il convient de rappeler la situation particulière des harkis. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française recruta parmi la population locale des forces supplétives, dont les harkis constituèrent une part importante. Engagés pour la défense de l’Algérie française, ces combattants furent démobilisés après le référendum d’autodétermination du 8 janvier 1961, qui conduisit à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Le décret n° 62-318, publié au Journal officiel du 21 mars 1962, organisa cette démobilisation en proposant trois options : l’intégration dans l’armée régulière, le retour à la vie civile avec versement d’allocations de licenciement et de reclassement ou le bénéfice d’un délai de réflexion de six mois durant lesquels ils serviraient en qualité d’agent contractuel civil dans l’armée. Toutefois, pour ceux qui restèrent en Algérie, les représailles furent d’une brutalité extrême. En avril 1962, une circulaire ministérielle ordonna le rapatriement des supplétifs menacés, avec la promesse d’une prise en charge à l’arrivée. Or, en réalité, mis à part quelques rapatriements opérés en juin, le plan ne fut véritablement exécuté qu’en septembre. Des camps de transit furent alors ouverts pour accueillir les harkis et leurs familles. Initialement provisoire, cet hébergement s’éternisa parfois sur plusieurs années dans des conditions précaires, marquant le début d’un exil douloureux. À cette situation s’ajouta une dépossession juridique : à l’indépendance, les harkis et leurs proches perdirent la nationalité française. La reconquête de la nationalité française fut rendue possible exclusivement pour les personnes déjà installées en France (soit : anciens harkis, épouses, enfants), par le biais d’une procédure judiciaire formelle et payante, fixée à 5 francs par un texte : l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962. Si cette procédure aboutissait presque systématiquement à une conclusion favorable, elle fut néanmoins perçue comme profondément inique, tant elle incarnait un rejet symbolique. Il fallut attendre la loi en date du 20 décembre 1966 pour qu’une clarification bienvenue intervienne : les personnes de statut civil de droit local, originaires d’Algérie, furent reconnues comme conservant de plein droit la nationalité française, sauf si une autre leur avait été conférée après le 3 juillet 1962. Cette réalité longtemps passée sous silence – que les harkis, c’est une « histoire », mais c’est aussi un « drame », ainsi que le consignait le rapport de D. Ceaux et S. Chassard de 2018 – est à l’heure actuelle rappelée par plusieurs associations mémorielles, à l’image du Comité Harkis et Vérité, qui œuvrent à faire reconnaître cette mémoire dans le langage juridique.

Un véritable travail de mémoire et de reconnaissance a commencé à émerger dans les années 1980  et 1990, porté notamment par les derniers harkis et leurs descendants, engagés dans un combat pour la dignité et pour la reconnaissance. Cette dynamique trouve un point d’ancrage institutionnel en 2003, avec l’instauration de la Journée nationale d’hommage aux harkis, aux moghaznis et aux personnels des diverses formations supplétives et assimilés, célébrée chaque année le 25 septembre. Cette commémoration, placée sous l’égide de la République, cherche à honorer la mémoire de ceux qui se sont engagés aux côtés de la France et à reconnaître les souffrances qu’ils ont endurées, tant durant le conflit que dans les décennies qui ont suivi. Progressivement, cette reconnaissance symbolique a nécessité un prolongement juridique. Le législateur français, jusque-là silencieux ou parcimonieux, commence à prendre la mesure de l’urgence d’une réparation. La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 constitue, en ce sens, la première inflexion indubitable. Pour preuve, son article 1er dispose que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ». S’il ne s’agit encore que d’un acte déclaratoire, cette disposition inaugure une reconnaissance officielle, certes toujours timorée, mais juridiquement formulée. Ce mouvement se prolonge avec la loi n° 2005-158 du 23 février 2005, qui fixe les conditions d’attribution d’indemnités au titre des services rendus et des souffrances endurées. D’ailleurs, l’article 5 de cette loi interdit précisément « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ». Pour l’une des premières fois – de façon aussi manifeste –, les harkis sont nommément protégés par une règle de portée contraignante. La reconnaissance ne relève plus seulement du discours politique ou encore du mémoriel : elle entre dans l’ordre du Droit.

Toutefois, cette avancée demeure insuffisante aux yeux de diverses associations, à commencer par  l’association Harkis et Droits de l’Homme. En effet, ces dernières dénoncent le caractère dérisoire des réparations proposées, assimilables à de simples pensions militaires, loin donc de l’indemnisation spécifique promise et attendue. De même, l’article 4 de cette loi, évoquant les « aspects positifs » de la colonisation, est vécu comme une provocation, voire, pis encore, une négation des préjudices, de la souffrance endurée. Cette disposition, âprement critiquée, finira par  être abrogée en janvier 2006, illustrant la persistance d’une tension entre reconnaissance mémorielle de la dette morale et tentatives de réhabilitation historique de la colonisation et oblitération des manquements. Parallèlement aux évolutions législatives, la jurisprudence a elle également contribué à définir les contours de la reconnaissance des harkis. Par exemple, dans sa  décision Comité Harkis et Vérité, rendue le 6 avril 2007, le Conseil d’État a censuré les articles 6  et 9 de la loi du 23 février 2005, en considérant qu’ils méconnaissaient différentes exigences posées par la CESDH. Ces dispositions établissaient, aux yeux de la Haute juridiction, une discrimination injustifiée entre les familles de harkis, fondée sur le mode d’acquisition de la nationalité française par le demandeur. Cette décision a conduit à une modification législative intervenue – tardivement – le 30 décembre 2017, laquelle a permis d’inclure, dans le dispositif d’indemnisation, les harkis résidant en France, mais n’ayant pas formellement sollicité la nationalité française.

En vérité, c’est plus récemment que la reconnaissance des harkis a franchi un seuil décisif. Le 20  septembre 2021, le président de la République, E. Macron, a prononcé un discours au sein duquel il a officiellement demandé pardon aux harkis au nom de la Nation tout entière. Cette déclaration politique a été immédiatement suivie d’un engagement législatif concret, matérialisé par  la loi du 23 février 2022 dite de « reconnaissance et de réparation ». Cette loi consacre une étape majeure en affirmant, pour la première fois avec cette limpidité, la responsabilité de la République dans les conditions d’accueil et de vie profondément indignes imposées aux harkis et à leurs familles sur le territoire français après 1962. À ce titre, elle instaure un droit à réparation spécifique pour toutes les personnes ayant séjourné entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975 dans les camps de transit ou les hameaux de forestage désignés par voie réglementaire. Afin d’assurer la mise en œuvre concrète et effective de cette réparation, la loi a institué un organe : la  Commission nationale de reconnaissance et de réparation, dont la mission est d’instruire les demandes et aussi de proposer les mesures indemnitaires appropriées. Cet organe indépendant constitue l’un des piliers du dispositif mis en place pour répondre aux préjudices subis par les harkis. 

Si les discours politiques et les réformes législatives ont permis d’ébaucher une reconnaissance juridique partielle des harkis, il convient de ne pas se laisser tromper par les apparences d’un consensus désormais établi. Ces quelques avancées, aussi décisives soient-elles, ne doivent pas masquer les persistantes réticences du juge à s’engager totalement sur le terrain de la réparation. Puisque le contentieux – en particulier administratif –, loin de suivre une progression linéaire, demeure marqué par des limites notables. La décision rendue par le Conseil d’État le 27 juin 2016  (n° 382319) en offre une belle illustration. Saisi d’un recours en responsabilité pour faute, introduit par des Français d’Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l’indépendance, le juge  administratif suprême a décliné sa compétence. Une inflexion a pu être observée dans la décision du 3 octobre 2018 (n°410611), également rendue par le Conseil d’État. Cette fois-ci, la juridiction administration reconnaît la responsabilité pour faute de l’État français en raison des conditions de vie indignes imposées aux harkis dans certains camps d’accueil, et alloue à chaque requérant une indemnité de 15 000 euros. Pourtant, s’agissant des griefs fondés sur l’absence de rapatriement et de protection à la fin de la guerre, le Conseil d’État reconnaît derechef son incompétence. Il rappelle que ces omissions s’inscrivent dans le cadre des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, lesquelles relèvent de la sphère protégée de la théorie des actes de gouvernement. L’acte ainsi couvert échappe au contrôle des juridictions qui ne peuvent pas en apprécier la légalité ou le caractère fautif (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon ; CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Dès lors, les préjudices allégués sont jugés indissociables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et, partant, ne sauraient engager la responsabilité de l’État français.

Une telle approche est confirmée par la Cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 10  juin 2024 (n° 23PA01555 et 23PA02855), qui portait sur les demandes d’indemnisation présentées par d’anciens harkis ayant vécu dans certains camps comme celui de Rivesaltes. Sur le plan juridique, tout d’abord, la juridiction rappelle que les requêtes formées avant l’entrée en vigueur de la loi de 2022 restent soumises au droit commun de la responsabilité administrative : elles doivent donc démontrer l’existence d’une faute ou bien d’une rupture d’égalité devant les charges publiques. Par ailleurs, la Cour affirme que les juridictions administratives appliquent strictement la prescription quadriennale, même dans un contexte historiquement et politiquement sensible. Sur le plan symbolique ensuite, l’arrêt illustre les limites du recours juridictionnel pour obtenir une reconnaissance mémorielle. Il révèle que, malgré les possibilités offertes par la loi de 2022, le contentieux demeure confronté à des obstacles procéduraux majeurs, notamment la difficulté de réunir des preuves et de contourner les effets de la prescription. Finalement, l’arrêt confirme surtout que le dispositif extrajudiciaire instauré par la loi de 2022 – en particulier la Commission nationale indépendante – constitue dorénavant la voie privilégiée, sinon exclusive, d’indemnisation des dommages subis par les harkis dans les camps ou les structures listés par décret. 

Du côté du juge constitutionnel français, la reconnaissance des droits des harkis progresse à un rythme lent et inégal, au gré de décisions souvent marquées par l’ambivalence. Effectivement, quelques avancées notables y ont été conquises, mais au compte-gouttes, sans que s’esquisse une ligne jurisprudentielle tout à fait cohérente. Par exemple, dans leur décision n° 2010-18 QPC du 23  juillet 2010, les Sages ont censuré, au nom du principe d’égalité, la disposition du troisième alinéa de l’article 253 bis du Code des pensions militaires d’invalidité qui conditionnait l’octroi du droit à pension à la double exigence de nationalité française et de domiciliation en France. Ce faisant, ils ont permis aux anciens supplétifs restés en Algérie d’accéder aux droits liés à leur statut  de combattant de l’armée française, sans que leur éloignement géographique ou bien leur absence de naturalisation fasse obstacle. Un an plus tard, dans la décision n° 2010-93 QPC en date  du 4 février 2011, ils ont confirmé cette orientation en censurant, toujours sur le fondement du principe d’égalité, les dispositions subordonnant le versement des allocations et des rentes de reconnaissance, ainsi que des aides spécifiques au logement, à la nationalité française. Les Sages ont  estimé qu’un tel critère était absolument discriminatoire et ne pouvait justifier une différence de traitement entre anciens harkis. Une telle censure a eu pour résultat d’ouvrir l’allocation de reconnaissance à l’ensemble des intéressés, indépendamment de leur nationalité, rompant ainsi avec  une logique d’exclusion jusque-là à l’œuvre.

Pour autant, cette dynamique n’a pas été systématiquement prolongée. En atteste la décision n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015, dans laquelle le Conseil a validé la conformité à la Constitution de l’article 9 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987. Ce texte réserve l’attribution de certaines allocations aux anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie et relevant du « statut civil de droit local ». Les requérants soutenaient que cette différenciation revenait, dans la pratique, à réintroduire une forme de condition de nationalité déjà censurée et qu’elle portait atteinte à l’autorité de la chose jugée (décision n° 2010-93 QPC). Ils faisaient également valoir que cette distinction entre statut civil de droit local et statut de droit commun méconnaissait le principe d’égalité. Les Sages de la rue Montpensier ont cependant rejeté ces arguments. Ils ont d’abord rappelé que la condition du statut civil, à la différence de celle de la nationalité, n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle. Ils ont ensuite considéré que les anciens supplétifs relevant du statut civil de droit local ne se trouvaient nullement dans une situation comparable à celle des anciens supplétifs de droit commun. Ils ont enfin jugé que la distinction opérée par le législateur était en lien direct avec l’objet de la loi, à savoir l’indemnisation des personnes ayant subi des préjudices dans le contexte de la décolonisation. Ainsi, les mots « de statut  civil de droit local » figurant au premier alinéa de l’article 9 ont été déclarés conformes à la Constitution.

Une telle jurisprudence souligne la prudence, voire plutôt la réserve, du juge constitutionnel lorsqu’il s’agit de trancher des différenciations complexes héritées du passé colonial. Si certaines décisions marquent une avancée nette vers l’égal accès aux droits, d’autres rappellent que le processus de reconnaissance, pour les harkis, demeure soumis à certains équilibres juridiques précaires et certains enjeux politiques glissants.

La France a-t-elle manqué à ses obligations conventionnelles dans la manière dont elle a accueilli les harkis et leurs familles après la guerre d’indépendance algérienne ? C’est la question à laquelle la Cour de Strasbourg a été confrontée dans la retentissante affaire Tamazount et autres c. France, jugée  le 4 avril 2024.

Les cinq requérants étaient tous enfants de harkis, dont quatre issus d’une même fratrie. Ils dénonçaient trois fautes imputables à l’État français : l’inaction face aux massacres de harkis en Algérie, le défaut de rapatriement des personnes menacées, mais également les conditions de vie indignes imposées dans les camps d’accueil sur le sol français. Un sixième requérant invoquait, par  ailleurs, son abandon par les autorités françaises. Une fois devant la CEDH, les requérants soutenaient deux griefs principaux. Le premier portait sur la restriction du droit d’accès à un tribunal (article 6 § 1), du fait de l’injusticiabilité qu’autorise la théorie française des actes de gouvernement. Le second visait les atteintes graves à divers droits fondamentaux, notamment dans  le camp de Bias, en invoquant la violation des articles 3, 8 de la CESDH et l’article 1er du Protocole n° 1.

Le premier grief examiné par la CEDH soulève une question plutôt récurrente : celle de la compatibilité de la théorie française des actes de gouvernement avec les différentes exigences conventionnelles. Après l’arrêt H.F. et autres c. France du 14 septembre 2022 (n° 24384/19 et 44234/20), Tamazount constitue la seconde affaire, en peu de temps, dans laquelle les juges de Strasbourg sont invités à se prononcer sur cette doctrine d’origine prétorienne. Comme on le concédait, les « actes de gouvernement » désigne cette catégorie de décisions administratives échappant à tout contrôle juridictionnel, car considérées comme purement politiques – et non administratives. Si le périmètre de cette théorie est historiquement circonscrit aux relations entre le  Gouvernement et le Parlement aux affaires internationales, son application a néanmoins toujours suscité quelques controverses, en raison de l’immunité qu’elle confère aux décisions concernées. D’ailleurs, le Conseil d’État a mobilisé à deux reprises cette dernière théorie dans le  contexte de l’indépendance algérienne : d’une part, à propos des accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938) et, d’autre part, à propos de la réparation des spoliations de biens (CE,  27 juin 2016, Bernabé, n° 382319). Dans les deux cas, la juridiction s’est déclarée incompétente au nom de la souveraineté diplomatique. In casu, les requérants faisaient valoir que cette immunité avait privé leur cause de toute chance de succès devant les juridictions internes, alors même que les fautes dénoncées découlaient de décisions antérieures à l’indépendance et engageaient la responsabilité de l’État à l’égard de ses ressortissants.

Le second grief visait les conditions de vie dans les camps d’accueil et, plus exactement encore, celles du centre de Bias, dans le Lot-et-Garonne. Les éléments produits devant la Cour étaient accablants. Les juridictions nationales comme les rapports officiels faisaient état de logements surpeuplés et insalubres, d’un accès limité à l’eau, à l’électricité, aux soins et sans oublier d’un manque chronique de nourriture. Les familles vivaient sous couvre-feu, sans aucune possibilité de contact avec l’extérieur, dans un environnement où les déplacements étaient très strictement contrôlés. Les enfants n’étaient pas scolarisés dans le système de droit commun, mais plutôt cantonnés à des structures d’enseignement rudimentaires et militarisées. Et ce système éducatif d’exclusion a durablement entravé leur apprentissage de la langue et de la culture françaises, laissant des séquelles indélébiles. À cela s’ajoutaient des atteintes directes au droit au respect de la vie privée, c’est-à-dire : ouverture systématique du courrier, surveillance constante, détournement des allocations familiales, utilisées non pas pour soutenir les familles, mais plutôt pour financer les infrastructures des camps. Un rapport d’inspection de 1963 mentionne ainsi la disparition de près de deux millions d’euros destinés à la prise en charge des harkis.

Pour apprécier ces griefs, la juridiction de Strasbourg s’est appuyée sur plusieurs documents d’archives produits à partir des années 2000, mais n’a pas mobilisé directement les travaux scientifiques disponibles. Une telle réserve témoigne de la complexité d’un contentieux chargé d’histoire. En filigrane, une lourde tâche incombait à la CEDH : se prononcer sur la réparation des  conséquences d’un fait historique – et ses conséquences dommageables –, plus de 60 ans après  sa survenance. L’arrêt rendu s’inscrit dans une tonalité de retenue, exigée par la sensibilité des choix diplomatiques en cause, mais teinté d’une gravité propre à la reconnaissance d’un préjudice historique. À regarder de près, les requérants obtiennent gain de cause sur plusieurs points. Toujours est-il que deux freins modèrent l’optimisme et la portée de l’arrêt : d’abord, l’immunité résultant de la théorie des actes de gouvernement est apparue, d’après la CEDH, comme  une ingérence « régulière » dans les droits des requérants, et, ensuite, l’ancienneté des pratiques a constitué un obstacle à la prise en compte réelle des conditions de vie passées et de leur  réparation. Il en résulte, après tout, une solution en demi-teinte, révélatrice à la fois de la prudence de la CEDH face aux responsabilités étatiques et de la complexité des contentieux mémoriels.

Au fond, la CEDH constate à l’unanimité :

  1. qu’il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 : la limitation du droit d’accès à un tribunal par la théorie des actes de gouvernement est jugée proportionnée et légitime, dans le cadre de la séparation des pouvoirs ;
  2. qu’il y a violation des articles 3, 8 et 1 du Protocole n° 1, en ce qui concerne quatre membres de la famille Tamazount, en raison de conditions de vie incompatibles avec la dignité humaine et de violations corrélatives de la vie privée et des droits patrimoniaux.

De manière générale, l’abstention de la CEDH, au sujet de la qualification retenue par le juge administratif d’« acte de gouvernement », lui permet d’éviter de se prononcer sur les incidences d’une telle immunité contentieuse et sur la portée exacte de la protection due aux harkis par l’État français. De manière plus réaliste, une remise en cause de la théorie des actes de gouvernement aurait conduit la juridiction à apprécier le caractère fautif ou non des décisions prises par la France au moment même de la transition coloniale. Malgré tout, la CEDH admet que l’application de cette théorie constitue sérieusement une restriction au droit d’accès à un tribunal, mais elle juge que cette restriction est légitime et proportionnée, dans la mesure où elle vise à garantir la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Elle rappelle aussi que cette immunité est interprétée étroitement par les juridictions administratives (CEDH [GC], 14 décembre 2006, Markovic et autres c. Italie, n° 1398/03) et que, dans certaines hypothèses, la responsabilité sans faute de l’État peut être engagée.

Toujours est-il que cette position est, à plus d’un titre, décevante. En effet, on pouvait espérer que  la CEDH se montre – enfin – plus critique à l’égard d’une théorie qui a pour incidence d’exclure du contrôle certaines décisions majeures de l’exécutif, dans un contexte où il convient d’être peut-être moins complaisant par rapport aux gouvernements – surtout lorsqu’ils cèdent aux tentations du populisme, voire de l’illibéralisme. Plus encore, la CEDH, dans sa jurisprudence antérieure, s’était montrée (trop) révérencieuse à l’endroit des requêtes mettant en soupçon l’attitude de la France envers ses anciens ressortissants coloniaux : qu’il s’agisse, à titre d’exemple, de l’affaire S.C. c. France (Commission EDH, 20 février 1995, n° 20944/92), où la Commission déclarait irrecevable une requête qui épinglait les autorités françaises pour avoir nationalisé des biens qui ne leur appartenait pas, mais surtout pour n’avoir pas respecté les engagements souscrits dans une déclaration de 1962, voire encore de l’affaire Montoya c. France (CEDH, 23 janvier 2014, n° 62170/10), dans laquelle elle avait laissé à l’État une large marge d’appréciation en matière de politique sociale par rapport aux anciens supplétifs d’origine arabe ou  berbère.

Malgré cette réserve, l’arrêt Tamazount constitue, sans nul doute, un tournant important. La juridiction constate, en effet, que les réparations accordées par les juridictions françaises – tout spécialement l’indemnité forfaitaire de 15 000 euros – ne sont ni adéquates ni suffisantes. Elle relève aussi que cette indemnité ne tient pas compte de l’existence d’un préjudice moral, en contradiction avec sa jurisprudence, notamment l’arrêt Muršić c. Croatie (CEDH [GC], 20 octobre 2016, n° 7334/13), d’après lequel toute atteinte à la dignité doit faire l’objet d’une évaluation complète, approfondie.

À la suite de cette affaire, des ajustements concrets ont d’ailleurs été apportés par les autorités françaises. Le décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 a modifié l’article 9 du décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 en relevant le barème d’indemnisation de 1 000 à 4 000 euros par année commencée passée dans les structures concernées. En parallèle, dans son deuxième rapport d’activité publié le  29 avril 2025,  la Commission nationale indépendante pour les harkis a annoncé l’élargissement de la liste des lieux ouvrant droit à réparation. Une telle proposition a été acceptée par l’actuel Premier ministre, F. Bayrou, avec l’appui du ministère des Armées, réaffirmant au passage son engagement dans le processus de reconnaissance et de réparation.

En fin de compte, l’arrêt du 4 avril 2024, tout en étant juridiquement justifié, laisse subsister d’importantes interrogations quant à la capacité des mécanismes de réparation à assurer une indemnisation intégrale. Ainsi que l’observait M. Charité : « cet arrêt est sans doute moins un aboutissement qu’une nouvelle étape sur la route de ce contentieux de masse, celle de la mise en cause de la capacité dudit mécanisme à réparer effectivement les préjudices subis par les harkis, notamment de sa compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »1M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878..

Malgré les incertitudes persistantes et les limites structurelles du droit français dans sa capacité à considérer raisonnablement le passé colonial de la France, des inflexions récentes permettent d’entrevoir des évolutions déterminantes. Effectivement, c’est peut-être en réponse à l’arrêt Tamazount que le Conseil d’État, dans un arrêt d’Assemblée rendu en octobre 2024 (n° 465144), a  ouvert une brèche jurisprudentielle inattendue. Dans cet arrêt, la Haute juridiction avoue, à titre  exceptionnel, qu’un préjudice causé par une décision non détachable de la conduite des relations internationales – et donc relevant en principe des actes de gouvernement – puisse cependant faire l’objet d’une réparation sur le fondement de la responsabilité sans faute. Dit autrement encore, le juge reconnaît que la souveraineté diplomatique n’exclut pas totalement l’obligation de réparer certains préjudices, y compris lorsqu’ils sont liés à des choix étatiques relevant de la scène internationale. Par cette ouverture, le contentieux administratif amorce une évolution prudente, mais potentiellement décisive, vers une prise en compte plus effective des souffrances engendrées par l’histoire coloniale. Elle laisse entrapercevoir une possibilité de dépassement – au moins partiel – des blocages traditionnels liés à la théorie des actes de gouvernement. Ce mouvement, s’il se confirme, pourrait redonner au droit sa capacité à traiter, dans un cadre exigeant, des préjudices longtemps relégués au rang de blessures d’une histoire malheureuse.

Constitution européenne de la France : À propos du contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle par le Conseil d’État dans sa fonction consultative

Brèves remarques sur l’avis relatif au projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, avis consultatif du 30 juillet 2025

La Constitution européenne de la France se traduit par la nécessaire prise en compte par le pouvoir de révision de la Constitution des exigences de l’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention)1H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, Paris, 2017.. L’intégration profonde de la France dans la construction européenne fait que sa Constitution est imprégnée des principes et des valeurs partagés avec les autres Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats adhérents à la Convention à travers le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Sauf à vouloir rompre avec l’intégration européenne, réviser la Constitution implique de veiller à ce que la révision ne trouble pas la cohérence des rapports du système constitutionnel français et du système constitutionnel européen qui régit et coordonne l’espace juridique européen auquel la France est intégrée.

Mais comment garantir une telle cohérence ? Idéalement, une procédure juridictionnelle de contrôle de compatibilité des lois constitutionnelles avec les engagements européens de la France permettrait d’y parvenir.

En l’état actuel du droit positif, faute d’existence d’une procédure contentieuse de contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles par le Conseil constitutionnel, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux2Ph. Blachèr, « Le contrôle de conventionnalité des lois constitutionnelles », RDP 2016, p. 545. Encore : M Revon, « Pour un contrôle préventif de la compatibilité d’une révision constitutionnelle avec un engagement international », RDP 2017, p. 665., le Conseil d’Etat exerce un contrôle préventif de conventionnalité des projets de loi constitutionnelle dans le cadre de l’exercice de sa fonction consultative.

Peu connue du grand public, insuffisamment exploitée par la doctrine, la fonction consultative du Conseil d’État3Par ex. tenant en compte de l’évolution de cette fonction depuis 2008 : J. M. Sauvé, « Le rôle consultatif du Conseil d’Etat », https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/le-role-consultatif-du-conseil-d-etat; J. Arrighi de Casanova, « La fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP 2024, p. 17., en tant que conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement, est un indicateur important de l’imbrication forte des normes constitutionnelles nationales et des normes européennes produites par le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention. Saisi obligatoirement des projets de loi, y compris des projets de loi constitutionnelle, en vertu de l’article 39 de la Constitution4https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000019241026, le Conseil d’Etat a rendu, entre 2011 et juillet 2025, 11 avis consultatifs portant sur des projets de loi constitutionnelle5[Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, n°409702 (https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-relatif-au-projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-corse-autonome-au-sein-de-la-republique); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, du 25 janv. 2024, n°407958 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, du 7 déc. 2023, n°407667 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement, du 14 janv. 2021, n°401868 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, du 19 juin 2019, n°397908 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, du 3 mai 2018, n°394658 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, du 11 déc. 2015, n°390866 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du 30 juill. 2015, n°390268, (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la justice, du 7 mars 2013, n°387426 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique, du 7 mars 2013, n°387425 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/); Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, du 10 mars 2011, n° 385062 (https://www.conseil-etat.fr/consiliaweb/#/view-document/).

L’attention particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France

Il ressort de ces avis une attention toute particulière accordée à la compatibilité des projets de loi constitutionnelle avec les engagements internationaux et européens de la France. En effet, dans l’exercice de son office en matière d’examen de projets de loi constitutionnelle, sans remettre en cause la souveraineté du pouvoir constituant ni exercer une vérification de la conformité à la norme supérieure compte tenu du caractère de norme suprême de la Constitution, dans l’ordre interne, « le Conseil d’Etat s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner »6Avis consultatif du 3 mai 2018, n°394659, point 4. En dépit de ces précautions de langage et d’une conception englobante des engagements internationaux de la France, l’atmosphère des réseaux constitutionnels de l’espace juridique européen – celui de la Convention, celui de l’Union européenne, celui des Etats membres de la Convention et de l’Union – pousse le Conseil d’État à mettre en exergue les contradictions du projet de loi constitutionnelle avec les exigences européennes de la France.

L’Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, du 17 juill. 2025, est révélateur de cet agencement constitutionnel européen. En résumé, le projet de loi constitutionnel prévoit d’insérer dans la Constitution un article 72-5. Il entend doter la Corse « d’un statut d’autonomie au sein de la République, qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier avec sa terre », et de compétences d’adaptation normative dans les domaines de la loi et du règlement.

Le présent billet n’évoquera pas les questions relevant exclusivement des dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 qui concernent collectivités territoriales et des collectivités d’outre-mer, notamment de l’articulation du projet de loi constitutionnelle avec les articles 72, 73 et 74 de la Constitution. Il ne prend pas position non plus sur la question de savoir si l’autonomie menacerait7https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/avenir-institutionnel-de-la-corse-cela-revient-a-consacrer-le-communautarisme-au-niveau-constitutionnel-estime-benjamin-morel ou non8https://www.letelegramme.fr/bretagne/tribune-lautonomie-nest-pas-lennemie-de-la-republique-estime-lancien-garde-des-sceaux-jean-jacques-urvoas-6864352.php l’indivisibilité de la République. Dès lors que la Corse continue de relever, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle, du droit de l’Union européenne, quelques remarques s’imposent sur ce que permet et ce que ne permet pas le droit de l’Union européenne.

Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État membre de l’Union européenne

L’Union européenne est une entité non étatique qui fonctionne selon la logique fédérale. En tant qu’entité englobante non étatique, elle ne limite pas la liberté de chaque Etat membre de répartir des compétences en son sein entre l’Etat central et les collectivités infra-étatiques. Le respect de l’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre est inhérent au système constitutionnel de l’Union européenne. Selon l’arrêt International fruit Compagny du 15 décembre 19719https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61971CJ0051 : « lorsque les dispositions du traité ou des règlements reconnaissant des pouvoirs aux Etats membres ou leurs imposent des obligations aux fins d’application du droit communautaire, la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs ou l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat »10Pt 4.. L’autonomie constitutionnelle de l’Etat membre garantit la non immixtion du droit de l’Union dans l’organisation et le mode de fonctionnement internes de chaque Etat. Selon l’arrêt Allemagne c/ Commission du 12 juin 199011https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:61988CJ0008 : « il incombe à toutes les autorités des Etats membres, qu’il s’agisse d’autorité du pouvoir central de l’Etat, d’autorités d’un Etat fédéral ou d’autres autorités territoriales, d’assurer le respect des règles du droit communautaire dans le cadre de leurs compétences. En revanche, il n’appartient pas à la Commission de se prononcer sur la répartition des compétences opérée par des règles institutionnelles de chaque Etat membre et sur les obligations qui peuvent incomber respectivement aux autorités de la république fédérale et à celles des länders. Elle ne peut que contrôler si l’ensemble des mesures de surveillance et de contrôle établi selon les modalités de l’ordre juridique national est suffisamment efficace pour permettre une application correcte des prescriptions communautaires »12Pt 13.. L’autonomie constitutionnelle implique que « chaque Etat membre est libre de répartir les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre les actes de droit communautaire qui ne sont pas directement applicables au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes communautaires en cause (…) »13CJUE [GC], 16 juill. 2009, Horvath, C-428/07, pt. 50 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62007CJ0428.

Le Traité de Lisbonne consolide cet acquis à travers la notion d’identité nationale. En effet, « la répartition des compétences au sein d’Etat bénéficie de la protection conférée par l’article 4, paragraphe 2, TUE, selon lequel l’Union est tenue de respecter l’identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale »14CJUE, 21 déc. 2016, Remondis, C-51/15, pt. 40 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ005115Sur cette question de l’identité nationale, voir le dossier réunit par H. Gaudin (dir.), L’Union européenne et ses Etats membres entre identité et souveraineté, Revue générale du droit : https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2021/09/19/lunion-europeenne-et-ses-etats-membres-entre-identite-et-souverainete/. Aussi, l’octroi d’un régime d’autonomie à la Corse ne méconnaîtrait pas le droit de l’Union.

L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité

En revanche, l’entité englobée, à savoir l’État membre, ne saurait aller à l’encontre du droit de l’Union européenne dans la mise en œuvre des compétences qui relèvent du champ d’application de ce droit. Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle avec raison que « les adaptations normatives dont cette collectivité (la Corse) pourrait bénéficier ainsi que les actes qu’elle serait habilitée à édicter devront respecter l’intégralité de ce droit (de l’Union européenne), primaire et dérivé »16Pt. 11 de l’avis consultatif.. À cet égard, selon l’interprétation qu’on en fait et les effets susceptibles d’en être tirés, la référence à une « communauté » en Corse, « ayant développé un lien singulier avec sa terre » pourrait entrer en contradiction avec le droit de l’Union européenne. Une interprétation qui aboutirait à créer un statut spécifique des membres de cette « communauté », et qui exclurait les citoyens français, ou les ressortissants de l’Union européenne, irait à l’encontre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité figurant l’article 18 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne17https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E018. Pt 19 de l’Avis consultatif). Ajoutons que cela serait méconnaîtrait également l’article 21, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux18https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/21-non-discrimination.

De même, l’éventuelle création d’un « statut de résident » qui découlerait du régime d’autonomie et qui imposerait une durée minimale de résidence en Corse pour accéder à la propriété serait contraire au droit de l’Union européenne si elles ne respectent pas certaines conditions précises. De longue date, le droit de l’Union ne s’oppose pas à des mesures restrictives d’accession à la propriété motivé par un objectif d’intérêt général d’aménagement du territoire, de maintien d’une population permanente ou d’une activité économique autonome à la condition que celles-ci ne soient pas discriminatoires et que d’autres procédures moins contraignantes ne permettent pas de parvenir au même résultat19CJCE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97, pt. 40.. De même, selon l’arrêt Segro du 6 mars 201820https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0052, « si l’article 345 TFUE, (…), exprime le principe de la neutralité des traités à l’égard du régime de propriété dans les États membres, cet article n’a pas toutefois pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE [arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a., C 105/12 à C 107/12, EU:C:2013:677, points 29 et 36 ainsi que jurisprudence citée, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 107]. Ainsi, si ledit article ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière prévoyant des mesures spécifiques s’appliquant aux transactions portant sur des terrains agricoles et forestiers, un tel régime n’échappe pas, notamment, à la règle de non-discrimination, ni aux règles relatives à la liberté d’établissement et à la liberté des mouvements de capitaux (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C 452/01, EU:C:2003:493, point 24 ainsi que jurisprudence citée) ».

Concernant précisément une mesure restrictive d’acquisition de la propriété tendant à soumettre à la vérification par une commission administrative de l’existence d’un « lien suffisant » entre l’acquéreur ou le preneur potentiel et les communes concernées, le Conseil d’État attire l’attention sur sa contrariété avec le droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Libert21https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62011CJ019722CJUE, 8 mai 2013, Libert, C-197/11 et C-203/11..

En définitive, même si le contrôle préventif de conventionnalité du projet de loi constitutionnelle exercé par le Conseil d’Etat ne produit pas un avis contraignant, il a le mérite de permettre de rappeler au Gouvernement et aux pouvoirs publics institutionnels l’importance de l’appartenance de la France à des entités supranationales auxquelles elle a adhéré souverainement en vertu non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958 mais aussi de la ratification des traités concernés qui la lient aussi juridiquement et politiquement.

 

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