Auteur/autrice : TD

Doctorant en droit public

Les contre-limites au droit de l’Union européenne – Dossier n°2

Le contrôle ultra vires

 

I. Textes juridiques principaux

  • Article 4 § 2 TUE (respect de l’identité nationale et des structures fondamentales des États membres).
  • Article 5 TUE (principe d’attribution, subsidiarité et proportionnalité).
  • Article 6 TUE (valeur juridique de la Charte et reconnaissance des droits fondamentaux).
  • Article 19 TUE (garantie de l’État de droit et de l’indépendance des juridictions).
  • Article 52 § 4 de la Charte des droits fondamentaux.
  • Déclaration relative à la primauté annexée au traité de Lisbonne (2007).
  • Loi fondamentale allemande [Grundgesetz] du 23 mai 1949, articles 1, 20, 23, 38 et 79 § 3.

II. Principales jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne

 A) Sur la primauté et l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union

  • CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. E.N.E.L., aff. 6/64.
  • CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70.
  • CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77.
  • CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73.
  • CJCE, 13 décembre 1979, Hauer, aff. 44/79.
  • CJCE, 19 juin 1990, Factortame Ltd., aff. C-213/89.
  • CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger, aff. C-112/00.
  • CJCE, 14 octobre 2004, Omega Spielhallen, aff. C-36/02.

B) Sur la répartition des compétences et la proportionnalité

  • CJUE, 19 novembre 2009, Filipiak, aff. C-314/08.
  • CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten, aff. C-409/06.
  • CJUE, 27 novembre 2012, Pringle, aff. C-370/12.
  • CJUE, 16 juin 2015, Gauweiler et autres, aff. C-62/14
  • CJUE, 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B., aff. C-42/17 (Taricco II).
  • CJUE, 4 décembre 2018, Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission, aff. C-378/17.
  • CJUE, 11 décembre 2018, Weiss et autres (PSPP), aff. C-493/17.
  • CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor, aff. C-83/19.
  • CJUE [GC], 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a., aff. C-357/19.
  • CJUE, 26 septembre 2024, Energotehnica, aff. C-499/22.

III. Avis de la Cour de justice

  • Avis 1/91 du 14 décembre 1991, Espace économique européen.
  • Avis 2/13 du 18 décembre 2014, Adhésion de l’Union à la CEDH.

IV. Jurisprudences nationales

A) Jurisprudence allemande

  • BVerfG, 29 mai 1974, Solange I (2 BvL 52/71).
  • BVerfG, 22 octobre 1986, Solange II (2 BvR 197/83).
  • BVerfG, 12 octobre 1993, Maastricht-Urteil (2 BvR 2134/92).
  • BVerfG, 30 juin 2009, Lissabon-Urteil (2 BvE 2/08).
  • BVerfG, 6 juillet 2010, Honeywell (2 BvR 2661/06).
  • BVerfG, 21 juin 2016, Gauweiler (2 BvR 2728/13).
  • BVerfG, 5 mai 2020, Weiss (PSPP, 2 BvR 859/15).

B) Jurisprudence française

  • Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
  • Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.
  • Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie.
  • CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, n° 287110.
  • Cour de cassation [Ass. plén.], 6 avril 2010, Abdeli et Melki, n° 10-40002.
  • Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Jeux d’argent et de hasard en ligne.
  • CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305.
  • CE [Ass.], 21 avril 2021, French Data Network et autres, n° 393099.
  • Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
  • Décision n° 2025-1144 QPC du 27 juin 2025, Association La Cimade et autres.

C) Jurisprudence polonaise et comparée

  1. Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021, K 3/21.

V. Ressources et commentaires en ligne

Pour approfondir :

  • Sur le contrôle ultra vires : Cour constitutionnelle tchèque, 31 janvier 2012, « Holubec » (Pl.US 5/12) ; A. ROBLOT-TROIZIER et G. TUSSEAU, « La gouvernance économique et monétaire européenne au prisme du constitutionnalisme allemand », RFDA 2014, p. 589 ; Cour suprême danoise, 6 décembre 2016, Ajos, n°15/2014 ; M. POIARES MADURO, « Quelques observations préliminaires sur l’arrêt Weiss de la Cour constitutionnelle allemande relatif au PSPP », RTD Eur. 2020, p.909 ; F. BENOÎT-ROHMER, « Chronique UE et droits fondamentaux – La jurisprudence de la Cour de Justice en matière d’état de droit : suite de la saga polonaise », RTD Eur. 2021, p. 969 ; T. DOUVILLE et H. GAUDIN, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, p. 2304 ; H. GAUDIN, « L’affaire OMT devant son (ses ?) juge(s) », AJDA 2016, p. 1050 ; E. VENIZELOS, « Ultra Vires Review and the Shift of Legal Orders », in H. GAUDIN, E. PEREVEDOUROU et C. DELIYANNI (eds.), Le droit européen, source de droits, source du droit. Études en l’honneur de Vassilios Skouris, Mare & Martin, Paris, 2022, pp. 675-688 ; A. LEVADE, « États membres versus Union européenne : l’État de droit dans tous ses États », ibid., pp. 363-376.

Forger une limite à la primauté sans briser le dialogue ?[1]

1°) La généalogie d’une désobéissance raisonnée

Le contrôle ultra vires forgé par la juridiction constitutionnelle allemande n’est pas né, curieusement, d’un réflexe de souveraineté blessée ni d’un sursaut défensif contre l’Europe. Il procède d’une inquiétude plus profonde, d’une vigilance inscrite au cœur du constitutionnalisme allemand : celle d’une Europe qui s’institue sans se défaire de ses peuples, d’un ordre juridique qui s’étend et s’approfondit sans toujours se souvenir de la source démocratique de son autorité. Depuis la décision Maastricht d’octobre 1993, les juges de Karlsruhe ne cessent de le rappeler : l’intégration européenne, pour être légitime, doit rester fidèle au mandat démocratique qui l’a rendue possible.

Finalement, le Bundesverfassungsgericht ne parle pas le langage de la défiance, mais celui de la fidélité. Fidélité à la Loi fondamentale, d’abord, qui ne reconnaît d’autorité que celle issue du consentement parlementaire. Fidélité ensuite à l’idée d’une Europe juridique qui tire sa force non d’une nécessité fonctionnelle, mais bien plutôt d’une légalité partagée. Cette fidélité fonde une obsession de la mesure : comment accueillir l’intégration sans la subir ? Comment garantir la primauté sans l’absolutiser ?

C’est là tout le paradoxe allemand : un constitutionnalisme résolument européen, mais jaloux de la proportion. Lorsque la Cour de Karlsruhe développe le contrôle ultra vires, elle ne se dresse pas contre la Cour de justice ; tout au contraire, elle la surveille comme on protège un héritage commun – à distance respectueuse. Elle vérifie que l’édifice européen demeure toujours stable, que la logique de la délégation ne se transforme pas en abandon total de souveraineté, que l’Union européenne reste fidèle à son propre traité. L’histoire de cette contre-limite est donc atypique : celle d’un « contrôle de fidélité », non d’un « contrôle de rupture. » Par lui, la Cour allemande trace une ligne de continuité entre deux loyautés : (i) la loyauté à l’Europe du droit et (ii) la loyauté à la démocratie allemande telle que la Loi fondamentale la configure. Ainsi, l’ultra vires n’est pas l’exception à la primauté, mais presque quelque chose – dans l’esprit allemand – comme sa condition de légitimité la promesse que la primauté demeure un acte de volonté, non de contrainte. Mais cette ambition, si mesurée soit-elle, recèle une tension : comment vérifier la légalité de l’intégration sans en contester l’autorité et la primauté ? Comment dialoguer avec Luxembourg sans finir par lui désobéir et sans contrevenir à l’effectivité et l’unité du droit de l’Union ? Des affaires Maastricht à Weiss, de la coopération prudente à la confrontation ouverte, la  doctrine juridique allemande n’a cessé de chercher cet équilibre fragile : parler à l’Europe sans parler contre elle, affirmer la souveraineté sans rompre le lien de confiance qui fonde le projet européen.

2°) Aux origines d’un contrôle de fidélité

L’histoire du contrôle ultra vires plonge ses racines dans la dialectique fondatrice du droit constitutionnel allemand : une confiance vigilante dans le droit de l’Union. Bien avant l’affaire Maastricht, la juridiction de Karlsruhe avait déjà trouvé, dans la série des arrêts Solange I (1974), Solange II (1986) et Solange III (2000), la formule de ce rapport ambivalent : un compromis entre loyauté et prudence. Aussi longtemps que l’Union assurera une protection équivalente des droits fondamentaux, la Cour allemande suspendra son contrôle. Mais si cette équivalence venait à disparaître, elle reprendrait ses droits. Ainsi naissait, selon la belle expression de S. Kaufmann, un  véritable « mécanisme de vigilance coopérative »[2] : une primauté sous condition de confiance, un pluralisme tempéré par la promesse d’une fidélité réciproque. Néanmoins, c’est dans l’arrêt Maastricht que cette intuition se mue en une sorte de principe organique du constitutionnalisme allemand. Pour la première fois, en effet, la Cour déduit de l’article 38 de la Loi fondamentale le « droit du peuple allemand à déterminer », par l’intermédiaire du Bundestag, l’étendue des compétences qu’il consent à transférer. En conséquence, l’intégration européenne n’est pas un mouvement spontané, mais un acte de volonté mesuré, constamment reconduit par le peuple souverain. L’Union européenne, rappelle la Cour de Karlsruhe, ne dispose pas de la Kompetenz-Kompetenz, elle ne peut décider seule de ses propres frontières normatives.

Dès cet instant-là, le contrôle ultra vires apparaît comme la traduction contentieuse du principe d’attribution. Il ne vise pas à ralentir l’intégration, mais bien à garantir qu’elle demeure fidèle au cadre préalablement déterminé – bref, au cadre régulier. En 2009, la décision Lissabon parachève cette architecture : la primauté du droit de l’UE est reconnue, mais sous réserve de cette  fidélité institutionnelle. Ce que S. Geiger désigne comme une « primauté conditionnée »[3]. Un équilibre, dit autrement encore, entre la suprématie du droit de l’Union et la responsabilité démocratique des États membres. Dans cette perspective, le contrôle ultra vires n’est pas un instrument de résistance, mais un instrument de tutelle bienveillante. La Cour se veut être la gardienne de la confiance démocratique dans l’intégration : elle veille à ce que la délégation de compétence reste un acte maîtrisé, et nullement une abdication progressive. Partant, la Recht auf Demokratie n’est donc pas seulement un droit de suffrage ; il devient un droit à la lisibilité institutionnelle, voire à la transparence du pouvoir délégué. Ainsi s’éclaire la subtilité de ce dispositif : la juridiction allemande ne conteste pas la primauté, elle en vérifie la cohérence structurelle. L’ultra vires est, en quelque manière, le miroir du principe d’attribution, son double réflexif, la garantie que l’ordre dérivé ne se prenne pas pour un ordre originaire. Dans l’arrêt Honeywell (2010), la Cour en circonscrit définitivement les conditions d’emploi : il ne s’applique qu’en cas de transgression « manifeste et structurelle » des compétences, et seulement après un dialogue loyal avec la Cour de justice. L’ultra vires devient, en définitive, un outil de discipline mutuelle, une clause de sauvegarde du dialogue juridictionnel.

Ce n’est pas un hasard si S. Geiger y voit « l’expression, écrivait-elle, la plus aboutie du constitutionnalisme de fidélité » : un modèle où la vigilance démocratique ne s’oppose pas à l’unité européenne, mais la rend plutît possible. De Solange à Weiss, en passant encore par Maastricht, Lissabon et Honeywell, cette tension féconde entre fidélité et autonomie, prudence et confiance, continue d’irriguer toute la culture juridique allemande – celle d’une Europe conçue comme une communauté de droit sous condition de loyauté.

3°) Du dialogue à la tension   l’épisode Gauweiler, matrice d’un ultra vires dialogique

On pourrait commenter une maladresse en réduisant la saga Gauweiler à un épisode de la crise de la zone euro. L’arrêt du 16 juin 2015 est plus bien déterminant : il constitue la matrice vivante du contrôle ultra vires, le moment où la juridiction de Karlsruhe transforme une idée théorique – le dépassement manifeste des compétences – en instrument concret et pratique de régulation entre ordres juridiques. Ce qui se joue ici, ce n’est pas seulement la monnaie, mais le pouvoir de dire le droit de l’intégration : savoir qui, du juge national ou du juge européen, détient la clé de la proportionnalité. Tout commence par un doute. En 2012, la BCE annonce son programme OMT, destiné à apaiser les marchés en promettant l’achat potentiel d’obligations souveraines. Mais cette intervention, pensée comme un rempart contre la spéculation, ne franchit-elle pas la frontière entre politique monétaire – compétence exclusive de l’Union – et politique économique – prérogative des États ? Pour la Cour allemande, la question n’est pas d’efficacité, mais de légalité démocratique : si la BCE agit ultra vires, elle mine le fondement même de la délégation opérée par le Bundestag. L’enjeu est surtout institutionnel avant d’être financier : ce n’est pas la stabilité des prix que la Cour protège, plutôt celle du mandat. Le recours à l’article 267 du TFUE marque alors un geste fondateur. Pour la première fois, le juge constitutionnel allemand saisit la CJUE d’une question préjudicielle : non pour contester, mais pour amorcer un dialogue. Ce renvoi incarne bien l’esprit de Honeywell (2010) – la fidélité avant la rupture : le contrôle ultra vires ne s’exerce qu’en dernier ressort, comme ultima ratio, et seulement après un échange loyal. Finalement, les juges allemands inventent une forme d’ultra vires procédural, une clause de prudence dialogique par laquelle elle accepte d’écouter, de parlementer, de négocier, bien avant de juger, trancher.

La réponse de la CJUE, en juin 2015, confirme la validité du programme OMT, tout en l’entourant de garde-fous : l’interdiction de rachat direct de dette publique, le respect strict de l’objectif de stabilité des prix, la proportionnalité de l’action. Dans la décision de juin 2016, la juridiction constitutionnelle s’incline, mais d’une manière qui lui est caractéristique. Elle salue le raisonnement de Luxembourg, tout en rappelant qu’il engage désormais la BCE à une vigilance accrue. Le dialogue ne s’achève pas dans la soumission, mais davantage dans la conditionnalité. C’est là tout le coup de génie de Gauweiler. Loin d’un affrontement, il institue une méthode de coopération sous contrôle : la primauté vaut, mais sous réserve de sa justification. La Cour de Karlsruhe admet la décision européenne, à la condition toutefois qu’elle demeure intelligible et proportionnée. La primauté devient ici une relation sous condition de raison : elle oblige, mais également elle doit se justifier. Ainsi naît, pourrait-on dire, un « ultra vires dialogique », où la résistance se confond avec la rigueur, et la loyauté avec la lucidité.

Sous ses dehors techniques, l’affaire Gauweiler opère un basculement conceptuel décisif. Pour Luxembourg, la proportionnalité relève de l’exercice des compétences ; tandis que pour Karlsruhe, elle touche à leur délimitation. Ce désaccord feutré – entre fonction et fondement – contient déjà en germe la crise de l’affaire Weiss. Derrière la politesse de la discussion, deux philosophies du droit de l’Union européenne s’opposent : l’une (i), téléologique et intégratrice ; l’autre (ii), systémique et délibérative. L’affaire OMT devient alors un laboratoire d’équilibre entre légalité et efficacité, primauté et consentement. En vérité, Gauweiler n’est pas la fin d’un conflit, mais la naissance d’une méthode. Par le renvoi préjudiciel, la juridiction fédérale consacre la primauté du dialogue ; mais par la possibilité de déclarer l’acte ultra vires si la réponse n’est pas convaincante, elle préserve aussi sa souveraineté d’interprétation. Cette dialectique – adhésion procédurale, vigilance substantielle – deviendra la marque de fabrique du constitutionnalisme allemand. À travers elle, le contrôle ultra vires cesse d’être un outil de défiance pour devenir un instrument de confiance exigeante, soit : un moyen de parler à l’Europe sans renoncer à la responsabilité de penser avec elle.

4°) Weiss (2020) : la revanche du contrôle de légalité et l’épreuve de l’ultra vires

La décision Weiss du 5 mai 2020 marque un tournant sans précédent dans l’histoire du constitutionnalisme européen. Pour la première fois, la juridiction constitutionnelle allemande franchit le Rubicon : elle ne se borne plus à menacer d’utiliser le contrôle ultra vires, elle le fait concrètement. Ce geste, spectaculaire par sa portée, ne relève pour autant pas d’une brusque rébellion nationale, mais plutôt de l’achèvement d’une lente maturation intellectuelle. Depuis Maastricht et Honeywell, la Cour de Karlsruhe n’a cessé d’affiner sa doctrine de vigilance : la décision Weiss en est l’aboutissement, le point d’orgue, le moment où la proportionnalité, jadis instrument de mesure, devient instrument de pouvoir.

L’affaire plonge ses racines dans le programme d’achats de titres publics (Public Sector Purchase Programme, ou « PSPP ») lancé par la BCE en 2015 et validé par la CJUE dans son arrêt Weiss du 11 décembre 2018. Pour la juridiction allemande, cette validation pèche par excès de confiance. En avalisant le « PSPP » sans examen approfondi de ses incidences économiques et budgétaires, la Cour de Luxembourg aurait méconnu la frontière entre politique monétaire (compétence exclusive de l’Union) et politique économique (compétence partagée, et cœur de la souveraineté budgétaire nationale). Dès lors, la question n’est plus seulement technique : elle devient constitutionnelle. En agissant sans contrôle réel de proportionnalité, la BCE aurait outrepassé le mandat qui lui a été conféré, et la Cour de justice, en la couvrant de son autorité, aurait elle-même agi ultra vires. Cette conclusion, exprimée dans un ton d’une rare sévérité – la décision de Luxembourg est qualifiée d’« inintelligible », d’« objectivement arbitraire » –, tend à bouleverser la hiérarchie du droit européen. La primauté cesse d’être un principe inconditionnel pour devenir une obéissance sous condition de légitimité. L’UE, écrivent les juges allemands, ne saurait fonder son autorité sur la seule interprétation qu’elle donne d’elle-même ; elle doit la soumettre, en dernière analyse, au contrôle de conformité au mandat démocratique consenti par les États.

Derrière une telle rébellion procédurale se crayonne la matrice « ordo-libérale » du constitutionnalisme allemand : l’idée d’une Verfassungsökonomie – une économie constitutionnelle – fondée sur la stabilité monétaire et la discipline budgétaire, érigées en principes structurants du contrat démocratique. Dans cette perspective, l’Union européenne n’est pas un ordre originaire, mais un ordre dérivé, une construction déléguée dont les compétences ne peuvent s’étendre qu’à proportion de ce qui lui a été expressément attribué. Le contrôle ultra vires devient, de ce fait, le miroir de ce principe d’attribution : un instrument de mesure et de rappel à l’ordre. Cependant, Weiss ne se limite pas à un désaccord d’interprétation : il requalifie la nature même du contentieux européen. En reprochant à la Cour de justice d’avoir accompli un contrôle « restreint » de proportionnalité, la juridiction fédérale déplace le débat du terrain de la légalité vers celui de la légitimité démocratique. La proportionnalité n’est plus un simple outil de police des moyens, davantage la charnière entre l’exercice et la délimitation des compétences. Un tel déplacement, souligne C. Blumann[4], consacre une « confusion des plans » : sous couvert de corriger une erreur de méthode, les juges de Karlsruhe revendiquent, dans le fond, le droit de juger l’interprétation européenne à l’aune de ses propres critères. Le contrôle ultra vires se mue ainsi en pouvoir de (re)qualification, permettant au juge national de transformer un désaccord doctrinal en vice d’incompétence.

La rupture est d’autant plus nette que, pour la première fois, la Cour allemand refuse d’exécuter une décision de la CJUE rendue à titre préjudiciel. Elle ordonne à la Bundesbank de suspendre sa participation au « PSPP » tant que la BCE n’aura pas justifié, de manière plus « compréhensible », la proportionnalité de son programme. Ce geste d’apparence procédurale a, pourtant, la solennité d’un acte fondateur : la juridiction s’arroge le « dernier mot » sur la validité du droit de l’UE. Le dialogue se fait alors plus vertical : Luxembourg peut parler, mais Karlsruhe décidera si elle l’écoute. Ce basculement renverse le sens du principe de coopération loyale de l’article 4 § 3 TUE. La loyauté n’est plus un devoir réciproque, mais une fidélité conditionnelle : tant que la Cour de justice agit dans le respect du traité, le juge constitutionnel allemand coopère ; au-delà, il reprend sa liberté. Le dialogue entre les ordres se transforme ainsi en dialogue sous condition de fidélité, où le juge de Luxembourg cesse d’être un arbitre pour devenir un partenaire accepté. C. Blumann voit dans cette évolution la manifestation la plus achevée de la conception allemande de la souveraineté. L’UE, alors privée de la capacité d’autodéterminer ses pouvoirs, dépend du consentement renouvelé des États membres. Par conséquent, le contrôle ultra vires devient la clause de sauvegarde d’un pacte démocratique : il permet à la juridiction allemande d’affirmer, au nom du Recht auf Demokratie, que la participation de l’Allemagne à l’Union n’est légitime que si l’intégration demeure dans les bornes tracées par le peuple. La désobéissance européenne deviendrait presque, dans un tel contexte, un « devoir constitutionnel de fidélité démocratique ».

Mais cette posture, à force de rigueur, se retourne contre elle-même. En prétendant contrôler la proportionnalité des actes européens, la juridiction de Karlsruhe substitue sa lecture du traité à celle de Luxembourg, violant ainsi le principe de compétence d’attribution qu’elle prétend défendre. Le contrôle ultra vires se fait miroir inversé : en voulant préserver la légalité, la régularité, il fragilise l’unité. Comme l’observe C. Blumann, les juges « confond[ent] la délimitation et l’exercice des compétences », transformant un désaccord herméneutique en excès de pouvoir. De là, elle  introduit dans l’ordre européen la contingence du jugement national et la subjectivité de tout doute. Bref, l’épisode Weiss consacre une double rupture : il désacralise, d’abord, la primauté, maintenant suspendue à la reconnaissance constitutionnelle interne et il renationalise, ensuite, la validité du droit de l’UE, en ouvrant la possibilité pour chaque État membre de déterminer son propre seuil de tolérance. Le « fédéralisme européen » se mue en fédéralisme de contrôle, voire un fédéralisme contrôlé, où chaque cour constitutionnelle revendique un pouvoir de vérification du droit commun. Sous des dehors techniques, l’affaire Weiss opère, tout compte fait, une révolution silencieuse : la transformation du contrôle de légalité en arme de gouvernement juridictionnel. Loin  d’être une dérive isolée, il préfigure les tensions contemporaines du pluralisme européen, où l’acte de juger devient un acte de souveraineté. En cela, l’affaire Weiss n’est pas seulement une décision, c’est plus encore : un avertissement. L’Europe du droit, pour survivre, devra réinventer le  sens de la fidélité – non plus une fidélité de soumission, mais bien davantage une fidélité de raison.

5°) French Data Network (2021) et K 3/21 (2021) : deux visages du dialogue judiciaire – et l’ombre de l’ultra vires

L’année 2021 offre un saisissant diptyque jurisprudentiel : d’abord, l’arrêt French Data Network du Conseil d’État et, ensuite, la décision K 3/21 du Tribunal constitutionnel polonais. Deux affaires contemporaines, deux manières d’habiter le pluralisme européen. Entre ces deux pôles – la prudence française et la défiance polonaise – se dessine toute l’ambiguïté de l’ère post-Weiss : celle d’un dialogue judiciaire traversé par la tentation de l’ultra vires. L’arrêt French Data Network a souvent été lu comme l’antithèse française de l’affaire Weiss : une manifestation de retenue face à la tentation du contrôle ultra vires. Le Conseil d’État y affirme explicitement qu’« il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union et les États » [§8]. Ce refus n’est pourtant pas du tout une abdication : il dissimule un raffinement stratégique. Sous l’apparente fidélité à la primauté, le juge administratif redessine les contours d’un ultra vires implicite, dissimulé sous la catégorie des « exigences constitutionnelles » [§7]. Trois conditions en fixent la portée : (i) l’application du droit de l’UE tel qu’interprété par la Cour de justice, priverait de garanties constitutionnelles effectives ; (ii) ces garanties ne trouvent pas d’équivalent en droit de l’UE ; et (iii) leur atteinte compromettrait l« identité constitutionnelle » de la France. Le Conseil d’État, finalement, érige une sorte de « clause de sauvegarde interne », une contre-limite feutrée, inscrite non dans la rhétorique de la compétence, mais dans celle de la garantie. Il ne conteste pas la primauté : il la conditionne à la réciprocité de la protection. Cette posture s’éclaire si l’on regarde la logique de fond de la décision. Le désaccord entre Paris et Luxembourg ne tient pas à une question de hiérarchie, mais bien à une question de proportionnalité. Là où la CJUE admet la conservation généralisée des données de connexion sous conditions strictes, le juge administratif exige un contrôle plus précis, une justification plus robuste et une traçabilité plus claire de la nécessité. Il ne dit pas schématiquement : « la Cour agit hors de ses compétences », mais « sa motivation n’est pas suffisante ». L’ultra vires devient ici une grammaire de l’exigence, non de la résistance.

La subtilité du raisonnement a été remarquée par la doctrine : le Conseil d’État semble construire une double motivation – l’une européenne, l’autre constitutionnelle –, permettant de préserver les deux logiques sans en sacrifier aucune. Un tel dispositif hybride, fondé sur la coexistence plutôt que sur la hiérarchie, laisse entrapercevoir la possibilité d’une désapplication raisonnée en cas de violation manifeste de ces garanties constitutionnelles. L’ultra vires n’est pas proclamé, cependant il affleure, prêt à ressurgir en dernier recours : un ultra vires de velours, sous forme de fidélité conditionnelle. Cette décision marque, sans aucun doute, un tournant dans l’histoire du droit public français. Car le juge administratif y abandonne la posture du simple exécuteur de la primauté pour devenir, d’une certaine manière, un interprète actif du dialogue européen. Il ne rompt pas, mais il relit ; il ne défie pas, mais il nuance. Le Conseil d’État se place, partant, dans la continuité d’un modèle de « contre-limite coopérative », plus proche du Bundesverfassungsgericht d’avant Weiss : un juge loyal, mais lucide.

Le contraste est saisissant avec le jugement K 3/21 de la juridiction constitutionnelle polonaise. Ici, l’ultra vires change de nature : il devient une arme d’affirmation souveraine. Là où Karlsruhe et Paris l’utilisent dans la marge, Varsovie en fait un drapeau. Le Tribunal polonais déclare que plusieurs interprétations de la Cour de justice – notamment celles relatives à l’article 19  du TUE sur l’indépendance des juges – excèdent les compétences attribuées et violent la Constitution polonaise. Ces interprétations sont dès lors jugées inapplicables erga omnes sur le territoire national. Ce renversement n’est plus un débat de technique constitutionnelle, mais un geste politique assumé. L’ultra vires y perd sa fonction dialogique pour devenir une clause de désunion. Là où la Cour de Karlsruhe cherchait la fidélité au traité, la juridiction polonaise revendique la fidélité à l’État. Là où le juge français ménage la coexistence des ordres, le juge polonais proclame la hiérarchie absolue de la Constitution nationale. L’ultra vires s’y érige en bannière d’un « constitutionalisme illibéral », un instrument de retrait partiel du droit commun européen au nom d’une « identité constitutionnelle » sursaturée de politique et surimposée par l’État.

Le contraste entre les décisions French Data Network et K 3/21 révèle, en somme, deux visages du pluralisme européen : le visage coopératif, où la fidélité critique devient un mode de régulation, et le visage conflictuel, où la souveraineté se mue en exclusion, dissidence – et, pour d’aucuns, régression. En France comme en Allemagne, l’ultra vires demeure un outil de vigilance juridique, destiné à préserver la légalité de l’intégration ; en Pologne, il devient le moyen d’un démembrement du droit de l’Union. Dans cette opposition se lit le destin ambigu de la contre-limite de l’ultra vires – et toute l’ambiguïté et le malentendu qui l’affecte actuellement – : selon la main qui la manie, elle peut être la garantie concrète de la démocratie ou l’arme réelle de sa dissolution.

6°) Une contre-limite coopérative ?

Au terme de cette traversée, une évidence s’impose : le contrôle ultra vires n’est pas, dans son « essence » – originellement du moins – une doctrine de résistance, plutôt une méthode d’équilibre. Il ne vise pas à rompre le lien de la primauté, mais bien à en préserver la fidélité. À l’origine, la juridiction de Karlsruhe n’a pas cherché à dresser un mur juridique face à l’Europe, mais à poser une « règle de confiance » : la primauté ne vaut que si elle demeure fidèle à son fondement – le consentement démocratique des peuples. Loin d’être un défi à l’unité du droit, l’ultra vires en constitue l’envers éthique, la contrepartie morale de la primauté : il en rappelle la condition de légitimité. Pourtant, la mise en œuvre actuelle de cette doctrine a parfois trahi son inspiration initiale. Le contrôle de fidélité imaginé comme un instrument de pondération s’est, par endroits, mué en instrument d’affirmation, de conservation. À force de vouloir sauvegarder la Verfassungsidentität, certaines juridictions nationales ont transformé la vigilance démocratique en réflexe de défiance, de dissidence. Le lien entre identité et souveraineté, surinvesti, se mue alors en prétexte à la désobéissance constitutionnelle. On glisse d’un pluralisme de coopération à une concurrence d’autorités.

L’affaire Weiss, a-t-on pu le concéder, en offre l’illustration la plus éloquente. Dans une véhémence caractéristique, la fidélité se fait interpellation, la loyauté, sommation. En érigeant la défense de la Verfassungsidentität en justification d’un refus d’exécution, le juge allemand bascule du  contrôle de compétence au contrôle d’autorité. Il transforme la fidélité constitutionnelle en nationalisme juridictionnel, pavillon si généreux qu’il menace la cohérence du droit de l’Union. Comme l’a relevé C. Blumann, cette « reconstruction unilatérale de la primauté » a d’ailleurs conduit la Commission européenne à ouvrir, le 15 juin 2021, une procédure d’infraction contre l’Allemagne. L’épisode rappelle combien la fidélité, si elle s’absolutise, se radicalise, peut devenir infidèle à son tour : à force de défendre la démocratie nationale, on oublie parfois que la légalité européenne en fait désormais partie intégrante. La stratégie française, en miroir, éclaire un autre visage de cette tension. Dans French Data Network comme dans la décision du Conseil constitutionnel Société Air France, les juridictions françaises réinvestissent la catégorie de « principes inhérents à l’identité constitutionnelle » sous un registre plus discret. Le ton n’est pas celui de la rupture, mais celui de la « sécurisation ». Effectivement, le Conseil d’État, en découvrant la catégorie d’« exigence constitutionnelle », érige une contre-limite implicite : une norme européenne contraire ne saurait être appliquée si elle prive de garanties effectives une exigence constitutionnelle sans équivalent dans le droit de l’UE. Le Conseil constitutionnel prolonge ce mouvement, puisqu’il mobilise l’identité non pour exclure, mais pour reconfigurer l’équilibre entre droits et sécurité. Les deux juridictions réorientent leur jurisprudence vers des considérations d’intérêt général et de sécurité [5]: la  protection des droits fondamentaux cède le pas à une logique de sécurité et de puissance publique. Sous le couvert d’un pluralisme tempéré, s’installe ainsi une redéfinition du rapport à la primauté : non plus l’obéissance, mais la vérification ; non plus la hiérarchie, mais plutôt la pondération.

La tentation est grande, dans ce contexte, de faire de l’ultra vires une rhétorique de désengagement, voire de désunion. La décision K 3/21 du Tribunal constitutionnel polonais en offre la caricature. Les juges y mobilisent la théorie pour contester la compétence de la Cour de justice en matière d’indépendance judiciaire, vidant de substance l’article 19 TUE. Comme l’a remarqué D. Spielmann dans ses conclusions, le geste est lourd de sens : la doctrine, née pour garantir la régularité des traités, devient le prétexte d’un démantèlement méthodique de l’État de droit européen. Là où la Cour allemande entendait instaurer un mécanisme de fidélité, le tribunal polonais, notait-on, érige un acte d’insoumission. Rappeler le sens premier du contrôle ultra vires, c’est donc rappeler qu’il ne vise pas à fragmenter l’ordre de l’Union, mais à en préserver la proportion et la raison. Il n’exprime pas la hiérarchie, mais la réciprocité ; non la défiance, mais la vigilance partagée. Il incarne, au fond, une discipline de la confiance, destinée à maintenir la conversation entre les juges ouverte, loyale, exigeante.

Dans un paysage où s’exacerbent les tensions entre intégration et souveraineté, cette lecture demeure d’une modernité singulière. Elle rappelle que l’État de droit européen n’est pas un bloc figé, bien plutôt un tissage de fidélités mutuelles, une dialectique toujours recommencée entre l’unité et la diversité. Loin des caricatures d’euroscepticisme, le contrôle ultra vires exprime, au contraire, un acte de foi – pourrait-on dire – raisonné : croire en l’Europe, mais refuser d’en faire une croyance aveugle et aveuglante. C’est là sans doute le legs le plus précieux de Karlsruhe : rappeler, à tous les juges du continent européen, que la loyauté n’est pas la soumission, mais la forme la plus haute de la fidélité.

[1] On veut souligner que ce dossier est une tentative de concevoir autrement le contrôle ultra vires. Il est une occasion, pour son auteur, d’essayer de se déprendre de quelques préjugés qui, jusqu’alors, sous-tendaient sa compréhension du sujet. En espérant que cette approche différente puisse nourrir les discussions – et, surtout, remettre un peu de nuance(s) dans le débat sur les contre-limites au principe de primauté.

[2] S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD eur. 2017, p. 59.

[3] S. Geiger, « Une mise en perspective de l’arrêt “PSPP ”de la Cour constitutionnelle allemande : mobilisation du citoyen allemand contre l’intégration européenne ou défense légitime des valeurs constitutionnelles ? », RTD eur. 2020, p. 831.

[4] C. Blumann, « Quelques enseignements de l’arrêt du Bundesverfassungsgericht du 5 mai 2020 sur les fondamentaux du droit de l’Union européenne », RTD eur. 2020, p. 889.

[5] F.-X. Millet, « Mérites et démérites de l’élévation d’un principe indéterminé au rang de l’identité constitutionnelle de la France », RTD eur. 2022, p. 333.

Bon anniversaire, Omega : l’arrêt qui a façonné la tolérance constitutionnelle

De Karlsruhe à Luxembourg, l’Europe continue de se construire dans la diversité et pour les droits fondamentaux

Une date importante à retenir

Il y a des dates qui s’égrènent dans le calendrier européen comme de simples repères, et d’autres qui deviennent des jalons, des phares pour relire l’histoire du droit de l’Union. Le 14 octobre 2004 appartient sans aucun doute à la seconde catégorie. Ce jour-là, la CJCE rendait un arrêt dont le retentissement fut bien plus grand que ne le laissait présager l’affaire qui l’avait provoqué : Omega Spielhallen (C-36/02).

Qu’une salle de laser game à Bonn puisse devenir le théâtre d’un débat majeur sur la dignité humaine et la libre prestation de services avait, au premier abord, tout de l’anecdote. Et pourtant, comme le confessait P. Ricœur dans Philosophie, éthique et politique, « [o]n ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin. Je suis souvent frappé par le fait que l’anecdotique devient le nécessaire après-coup ». Derrière ce décor presque trivial se jouait, à la vérité, une question absolument fondamentale : comment concilier la diversité des traditions constitutionnelles avec l’exigence d’unité qui fonde l’ordre juridique européen ?

Vingt-et-un ans plus tard, Omega n’a pas vieilli. Il continue de hanter la jurisprudence de l’Union, comme un spectre bienveillant qui rappelle sans cesse que l’Europe n’avance ni par effacement des différences, ni par renoncement aux engagements fondateurs, mais par une dialectique subtile entre pluralité et unité. À l’heure où les États invoquent plus bruyamment que jamais leur « identité constitutionnelle » pour justifier des replis souverainistes, où des constitutions nationales sont amendées pour promouvoir cette « préférence nationale », l’arrêt Omega résonne comme une matrice, une clé herméneutique, un rappel salutaire. Car tout y était déjà à peu près consigné.

Omega : point de départ, matrice herméneutique

À l’origine, l’affaire paraissait presque anodine : un laser game à Bonn, dans lequel les participants simulaient des tirs sur des cibles humaines, suscita un débat sur la compatibilité d’une telle activité avec la dignité humaine, valeur cardinale de la Loi fondamentale allemande. C’est pourtant à partir de ce décor trivial que la Cour de justice fut invitée à résoudre une question vertigineuse : la liberté de prestation de services pouvait-elle être restreinte au nom d’une conception nationale de la dignité ? Pour justifier l’interdiction de ce jeu par les autorités allemandes, la CJCE dut recourir à la notion d’ordre public, en tant qu’exception possible à la libre prestation de services visée à l’article 46 CE. Or, aussi bien le cas d’espèce que ce fondement n’allaient pas sans malaise. Dans sa réponse, la Cour a pris soin de rappeler que « la notion d’ordre public, dans le contexte communautaire et notamment en tant que justification d’une dérogation à la liberté fondamentale de prestation de services, doit être entendue strictement » [pt. 30]. Et elle ajoutait aussitôt : « sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par un État membre sans un contrôle des institutions de la Communauté » [pt. 30]. Autrement dit, la Cour de justice accepte que la dignité humaine puisse relever d’une conception nationale, mais à la condition expresse qu’elle demeure insérée dans le cadre du droit de l’Union et soumise au contrôle du juge de l’Union. C’est là tout le paradoxe d’Omega : reconnaître la spécificité constitutionnelle allemande tout en la domestiquant par le biais du contrôle de proportionnalité – tel qu’il fut déjà consacré par l’arrêt célèbre Schmidberger (C-112/00).

Ce passage délicat illustre déjà toute la subtilité du raisonnement de la CJCE. Comme l’a rappelé le Président K. Lenaerts, « “[il] n’est pas indispensable que la mesure restrictive édictée par les autorités d’un État membre corresponde à une conception partagée par l’ensemble des États membre” […], il ressort de l’arrêt Omaga que la Cour de justice n’a pas voulu imposer une conception uniforme de la dignité humaine. Au contraire, elle a interprété l’ex-article 49 CE à l’aune du pluralisme constitutionnel, selon lequel les traditions constitutionnelles communes ne sont pas en concurrence avec les objectifs économiques de l’Union »[1]. En somme, l’arrêt Omega n’instaure pas une interprétation uniforme et rigide de la dignité, mais entrouvre un espace dans lequel les conceptions nationales peuvent dialoguer, à condition de demeurer sous l’horizon commun du droit de l’Union et du contrôle de la CJUE. Cette tension fondatrice marque la véritable nouveauté de l’arrêt. Omega n’est pas seulement une affaire d’ordre public ; c’est aussi la première « domestication » de l’identité constitutionnelle dans l’ordre juridique de l’UE. Pour la première fois, une conception nationale d’un principe fondamental – ici, la dignité humaine – est admise dans le champ du droit de l’Union, mais sous tutelle herméneutique de la Cour de justice. Ce geste jurisprudentiel inaugure ce que l’on peut dénommer une « tolérance constitutionnelle encadrée », qui n’exclut pas la diversité, mais la régule.

Or, le Conseil d’État refuse encore de l’admettre. Dans son Étude annuelle 2024 sur la souveraineté, il souligne que l’identité constitutionnelle ne saurait être définie, en dernier lieu, par la Cour de justice, même si celle-ci détient le monopole d’interprétation des traités (article 19 du TUE). Il s’inquiète d’une interprétation « maximale voire maximaliste » des prérogatives de la CJUE, notamment lorsqu’elle juge qu’il lui appartient seule de vérifier si une obligation européenne méconnaît l’identité nationale d’un État membre (CJUE, 22 février 2022, RS, aff. C-430/21). Le Conseil d’État rappelle ainsi que, si le droit de l’Union est doté d’une force normative supérieure, « le “dernier mot” appartient encore, en dernier ressort, aux États, par le biais des mécanismes politiques ou constitutionnels dont ils disposent »[2]. Néanmoins, c’est précisément ce débat qu’Omega a ouvert : en articulant la reconnaissance des identités constitutionnelles avec la préservation de l’unité du droit européen, la Cour a esquissé une voie médiane – ni uniformité, ni fragmentation – : celle du « dialogue des particularités », sous la vigilance d’un juge européen devenu alors médiateur de la pluralité.

Du spectre Omega aux arrêts contemporains : filiation et résonances

Si l’arrêt Omega a posé les principes, les arrêts ultérieurs en ont exploré les ramifications, les subtilités. Mais loin de s’y résoudre, l’esprit d’Omega continue de réapparaître dans les jugements actuels.

  • Sayn-Wittgenstein de 2010 (C-208/09) : l’Autriche imposait des restrictions fondées sur ses traditions matrimoniales nationales. La Cour accorde une marge de manœuvre à l’État, mais  sous contrôle européen strict – à l’image d’Omega, elle refuse l’uniformité rigide tout en imposant la « cohérence », à partir du concept d’« identité nationale » de l’article 4 § 2 TUE.
  • Runevič-Vardyn & Wardyn de 2011 (C-391/09) : en matière linguistique et de liberté de circulation, la CJUE permet aux États de protéger leur langue nationale, tout en imposant un test de proportionnalité – une reprise en filigrane de la négociation qu’Omega avait inaugurée.
  • Coman de 2018 (C-673/16) : la question de la reconnaissance des mariages entre personnes du même sexe dans les États membres a donné lieu à un vrai jeu d’équilibriste : l’Union impose la reconnaissance de droits, mais laisse aux États une liberté d’implémentation. Là encore, Omega murmure en arrière-plan : l’intégration ne nie pas les différences, mais la protection des libertés doit être concrète et effective.
  • Energotehnica de 2024 (C-792/22) : dans cette affaire plus récente, la CJUE a réaffirmé la primauté du droit de l’Union sur une décision d’une cour constitutionnelle nationale qui conférait force de chose jugée (à une décision administrative, au mépris du droit de l’Union européenne (notamment de la directive 89/391 et de l’article 47 de la Charte). En particulier, la Cour juge que les juridictions ordinaires ne peuvent pas être contraintes de suivre des décisions constitutionnelles nationales s’ils estiment qu’elles violent des dispositions européennes. Ce contrôle renforce l’idée que, même en présence de particularités constitutionnelles nationales, l’Union ne saurait tolérer de violations des garanties fondamentales.

Cette affirmation contemporaine de la primauté donne une illustration vivante sans cesse confirmée : l’affaire Omega n’est pas un vestige – il continue d’orienter la jurisprudence sur les rapports entre les identités constitutionnelles nationales, le pluralisme et la suprématie du droit européen.

Le pluralisme constitutionnel n’est pas mort

La doctrine contemporaine en atteste : le pluralisme constitutionnel est bel et bien vivant. Un article assez récent l’a montré avec une certaine acuité, en soulignant que les juridictions constitutionnelles nationales et la Cour de justice continuent d’interagir, de s’ajuster, de dialoguer – non dans une rivalité stérile, mais dans une tension productive qui permet de corriger progressivement tous les conflits. Ces études rappellent que les « accommodements mutuels et raisonnables » ne relèvent pas d’un slogan, mais d’une pratique concrète et quotidienne, qui empêche la juridiction suprême de tracer une ligne de partage trop rigide et qui préserverait, artificiellement, la primauté comme un absolu déconnecté de la réalité. Et c’est précisément dans cette perspective que l’héritage d’Omega se comprend : l’arrêt n’offre nullement un blanc-seing inconditionnel aux identités constitutionnelles des États membres, il érige un cadre de dialogue permanent entre les « traditions constitutionnelles communes » et l’exigence d’une protection européenne effective – parfois exagérément pour cette dernière (CJUE, 26 février 2013, Melloni). Ce dialogue, amorcé en 2004, irrigue encore et toujours le droit de l’Union : il n’a jamais cessé, et très certainement, ne saurait jamais être clos.

Mais si la vitalité du pluralisme constitutionnel ne fait guère de doute, la question n’a cessé d’être rediscutée et réinvestie depuis. Un tournant doctrinal s’est notamment produit autour des réflexions conduites sous la direction d’H. Gaudin dans l’opuscule Réseau de normes, réseau de juridictions : Le nouveau paradigme des droits fondamentaux en Europe, entre primauté et clause la plus protectrice de l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cet ouvrage prolonge la perspective d’un « pluralisme en réseaux », où la protection des droits fondamentaux se pense à l’intersection de plusieurs ordres juridiques, dans une logique de circulation plutôt que de hiérarchie.Depuis lors, la doctrine comme la jurisprudence n’ont cessé d’affiner ce paradigme du « réseau » : les dialogues horizontaux entre juges – qu’il s’agisse de la CJUE, de la CEDH ou des cours constitutionnelles nationales – traduisent moins une concurrence qu’une interdépendance. Le pluralisme constitutionnel apparaît ainsi comme une méthode : une manière d’organiser la coexistence des ordres juridiques par le droit du dialogue, plutôt que par celui de la suprématie. Loin d’avoir été dépassée, l’idée d’un pluralisme ajusté, flexible, reste à l’heure actuelle l’une des clés de compréhension les plus fécondes de l’intégration européenne. Voilà pourquoi, vingt ans après Omega, la leçon demeure intacte : la tolérance constitutionnelle n’est pas une faiblesse, mais la condition même d’une Union capable de se repenser et de composer avec la diversité de ses membres sans renoncer à la cohérence de ses valeurs.

Trois enseignements à garder vivants

Par ailleurs, revisiter Omega à la lumière des évolutions jurisprudentielles offre au moins trois leçons toujours fertiles :

  • La tolérance constitutionnelle comme cadre interprétatif (i) : l’Union ne doit pas gommer les traditions nationales, mais les soumettre à un examen, les insérer dans un réseau normatif partagé. Omega ouvre la voie à ce geste herméneutique, non à une soumission brute, qui persiste.
  • Le juge de l’Union comme médiateur vigilant (ii) : la CJCE, dans Omega, ne refuse pas la suppression allemande, mais l’encadre seulement. Depuis, les arrêts montrent qu’elle continue d’arbitrer entre la diversité nationale et l’exigence de cohérence juridique (19 novembre 2024, Commission c. République tchèque).
  • Le noyau des droits fondamentaux comme limite inattaquable (iii) : l’élément décisif d’Omega est que la dignité invoquée ne peut éclipser la liberté économique sans justification sérieuse. Autrement dit, les droits fondamentaux doivent être toujours protégés de façon effective. Puisque cette garantie est une promesse à (entre)tenir. Partant, le concept d’« identité constitutionnelle » doit également être limité par ce même principe : comme on a pu l’observer ailleurs, l’« identité constitutionnelle » ne peut servir de prétexte pour amoindrir des garanties fondamentales.

Un anniversaire porteur d’enseignements et d’engagements

Si nous « souhaitons un bon anniversaire » aujourd’hui à Omega, ce n’est pas pour le figer dans le marbre du passé, comme le serait une « entité muséale », mais pour en raviver la charge critique. Alors que la Pologne et la Slovaquie inscrivent dans leurs constitutions des affirmations de « préférence nationale », l’arrêt de 2004 nous rappelle, avec la force de l’évidence, que l’Union ne peut se réduire à une Europe à géométrie variable, une Union à la carte. Et, plus encore, que l’« identité constitutionnelle », comprise comme soupape de sûreté de la souveraineté, n’a de légitimité que si elle demeure enchâssée dans un horizon commun de libertés et de droits fondamentaux. Sur ce point, Omega avait déjà livré un enseignement important : la « tolérance constitutionnelle » n’est pas le signe d’une Europe vacillante, flottante au gré des replis nationaux, ni une neutralisation insidieuse du principe de primauté. Elle ne saurait justifier une priorité nationale. Elle n’a qu’un but : assurer l’unité dans la diversité et garantir l’effectivité des droits fondamentaux. Ceux-ci peuvent certes se concrétiser différemment selon les États, mais leur protection, elle, demeure non négociable.

Pour autant, vingt et un ans après Omega, le débat est loin d’être terminé. L’actualité jurisprudentielle et doctrinale montre combien les tensions persistent sur cette frontière entre respect des « identités constitutionnelles » et suprématie du droit de l’Union. En effet, on le démontrait, l’Étude annuelle 2024 du Conseil d’État, consacrée à la souveraineté, en fournit une illustration saisissante. Le rapport exprime une préoccupation explicite face à ce qu’il perçoit comme une interprétation généreuse par la CJUE de ses propres prérogatives. Finalement, le Conseil d’État conteste l’idée que l’identité constitutionnelle puisse être déterminée par la seule Cour de justice. Ce sont, on le soulignait déjà, les États membres qui doivent avoir le « dernier mot ». Ce rappel n’est pas innocent : il montre combien la tension identitaire révélée par Omega reste au cœur du droit de l’UE. L’équilibre entre pluralisme constitutionnel et primauté du droit européen demeure précaire, oscillant entre reconnaissance de l’idiosyncrasie et sauvegarde du commun.

À cet égard, sans nul doute, Omega conserve une valeur d’exemple : il montre qu’il est possible d’articuler les particularités nationales sans renoncer aux droits fondamentaux et au contrôle de proportionnalité, ainsi que d’accueillir la diversité sans compromettre la cohérence normative. Ainsi, il n’est pas seulement un arrêt du passé, mais un repère herméneutique pour l’avenir – un point d’équilibre fragile, mais bien nécessaire, entre la fidélité aux identités constitutionnelles et la primauté du droit commun européen.

Un anniversaire, pour mémoire et pour l’avenir – vingt-et-un ans après, nous savons qu’Omega n’a pas dit son dernier mot

 Vingt-et-un ans après, l’arrêt Omega n’a rien d’une relique poussiéreuse. Il demeure, au contraire, une source vive, une matrice qui irrigue – et doit encore irriguer – le droit de l’Union. En consacrant la dignité humaine comme limite à la libre circulation, mais sans jamais en faire un prétexte à l’isolement, il a tracé une voie : celle d’une Europe capable de composer avec ses diversités tout en préservant un horizon commun. Le message d’Omega, aujourd’hui encore, est simple mais décisif : la tolérance constitutionnelle ne saurait être le masque d’une Europe du « car tel est notre bon plaisir ». Elle est, en définitive, la traduction la plus exigeante du cri de ralliement de l’Union. La reconnaissance des différences n’a de sens que si elle sert la protection effective des droits et libertés, socle intangible du projet européen. Alors que le spectre de l’« identité constitutionnelle » est mobilisé pour s’opposer aux droits fondamentaux, contourner l’État de droit et se dérober au processus intégratif pour lui préférer la voie de l’unilatéralisme, Omega rappelle avec force que cette « identité » ne peut être comprise qu’en alliance, et jamais en concurrence, avec la protection des droits et libertés. Il rappelle aussi que l’Union s’est construite et continue de se construire dans le dialogue : un dialogue qui cherche le compromis, non l’impérialisme ; un dialogue qui conjugue les différences sans jamais sacrifier les horizons communs. Accepter des concrétisations différentes, oui ; tolérer des violations, non. Omega demeure un arrêt-phare, une source et un signal fort : il continue d’éclairer la jurisprudence, de nourrir les débats, et de rappeler à la CJUE comme aux États membres que la diversité n’est pas un prétexte à la désunion, mais davantage une exigence de fidélité au projet européen. C’est là, à n’en pas douter, la véritable promesse d’Omega : celle d’une Europe capable de conjuguer pluralité et unité, diversité et droit commun, sans jamais conjurer l’esprit des valeurs qui la fondent.

Longue vie à Omega ! – et longue vie à cette « tolérance constitutionnelle », visage le plus précieux de l’intégration européenne et du pluralisme qui la compose.

[1] K. Lenaerts, « Les valeurs de l’Union européenne et le pluralisme constitutionnel », Annales de Droit de Louvain, n° 76, 2016, pp. 183-194, spéc. pp. 191-192.

[2] Étude annuelle 2024 sur la souveraineté, p. 376.

Les contre-limites au droit de l’Union européenne – Dossier n°1

L’identité nationale et l’identité constitutionnelle

I. Textes juridiques principaux

II. Principales jurisprudences de la CJUE

  • CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. E.N.E.L.
  • CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft.
  • CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État contre Société anonyme Simmenthal.
  • CJCE, 14 mai 1974, Nold.
  • CJCE, 13 décembre 1979, Hauer.
  • CJCE, 19 juin 1990, The Queen contre Secretary of State for Transport, ex parte: Factortame Ltd e.a.
  • CJUE, 9 novembre 1995, Atlanta
  • CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger.
  • CJCE, 14 octobre 2004, Omega.
  • CJUE, 16 mars 2006, Kapferer.
  • CJUE, 19 novembre 2009, Filipiak.
  • CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten.
  • CJUE, 22 décembre 2010, Sayn-Wittgenstein.
  • CJUE, 12 mai 2011, Runevič-Vardyn.
  • CJUE, 8 septembre 2015, Procédure pénale c. Ivo Taricco.
  • CJUE, 5 décembre 2017, A. S. et M. B.
  • CJUE, 5 juin 2018, Coman.
  • CJUE, 4 décembre 2018, Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission.
  • CJUE, 13 juin 2019, Correia Moreira.
  • CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor.
  • CJUE [GC], 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a.
  • CJUE, 26 septembre 2024, Energotehnica.
  • CJUE, 19 novembre 2024, Commission c. République tchèque.

III. Avis de la Cour de justice

IV. Jurisprudences nationales

  • Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
  • Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.
  • Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie.
  • CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et Autres, n° 287110.
  • Cour de cassation [Plen], 6 avril 2010, Abdeli et Melki, n° 10-40002.
  • Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Jeux d’argent et de hasard en ligne.
  • CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305.
  • CE [Ass.], 21 avril 2021, French Data Network, n° 393099.
  • Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
  • Décision n° 2025-1144 QPC du 27 juin 2025, Association La Cimade et autres.
  • BVerfG, 5 mai 2020, Weiss.
  • Tribunal constitutionnel, 7 oct. 2021, n° K 3/21.

Pour approfondir :

  • Sur les arrêts CE/CJCE et la primauté : H. Gaudin, « Primauté “absolue” ou primauté “relative” ? », in H. Gaudin (dir.), Droit constitutionnel – Droit communautaire, vers un respect constitutionnel réciproque ?, Economica, coll. “Droit Public Positif”, 2001, pp. 97-121 ; D. Ritleng, « De l’utilité du principe de primauté du droit de l’Union », RTD Eur., 2009, p. 677 ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268.
  • Sur l’arrêt M.A.S et M.B. : J. Arlettaz, « La fin des Taricco. Le juge de l’Union face à la tradition romano-germanique », AJDA 2018, p. 615 ; H. Labayle, « Du dialogue des juges à la diplomatie judiciaire entre juridictions constitutionnelles : la saga Tarrico devant la Cour de justice », RFDA 2018, p. 521 ; V. Guset, « Les apories de l’arrêt Taricco II », RDUE 2018, pp. 13-27.
  • Sur le principe de primauté : M. Kordeva, « Le théâtre des juges selon Karlsuhe, Note sous BVerfG, décision du 5 mai 2020 », Revue générale du droit [En ligne] ; H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein moteur ou un moteur de l’intégration européenne ? », Droits fondamentaux et intégration européenne. Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, Paris, 2021 [Consulter] ; H. Gaudin (dir.), La primauté du droit de l’Union européenne, Nouveaux visages, nouvelles questions, nouveaux raisonnements, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2023 [Consulter].
  • Sur les relations entre les juges constitutionnels nationaux et la Cour de Justice par le renvoi préjudiciel : CJUE, 30 mai 2013, Jeremy F., aff. C-168-13 ; Cons. Constit., Déc. n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013 et Décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013 ; B. Bonnet, « Le paradoxe apparent d’une question prioritaire de constitutionnalité instrument de l’avènement des rapports de systèmes… Le Conseil constitutionnel et le mandat d’arrêt européen : à propos de la décision n°2013-314P QPC du 4 avril 2013, de l’arrêt préjudiciel C-168/13 PPU de la CJUE du 30 mai 2013 et de la décision n° 2013- 314 QPC du 14 juin 2013 », RDP, n° 5, 2013, pp. 1229-1257 ; F. C. Mayen, « La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relativement au programme OMT – Rebelles sans cause ? Une analyse critique du renvoi de la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans le dossier des OMT », RTD Eur. 2014, p. 683.
  • Sur le contrôle de l’identité constitutionnelle nationale : CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c/ Grand-Duché de Luxembourg, aff. C-473/93 ; Conclusions de l’avocat général M. Poiares Maduro présentées le 8 octobre 2008 sous CJCE, 16 décembre 2008, Michaniki AE contre Ethniko Symvoulio Radiotileorasis et Ypourgos Epikrateias, aff. C-213/07 ; Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.
  • Propos généraux sur l’identité nationale et l’identité constitutionnelle : H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses États membres », Revue générale [En ligne], 2021 ; F. Fines, « La double identité, nationale et constitutionnelle, des États membres de l’Union », Revue générale du droit [En ligne], 2021.

L’histoire de l’intégration européenne est celle d’un dialogue incessant entre l’unité et la diversité. Dès les premiers arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes dans les années 1960, un principe central s’est imposé : celui de la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Sans ce principe, l’Union ne serait qu’une organisation internationale parmi d’autres, dépendante de la bonne volonté des États. Avec lui, elle s’est affirmée comme un véritable ordre juridique autonome, capable de s’imposer jusque dans les hiérarchies constitutionnelles internes.

Pourtant, cette affirmation n’a jamais été reçue sans réserve. Dès l’origine, des résistances se sont manifestées. Les États membres, tout en participant à l’édification d’un ordre juridique commun, ont cherché à préserver des espaces d’autonomie, des « zones de souveraineté » jugées intangibles. De là est né un vocabulaire de la « limite », ou plutôt de la « contre-limite » : ces bornes que les juridictions nationales posent pour rappeler que l’intégration ne peut aller jusqu’à nier l’identité même de leur ordre constitutionnel.

Deux notions ont cristallisé ces résistances. Tout d’abord, l’identité nationale, consacrée en 2007 par l’article 4 § 2 TUE, qui impose à l’Union de respecter « les structures fondamentales politiques et constitutionnelles » de ses États membres. Ensuite, l’identité constitutionnelle, notion forgée par les Cours constitutionnelles nationales, qui revendiquent le droit de protéger un « noyau dur » de principes intangibles, parfois qualifiés de « principes inhérents », voire de « droits inaliénables ».

Ces deux figures de l’identité traduisent des logiques différentes :

  • L’identité nationale est une clause de défense inscrite dans le droit de l’Union, reconnue par la CJUE elle-même, qui accepte d’aménager les libertés européennes au regard de valeurs nationales.
  • L’identité constitutionnelle est une arme de résistance, voire une soupape de sûreté, brandie par les juges nationaux pour contenir l’emprise de la primauté et affirmer que certaines exigences internes ne sauraient céder, fût-ce devant le droit de l’Union.

Ces contre-limites posent ainsi une question centrale : jusqu’où l’UE peut-elle aller sans se heurter au mur des identités ? Elles révèlent une tension structurelle : sans primauté, l’ordre juridique de l’Union se déliterait ; sans limites, il perdrait le consentement des États membres et des peuples.

Aujourd’hui, cette tension est plus vive que jamais. Elle ne se limite plus à de subtiles réserves jurisprudentielles comme celles des arrêts Solange en Allemagne ou encore Frontini et Granital en Italie. Elle prend la forme de véritables bras de fer, où certains États – la Pologne, la Hongrie et désormais la Slovaquie – contestent frontalement l’autorité du droit de l’Union. En France, l’actualité récente avec la décision QPC Association Cimade en date du 27 juin 2025 a réactivé la question du rôle de l’identité constitutionnelle, tandis que la CJUE multiplie les rappels à l’ordre, réaffirmant que « le fait pour un État membre d’invoquer des dispositions de droit national, fussent-elles d’ordre constitutionnel, ne saurait porter atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit de l’Union » (CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor).

Le débat sur les contre-limites n’est donc pas qu’un débat théorique. Il engage l’avenir de l’intégration européenne. Il questionne la manière dont l’Union peut rester fidèle à sa devise – « Unie dans la diversité » – sans basculer dans l’éclatement ou l’impuissance

1°) La primauté : son principe, sa portée et ses conséquences

Le droit de l’Union n’aurait jamais pu se développer sans le principe de primauté. Plus qu’une règle technique, il est le sceau d’une ambition= bâtir un ordre juridique qui transcende les souverainetés nationales pour se déployer dans les ordres internes. Pourtant, ce principe ne se trouve nulle part dans les traités fondateurs : il est l’œuvre prétorienne de la Cour de justice, qui, très tôt, a dû trancher la question déterminante de savoir ce qui devait l’emporter lorsque le droit national contredisait le droit communautaire

La réponse fut sans appel. Dans l’arrêt Costa c. Enel de 1964, la Cour affirma qu’un ordre juridique né du traité ne saurait être subordonné aux lois internes des États, quelles qu’elles soient. L’acte fondateur est là : le droit de l’Union européenne a une autorité propre, supérieure, qui ne peut être mise en échec par une norme nationale. Cette logique fut poussée plus loin dans Internationale Handelsgesellschaft (1970), où la CJCE insista sur le fait que la primauté s’impose y compris face aux dispositions constitutionnelles. Et également avec Simmenthal (1978), la Cour alla  au bout de sa démonstration : chaque juge national doit, de sa propre autorité, laisser inappliquée toute disposition contraire, antérieure ou postérieure, constitutionnelle ou non – ce que réitèrera l’arrêt Melki et Abdelli (2010). Le juge national devient, par conséquent, juge de droit commun du droit de l’Union européenne , transformé en gardien de l’unité et de l’effectivité du droit de l’Union.

Cette exigence n’était pas pure abstraction. Elle impliquait des bouleversements réels dans les ordres internes. En France, par exemple, la Cour de cassation accepta dès 1975, avec l’arrêt Jacques Vabre, de confronter des lois au droit communautaire ; le Conseil d’État suivit plus tard, dans son célèbre arrêt Nicolo de 1989, en acceptant enfin de contrôler la compatibilité d’une loi postérieure avec un traité – et remettant en cause la jurisprudence des Semoules. Peu à peu, la primauté devint une règle de fonctionnement ordinaire des juridictions. La CJUE rappela ensuite, avec une insistance croissante, la force hiérarchique de ce principe. Dans Winner Wetten (2010), elle affirma qu’il ne saurait être admis que des règles de droit national, fussent-elles constitutionnelles, compromettent l’unité et l’efficacité du droit de l’UE. L’arrêt Filipiak (2009) illustre aussi cette logique en obligeant les juges polonais à écarter l’application d’une législation fiscale jugée inconstitutionnelle par leur juridiction constitutionnelle, quand bien même cette dernière avait suspendu temporairement ses effets. De même, dans l’affaire Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission (2018), les juges du Luxembourg ont affirmé qu’une autorité nationale dotée de fonctions juridictionnelles devait pouvoir, de sa propre autorité, laisser inappliquée une norme contraire au droit de l’Union, sans attendre l’intervention d’une autre juridiction. Ainsi se dessine la ligne claire : la primauté doit être effective, immédiate, et mise en œuvre par tous les juges, y compris lorsqu’elle heurte de front une jurisprudence constitutionnelle interne.

Pour autant, cette primauté n’a pas été conçue comme un principe absolu et rigide. La CJUE a reconnu, de façon ponctuelle, des tempéraments fonctionnels. Elle a admis, en guise d’exemple, que le juge national puisse adopter quelques mesures provisoires (Atlanta, 1995) ou respecter l’autorité de la chose jugée (Kapferer, 2006) ou, au cas par cas et quand le droit interne l’autorise, limiter dans le temps certains effets de la déclaration d’illégalité d’une règle de droit national contraire au droit de l’Union (France Nature Environnement, 2016), même si cela limitait l’effet  du droit de l’UE. Plus encore, elle a consenti à ménager les droits fondamentaux reconnus par les constitutions nationales. La saga Taricco (2015-2017), où la CJUE a dû composer avec la Cour constitutionnelle italienne, l’illustre : si l’application mécanique de la primauté conduit à violer le principe de légalité des délits et des peines, alors le juge national peut refuser d’écarter la loi nationale. L’arrêt M. A. S. et M. B. (2017) marque dès lors une étape dans l’articulation entre primauté et traditions constitutionnelles.

La Cour a néanmoins toujours veillé à réaffirmer le principe directeur (Eurobox). Dans Forumul Judecătorilor (2021), elle a jugé contraire au droit de l’Union une disposition constitutionnelle roumaine qui interdisait à un juge ordinaire d’écarter une norme contraire. Dans Energotehnica (2024), elle a été plus explicite encore : même une décision constitutionnelle conférant force de chose jugée à une norme ne saurait empêcher les juridictions ordinaires d’appliquer le droit de l’Union. La primauté demeure donc, pour la CJUE, le socle sur lequel repose tout l’édifice européen. Elle ne cède jamais en principe, mais elle s’assouplit par pragmatisme. Elle est l’affirmation d’une autorité juridique, mais également l’exercice d’un art délicat : faire coexister l’unité du droit européen et la diversité des traditions constitutionnelles.

2°) Une tension présente dès le départ… qui trouve son aboutissement dans l’identité nationale

Cette coexistence n’a rien d’évident. Dès l’origine, les juridictions nationales ont rappelé que la primauté ne pouvait s’exercer au détriment des droits fondamentaux, ainsi que de leur souveraineté. La Cour de justice elle-même a reconnu, assez tôt, que le respect de ces droits fondamentaux devait inspirer son travail d’interprétation du droit de l’UE. En effet, dans Internationale Handelsgesellschaft, elle avait déjà affirmé que la sauvegarde des droits fondamentaux faisait partie des principes généraux du droit communautaire, qui s’inspirent des traditions constitutionnelles communes. Dans l’arrêt Nold (1974), elle a maintenu cette conviction en explicitant davantage que ces droits s’inspiraient des traditions constitutionnelles communes aux États membres, jusqu’à faire de ces dernières une source officielle de découverte des PDGD. Et  avec Hauer (1979), elle donna corps à cette promesse : la protection du droit de propriété fut explicitement enracinée dans les traditions constitutionnelles et dans la CESDH. Partant, il se dessinait une méthode : le droit de l’Union ne s’imposera pas par effacement, mais par intégration des héritages constitutionnels européens

De cette reconnaissance découle une tension permanente : l’Union se veut un ordre autonome, mais elle sait que son acceptabilité repose sur le respect des identités nationales. D’ailleurs, cette tension s’est cristallisée autour de certaines affaires devenues depuis lors emblématiques. Dans Schmidberger (2003), la CJCE admit qu’une manifestation, bien qu’elle entrave la libre circulation, pouvait se justifier par la liberté d’expression, valeur centrale de l’ordre autrichien. Dans Omega (2004), elle valida l’interdiction d’un jeu de simulation d’homicide, au nom de la dignité humaine, valeur fondamentale de la Loi fondamentale allemande. Ces arrêts ont marqué un tournant : le droit de l’Union n’impose pas une échelle uniforme des valeurs, il laisse place à la pluralité lorsqu’aucun consensus européen n’existe. Bref, il fait preuve de « tolérance constitutionnelle ».

Le traité de Lisbonne a entériné ce mouvement avec l’article 4 § 2 du TUE, que l’on appelle  aussi « clause Christopherson » : l’Union respecte l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles. La clause est doublement signifiante. Elle rassure les États membres en rappelant que leurs spécialités seront respectées, elle inscrit en même temps ces identités dans le langage même du droit de l’Union, les transformant en une notion justiciable devant la Cour. Loin d’être un espace hors droit, l’identité nationale devient une catégorie juridique intégrée au système européen. Cette reconnaissance, toutefois, n’est pas une abdication. La CJUE reste maîtresse du jeu. Elle accepte d’entendre l’argument identitaire, mais le contrôle et le circonscrit. Dans les affaires Sayn-Wittgenstein (2010) ou Runevič-Vardyn (2011), la juridiction valida des restrictions liées à l’interdiction des titres de noblesse ou à l’orthographe des noms, en considérant qu’elles pouvaient relever d’éléments identitaires. Mais dans des affaires plus récentes, à l’exemple de Correia Moreira (2019) et surtout Coman (2018), elle refusa que l’identité nationale serve de paravent pour limiter la libre circulation et les droits fondamentaux. En effet, dans Coman, la Roumanie fut obligée de reconnaître, aux seules fins du droit de séjour, un mariage homosexuel contracté à l’étranger, malgré son droit interne. L’identité nationale ne saurait annihiler un droit européen reconnu à tout citoyen de l’Union.

Dans le même sillage, la grande chambre a, en novembre 2024 (Commission c. République Tchèque), franchi un pas important en matière d’identité nationale à propos de l’adhésion de ressortissants de l’UE aux partis politiques dans un État d’accueil. Reconnaissant d’abord que « l’organisation de la vie politique nationale », à laquelle contribuent les partis, « fait partie de l’identité nationale », la CJUE rappelle aussitôt que l’article 4 § 2 du TUE ne se lit jamais isolément : il se conjugue avec la citoyenneté de l’Union et les exigences démocratiques des articles 2 et 10 TUE, ainsi qu’avec l’article 22 TFUE relatif aux droits politiques des citoyens de l’Union. En d’autres termes : l’identité ne peut servir de paravent à une discrimination directe fondée sur la nationalité lorsqu’est en jeu la participation à la vie démocratique qui accompagne les droits de vote et d’éligibilité municipaux et européens. Le manquement est dès lors constaté : admettre l’adhésion des citoyens de l’Union non nationaux « ne saurait être considéré comme portant atteinte à l’identité nationale » de l’État membre. L’axe tracé par Coman se confirme : l’argument identitaire cède face aux droits de citoyenneté et aux exigences de la démocratie européenne. Cette remise au point trouve un écho puissant dans la doctrine des avocats généraux. Comme l’écrit D. Spielmann dans ses conclusions récentes sur l’État de droit, « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union ». L’avertissement est limpide : aucune invocation de l’« identité » n’est légitime si elle s’accompagne d’un affranchissement des exigences minimales de respect des droits fondamentaux et des « valeurs » qui sont au cœur du pacte fondateur de l’Union. La nuance apportée par T. Ćapeta, dans ses conclusions du 5 juin 2025 (Commission c. Hongrie), n’inverse pas la perspective ; elle la cadre : le projet de l’Union est bien d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220). Mais ce « pluralisme constitutionnel » habité par la Charte et les valeurs de l’article 2 du TUE n’autorise ni la relativisation des droits, ni la dégradation des garanties au nom de l’identité. Il organise la diversité ; il ne l’instrumentalise pas.

Tout compte fait, ce qui avait commencé comme une reconnaissance des traditions constitutionnelles communes et des valeurs nationales s’est mué en une véritable dialectique : l’Union accepte la diversité des identités, mais elle en fixe les limites. L’article 4 § 2 TUE est un compromis fragile : il protège les structures fondamentales des États, mais il ne permet pas de défaire l’acquis communautaire. Autrement dit, l’identité nationale n’est pas un droit de veto ; c’est  une langue de la diversité, tenue de parler la grammaire des droits. Car, il faut bien s’en convaincre, le respect des identités n’est pas la négation de la primauté, il en est plutôt l’une des contreparties.

3°) La résurgence de l’identité constitutionnelle comme outil offensif

À côté l’identité nationale, l’identité constitutionnelle connaît à l’heure actuelle une résurgence spectaculaire. Ce n’est plus seulement une soupape, un bouclier destiné, à protéger quelques principes intangibles : elle devient parfois une arme offensive, mobilisée pour contester l’autorité du droit de l’UE, y compris dans des domaines qui touchent la substantifique moelle de l’État de droit.

En France, l’histoire commence avec la décision du Conseil constitutionnel de 2004, qui, tout en refusant de contrôler les lois de transposition des directives, s’était réservé une hypothèse : celle où une transposition heurterait aux normes expresses et propres de la constitution, qui deviendront en 2006 les principes inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Pendant longtemps, cette clause resta théorique, un instrument de dissuasion, une notion fonctionnelle. Mais en octobre 2021, le Conseil constitutionnel lui donna chair en identifiant pour la première fois un tel principe : l’interdiction de déléguer l’exercice de la force publique à des personnes privées. La digue était franchie. En juin 2025, la décision QPC Association Cimade marqua une nouvelle étape. Était en cause la protection du droit d’asile. Les juges de la rue Montpensier ont refusé de considérer ce droit comme un élément de l’identité constitutionnelle, en soulignant que l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union le garantissait déjà. Le message est heureux, mais ambivalent pour des juristes plus internistes : d’une part, la France ne sacralise nullement son droit d’asile comme une composante identitaire intangible ; d’autre part, elle consacre l’idée que, si un tel droit avait manqué au niveau européen, il aurait pu être érigé en élément de l’identité constitutionnelle.

Ailleurs en Europe, l’usage de l’identité constitutionnelle a pris une tournure plus radicale. En Allemagne, l’arrêt Weiss (2020) sur le programme de la BCE a vu la Cour de Karlsruhe qualifier un arrêt de la CJUE « d’inintelligible » et le juger ultra vires, provoquant une réaction sans précédent de la Commission européenne en engageant en juin 2021 une procédure d’infraction. Mais c’est surtout en Pologne que la rupture est consommée. Par sa décision du 7 octobre 2021 (K 3/21), le Tribunal constitutionnel a jugé certains articles du traité incompatibles avec la Constitution polonaise, contestant frontalement la primauté du droit de l’Union et invoquant l’« identité constitutionnelle » comme un moyen de retrouver sa souveraineté. L’identité y devient donc un instrument de démantèlement de l’État de droit, en s’opposant directement à l’indépendance des juges et à la protection juridictionnelle effective. La Slovaquie apparaît aujourd’hui engagée sur une  même pente. Des réformes constitutionnelles récentes cherchent à affirmer la primauté de l’« identité nationale » dans des domaines sensibles, à l’exemple de la famille, l’éducation ou la reconnaissance des minorités. Cette évolution est inquiétante, puisqu’elle laisse présager une instrumentalisation de l’identité à des fins politiques, au détriment de l’intégration et des droits fondamentaux

Au bout du compte, ces évolutions attestent d’un glissement préoccupant : ce qui était conçu comme une contre-limite destinée à protéger les principes intangibles de chaque ordre constitutionnel est désormais parfois utilisé comme une arme pour affaiblir l’intégration européenne, voire pour remettre en cause les valeurs mêmes sur lesquelles elle repose.

4°) Tenir sans rompre : la juste place des identités

Les contre-limites au droit de l’Union européenne expriment une tension constitutive du projet européen : la primauté est indispensable pour assurer l’unité et l’efficacité du droit commun, mais les identités – qu’elles soient nationales et constitutionnelles – rappellent que l’intégration ne peut se faire au prix de l’effacement des singularités, des particularités locales. Pendant assez longtemps, ce jeu d’équilibre s’est traduit par des ajustements prudents. L’identité nationale, consacrée par l’article 4 § 2 du TUE, a permis de ménager des marges là où les traditions divergeaient profondément, sans pour autant remettre en cause les libertés fondamentales. L’identité constitutionnelle, forgée par les Cours nationales, s’est affirmée comme une ultime réserve, rarement mobilisée. Mais l’actualité récente dévoile une réalité plus troublante. Les juridictions polonaises, et peut-être demain d’autres États, brandissent l’identité non plus pour protéger l’engagement fondateur et les droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir, s’y soustraire. L’identité devient un instrument de « divorce », une arme dirigée contre le projet de l’Union européenne : l’intégration. Face à ce risque, la primauté doit rester la pierre angulaire de l’Union. Elle ne saurait être un absolu sourd aux traditions, mais elle demeure la garantie que l’Europe ne se fragmente pas en une mosaïque de souverainetés concurrentes. Les juges, à Luxembourg comme dans les capitales européennes, sont appelés à maintenir cet équilibre précaire : une Europe unie dans la diversité, mais non pas divisée au nom des identités.

Quand l’« identité constitutionnelle » s’embrase

Plaidoyer contre son détournement

1°) Le retour d’un concept qui « sent la poudre »[1]

Après avoir suscité des flots de commentaires et nourri une activité doctrinale intense durant plusieurs décennies, le concept d’« identité constitutionnelle » paraissait avoir épuisé son pouvoir de fascination. On le croyait voué au repos de ces notions muséales, relégué dans les bibliographies comme une question réglée. Et pourtant – tel un spectre qui revient hanter les certitudes – il se dresse à nouveau au cœur de l’actualité juridique, plus chargé de tensions que jamais. L’affaire Commission c. Pologne[2], actuellement pendante devant la CJUE, agit comme un révélateur : c’est l’architecture même de l’Union qui se trouve mise en péril. Car la juridiction constitutionnelle polonaise a choisi d’affronter frontalement le principe de primauté du droit de l’Union européenne, jusqu’à en contester la portée et l’autorité par rapport à ce que Varsovie considère comme la substance de son propre ordre juridique. Dans ses récentes conclusions, D. Spielmann – ancien président de la CEDH – sonne l’alarme : « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union »[3].

Ce rappel, sous ses dehors techniques, résonne comme un véritable avertissement. Il ne s’agit pas seulement d’une chicane théorique entre juristes[4], mais d’une mise en garde adressée à l’Union tout entière : si chaque État membre pouvait invoquer son « identité » pour se dérober à ce qui fonde l’ordre juridique commun, c’est l’édifice unioniste qui verrait ses fondements se lézarder. Et le moment est propice à ce type de tension : on assiste depuis quelques années maintenant à ce qui pourrait bien être qualifié de moment nationaliste et illibéral, presque schmittien[5], c’est-à-dire le retour en force de l’État-nation, la tentation de mener une « politique identitaire » et l’affrontement des souverainetés, là où l’on pensait que le droit avait pacifié les oppositions. Or, la force de l’intégration repose précisément sur la primauté du droit, sur la conviction qu’un magistrat européen peut dire le Droit même contre les gouvernants et, si les circonstances l’y invitent, contre les règles constitutionnelles[6]. L’Union ne saurait tolérer une application « à la carte » de ses règles et, en particulier, de la valeur de l’État de droit : elle ne survivrait pas à un tel éclatement normatif. Cette mise en garde, à bien y regarder, n’a rien d’innocent : elle engage l’équilibre même entre intégration et souveraineté, et l’arrêt à venir pourrait bien entrer dans le panthéon des grandes décisions de Luxembourg, aux côtés des arrêts Costa c. ENEL ou encore de Les Verts qui ont donné à l’Union européenne son visage d’« Union de droit »[7].

2°) L’identité constitutionnelle : un concept ambivalent

Or, derrière le concept d’« identité constitutionnelle » se cache une ambivalence : parler d’« identité », c’est évoquer simultanément l’idée de permanence et celle de transformation[8]. Cependant, rapportée au droit (constitutionnel), l’« identité » n’est pas une simple photographie figée d’un ordre juridique à un moment donné.

Elle est plutôt un récit, une mémoire vivante qui conserve tout en métamorphosant. Elle dit ce qui, dans la trame constitutionnelle, demeure intangible, mais elle exprime également la capacité d’un ordre juridique à se reconfigurer pour continuer d’être lui-même.

L’« identité constitutionnelle » se présente ainsi comme un lieu de médiation : elle relie le passé et l’avenir selon l’intrigue retenue, elle permet aux États de se dire eux-mêmes, de tracer leurs lignes de continuité tout en restant ouverts au dialogue avec des ordres  juridiques extérieurs – comme celui de l’Union. Cette tension constitutive n’est pas un problème, elle est, à l’opposé, ce qui rend le concept opératoire : elle oblige à se demander ce « qui »[9], dans un ordre juridique, ne peut pas changer sans qu’il cesse d’être ce qu’il estune idiosyncrasie. Quels sont les principes, les valeurs, les droits qui forment le « noyau dur » d’une Constitution ? Répondre à cette question, c’est distinguer ce qui est disponible de ce qui ne l’est pas, ce qui peut être renégocié de ce qui doit être protégé. Au bout du compte, l’« identité constitutionnelle » n’est pas, quoi que l’on en dise, un instrument de repli, mais un espace de dialogue. Elle trace des « lignes rouges » pour mieux permettre à tout ce qui se situe en deçà de continuer à évoluer[10]. Elle n’est pas, malgré son ambiguïté congénitale, une fin de non-recevoir opposée à l’intégration européenne, mais davantage une façon de la penser plus finement, de rappeler qu’elle se construit avec les États et leurs traditions, non contre eux. Cette idée a d’ailleurs été élevée au rang de principe juridique par l’article 4 § 2 TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Et ce respect des traditions constitutionnelles travaille également la Charte des droits fondamentaux. Effectivement, son article 52 § 4 précise que « [d]ans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions ». De telles références ne sont pas de simples formules décoratives : elles confèrent à ces particularismes locaux un véritable statut normatif, et font de ceux-ci un instrument d’équilibre entre l’uniformité de l’ordre juridique de l’Union et le respect de la pluralité des cultures constitutionnelles. Et c’est bien là le pari de l’intégration européenne : faire de la diversité des traditions un ciment plutôt qu’une fracture, fidèle  à cette devise que l’on devrait méditer un peu plus souvent qu’on ne le fait – in varietate concordia.

3°) D’un concept défensif à une arme politique

D’ailleurs, historiquement[11], l’« identité constitutionnelle » s’est tout d’abord présentée comme un « bouclier » plus que comme une « arme de poing ». Son exemple canonique reste la célèbre saga judiciaire Solange en Allemagne. En 1974, dans Solange I, la Cour de Karlsruhe avait posé une exigence claire : « tant que la Communauté ne garantit pas une protection des droits fondamentaux équivalente à celle de la Loi fondamentale, la juridiction constitutionnelle fédérale se réserve le droit d’examiner la compatibilité de tous les actes communautaires avec les droits fondamentaux ». Cette position n’était pas une déclaration de guerre au droit européen, mais l’ouverture d’un dialogue exigeant : l’Allemagne acceptait l’intégration, mais pas au détriment de ses droits et libertés fondamentaux. Douze ans plus tard, dans Solange II, la même juridiction constatait les progrès accomplis grâce à la CJCE et levait son veto : la protection des droits fondamentaux au niveau communautaire était désormais jugée substantiellement équivalente. Finalement, ce retournement illustre le sens profondément dynamique, voire pragmatique, de l’« identité constitutionnelle » : cette dernière n’est pas une forteresse inébranlable, plutôt un poste  de vigie. La décision de 2009 sur le traité de Lisbonne a confirmé ce rôle de gardienne vigilante : la juridiction y a affirmé que certaines compétences devaient rester réservées à l’État allemand, même dans le contexte d’une intégration plus poussée. Loin donc d’être un frein à l’intégration, l’« identité constitutionnelle » a fonctionné, dès l’origine, comme une clause de sauvegarde, rappelant que l’Europe n’est pas un espace d’effacement des particularités, mais un projet qui suppose leur préservation. Mais le constat, depuis lors, s’est enténébré.

Certaines juridictions juridictionnelles se saisissent de ce concept, non pas pour en faire un rempart protecteur des droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir.

En Pologne, pour retrouver la décision d’octobre 2021, le Tribunal constitutionnel l’a invoqué pour légitimer des réformes affaiblissant l’indépendance de la magistrature et se soustraire aux décisions de la CJUE. En Hongrie[12], il a servi de paravent juridique à des politiques restreignant l’action des ONG et durcissant l’accueil des réfugiés. En Russie, avant son retrait du Conseil de l’Europe, la Cour constitutionnelle s’en est prévalue pour refuser l’exécution d’arrêts de la CEDH[13]. Ce qui fut d’abord pensé comme un bouclier défensif, protecteur, s’est mué, par un glissement discret, en glaive brandi contre l’État de droit. Cette inversion du sens originel rompt le pacte de confiance entre États membres, alimente une dynamique de fragmentation et menace de transformer le « dialogue des juges » en un authentique bras de fer, où l’affrontement l’emporterait sur toute collaboration.

4°) L’archéologie du concept : retrouver son « noyau »

Pour surmonter le malaise actuel, il faut revenir aux fondations mêmes de l’« identité constitutionnelle ». L’exercice est quasiment archéologique : il s’agit de dégager des usages, les « couches » de sens, de remonter aux problèmes et besoins originels qui ont faire émerger le concept[14], d’en exhumer le cœur battant. Car, comme l’ont révélé des auteurs, aucun concept n’existe en apesanteur[15] : il prend sens dans un contexte, dans des pratiques, dans une histoire[16]. L’« identité constitutionnelle » est née précisément pour combler une lacune : assurer que le processus d’intégration européenne ne se ferait pas aux prix des garanties constitutionnelles minimales. Elle fut pensée – on le suggérait déjà – comme une espèce d’« assurance-vie des droits  fondamentaux », un garde-fou destiné à sauvegarder l’essentiel tout en laissant l’ordre juridique évoluer. Sa vocation première n’était pas de dresser des murailles, mais de rappeler qu’existe une base commune que l’on ne saurait miner sans s’oublier[17]. Le « noyau dur » dudit concept se découvre dans ses usages primitifs et dans l’intuition que l’on peut se faire de son contenu : l’« identité constitutionnelle » renvoie, en tout premier lieu, à la garantie des droits fondamentaux[18].

En d’autres mots, il n’est pas d’invocation tolérable, crédible, de l’« identité constitutionnelle » qui peut faire abstraction de cette exigence.

Tout bien considéré, les droits fondamentaux ne sont pas seulement une limite externe, mais bien une condition interne, constitutive du concept d’« identité constitutionnelle » – c’est-à-dire son critère de validité autant que sa raison d’être. Par conséquent, en faire un instrument de restriction ou, pire encore, de contournement des droits fondamentaux revient à trahir ses horizons, à flouer les engagements charnières que ce concept avait vocation à préserver. Pour autant, une telle fidélité au noyau n’implique nullement l’immobilisme : l’« identité constitutionnelle » n’est pas un monument de pierre, comme on l’avouait, plutôt une idée vivante, susceptible de se reconfigurer au gré des contextes politiques et sociaux. Elle peut s’adapter, mais elle ne saurait être invoquée pour, par exemple, saper les bases de l’État de droit ou pour légitimer des dérives nationalistes. C’est précisément ce que rappelle avec vigueur D. Spielmann dans les conclusions mentionnées : la sauvegarde de l’État de droit, dit-il, ne peut être modulée selon la conjoncture ni réduite à une simple variable d’ajustement politique. Car la primauté du droit de l’Union, insiste-t-il, n’est pas une option parmi d’autres, mais un principe « intangible » de l’édifice européen[19], un élément incessible.

5°) Un concept à sauver, pas à enterrer

Faut-il alors se méfier de l’« identité constitutionnelle » ? Sans doute, si elle devient le paravent commode de politiques identitaires ou l’instrument d’une souveraineté possessive et extrémiste.

Mais non, si on la lit pour ce qu’elle est fondamentalement : une invitation à penser l’articulation de l’unité et de la diversité au sein de l’Union.

Loin d’être un obstacle au projet européen, elle en est, à rebours, l’une de ses « clés de voûte » : elle rappelle que l’intégration ne consiste pas à niveler, mais à mettre en dialogue les traditions constitutionnelles, à les faire converser sans les réduire au silence. Elle impose aux États de protéger ce qui constitue leur « cœur » normatif, tout en les obligeant à se tenir solidaires dans l’espace commun[20]. Loin de raccourcir l’horizon de l’UE, l’« identité constitutionnelle » peut le densifier : elle exige que les normes européennes respectent la diversité, mais sans renoncer aux valeurs communes, aux exigences primaires. Dit autrement encore, l’« identité constitutionnelle » n’est pas un refuge commode pour le repli, davantage un instrument de co-responsabilité : elle relie les États par ce qu’ils  ont de plus essentiel, leur impose de protéger ce qui fonde leur ordre juridique tout en demeurant liés au projet commun. C’est la raison pour laquelle l’affaire Commission c. Pologne se présente comme une épiphanie, un « moment de vérité ». Si la CJUE vient à reconnaître que l’« identité constitutionnelle » ne peut être invoquée pour contourner les exigences de l’État de droit, elle réaffirmera que ce concept n’est pas une échappatoire, mais plutôt une exigence permanente, et qu’il ne saurait être employé – comme l’a largement révélé l’archéologie de ses usages – pour vider de leur substance les engagements pris envers l’Union. Faute de quoi, on assisterait à un dévoiement, un détournement, à ce que certains auteurs nomment – pour mieux le condamner – actuellement : un « abus de l’identité constitutionnelle »[21] au regard des attentes conceptuelles « légitimes ».

6°) Une promesse à honorer

En définitive, il faut le seriner : le concept d’« identité constitutionnelle » n’a jamais été pensé – ou, mieux, utilisé – pour dynamiter l’intégration européenne, mais pour l’accompagner, l’appuyer et l’approfondir, en garantissant que celle-ci ne se fasse pas au préjudice des droits fondamentaux. Au fond, il porte une promesse : celle d’enraciner les droits dans les traditions nationales tout en les inscrivant dans un espace commun. Détourner ce concept, comme on le constate aujourd’hui, pour se soustraire aux principales exigences de l’État de droit, c’est non seulement trahir sa vocation et les attentes qu’il nourrit, mais également priver l’Union d’un instrument de négociation, d’un lieu de médiation indispensable. Non pas un instrument de compromission, mais de recherche de compromis[22], d’ajustement permanent, nécessaire pour redéfinir ensemble un horizon de références partagées. Partant, l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un moment décisif – et peut-être même historique –, car ce qui s’y joue n’est rien de moins que le sens, dans les deux acceptions du mot, à donner au pacte constitutionnel européen pour l’avenir et la capacité de l’Union à résister à toute tentative de neutralisation de ses convictions profondes. L’histoire n’est pas achevée : elle continue de s’écrire sous nos yeux et rappelle que l’équilibre funambulesque entre unité et diversité demeure un exercice sans cesse recommencé[23], dans un ordre juridique en perpétuel mouvement – et foisonnant comme un « rhizome »[24].

[1] J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, p. 137.

[2] Affaire C-448/23.

[3] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 90].

[4] D’ailleurs, c’est ce que l’avocat général s’efforce de mettre en évidence : ibid., § 84.

[5] L’on pense en particulier à cette dynamique, qui traverse sa Théorie du partisan, de l’« ami » et de l’« ennemi » et qui dresse les groupes les uns contre les autres (C. Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, Flammarion, coll. “Champs classiques”, Paris, 2009, p. 64).

[6] CJUE, 26 septembre 2024, MG, aff. C‑792/22 [§ 62].

[7] Pour approfondir : L. Laithier, « L’Union européenne, une Union de droit ? Analyse de la portée du modèle de l’État de droit lors du récent épisode des réformes judiciaires polonaises », RDLF [En ligne], chron. n° 42, 2019.

[8] P. Ricœur, en distinguant l’« identité-mêmeté » – ce qui reste identique – et l’« identité-ipséité » – ce qui change sans se renier – fournit une clé précieuse pour comprendre cette dialectique, qui trouve à se réconcilier dans le concept d’identité narrative.

[9] Et c’est lui qui est le cœur de l’interrogation d’après le philosophe : P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, Seuil, coll. “Points – essais”, Paris, 2017, p. 62.

[10] D’ailleurs, c’est un peu la même idée qui semble guider les valeurs de l’article 2 TUE comme élément important de l’identité « constitutionnelle » de l’Union. Tout du moins, c’est ce qu’on peut lire dans les conclusions de T. Ćapeta sous l’affaire Commission c. Hongrie : « les choix constitutionnels nationaux ne peuvent pas aller au-delà de ce cadre commun. À cet égard, comme je l’ai déjà proposé, l’article 2 TUE pourrait être compris comme imposant des “lignes rouges” qui, si elles étaient franchies, appellent une réaction afin de défendre le modèle constitutionnel de l’Union » (§ 221).

[11] Dans une certaine mesure : F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, LGDJ, coll. “Bibliothèque constitutionnelle et de science politique”, Paris, 2013, pp. 81-84.

[12] Décision 22/2016. (XII. 5.) AB on the Interpretation of Article E) (2) of the Fundamental Law [§ 49].

[13] Pour approfondir : A. Zotééva et M. Kragh, « From Constitutional Identity to the Identity of the Constitution: Solving the Balance of Law and Politics in Russia », Communist and Post-Communist Studies, n° 54, 2021, pp. 176-195.

[14] Car tout concept répond toujours à une problématique et des besoins spécifiques : G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éd. de Minuit, coll. “Reprise”, Paris, 2005, p. 24.

[15] M. Queloz et D. Cueni, « Left Wittgensteinianism », European Journal of Philosophy, n° 29, 2021, pp. 758-777, spéc. p. 770.

[16] Comme une phrase ne se pose pas dans l’absolu, le concept est le produit d’un certain contexte d’où il émerge (G. Gusdorf, La parole, PUF, coll. “Quadrige”, Paris, 1952 [rééd. 2016], p. 79). On pourrait presque dire, en empruntant toujours les mots de cet auteur, que chaque concept est à sa manière pensée de circonstance, une idée historique (ibid., p. 80).

[17] Sans oublier ce lourd et malheureux héritage que le projet européen porte depuis ses premières ébauches, à savoir : plus jamais cela.

[18] Voy. F. Millet, L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des États membres, op. cit., p. 73.

[19] Conclusions de l’avocat général M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C‑448/23 [§ 85].

[20] CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23 [§ 50 et § 93].

[21] Entre autres : J. Scholtes, « Abusing Constitutional Identity », German Law Journal, n° 22, 2021, pp. 534-556. Encore : H. Gaudin, « Et si l’on parlait de l’abus de droit d’un État membre en matière de citoyenneté de l’Union ? À propos de l’arrêt de la Cour de justice rendu en Grande Chambre, le 29 avril 2025, Commission c/Malte, dans l’affaire dite des Golden Passports », L’Observateur de Bruxelles, n° 139 (à paraître).

[22] Voy. P. Ricœur, Philosophie, éthique et politique : Entretiens et dialogues, op. cit., pp. 132-133.

[23] Comme le soulignait dernièrement l’avocate générale T. Ćapeta dans ses conclusions, du 5 juin 2025, sur l’affaire Commission européenne c. Hongrie (aff. C‑769/22) : le projet de l’UE est d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220).

[24] Pour pousser l’analyse sur les implications d’une telle métaphore : R. M. Kattula, « Our Rhizomatic Constitution », Harvard Law School – Journal on Legislation [En ligne], 2025.

Les valeurs de l’Union européenne : fondements, effectivité et mise à l’épreuve

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000.
  • Articles 2 et 3 TUE.
  • Article 6 TUE.
  • Article 7 TUE.
  • Articles 49 et 50 TUE.
  • CJUE, GC, 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16.
  • CJUE, GC, 5 novembre 2019, Commission européenne c. Pologne, aff. C-192/18.
  • CJUE, GC, 19 novembre 2019, A. K. c/ Krajowa Rada Sądownictwa et CP, DO c/ Sąd Najwyższy, aff. jtes C-585/18, C-624/18 et C-625/18.
  • Ordonnance du 8 avril 2020
  • CJUE, GC, 26 mars 2020, Miasto Łowicz, aff. C-558/18 et C-563/18
  • CJUE, 27 octobre 2021, Commission c/ Pologne, aff. C-204/21.
  • CJUE, 16 février 2022, Hongrie et Pologne c/ Parlement et Conseil, C-156/21 et C-157/21.
  • Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021, n° K 3/21.
  • Conclusions de M. Dean Spielmann, 11 mars 2025, Commission européenne c. République de Pologne, aff. C-448/23.
  • Conclusions de Mme Tamara Ćapeta, 5 juin 2025, Commission européenne c. Hongrie, aff. C-769/22.

1°) L’émergence et la consécration des valeurs

 L’affirmation des valeurs de l’Union européenne s’inscrit manifestement dans un vaste processus de constitutionnalisation de l’intégration européenne, véritable fil directeur de son évolution depuis les premières Communautés européennes. La consécration des fondements de l’Union, désormais inscrite dans le TUE depuis Amsterdam, a été précédée d’une maturation progressive, nourrie à la fois par les textes politiques et par la jurisprudence. Une première vague de références explicites apparaît dès les années 1970, témoignant de la volonté de doter la Communauté d’un socle normatif commun :

Elle fuit suivie d’une deuxième vague particulièrement importante :

Toutefois, ces textes, pour importants qu’ils soient, ne se sont pas immédiatement traduits par des dispositions de droit positif. Leur portée est restée essentiellement programmatique, même si certaines clauses des traités, ainsi que plusieurs positions jurisprudentielles, en annonçaient déjà les contours. On peut ainsi voir, dans le préambule du traité CEE du 25 mars 1957 ou dans celui de l’Acte unique européen du 28 février 1986, des références explicites à ces principes, attestant de leur présence latente bien avant leur consécration formelle.

Il a fallu attendre l’adoption du TUE en 1992 pour que ces fondements soient expressément inscrits dans les traités constitutifs. Le préambule du traité proclamait l’« attachement » des États membres aux principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de l’État de droit. L’article 6 § 1 faisait référence aux systèmes de gouvernement des États membres, tous fondés sur les principes démocratiques, tandis que le § 2 rappelait la protection des droits de l’homme. Le véritable tournant survient, à bien regarder, avec le Traité d’Amsterdam en 1997, qui érige ces principes en « principes fondateurs » de l’Union à valeur contraignante. Désormais inscrits à l’article 6 § 1, ils s’imposent tant aux institutions qu’aux États  membres, sous peine de sanctions politiques pouvant aller jusqu’à la suspension de certains droits en cas de violation grave. L’article 6 proclame en toutes lettres : « L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres ». Or, cette exigence n’est pas seulement interne : elle s’étend aux États candidats à l’adhésion, tenus de se conformer à ces principes (article 49 TUE), mais aussi aux États tiers, soumis à des clauses de conditionnalité politique dans les accords conclus avec l’Union ou dans les actes unilatéraux leur accordant des avantages.

Il convient également de souligner l’importance de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée en décembre 2000 lors du Conseil européen de Nice. Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009, elle a acquis la même valeur juridique que les traités (article 6, paragraphe 1, TUE). La Charte ne se limite pas à réaffirmer les droits existants : elle en précise le contenu et les articule explicitement autour d’un ensemble de valeurs. Son préambule proclame : « Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et de l’État de droit […]. L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes […] ». Cette référence explicite à la dignité, à la liberté et à l’égalité témoigne d’une volonté – clairement exprimée dans le praesidium de la Convention – de lier l’intégration européenne à un projet éthique et politique, au-delà du seul marché intérieur.

De même, le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a constitué un moment fondamental dans la consécration des valeurs de l’Union. Son article I-2 en proposait une formulation solennelle : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». D’ailleurs, le traité s’y référait à la fois dans son préambule et en faisait le fil conducteur de l’ensemble de ses dispositions. Il intégrait la Charte des droits fondamentaux comme sa deuxième partie, offrant dès lors une cohérence nouvelle entre les principes fondateurs de l’Union et la protection des droits et libertés fondamentaux.

La consécration des valeurs atteint son aboutissement avec le Traité de Lisbonne. Celui-ci reprend, à l’article 2 du TUE, la formulation du TECE en érigeant les valeurs en véritable socle constitutionnel de l’Union : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Cette réécriture marque un vrai tournant : les anciens « principes » deviennent dorénavant des « valeurs », notion plus englobante et dotée d’une portée constitutionnelle accrue. L’énumération initiale (liberté, démocratie, État de droit, respect des droits de l’homme) est augmentée de la dignité et de l’égalité, ainsi que d’une mention explicite des droits des personnes appartenant à des groupes minoritaires – ajout qui visait notamment à rassurer certains États, dont la Hongrie, sur la reconnaissance de leur diversité interne.

Toujours est-il que ces valeurs ne sont pas des pétitions de principe : elles sont assorties de  mécanismes de sauvegarde. En ce sens, l’article 7 du TUE organise un contrôle politique permettant de prévenir et de sanctionner toute violation grave et persistante de ces valeurs par un  État membre. Cette procédure – parfois qualifiée d’« arme nucléaire » – peut aller jusqu’à la suspension de certains droits, particulièrement du droit de vote de l’État concerné au sein du Conseil. L’exigence de respect des valeurs dépasse aussi le cercle des États membres comme on l’observait préalablement. Elle s’impose à tous les États candidats, qui doivent démontrer leur adhésion effective à ce socle normatif pour pouvoir rejoindre l’Union, ainsi qu’aux États tiers. Ainsi, les valeurs de l’article 2 TUE ne se limitent pas à un rôle déclaratif : elles deviennent un instrument de régulation, de convergence et de protection de l’identité – du « génome » – de l’Union.

Pour être tout à fait exact, il convient de distinguer les « valeurs », qui constituent le socle normatif de l’Union (art. 2 TUE), des « objectifs » qui définissent les finalités concrètes de son action (art. 3 TUE). Si les objectifs sont largement hérités du projet de Constitution européenne, ils prolongent et mettent en œuvre les valeurs en leur donnant une orientation téléologique. C’est  pourquoi l’article 3 du TUE dispose la chose suivante : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples […]. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant […]. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l’élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la Charte des Nations Unies ». Cette articulation montre que les « valeurs » fournissent un cadre axiologique, tandis  que les « objectifs » traduisent ces valeurs en lignes d’action et politiques concrètes. Leur  mise en œuvre bénéficie d’un haut degré de juridictionnalisation, puisque la compétence de la CJUE s’étend à l’ensemble du droit primaire – TUE et TFUE, hors PESC –, assurant ainsi un contrôle juridictionnel sur le respect de ces objectifs.

En somme, l’article 2 du TUE n’est pas isolé, puisque l’on retrouve les valeurs dans tout un tas d’articles – les 6, 7, 19, 49 du TUE – attestant que les valeurs se situent au soubassement de la construction de l’UE. Et les « objectifs » mentionnés à l’article 3, lorsque les distingue – sans les opposer – des « valeurs », traduisent bien cela.

2°) L’État de droit : pierre angulaire des valeurs et du projet européen

La mention de l’État de droit se veut une référence à un principe propre aux régimes démocratiques, que reconnaissent tant les constitutions nationales, de manière plus ou moins explicite, que les instruments internationaux de protection des droits de l’Homme.

  • La « communauté de droit». – Dès 1959, Walter Hallstein, alors président de la Commission de la CEE, forgeait l’expression de « Communauté de droit » pour tenter d’empoigner la nature particulière de l’intégration européenne. L’idée était limpide : la Communauté devait constituer une transposition, au niveau supranational, des principes de l’État de droit. Cette conception a trouvé une première consécration textuelle dans le préambule du TUE de 1992. Certes, une telle « communauté de droit » était à l’époque encore balbutiante et marquée par de nombreuses lacunes. Mais, au fil des révisions successives des traités et grâce à l’œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice, elle s’est progressivement rapprochée du modèle de l’État de droit qui prévaut dans les ordres constitutionnels des États membres, jusqu’à incarner aujourd’hui une véritable Union de droit.

Assurément, c’est la Cour de justice qui a donné toute sa réalité et profondeur à l’idée de « Communauté de droit » dans son célèbre arrêt Les Verts c. Parlement européen du 23 avril 1986, dans  lequel elle reconnaissait que : « la Communauté est une Communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité ». Cette formule a depuis été régulièrement mobilisée, notamment pour justifier l’ouverture de voies de recours et pour consacrer le principe de coopération loyale inscrit à l’article 10 (ex-article 5) du traité CE. Si la CJ emploie quelquefois la notion plus large d’« État de droit » pour évoquer les principes fondamentaux qui structurent l’ordre juridique de l’Union, cette terminologie n’implique pas une véritable différence de nature avec l’idée de « Communauté de droit ». D’ailleurs, son premier avis sur l’Espace économique européen (CJCE, avis C-1/91, 14 décembre 1991), elle est même allée jusqu’à qualifier le traité de « charte constitutionnelle d’une Communauté de droit » [§21], consacrant, par là même, l’ambition constitutionnelle du projet européen. Cette conception, intimement liée au principe démocratique et la protection des droits  fondamentaux, a accompagné tout l’approfondissement du droit de l’Union. Elle s’est consolidée et approfondie au fil des révisions des traités, de l’adoption de nouveaux textes de droit dérivé et d’une jurisprudence toujours plus exigeante, jusqu’à devenir l’un des « traits » de l’Union elle-même.

  • Vers l’« Union de droit » – La création de l’Union européenne par le Traité de Maastricht a prolongé, voire approfondi, l’idée de « Communauté de droit ». En regroupant les Communautés européennes et de nouvelles formes de coopération intergouvernementale, l’Union européenne ne pouvait se concevoir autrement que comme une construction juridique aspirant à devenir une véritable Union de droit, fondée sur le principe de l’État de droit et soumise au respect des traités comme charte constitutionnelle commune. D’ailleurs, cette ambition a été consolidée par le Traité d’Amsterdam, qui a érigé l’État de droit en principe fondateur de l’Union. Elle se heurtait toutefois à une difficulté majeure : l’extension de ce principe aux domaines relevant des deuxième et troisième piliers (PESC et coopération policière et judiciaire en matière pénale). En effet, la prévalence de la méthode intergouvernementale dans ces domaines limitait alors l’épanouissement des mécanismes caractéristiques de l’État de droit, beaucoup plus présents dans la méthode communautaire, notamment à travers la juridictionnalisation et le contrôle juridictionnel. Plusieurs États membres se sont opposés à toute évolution susceptible de renforcer la supranationalité de l’Union dans ces secteurs sensibles. Ce n’est qu’avec le Traité de Lisbonne que ces résistances ont été partiellement surmontées : l’ex-troisième pilier a été pleinement intégré dans l’ordre juridique de l’Union et soumis au contrôle de la CJUE. C’est dans ce contexte que cette dernière a employé pour la première fois, dans un arrêt du 29 juin 2010 (procédure pénale c. E. et F., C-550/09), l’expression « Union de droit », appelée à remplacer celle-là de « Communauté de droit » dans une perspective élargie : « L’Union est une Union de droit dans laquelle ses institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes, notamment, avec le traité FUE et les principes généraux du droit. Ledit traité a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions de l’Union…». Par cette affirmation, la CJUE a consacré l’idée que l’Union, dans toutes ses composantes, est soumise à un contrôle juridictionnel effectif, marquant l’aboutissement du processus de juridictionnalisation engagé depuis les premières années de la construction communautaire.
  • Avancées vers l’Union de droit – Tirer toutes les conséquences de la valeur qu’est l’État de droit est un processus dynamique, marqué à la fois par des acquis et par des zones de conquête encore ouvertes. Si certains traits de l’Union de droit apparaissent aujourd’hui solidement établis, d’autres continuent de susciter controverses et résistances. Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a représenté une étape déterminante sur ce chemin, sans pour autant constituer un aboutissement. En classant l’État de droit parmi les valeurs fondatrices de l’Union, il confirmait les apports du Traité d’Amsterdam, tout en introduisant une variation terminologique notable, préférant le terme de valeurs à celui de principes. La Charte des droits fondamentaux, intégrée comme deuxième partie du TECE, renforçait cette logique en articulant explicitement les droits et libertés autour de ce socle axiologique. Le TECE proposait, par ailleurs, une série de réformes destinées à affermir l’« Union de droit, » qu’il s’agisse de la clarification des sources normatives ou bien du perfectionnement du système de recours, deux piliers essentiels de l’État de droit dans un ordre juridique supranational. Le Traité de Lisbonne, reprenant l’essentiel des apports du TECE, a intégré ces avancées dans le TUE et le TFUE, enrichissant le système complexe des sources de droit de l’Union et renforçant encore la juridictionnalisation de l’ordre juridique européen.

Néanmoins, les crises hongroise et polonaise, marquées par l’adoption de réformes jugées incompatibles avec les standards européens en matière d’indépendance de la justice et de respect des droits fondamentaux, ont replacé cette valeur au centre du débat européen. Elles lui ont également conféré un contenu renouvelé et plus substantiel, en transformant cette notion en véritable critère d’évaluation du respect des engagements des États membres et en catalyseur d’une nouvelle dynamique jurisprudentielle et politique au sein de l’Union.

3°) Les crises hongroise et polonaise : l’épreuve de vérité

L’arrêt du 27 février 2018, Association syndicale des juges portugais, marque, en ce sens, un tournant décisif dans la construction jurisprudentielle de l’État de droit au sein de l’UE. Par cet arrêt fondateur, la CJUE a posé les bases de quelque chose de fort et d’inédit : la question de l’indépendance des juges nationaux est désormais abordée comme un élément constitutif de la valeur de l’État de droit, ce qui redéfinit en profondeur les relations entre l’Union et les systèmes judiciaires des États membres. Effectivement, la CJUE y interprète l’article 19 § 1 second alinéa TUE, en ce sens qu’il « concrétise la valeur de l’État de droit » mentionnée à l’article 2 TUE. Par conséquent, elle en déduit qu’il appartient à tous les États membres, en vertu du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4 § 3 TUE, d’assurer aux justiciables un droit effectif à une  protection juridictionnelle dans tous les domaines couverts par le droit de l’Union. Cela implique la mise en place d’un système de voies de recours et de procédures garantissant un contrôle juridictionnel effectif.

Par cette décision, somme toute, la Cour a ouvert la voie à un contrôle renforcé de l’indépendance des juridictions nationales et, plus largement encore, à une juridictionnalisation accrue des valeurs de l’Union, faisant de l’État de droit un standard opératoire et non plus seulement une référence symbolique. Cet arrêt de 2018, on l’observe mieux, est véritablement séminal : en liant pour la première fois l’article 2 TUE (valeurs de l’Union) et l’article 19 TUE (protection juridictionnelle), la Cour a ouvert la voie à une série de décisions majeures. Celles-ci portent, d’une part, sur l’indépendance des juges nationaux, dorénavant considérée comme un élément constitutif de l’État de droit et donc un critère de contrôle du respect des engagements des États membres envers l’Union. D’autre part, elles établissent un lien direct entre le respect des valeurs de l’article 2 TUE et la confiance mutuelle qui fonde l’espace de liberté, de sécurité et de justice – notamment le mécanisme du mandat d’arrêt européen. Si le premier aspect concerne principalement les rapports entre l’Union et les États membres (contrôle de leurs systèmes judiciaires), le second dimensionne la problématique au niveau horizontal, en affectant les relations entre États membres et en conditionnant la « reconnaissance mutuelle » de leurs décisions judiciaires. Bref, l’effet combiné des articles 2 et 19 TUE confère une dimension nouvelle à l’exigence d’indépendance et d’impartialité des juges nationaux, qui vient s’ajouter à celle déjà requise par l’article 267 du TFUE et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Comme l’avait rappelé la Cour dans l’arrêt Simmenthal en date du 9 mars 1978, les juges nationaux sont également juges de l’ordre juridique de l’Union et, à ce titre, garants de son effectivité. Leur indépendance devient dès lors une condition structurelle du fonctionnement de l’Union et se décline sous trois angles complémentaires, pouvant s’appliquer séparément ou se cumuler, avec des conséquences d’intensité variable.

a) L’indépendance au regard de l’article 267 TFUE

L’article 267 TFUE confère aux juridictions nationales le pouvoir – et quelquefois même le devoir – de poser des questions préjudicielles à la CJUE. Cependant, pour être qualifié de « juridiction » au sens de cet article, l’organe de renvoi doit présenter un certain nombre de caractéristiques, parmi lesquelles figure, entre autres, l’indépendance. Si la CJUE conclut qu’un organe ne remplit pas ces critères, elle se borne à rejeter la question préjudicielle, sans obliger l’État  membre à modifier le statut de l’organe concerné. Or, la qualification de « juridiction » repose sur une série d’éléments cumulatifs : l’origine légale de l’organe, son caractère permanent, le caractère obligatoire de sa compétence, la nature contradictoire de la procédure, l’application de règles de droit, ainsi que l’indépendance.

b) L’indépendance au titre de l’article 47 de la Charte

L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux garantit à tout justiciable le « droit à un tribunal indépendant et impartial, » ce qui constitue un élément essentiel du droit à un procès équitable. Dans son arrêt LM du 25 juillet 2018, la CJUE a rappelé que ce droit subjectif doit être  effectivement assuré par les États membres chaque fois qu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. L’interprétation de l’article 47 s’aligne sur celle de l’article 6 CEDH, conformément à l’article 52 § 3 de la Charte, pour assurer un niveau de protection équivalent. Lorsque la CJUE constate une violation de ce droit dans une procédure nationale, l’État est alors tenu d’adopter toutes les mesures nécessaires pour préserver la primauté et l’effectivité du droit de l’Union. Toutefois, l’invocation de l’article 47 est limitée au champ d’application du droit de l’Union, défini à l’article 51 de la Charte.

Fort de toutes ces précisions, l’arrêt Association des juges portugais montre que l’article 19 § 1 TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, offre un instrument permettant de contester des atteintes générales ou systémiques à l’indépendance et l’impartialité des juges dans les États membres, susceptibles de compromettre le respect de l’État de droit. Ce lien avec les principes suprêmes de l’article 2 du TUE permet de dépasser le principe de l’autonomie procédurale des États et, par-dessus tout, de fonder une intervention de l’Union même lorsque les réformes litigieuses ne concernent pas strictement la « mise en œuvre » d’un acte de droit de l’Union. Autrement dit, cette approche permet de dépasser le champ d’application plus restreint de l’article  47 de la Charte, limité par son article 51. La CJUE a d’ailleurs précisé que l’article 19 du TUE « vise les domaines couverts par le droit de l’Union, indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte » (arrêt LM). Cette interprétation élargie consacre l’article 19 du TUE comme une véritable clause de sauvegarde de l’État de droit dans l’Union.

S’appuyant sur l’arrêt fondateur du 27 février 2018, la CJUE a progressivement affiné ses critères d’analyse de l’indépendance des magistrats dans le cadre des « affaires polonaises », en particulier face à des situations révélant un risque de défaut systémique de l’État de droit. Ainsi, dans son ordonnance du 15 novembre 2018, le président de la Cour a rappelé que « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’État de droit ». Parfois cependant, certaines décisions – à l’exemple de l’arrêt Miasto Łowicz – examinent la question de l’indépendance seulement sous l’angle de l’article 19 du TUE, sans mobiliser directement l’article 2 du TUE. Le plus souvent, force est de remarquer que la CJUE  combine ces deux dispositions du TUE pour articuler la protection de l’indépendance judiciaire avec la sauvegarde des valeurs de l’Union. À titre d’exemple, dans l’arrêt Commission c. Pologne du 24 juin 2019, elle a avoué que « L’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres, ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit. L’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit ». Cette formule a ensuite été reprise dans les arrêts Commission c. Pologne (5 novembre 2019) et A.K. (19 novembre 2019). Dans ce dernier, la CJ a synthétisé les différents aspects de l’indépendance des juges à la lumière des articles 2 et 19 du TUE, en distinguant notamment les dimensions dites interne (garanties contre les pressions hiérarchiques) et externe (protection contre les ingérences des autres pouvoirs), déjà esquissées dans Association des juges portugais et LM.

Du reste, ce lien entre l’indépendance des juges et la valeur de l’État de droit a été réaffirmé avec force dans l’ordonnance en date du 8 avril 2020 rendue dans l’affaire Commission c. Pologne, concernant les mesures provisoires ordonnées à propos de la législation polonaise sur la Chambre disciplinaire de la Cour suprême. La Cour y rappelle que : « Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif. À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance ». Finalement, cette jurisprudence illustre que, si l’article 19 § 1 TUE « concrétise » la valeur de l’État de droit énoncée à l’article 2 TUE,  le lien est, en réalité, réciproque : c’est bien l’ancrage dans l’article 2 et dans ses valeurs suprêmes qui confère à l’article 19 TUE sa pleine épaisseur normative, ainsi que son caractère opératoire. Cette combinaison a donné à la CJUE les moyens d’affirmer un contrôle renforcé sur le respect de l’État de droit, marquant un approfondissement sans précédent du rôle de la Cour comme gardienne de l’ordre constitutionnel de l’Union.

4°) Vers une juridictionnalisation accrue des valeurs

Au terme de l’analyse, c’est à présent vérité bien assurée : l’article 2 TUE n’est plus un simple catalogue de principes politiques – il est désormais un véritable standard de contrôle juridictionnel, directement mobilisable devant la CJUE et producteur d’effets concrets. Combiné aux  articles 3 (objectifs) et 6 (Charte des droits fondamentaux) TUE, il consacre la dimension résolument « constitutionnelle » de l’Union. Mais le combat est loin d’être achevé : la CJUE est appelée à faire acte de résistance, notamment à la suite de la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 contestant la primauté du droit de l’Union au titre de l’« identité constitutionnelle ». L’arrêt attendu dans l’affaire Commission c. Pologne s’annonce comme un jalon majeur de la jurisprudence européenne, susceptible de spécifier les limites de la souveraineté constitutionnelle des États membres face aux exigences de l’Union. Les conclusions de l’avocat général D. Spielmann, récemment publiées, rappellent à cet égard qu’il existe quelques « lignes rouges » qui ne sauraient être franchies sans mettre en péril la cohésion de l’Union, mais aussi l’intégrité de son ordre juridique. En conclusion, la consécration et la juridictionnalisation des valeurs de l’UE témoignent d’une transformation profonde de l’intégration européenne, mais surtout elles soulèvent la question de la capacité de l’Union à maintenir le bon équilibre entre l’exigence de respect de ses fondements et la diversité constitutionnelle des États membres. L’avenir dira si cette dynamique parvient à résister aux tensions, à renforcer la solidarité et la confiance mutuelle entre États, ainsi qu’à garantir une « cohésion durable » autour d’un projet commun fondé sur la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux. Une chose est néanmoins certaine : la bataille pour préserver la valeur de l’État de droit est devenue le nouveau cœur battant de l’intégration européenne.

La protection juridique de la transidentité en droit international et européen des droits de l’Homme

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000.
  • Principes de Yogyakarta, novembre 2006.
  • Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2011 relative aux conditions de protection internationale.
  • Résolution 2048 (2015) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les discriminations envers les personnes transgenres.
  • Principes de Yogyakarta +10, 2017 (actualisation).
  • Résolution du Parlement européen du 14 février 2019 sur les droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)).
  • Résolution du Parlement européen du 11 mars 2021 proclamant l’Union européenne « zone de liberté LGBTIQ » (2021/2557(RSP)).
  • Stratégie de la Commission européenne « Union de l’égalité », 2025.
  • Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, Rapport Droit et inclusion, 2017.
  • Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), Enquête sur les discriminations LGBTIQ, 2020.
  • Commission européenne, Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality, 2020.
  • Conseil des droits de l’homme, Droit et inclusion – Rapport de l’Expert indépendant chargé de la question de la protection contre la violence et la discrimination liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, Victor Madrigal-Borloz, 3 juin 2021.
  • CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81.
  • CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84.
  • CEDH, 11 juillet 2002, Goodwin c. Royaume-Uni, n° 28957/95.
  • CEDH, 6 avril 2017, A.P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13.
  • CEDH, 17 janvier 2019, X. c. Ex-République yougoslave de Macédoine, n° 29683/16.
  • CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888.
  • CEDH, 17 février 2022, Y. c. Pologne, n° 74131/14.
  • CEDH, 31 janvier 2023, Y. c. France, n° 76888/17.
  • CEDH, 4 avril 2023, O.H. et G.H. c. Allemagne, n° 53568/18 et 54741/18.
  • CEDH, 4 avril 2023, A.H. et autres c. Allemagne, n° 7246/20.
  • CJUE, 30 avril 1996, P c. S. et Cornwall County Council, C-13/94.
  • CJUE, 29 octobre 2003, Garcia Avello, C-148/02.
  • CJUE, 7 janvier 2004, K.B., C-117/01.
  • CJUE, 27 avril 2006, Richards, C-423/04.
  • CJUE, 3 septembre 2008, Kadi, C-402/05 P et C-415/05 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, C-439/11 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations, C-444/11 P.
  • CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, C-156/15.
  • CJUE, 8 juin 2017, Freitag, C-541/15.
  • CJUE, 5 juin 2018, Coman, C-673/16.
  • CJUE, 26 juin 2018, MB, C-451/16.
  • CJUE, 14 décembre 2021, Pancharevo, C-490/20.
  • CJUE, 4 octobre 2024, Mirin, C-4/23.
  • CJUE, 9 janvier 2025, Mousse, C-394/23.
  • CJUE, 13 mars 2025, Deldits, C-247/23.
  • CJUE, 29 avril 2025, Commission c. Malte, C‑181/23.
  • CJUE, Shipov, C-43/24 (pendante).
  • CIADH, Atala Riffo et enfants c. Chili du 24 février 2012.
  • CIADH, Avis consultatif OC-24/17 du 24 novembre 2017 (identité de genre, égalité et non-discrimination).
  • CIADH, Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24.
  • UK Supreme Court, 16 avril 2025, For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers, UKSC 16.
  • CAA Versailles, 24 juin 2025, n° 24VE02253.
  • US Supreme Court, 27 juin 2025, Mahmoud et al. v. Taylor et al., n°24-297.
  • TA Paris, 11 juillet 2025, n° 2317381/6-1.
  • H. Gaudin, « Reconnaître un droit au renvoi préjudiciel dans l’ordre juridique de l’Union ? », Europe, 2019, n° 6, pp. 7-12.
  • H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.
  • X. Bioy, « Encadrer la disponibilité de l’état civil », AJDA 2025, p. 1290.
  • B. Moron-Puech, « L’affaire du sexe neutre : Une illustration de la régression des droits humains en Europe », D. 2023, p. 400.
  • B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.
  • F. Ristuccia et A. Marcia, « Trans* EU Citizens: Free Beyond Movement? The Grand Chamber in Case C-4/23 Mirin », Maastricht Journal of European and Comparative Law [En ligne], 2025.
  • D. Symon, « Identité de genre et transport ferroviaire », Europe n° 3, 2025, pp. 29-30.
  • S. Wattier, « Le refus de reconnaître un changement de prénom et de genre obtenu dans un autre État membre n’est pas conforme au droit de l’Union européenne (Obs. sous C.J.U.E., Gde Ch., arrêt Mirin, 4 octobre 2024, aff. C-4/23) », RTDH, n° 143, 2025, pp. 847-865.
  • D. Porcheron, « Circulation du citoyen européen et reconnaissance du changement d’identité de genre », Journal du droit international, n° 2, 2025, pp. 551-567.
  • J. Gilman, « La CJUE face aux stéréotypes de genre : Cartographie et évaluation critique en matière de sécurité sociale », Intersections. Revue semestrielle Genre & Droit [En ligne], n° 3, 2025.
  • J. Charruau, « L’introduction de la notion de genre en droit français », RFDA 2015, p. 127.
  • S. Elfving, Gender and the Court of Justice of the European Union, Routledge, Oxon – New-York, 2019.
  • S. Elfving, Gender and the European Court of Human Rights, Routledge, Oxon – New-York, 2025.
  • R. Lang, Complex Equality and the Court of Justice of the European Union, Brill – Nijhoff, coll. “Nijhoff Studies in European Union Law”, Leiden – Boston, 2018.
  • O. Bui-Xuan (dir.), Le(s) droit(s) à l’épreuve de la non-binarité, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, coll. “Colloques & Essais”, Paris, 2023.

La question de la protection juridique des personnes transgenres occupe aujourd’hui une place grandissante dans les débats juridico-politiques contemporains. Cette dynamique, alimentée aussi bien par les mobilisations sociales que par les travaux académiques – en particulier ceux de Stefano Osella : S. Osella & R. Rubio-Marin, « The Right to Gender Recognition Before the Colombian Constitutional Court: A Queer and Travesti Theory Analysis », Bulletin of Latin American Research [En ligne], n° 40, 2021, pp. 650-664 ; S. Osella & R. Rubio-Marin, « Gender Recognition at the Crossroads: Four Models and the Compass of Comparative Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 21, 2023, pp. 574-602 ; S. Osella, « Reinforcing the Binary and Disciplining the Subject: The Constitutional Right to Gender Recognition in the Italian Case Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 20, 2022, pp. 454-475 – s’inscrit dans une tendance plus générale d’affirmation des droits des minorités sexuelles et genrées, notamment en matière de reconnaissance juridique de l’identité de genre. En ce sens, les Principes de Yogyakarta (2006) et leur actualisation en 2017 (Principes +10), bien qu’ayant une valeur non contraignante, ont contribué à définir, à titre d’exemple, les standards internationaux de protection. Ils proclament, entre autres choses, le droit à l’autodétermination de genre et sollicitent des divers États le développement de politiques inclusives. Cette tendance est corroborée par des initiatives onusiennes comme le rapport « Droit et inclusion », du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Ce rapport développe toute une série de recommandations à l’adresse des États du monde pour garantir une meilleure – et, peut-être davantage encore, plus effective – protection aux personnes transgenres.

1°) Le droit de déterminer juridiquement son propre genre fait, à présent, l’objet d’une protection effective devant des juridictions – que celles-ci soient nationales et supranationales – sous des formes et par des procédures diverses. Des contentieux se développent dans plusieurs États relatifs au genre et à l’identité de genre, à l’exemple de l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers (UKSC 16 [2025]). En parallèle, de nombreuses institutions internationales appellent à renforcer la protection des droits des personnes transgenre. Elles enjoignent les États à garantir la protection de leur intimité, ainsi que leur identité. C’est le cas du Parlement européen par sa résolution en date du 14 février 2019 relative aux droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)), ainsi que sa résolution en date du 11 mars 2021 sur la déclaration de l’Union européenne en tant que « zone de liberté pour les personnes LGBTIQ » (2021/2557(RSP)). C’est le cas aussi de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme qui, en fin d’année 2017, dans un avis consultatif, a déclaré que l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression du genre sont des catégories protégées par les garanties d’égalité et de non-discrimination prévues dans la Convention (CIADH, 24 novembre 2017, Avis consultatif sur l’identité de genre, l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe, OC-24 /17). Elle réaffirme au passage ce qu’elle avait déjà consacré dans l’affaire Atala Riffo et enfants contre Chili en date du 24 février 2012. Plus récemment encore, à l’occasion de la Journée internationale de visibilité du genre, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a invité les États à adopter des mesures à la fois urgentes et concrètes pour protéger la vie et l’intégrité physique des personnes trans et de genre divers (Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24). On peut enfin mentionner, pour terminer ce tour d’horizon, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui, dans la résolution 2048 de 2015, a pointé du doigt les discriminations dont font l’objet les personnes transgenres sur le territoire européen. Ces différentes prises de position institutionnelles répondent à des situations de marginalisation et de violences documentées, surtout par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union dans une enquête rendue en 2020, et tranchent avec les régressions juridiques – et constitutionnelles – observées en avril dernier en Hongrie ou bien les tensions qui traversent en ce moment même les États-Unis et dont atteste l’affaire Mahmoud v. Taylor (n° 24-297) de la Cour suprême, arrêt dans lequel elle reconnaît le droit aux parents d’élèves dans des écoles publiques de soustraire leurs enfants des cours heurtant leurs intimes convictions en abordant des thèmes LGBTQ+. En France, l’arrêt de la Cour administrative d’appel Versailles du 24 juin 2025 (n° 24VE02253), refusant d’attribuer à un enfant, alors en colonie  de vacances, un dortoir qui correspondrait, non pas à son sexe, mais à son genre ou  l’annulation du tribunal administratif de Paris, prononcée le 11 juillet dernier (n° 2317381/6-1), d’une décision de la FFA d’interdire à une athlète trans de participer aux compétitions féminines d’athlétisme – puisqu’il n’existe aucune disposition qui confère cette  compétence au président de ladite Fédération (n° 2317381/6-1) – illustrent sans ambages les dissensions qui travaillent la société actuelle quant à la question du genre. Quoi qu’il en soit, et ainsi que le soulignait Peter Drenth, rapporteur permanent adjoint sur les droits humains du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, la situation actuelle des personnes trans est plus que préoccupante et devient une affaire d’importance capitale.

2°) En matière de protection des personnes transgenres, le droit de l’Union européenne a progressivement – et durablement – manifesté une volonté claire de lutter contre les discriminations fondées sur l’identité de genre, sur la réassignation de genre. Un jalon important de cette protection est la directive 2011/95/UE du Parlement et du Conseil, relative aux normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale. Ce texte constitue, en effet, le premier instrument de droit de l’Union européenne à reconnaître explicitement la notion d’« identité de genre » – et donc à lui reconnaître une force contraignante. Puisque, jusqu’alors, cette notion ne figurait que dans des instruments internationaux dépourvus, on a pu le voir, de force juridique obligatoire. Dans ce même esprit, la Commission européenne a adopté une stratégie intitulée « Union de l’égalité », visant à garantir, à terme, un traitement (plus) équitable et (plus) inclusif des personnes LGBTIQ dans l’ensemble des domaines relevant du champ d’action de l’Union. Une telle volonté a été, par ailleurs, portée par la jurisprudence de la CJUE relative au principe fondamental d’égalité de traitement. Ce principe, fondamental dans l’ordre juridique de l’Union (CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, aff. C-439/11 P ; CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, aff. C-156/15, pour certaines limites : CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations e.a. c. Commission, aff. C-444/11 P), a été convoqué à de multiples reprises pour offrir une protection aux personnes trans contre quelques discriminations fondées sur l’identité de genre. En outre, cette logique de non-discrimination a permis l’émergence, apparaît-il, de quelques formes de reconnaissance identitaire, bien que strictement limitées au champ d’application du droit de l’Union. En fin de compte, la jurisprudence de la CJUE a joué un rôle décisif dans l’intégration progressive des droits des  personnes transgenres dans le droit de l’Union. Dès l’arrêt P c. S. et Cornwall County Council du 30 avril 1996 (aff. C-13/94), la Cour était transparente sur ses intentions : en avouant que le licenciement d’une personne qui a engagé une transition de genre constituait une discrimination fondée sur le sexe, elle ouvrait déjà la voie à une prise en compte de la transidentité, mais aussi à une lecture inclusive du principe d’égalité. Cette position a été confirmée et prolongée dans les arrêts K.B. du 7 janvier 2004 (aff. C-117/01) et Richards du  27 avril 2006 (aff. C-423/04), avant d’être reprise plus récemment dans l’arrêt MB du 26  juin 2018 (aff. C-451/16), rendu par la grande chambre. Lequel réaffirme la nécessité d’intégrer et de protéger les transitions de genre dans l’appréhension du droit à pension de  retraite.

Parallèlement, la CJUE a aussi contribué à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et genrées par le biais du droit à la libre circulation. Deux arrêts en particulier illustrent cette orientation : d’abord, l’affaire Coman (CJUE, 5 juin 2018, aff. C-673/16), relative à la reconnaissance d’un mariage homosexuel contracté à l’étranger, et, ensuite, l’affaire Pancharevo (CJUE, 14 décembre 2021, aff. C-490/20), relative à la reconnaissance juridique de la filiation homoparentale. Dans ces deux affaires, la CJUE s’est, en partie, détachée de sa jurisprudence relative à la citoyenneté de l’Union et la reconnaissance des noms de famille, qui conditionnait la protection des droits à l’existence d’un élément transfrontalier concret, à l’image d’un déplacement effectif ou d’une double nationalité. Effectivement, dans les arrêts Konstantinidis de 1993 et Garcia Avello de 2003, la Cour avait fondé sa solution sur la nécessité de protéger les droits des citoyens de l’Union contre les atteintes à leur vie privée et vie familiale ou à leur identité découlant d’un contexte transfrontalier. Ce schéma fondé sur une approche strictement fonctionnelle de la libre circulation est en particulier remis en cause dans l’arrêt Coman, dans lequel la CJUE a embrassé une lecture plus « sévère » – pour les États – du droit à la libre circulation, en exigeant que le mariage homosexuel contracté à l’étranger produise des effets dans l’État membre de destination, même dès lors que le requérant n’a pas une double nationalité européenne. Par contraste avec des affaires antérieures, telles que l’affaire Freitag (CJUE, 8 juin 2017, aff. C-541/15), où la CJUE avait accepté qu’un exercice, pour ainsi dire, « hypothétique » du droit à la libre circulation suffise, la Cour choisit dans l’arrêt Coman plutôt une approche territoriale de la circulation en termes de mobilité effective. Cette inflexion souligne que le citoyen de l’Union, même sans double nationalité, doit pouvoir profiter d’une protection contre toutes les discriminations fondées sur son statut conjugal et,  plus largement, sur son orientation sexuelle et/ou son identité de genre.

3°) Néanmoins, cette jurisprudence de la CJUE, aussi fondatrice et significative soit-elle, n’est pas exempte de reproches. Elle demeure lacunaire sur plusieurs points et même parfois marquée par une logique, pour ainsi dire, peu inclusive. Certains arrêts continuent, assurément, de réserver la pleine reconnaissance juridique du genre aux seules personnes ayant opéré une chirurgie de réassignation, reconduisant ainsi une conception binaire et stéréotypée de l’identité qui tend à exclure les personnes non-binaires ou celles refusant une  approche médicalisée de leur trajectoire. Cette réserve témoigne des limites d’une compréhension encore largement ancrée dans une définition biomédicale, voire encore pathologique, de la transidentité. Ce n’est que de façon relativement récente que la Cour a  commencé à infléchir une telle conception, en amorçant un glissement vers une compréhension plus généreuse et inclusive de la protection des personnes transgenres, détachée de l’exigence d’une transition chirurgicale. Trois arrêts récents sont particulièrement révélateurs de cette évolution. Et chacun a déjà donné lieu à une analyse approfondie dans les colonnes de ce blog.

Le premier est l’affaire Mirin (CJUE, 4 octobre 2024, aff. C-4/23), dans laquelle la Cour consacre l’obligation pour les États de reconnaître mutuellement le changement de genre effectué dans un autre État membre, notamment aux fins de libre circulation et de la citoyenneté de l’Union. Somme toute, cet arrêt affirme une exigence de reconnaissance réciproque en matière de statut personnel, basé sur le principe de continuité de l’identité juridique dans l’espace de l’Union. Le second arrêt, Mousse (CJUE, 9 janvier 2025, aff. C-394/23), s’inscrit, quant à lui, dans le champ de la protection des données à caractère personnel. La CJUE y invalide l’obligation faite aux utilisateurs de certaines plateformes commerciales de choisir entre les civilités « Madame » ou « Monsieur », considérant qu’une telle binarité imposée méconnaît, au premier titre, le principe de minimisation des données garanti à l’article 5, paragraphe 1, point c) du RGPD. Cette solution, bien qu’issue d’un contexte en apparence assez étranger aux problématiques de statut personnel, étend toutefois la reconnaissance des identités de genre à la sphère numérique et met au jour la portée transversale de la protection des personnes transgenres dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Enfin, dans l’arrêt Deldits (CJUE, 13 mars 2025, aff. C-247/23), la CJUE affirme d’une façon plus manifeste qu’aucune condition chirurgicale ne peut être imposée à une personne trans pour accéder aux droits consacrés et protégés par le droit de  l’Union. Partant, la CJUE rompt symboliquement avec l’ancien paradigme biomédical de  la reconnaissance de genre et consacre une approche fondée sur l’identité vécue, mais surtout plus respectueuse de l’autodétermination – en somme, du principe de l’autonomie personnelle.

Ce qui peut être considéré comme une trilogie marque une inflexion profonde dans la jurisprudence et la politique jurisprudentielle de la CJUE. Chacun des trois arrêts approfondit quelques avancées déjà entrevues dans les arrêts Garcia Avello, Coman ou Pancharevo, tout en opérant une rupture franche avec la logique antérieure (con)centrée sur la  fonction et/ou la mobilité. C’est une lecture plus fondamentalement inclusive et anti-stéréotypique de la citoyenneté de l’Union qui est ici développée – et dont on peine à mesurer toutes les incidences, même si divers passages de l’arrêt Commission c. Malte du 29 avril 2025 en donnent un échantillon. Somme toute, l’arrêt Mirin redéfinit la citoyenneté européenne comme un levier d’émancipation ; l’arrêt Mousse, lui, étend la protection aux pratiques commerciales et à la gestion des données personnelles ; l’arrêt Deldits, enfin, reconnaît la primauté de l’identité déclarée sur l’identité médicale. Ensemble, ces arrêts apparaissent inaugurer une dynamique de dépathologisation, de désessentialisation et de reconfiguration du droit de l’Union autour des principes de dignité, d’autonomie et de solidarité. Une dynamique qui inscrit (plus) résolument la logique de la fondamentalité au cœur du projet européen d’intégration – c’est-à-dire de sa signification et aussi de sa direction.

Un tel tournant se manifeste, tout spécialement, par l’invocation plus systématique des instruments garants des droits et libertés fondamentaux. Alors que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la CESDH n’étaient mobilisées que de manière accessoire dans les affaires Coman et Pancharevo (à peine deux références explicites), elles sont  utilisées à divers endroits dans les arrêts les plus récents – par exemple, dans cinq paragraphes distincts de l’arrêt Mirin. Ce recours accru aux textes protecteurs des droits fondamentaux atteste, sans doute, d’un souhait de la Cour de réinscrire la question de la reconnaissance de genre dans un cadre plus large que celui uniquement de la liberté de circulation : le cadre de la fondamentalité susceptible d’irriguer tout le droit de l’Union européenne. En même temps, depuis l’arrêt Kadi de 2008 – et, mieux encore, les arrêts Schrems ou Wightman –, on est conscient que l’ordre juridique de l’Union doit être relu à la lumière des droits fondamentaux, qui font désormais partie intégrante de l’« essence » de l’Union.

4°) Cependant, on ne saurait apprécier l’importance de cette inflexion jurisprudentielle sans l’inscrire dans le contexte plus large de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, dont l’apport en matière de reconnaissance des droits des personnes transgenres s’est révélé décisif, bien que souvent traversé par des tensions internes. Cette jurisprudence, certes évolutive et riche, n’est pas aujourd’hui exempte de critiques : certains y voient même une forme de repli, une tendance régressive, perceptible dans les derniers arrêts. Par exemple, dans l’affaire Y. c. France (CEDH, 31 janvier 2023, n° 76888/17), la CEDH a refusé de consacrer un droit à l’enregistrement d’un « sexe neutre » à l’état civil français, confirmant ainsi une approche binaire de l’état civil dont la rigidité a été plusieurs fois dénoncée par le  monde associatif et la doctrine. De même, dans les affaires O.H. et G.H. c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 53568/18 et 54741/18) et A.H. et autres c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 7246/20), la CEDH a avoué que le refus d’indiquer le genre actuel du parent transgenre, sans lien avec la fonction procréatrice, dans l’acte de naissance de l’enfant ne constituait pas une violation de la Convention. Tous ces arrêts traduisent une forme de réticence, d’après certains, à intégrer pleinement l’identité de genre dans la structure symbolique de la filiation. D’ailleurs, l’affaire Y. c. Pologne (CEDH, 17 février 2022), dans laquelle la CEDH a admis que les États disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer s’ils autorisent ou non la modification du sexe dans les actes de naissance, corrobore cette impression de prud’homie – voire, et d’aucuns pourraient dire encore, de pusillanimité.

D’autant que ce positionnement tranche avec la ligne de conduite qui a émergé dans les années 1990/2000. Jusque-là, la juridiction avait assidûment, continuellement, refusé de consacrer un droit à la reconnaissance de la transition sexuelle, donc de la transidentité (CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81  et CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84). Mais un revirement décisif s’est réalisé avec l’affaire Goodwin c. Royaume-Uni (CEDH, 11 juillet 2002, n° 28957/95), dans laquelle la CEDH a reconnu que le défaut de reconnaissance légale d’une transition de genre constitue une violation des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 12 (droit au mariage) de la Convention. Cet arrêt a marqué une avancée déterminante en érigeant l’identité de genre comme un élément essentiel de l’identité personnelle, méritant une protection autonome. Depuis cet épisode fondateur, la juridiction de Strasbourg a progressivement consolidé l’obligation, pour les Hautes Parties contractantes, de mettre en place des procédures accessibles, rapides et transparentes permettant la reconnaissance du genre. L’arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France (CEDH, 6 avril 2017, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13) constitue, en un certain sens, une étape cruciale : la CEDH y a reconnu que subordonner cette reconnaissance à une opération préalable de stérilisation et/ou à un traitement médical irréversible constitue une violation de l’article 8 de la CESDH. Ce principe a été depuis confirmé dans l’arrêt X. c. « Ex-République yougoslave de Macédoine » (CEDH, 17 janvier 2019, n° 29683/16), où la CEDH a étendu cette protection à des questions plus pratiques, telles que la mention du genre sur les documents d’identité, l’accès aux soins et la prévention des traitements discriminatoires. On peut aussi mentionner, pour continuer de souligner la perplexité, la condamnation symbolique de la Hongrie (CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888). Dans celle-ci, la CEDH condamnait clairement le fait qu’un homme transsexuel n’ait pas accéder une procédure de reconnaissance de changement de sexe en Hongrie.

Toutefois, à bien y regarder, la méthodologie de la CEDH repose principalement sur la technique des obligations positives conventionnelles, et elle s’appuie sur une évaluation contextuelle des situations nationales, ce qui l’amène parfois à concéder aux États une latitude généreuse dans l’aménagement des droits. Alors que la thématique est loin d’être décomplexée au niveau national. Notamment avec la montée de partis politiques plus extrémistes. À rebours, la CJUE a décidé d’articuler sa jurisprudence autour de concepts fondamentaux propres et caractéristiques de son ordre juridique : la citoyenneté, la libre circulation des personnes et la protection des données personnelles. Cette différence de point d’ancrage normatif permet à la juridiction luxembourgeoise de forger une protection plus stable et plus originale en ce qu’elle contraint davantage la réglementation des États membres.

5°) Tout ceci participe à faire voir que les affaires Mirin, Mousse et Deldits ne se contentent nullement d’aligner le droit de l’Union sur les standards du voisin strasbourgeois. Ils les réinterprètent au regard des objectifs et des principes inhérents au droit de l’Union, en réorientant la problématique vers des notions qui lui sont propres et dont la Cour a la maîtrise. Autrement dit, la CJUE ne reproduit pas, au-delà de l’affichage, simplement la logique de la CEDH, mais plutôt permet l’émergence d’un droit européen de l’identité de genre plus inclusif, mais également et surtout qui lui est spécifique – pour ne pas dire caractéristique. Au total, elle semble s’inscrire dans le sillage de la CEDH, tout en reconfigurant son acquis dans un langage proprement communautaire. D’ailleurs, l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant elle – à l’heure de l’écriture de ces lignes –, pourrait permettre à la Cour de clarifier sa position quant à la portée de la reconnaissance des statuts personnels au-delà du cadre de la seule libre circulation. Il reste à espérer que la CJUE saura affirmer, de manière moins équivoque qu’auparavant, que la reconnaissance juridique de l’état civil d’une personne transgenre ne saurait se limiter, pour les États, aux hypothèses de mobilité intraeuropéenne, mais qu’elle engage, plus généralement, le respect inconditionnel des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union. Sera-t-elle l’instant d’une consécration d’un droit – au sens fort du terme – à « la reconnaissance du changement » de statut personnel qui n’était qu’ébauché dans Mirin ? Il y a fort à parier que la CJUE ne fera pas preuve de moins d’audace. Car, une conviction forte a été dévoilée par la Commission : même si « le droit de l’Union ne peut réglementer les reconnaissances juridiques du genre, les États membres sont, néanmoins, tenus de veiller à ce que les exigences en matière de reconnaissance juridique du genre n’entraînent pas, directement ou indirectement, un traitement moins favorable des personnes transgenres, notamment en ce qui concerne les conditions d’état civil pour accéder à certaines prestations ou services » (Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality).

Ce que la transidentité fait au droit de l’Union européenne

Dans un climat politique tendu, où la montée des nationalismes, les restrictions juridiques, les crispations identitaires, les conflits, mais aussi les tensions commerciales, menacent sincèrement le projet européen1Pour quelques réflexions qui posent cette vertigineuse question : M. Lefebvre, « Would France Benefit From Leaving the European Union? », Politique étrangère, n° 244, 2024, pp. 175-187., voire, pour d’aucuns, sa crédibilité2En ce sens : S. Guerra et F. Serricchio, « Need a Little Love? Go South: Patterns of Trust Across EU Member States », Journal of Contemporary European Studies, n° 33, 2025, pp. 633-652., la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ci-après) fait montre, malgré tout, d’une audace inopinée. En prenant à bras-le-corps le problème de la transidentité dans une trilogie d’arrêts, désormais « historiques »3Comme l’annonçait déjà un auteur : B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.Mirin, Mousse et Deldits –, elle propose un droit de l’Union plus inclusif, plus robuste et, davantage encore, plus attentif aux droits fondamentaux des personnes transgenres. En effet, la CJUE enrichit ici l’éventail des garanties offertes aux personnes transgenres, dépassant le prisme traditionnel de la non-discrimination, dans l’objectif de développer une politique jurisprudentielle moins esclave des représentations binaires du genre4Pour des réflexions en ce sens : S. Osella, « The Court of Justice and gender recognition: A possibility for an expansive interpretation? », Women’s Studies International Forum [En ligne], n° 87, 2021.. Finalement, loin d’être d’un simple ajustement ponctuel, la jurisprudence étudiée est vectrice d’un mouvement plus décisif. Puisque, à bien y regarder, cette trilogie d’arrêts crayonne une redéfinition, un repositionnement, des ressources juridiques, politiques et symboliques de l’Union autour d’un « autre » paradigme du droit de l’Union européenne aiguillé par plusieurs principes qu’on pourrait qualifier de fondateurs, soit : la solidarité et la dignité.

1°) Reconnaître, étendre et protéger : une protection plurielle et originale en cours de construction

L’affaire Mirin5CJUE [GC], 4 octobre 2024, Mirin, aff. C‑4/23. – première pièce de cette trilogie – est le point de départ de la conversion paradigmatique6Pour s’en convaincre : H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.. Ce contentieux, inauguré par le refus d’un État membre de reconnaître le changement de genre d’un citoyen de l’Union légalement acquis sur le territoire d’un autre État membre, ne met pas en scène qu’un pur et simple différend administratif. Il connait, au contraire, une problématique plus profonde, plus épineuse, car plus « existentielle » : celle-là de la reconnaissance de son statut personnel dans un espace intégré de libre circulation. Pour y répondre, la CJUE utilise tout un ensemble d’instruments : le TFUE, mais également les articles 7, 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. Forte de ces références, elle confirme que le statut personnel ne peut être fractionné d’un État à l’autre sans mettre en péril les droits des personnes trans et la cohérence de l’ordre juridique européen.

À la vérité, l’innovation majeure de l’arrêt de 2024 réside dans le déplacement de l’analyse : de la discrimination vers l’entrave à des droits fondamentaux. La citoyenneté européenne devient, en réalité, le moyen d’une protection individuelle, si bien qu’elle ne semble plus réductible à un statut exclusivement économique. À rebours, dans l’arrêt Mirin, la juridiction s’efforce de renouer avec l’esprit de l’affaire Ruiz-Zambrano7CJUE [GC], 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09. : la citoyenneté européene est un statut fondamental porteur de différents droits et libertés essentiels dont la jouissance doit être assurée même en l’absence d’un exercice effectif. De même, pour la première fois – à tout le moins de manière aussi explicite –, l’article 45 de la Charte fait l’objet d’une utilisation autonome et significative, qui permet de compléter l’analyse de l’article 21 § 1 du TFUE. Cette volonté de protéger plus (pro)activement les droits des personnes transgenres se confirme, plus encore, dans la sollicitation de l’article 7 de la Charte, consignant le droit au respect de la vie privée et familiale. À la faveur de cette lecture combinée de la liberté de circulation et du droit au respect de la vie privée, la CJUE concrétise une espèce d’approfondissement de la protection, et ce, en gonflant le nombre des règles invocables. En résumé, l’Union européenne n’est plus ici seulement garante d’une liberté de mouvement, elle devient aussi garante d’une continuité de son identité par-delà les frontières.

C’est d’ailleurs ce que fait voir la formule, consacrée dans l’arrêt, de « droit à la reconnaissance ». Formule encore embryonnaire, mais tout à fait signifiante. Il ne s’agit nullement encore, peut-on croire, au-delà de la lettre, d’un droit subjectif au sens fort du terme, mais plutôt d’une liberté juridiquement protégée, qui oblige les États à respecter les effets d’une reconnaissance accomplir ailleurs. Pour toutes ces raisons, il est clair que la portée politique et symbolique de l’arrêt est indéniable : en contraignant la Roumanie à modifier l’acte de naissance d’une personne trans, et non plus seulement à délivrer des documents de voyage, la CJUE fait glisser en secret le droit de l’Union d’un modèle de coordination souple à une logique d’unification tacite. Autrement dit, la souveraineté des États membres en matière d’état civil se trouve davantage encadrée par les exigences de l’ordre juridique de l’Union, notamment lorsque sont en jeu les droits liés à l’identité de genre.

L’arrêt Mousse8CJUE, 9 janvier 2025, Mousse c. CNIL et SNCF Connect, aff. C‑394/23. prolonge cette dynamique de manière inattendue : en  investissant le droit à la protection des données personnelles et le RGPD. Derrière une question en apparence technique – peut-on licitement collecter et traiter des données de civilité binaire pour conclure un contrat de transport ? – se niche une interrogation plus embarrassante juridiquement et symboliquement. Consciente de cela, la Cour rappelle que le genre est une donnée suffisamment sensible pour être protégée par le droit à la protection des données personnelles, mais aussi que son traitement doit respecter le principe de minimisation. Principe qui devient, ici, la « clé de voûte » de la protection. Dès lors, en l’absence de nécessité impérieuse – car l’invocation d’un intérêt commercial légitime ne suffisant pas –, une collecte est illicite. Tout se passe comme si la reconnaissance d’une possibilité à l’invisibilité de genre s’ébauchait dans cet arrêt, ouvrant la voie à une désassignation des identités imposées. Puisque, finalement, ce qu’affirme la CJUE, c’est que la civilité ne saurait être imposée de manière rigide, sous peine de dénigrer l’identité réellement vécue.

Et cette dynamique culmine, à l’heure actuelle9Un rendez-vous est déjà donné qui marquera, probablement, une nouvelle étape décisive : l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant la CJUE – à l’heure de l’écriture de ces lignes., dans l’arrêt Deldits10CJUE, 13 mars 2025, Deldits, aff. C‑247/23., où la CJUE condamne fermement l’exigence, pratiquée par la Hongrie, d’une intervention chirurgicale préalable pour obtenir modification de son genre dans l’état civil. En tirant profit de ce qu’elle venait de concrétiser quelques semaines auparavant, la CJUE réaffirme ici que la reconnaissance de l’identité de genre, relevant de l’autonomie personnelle, bénéficie des garanties essentielles offertes par le RGPD, et, par conséquent – dans un certain esprit d’accommodement avec la jurisprudence récente de la CEDH11CEDH, 6 avril 2017, A. P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13. Encore : CEDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, n° 2145/16 et 20607/16. – qu’elle ne saurait être subordonnée à un traitement chirurgical. Finalement, la CJUE rompt manifestement avec les logiques pathologisantes, et confirme aussi l’entrée de la transidentité dans le champ des garanties numériques et fondamentales que propose le droit de l’Union. Bref : les personnes transgenres doivent être traitées dans leur(s) difference(s) comme toutes les autres.

Tout bien considéré, cette trilogie jurisprudentielle trace les contours d’un régime composite de sauvegarde des droits des personnes transgenres. Un régime qui jouit de l’articulation subtile et fructueuse entre citoyenneté, vie privée et protection des données personnelles.

Toutefois, cette audace jurisprudentielle n’est pas désintéressée. Au contraire, elle s’inscrit dans une conjoncture conflictuelle où l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture idéologiques. Certains États, la Hongrie en tête, s’opposent clairement aux principes d’égalité et de pluralisme, réduisent – encore et toujours – les droits des personnes LGBTQ+. Dans un tel contexte, la jurisprudence transidentitaire, telle qu’elle vient d’être élucidée, devient un outil de résistance politique aussi bien que juridique. En effet, la CJUE exploite toutes les ressources disponibles pour contourner les blocages et imposer une protection minimale des personnes transgenres – même en l’absence d’un consensus.

Cette teneur plus « stratégique » se révèle aussi dans cet alignement plus explicite avec la jurisprudence de la CEDH. En opérant une convergence tant substantielle que méthodologique, la CJUE renforce la compacité et la portée contraignante des standards européens des droits fondamentaux quant aux personnes trans. Surtout à une heure où la jurisprudence de Strasbourg la plus récente peut apparaître, aux yeux de certains, « régressive »12Pour pousser la réflexion : A. Palanco, « Les régressions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme : Anatomie d’un tabou », RTDH, nº 141, 2025, pp. 63-86..

Mais la portée de cette jurisprudence excède cette seule conjoncture particulière. Effectivement, en liant la protection des identités à la citoyenneté, la CJUE engage, parallèlement, une mutation profonde du sens même, ainsi que du destin, du droit de l’Union. Ce que divulgue ce contentieux, c’est une redéfinition de l’identité même de la citoyenneté de l’Union, qui est pensée à présent moins comme un vecteur d’intégration économique que comme un statut – toujours plus – fondamental. Un statut, porté par quelques principes, à l’instar de la solidarité, qui poursuit une fonction protectrice quasi existentielle pour les personnes13Et tout particulièrement pour les personnes trans.. La jurisprudence Commission c. Malte14CJUE [GC], 29 avril 2025, Commission c. Malte, aff. C‑181/23. le confirme : la citoyenneté européenne devient, quelques semaines après cette triologie, une « matrice » de reconnaissance, s’ancrant plus résolument dans les valeurs de solidarité et de confiance mutuelle. Autrement dit, à la faveur de cette saga, le droit de l’Union s’émancipe de ses racines économiques et commerciales pour se présenter comme un espace symbolique d’accueil des différences. Cela se vérifie autrement : les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles, longtemps éduqués par des considérations économiques, ou encore sécuritaires, prennent une portée quasiment « éthique » au fil de cette jurisprudence. Ils deviennent ici, pourrait-on dire, les garants du respect, de l’observance, des trajectoires individuelles.

Enfin, il convient d’observer que le discours même du droit de l’Union évolue sous l’action de la CJUE. Par le choix du langage, son raisonnement, cette dernière accomplit, finalement, quelque chose de plus clandestin : elle participe à un amendement de l’interdiscours du droit de l’Union. En effet, chaque arrêt contribue à imprimer un « nouveau » récit fondateur – une mythologie – du droit de l’Union, où la solidarité, la pluralité et la dignité ne sont plus des pétitions de principe, mais bien des moteurs d’interprétation et d’approfondissement. En fin de compte, la CJUE ne fait pas ici que sauvegarder, elle va plus loin : elle influe sur le mode de fabrique des discours dans une certaine pratique (inter)discursive – ce qui aura probablement des répercussions sur les modes de production normative. Autrement dit, elle ne se contente pas que d’appliquer le droit de l’Union et de le faire évoluer normativement, elle travaille à le « resignifier », à le « transfigurer ».

Regard juridique sur la question des harkis

  • Décret n° 62-318 du 21 mars 1962 relatif à la démobilisation des harkis.
  • Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 sur la nationalité française des personnes de statut civil de droit local.
  • Loi du 20 décembre 1966 relative à la nationalité des personnes originaires d’Algérie.
  • Loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de certaines situations liées à la guerre d’Algérie.
  • Loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative à la reconnaissance des anciens supplétifs.
  • Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
  • Loi n° 2006-164 du 23 janvier 2006 (abrogation de l’art. 4 de la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation.
  • Loi n° 2017-1775 du 30 décembre 2017 modifiant le régime d’indemnisation.
  • Loi du 23 février 2022 relative à la reconnaissance et à la réparation en faveur des harkis.
  • Décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 relatif à la mise en œuvre de la loi de 2022.
  • Décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 modifiant les modalités d’indemnisation prévues par le décret de 2022.
  • CE, 19 février 1875, Prince Napoléon (théorie des actes de gouvernement).
  • CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens (actes de gouvernement).
  • CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938 (accords d’Évian).
  • CE, 6 avril 2007, Comité Harkis et Vérité (censure partielle de la loi de 2005).
  • CE, 27 juin 2016, Bernabé, n° 382319 (responsabilité de l’État, spoliations).
  • CE, 3 octobre 2018, n° 410611 (responsabilité de l’État, conditions de vie dans les camps).
  • CE Ass., 24 octobre 2024, n° 465144 (responsabilité sans faute malgré un acte de gouvernement).
  • CAA Paris, 10 juin 2024, n° 23PA01555 et 23PA02855 (indemnisation des anciens harkis, prescription et limites procédurales).
  • Cons. const., déc. n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010 (égalité – pensions militaires d’invalidité).
  • Cons. const., déc. n° 2010-93 QPC du 4 février 2011 (égalité – allocations et rentes de reconnaissance).
  • Cons. const., déc. n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015 (validité de la distinction liée au statut civil de droit local).
  • Commission EDH, 20 février 1995, S.C. c. France, n° 20944/92.
  • CEDH, 23 janvier 2014, Montoya c. France, n° 62170/10.
  • CEDH, 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, n° 24384/19 et 44234/20.
  • CEDH, 4 avril 2024, Tamazount et autres c. France, n° 17131/19 et 4 autres.
  • K. Picard, « Les séquelles de la guerre d’Algérie devant la Cour européenne des droits de l’homme (obs. sous Cour eur. dr. h., arrêt Tamazount et autres c. France, 4 avril 2024) », RTDH, n° 142, 2025, pp. 475-492.
  • M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878.
  • L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2024, p. 1794.
  • H. Labayle, « Les actes de gouvernement devant la Cour européenne des droits de l’homme : Les leçons de la jurisprudence Tamazount », RFDA 2024, p. 889.
  • C. Meurant, « Le mythe de la responsabilité sans faute de l’État du fait des actes de gouvernement diplomatiques », Journal du droit international (Clunet), n° 2, 2025, pp. 479-498.
  • D. Alland, « La réparation des préjudices consécutifs à un acte de gouvernement. Une porte ouverte aussitôt refermée pour le refus de protection diplomatique », JCP G, n° 18, 2025, pp. 774-777.
  • J. Andriantsimbazovina, « Les conditions de vie des enfants de harkis dans le camp de Bias étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine », Gaz. Pal., n° 36, 2024, p. 2.
  • F. Médard, « Harkis : Entre mémoire et oubli », Inflexions, n° 34, 2017, pp. 129-141.
  • H. de Wasseige, Évolution de la reconnaissance des harkis en France : Application du modèle d’Axel Honneth, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2018 [En ligne].

« Il y a cinquante ans, la France a abandonné ses propres soldats […]. La France se grandit toujours en reconnaissant ses fautes. » – F. Hollande, Journée nationale d’hommage aux harkis du 25 septembre 2012.

Par cette allocution, le président de la République réaffirmait l’engagement moral de la Nation à l’égard des harkis. Pourtant, cette reconnaissance politique reste encore incomplètement traduite sur le plan juridique. Symboles involontaires des scandales de la guerre d’Algérie, les « harkis » cristallisent une mémoire douloureuse dont les blessures peinent à être pansées, même plus de soixante ans après les faits.

Il convient de rappeler la situation particulière des harkis. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française recruta parmi la population locale des forces supplétives, dont les harkis constituèrent une part importante. Engagés pour la défense de l’Algérie française, ces combattants furent démobilisés après le référendum d’autodétermination du 8 janvier 1961, qui conduisit à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Le décret n° 62-318, publié au Journal officiel du 21 mars 1962, organisa cette démobilisation en proposant trois options : l’intégration dans l’armée régulière, le retour à la vie civile avec versement d’allocations de licenciement et de reclassement ou le bénéfice d’un délai de réflexion de six mois durant lesquels ils serviraient en qualité d’agent contractuel civil dans l’armée. Toutefois, pour ceux qui restèrent en Algérie, les représailles furent d’une brutalité extrême. En avril 1962, une circulaire ministérielle ordonna le rapatriement des supplétifs menacés, avec la promesse d’une prise en charge à l’arrivée. Or, en réalité, mis à part quelques rapatriements opérés en juin, le plan ne fut véritablement exécuté qu’en septembre. Des camps de transit furent alors ouverts pour accueillir les harkis et leurs familles. Initialement provisoire, cet hébergement s’éternisa parfois sur plusieurs années dans des conditions précaires, marquant le début d’un exil douloureux. À cette situation s’ajouta une dépossession juridique : à l’indépendance, les harkis et leurs proches perdirent la nationalité française. La reconquête de la nationalité française fut rendue possible exclusivement pour les personnes déjà installées en France (soit : anciens harkis, épouses, enfants), par le biais d’une procédure judiciaire formelle et payante, fixée à 5 francs par un texte : l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962. Si cette procédure aboutissait presque systématiquement à une conclusion favorable, elle fut néanmoins perçue comme profondément inique, tant elle incarnait un rejet symbolique. Il fallut attendre la loi en date du 20 décembre 1966 pour qu’une clarification bienvenue intervienne : les personnes de statut civil de droit local, originaires d’Algérie, furent reconnues comme conservant de plein droit la nationalité française, sauf si une autre leur avait été conférée après le 3 juillet 1962. Cette réalité longtemps passée sous silence – que les harkis, c’est une « histoire », mais c’est aussi un « drame », ainsi que le consignait le rapport de D. Ceaux et S. Chassard de 2018 – est à l’heure actuelle rappelée par plusieurs associations mémorielles, à l’image du Comité Harkis et Vérité, qui œuvrent à faire reconnaître cette mémoire dans le langage juridique.

Un véritable travail de mémoire et de reconnaissance a commencé à émerger dans les années 1980  et 1990, porté notamment par les derniers harkis et leurs descendants, engagés dans un combat pour la dignité et pour la reconnaissance. Cette dynamique trouve un point d’ancrage institutionnel en 2003, avec l’instauration de la Journée nationale d’hommage aux harkis, aux moghaznis et aux personnels des diverses formations supplétives et assimilés, célébrée chaque année le 25 septembre. Cette commémoration, placée sous l’égide de la République, cherche à honorer la mémoire de ceux qui se sont engagés aux côtés de la France et à reconnaître les souffrances qu’ils ont endurées, tant durant le conflit que dans les décennies qui ont suivi. Progressivement, cette reconnaissance symbolique a nécessité un prolongement juridique. Le législateur français, jusque-là silencieux ou parcimonieux, commence à prendre la mesure de l’urgence d’une réparation. La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 constitue, en ce sens, la première inflexion indubitable. Pour preuve, son article 1er dispose que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ». S’il ne s’agit encore que d’un acte déclaratoire, cette disposition inaugure une reconnaissance officielle, certes toujours timorée, mais juridiquement formulée. Ce mouvement se prolonge avec la loi n° 2005-158 du 23 février 2005, qui fixe les conditions d’attribution d’indemnités au titre des services rendus et des souffrances endurées. D’ailleurs, l’article 5 de cette loi interdit précisément « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ». Pour l’une des premières fois – de façon aussi manifeste –, les harkis sont nommément protégés par une règle de portée contraignante. La reconnaissance ne relève plus seulement du discours politique ou encore du mémoriel : elle entre dans l’ordre du Droit.

Toutefois, cette avancée demeure insuffisante aux yeux de diverses associations, à commencer par  l’association Harkis et Droits de l’Homme. En effet, ces dernières dénoncent le caractère dérisoire des réparations proposées, assimilables à de simples pensions militaires, loin donc de l’indemnisation spécifique promise et attendue. De même, l’article 4 de cette loi, évoquant les « aspects positifs » de la colonisation, est vécu comme une provocation, voire, pis encore, une négation des préjudices, de la souffrance endurée. Cette disposition, âprement critiquée, finira par  être abrogée en janvier 2006, illustrant la persistance d’une tension entre reconnaissance mémorielle de la dette morale et tentatives de réhabilitation historique de la colonisation et oblitération des manquements. Parallèlement aux évolutions législatives, la jurisprudence a elle également contribué à définir les contours de la reconnaissance des harkis. Par exemple, dans sa  décision Comité Harkis et Vérité, rendue le 6 avril 2007, le Conseil d’État a censuré les articles 6  et 9 de la loi du 23 février 2005, en considérant qu’ils méconnaissaient différentes exigences posées par la CESDH. Ces dispositions établissaient, aux yeux de la Haute juridiction, une discrimination injustifiée entre les familles de harkis, fondée sur le mode d’acquisition de la nationalité française par le demandeur. Cette décision a conduit à une modification législative intervenue – tardivement – le 30 décembre 2017, laquelle a permis d’inclure, dans le dispositif d’indemnisation, les harkis résidant en France, mais n’ayant pas formellement sollicité la nationalité française.

En vérité, c’est plus récemment que la reconnaissance des harkis a franchi un seuil décisif. Le 20  septembre 2021, le président de la République, E. Macron, a prononcé un discours au sein duquel il a officiellement demandé pardon aux harkis au nom de la Nation tout entière. Cette déclaration politique a été immédiatement suivie d’un engagement législatif concret, matérialisé par  la loi du 23 février 2022 dite de « reconnaissance et de réparation ». Cette loi consacre une étape majeure en affirmant, pour la première fois avec cette limpidité, la responsabilité de la République dans les conditions d’accueil et de vie profondément indignes imposées aux harkis et à leurs familles sur le territoire français après 1962. À ce titre, elle instaure un droit à réparation spécifique pour toutes les personnes ayant séjourné entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975 dans les camps de transit ou les hameaux de forestage désignés par voie réglementaire. Afin d’assurer la mise en œuvre concrète et effective de cette réparation, la loi a institué un organe : la  Commission nationale de reconnaissance et de réparation, dont la mission est d’instruire les demandes et aussi de proposer les mesures indemnitaires appropriées. Cet organe indépendant constitue l’un des piliers du dispositif mis en place pour répondre aux préjudices subis par les harkis. 

Si les discours politiques et les réformes législatives ont permis d’ébaucher une reconnaissance juridique partielle des harkis, il convient de ne pas se laisser tromper par les apparences d’un consensus désormais établi. Ces quelques avancées, aussi décisives soient-elles, ne doivent pas masquer les persistantes réticences du juge à s’engager totalement sur le terrain de la réparation. Puisque le contentieux – en particulier administratif –, loin de suivre une progression linéaire, demeure marqué par des limites notables. La décision rendue par le Conseil d’État le 27 juin 2016  (n° 382319) en offre une belle illustration. Saisi d’un recours en responsabilité pour faute, introduit par des Français d’Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l’indépendance, le juge  administratif suprême a décliné sa compétence. Une inflexion a pu être observée dans la décision du 3 octobre 2018 (n°410611), également rendue par le Conseil d’État. Cette fois-ci, la juridiction administration reconnaît la responsabilité pour faute de l’État français en raison des conditions de vie indignes imposées aux harkis dans certains camps d’accueil, et alloue à chaque requérant une indemnité de 15 000 euros. Pourtant, s’agissant des griefs fondés sur l’absence de rapatriement et de protection à la fin de la guerre, le Conseil d’État reconnaît derechef son incompétence. Il rappelle que ces omissions s’inscrivent dans le cadre des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, lesquelles relèvent de la sphère protégée de la théorie des actes de gouvernement. L’acte ainsi couvert échappe au contrôle des juridictions qui ne peuvent pas en apprécier la légalité ou le caractère fautif (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon ; CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Dès lors, les préjudices allégués sont jugés indissociables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et, partant, ne sauraient engager la responsabilité de l’État français.

Une telle approche est confirmée par la Cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 10  juin 2024 (n° 23PA01555 et 23PA02855), qui portait sur les demandes d’indemnisation présentées par d’anciens harkis ayant vécu dans certains camps comme celui de Rivesaltes. Sur le plan juridique, tout d’abord, la juridiction rappelle que les requêtes formées avant l’entrée en vigueur de la loi de 2022 restent soumises au droit commun de la responsabilité administrative : elles doivent donc démontrer l’existence d’une faute ou bien d’une rupture d’égalité devant les charges publiques. Par ailleurs, la Cour affirme que les juridictions administratives appliquent strictement la prescription quadriennale, même dans un contexte historiquement et politiquement sensible. Sur le plan symbolique ensuite, l’arrêt illustre les limites du recours juridictionnel pour obtenir une reconnaissance mémorielle. Il révèle que, malgré les possibilités offertes par la loi de 2022, le contentieux demeure confronté à des obstacles procéduraux majeurs, notamment la difficulté de réunir des preuves et de contourner les effets de la prescription. Finalement, l’arrêt confirme surtout que le dispositif extrajudiciaire instauré par la loi de 2022 – en particulier la Commission nationale indépendante – constitue dorénavant la voie privilégiée, sinon exclusive, d’indemnisation des dommages subis par les harkis dans les camps ou les structures listés par décret. 

Du côté du juge constitutionnel français, la reconnaissance des droits des harkis progresse à un rythme lent et inégal, au gré de décisions souvent marquées par l’ambivalence. Effectivement, quelques avancées notables y ont été conquises, mais au compte-gouttes, sans que s’esquisse une ligne jurisprudentielle tout à fait cohérente. Par exemple, dans leur décision n° 2010-18 QPC du 23  juillet 2010, les Sages ont censuré, au nom du principe d’égalité, la disposition du troisième alinéa de l’article 253 bis du Code des pensions militaires d’invalidité qui conditionnait l’octroi du droit à pension à la double exigence de nationalité française et de domiciliation en France. Ce faisant, ils ont permis aux anciens supplétifs restés en Algérie d’accéder aux droits liés à leur statut  de combattant de l’armée française, sans que leur éloignement géographique ou bien leur absence de naturalisation fasse obstacle. Un an plus tard, dans la décision n° 2010-93 QPC en date  du 4 février 2011, ils ont confirmé cette orientation en censurant, toujours sur le fondement du principe d’égalité, les dispositions subordonnant le versement des allocations et des rentes de reconnaissance, ainsi que des aides spécifiques au logement, à la nationalité française. Les Sages ont  estimé qu’un tel critère était absolument discriminatoire et ne pouvait justifier une différence de traitement entre anciens harkis. Une telle censure a eu pour résultat d’ouvrir l’allocation de reconnaissance à l’ensemble des intéressés, indépendamment de leur nationalité, rompant ainsi avec  une logique d’exclusion jusque-là à l’œuvre.

Pour autant, cette dynamique n’a pas été systématiquement prolongée. En atteste la décision n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015, dans laquelle le Conseil a validé la conformité à la Constitution de l’article 9 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987. Ce texte réserve l’attribution de certaines allocations aux anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie et relevant du « statut civil de droit local ». Les requérants soutenaient que cette différenciation revenait, dans la pratique, à réintroduire une forme de condition de nationalité déjà censurée et qu’elle portait atteinte à l’autorité de la chose jugée (décision n° 2010-93 QPC). Ils faisaient également valoir que cette distinction entre statut civil de droit local et statut de droit commun méconnaissait le principe d’égalité. Les Sages de la rue Montpensier ont cependant rejeté ces arguments. Ils ont d’abord rappelé que la condition du statut civil, à la différence de celle de la nationalité, n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle. Ils ont ensuite considéré que les anciens supplétifs relevant du statut civil de droit local ne se trouvaient nullement dans une situation comparable à celle des anciens supplétifs de droit commun. Ils ont enfin jugé que la distinction opérée par le législateur était en lien direct avec l’objet de la loi, à savoir l’indemnisation des personnes ayant subi des préjudices dans le contexte de la décolonisation. Ainsi, les mots « de statut  civil de droit local » figurant au premier alinéa de l’article 9 ont été déclarés conformes à la Constitution.

Une telle jurisprudence souligne la prudence, voire plutôt la réserve, du juge constitutionnel lorsqu’il s’agit de trancher des différenciations complexes héritées du passé colonial. Si certaines décisions marquent une avancée nette vers l’égal accès aux droits, d’autres rappellent que le processus de reconnaissance, pour les harkis, demeure soumis à certains équilibres juridiques précaires et certains enjeux politiques glissants.

La France a-t-elle manqué à ses obligations conventionnelles dans la manière dont elle a accueilli les harkis et leurs familles après la guerre d’indépendance algérienne ? C’est la question à laquelle la Cour de Strasbourg a été confrontée dans la retentissante affaire Tamazount et autres c. France, jugée  le 4 avril 2024.

Les cinq requérants étaient tous enfants de harkis, dont quatre issus d’une même fratrie. Ils dénonçaient trois fautes imputables à l’État français : l’inaction face aux massacres de harkis en Algérie, le défaut de rapatriement des personnes menacées, mais également les conditions de vie indignes imposées dans les camps d’accueil sur le sol français. Un sixième requérant invoquait, par  ailleurs, son abandon par les autorités françaises. Une fois devant la CEDH, les requérants soutenaient deux griefs principaux. Le premier portait sur la restriction du droit d’accès à un tribunal (article 6 § 1), du fait de l’injusticiabilité qu’autorise la théorie française des actes de gouvernement. Le second visait les atteintes graves à divers droits fondamentaux, notamment dans  le camp de Bias, en invoquant la violation des articles 3, 8 de la CESDH et l’article 1er du Protocole n° 1.

Le premier grief examiné par la CEDH soulève une question plutôt récurrente : celle de la compatibilité de la théorie française des actes de gouvernement avec les différentes exigences conventionnelles. Après l’arrêt H.F. et autres c. France du 14 septembre 2022 (n° 24384/19 et 44234/20), Tamazount constitue la seconde affaire, en peu de temps, dans laquelle les juges de Strasbourg sont invités à se prononcer sur cette doctrine d’origine prétorienne. Comme on le concédait, les « actes de gouvernement » désigne cette catégorie de décisions administratives échappant à tout contrôle juridictionnel, car considérées comme purement politiques – et non administratives. Si le périmètre de cette théorie est historiquement circonscrit aux relations entre le  Gouvernement et le Parlement aux affaires internationales, son application a néanmoins toujours suscité quelques controverses, en raison de l’immunité qu’elle confère aux décisions concernées. D’ailleurs, le Conseil d’État a mobilisé à deux reprises cette dernière théorie dans le  contexte de l’indépendance algérienne : d’une part, à propos des accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938) et, d’autre part, à propos de la réparation des spoliations de biens (CE,  27 juin 2016, Bernabé, n° 382319). Dans les deux cas, la juridiction s’est déclarée incompétente au nom de la souveraineté diplomatique. In casu, les requérants faisaient valoir que cette immunité avait privé leur cause de toute chance de succès devant les juridictions internes, alors même que les fautes dénoncées découlaient de décisions antérieures à l’indépendance et engageaient la responsabilité de l’État à l’égard de ses ressortissants.

Le second grief visait les conditions de vie dans les camps d’accueil et, plus exactement encore, celles du centre de Bias, dans le Lot-et-Garonne. Les éléments produits devant la Cour étaient accablants. Les juridictions nationales comme les rapports officiels faisaient état de logements surpeuplés et insalubres, d’un accès limité à l’eau, à l’électricité, aux soins et sans oublier d’un manque chronique de nourriture. Les familles vivaient sous couvre-feu, sans aucune possibilité de contact avec l’extérieur, dans un environnement où les déplacements étaient très strictement contrôlés. Les enfants n’étaient pas scolarisés dans le système de droit commun, mais plutôt cantonnés à des structures d’enseignement rudimentaires et militarisées. Et ce système éducatif d’exclusion a durablement entravé leur apprentissage de la langue et de la culture françaises, laissant des séquelles indélébiles. À cela s’ajoutaient des atteintes directes au droit au respect de la vie privée, c’est-à-dire : ouverture systématique du courrier, surveillance constante, détournement des allocations familiales, utilisées non pas pour soutenir les familles, mais plutôt pour financer les infrastructures des camps. Un rapport d’inspection de 1963 mentionne ainsi la disparition de près de deux millions d’euros destinés à la prise en charge des harkis.

Pour apprécier ces griefs, la juridiction de Strasbourg s’est appuyée sur plusieurs documents d’archives produits à partir des années 2000, mais n’a pas mobilisé directement les travaux scientifiques disponibles. Une telle réserve témoigne de la complexité d’un contentieux chargé d’histoire. En filigrane, une lourde tâche incombait à la CEDH : se prononcer sur la réparation des  conséquences d’un fait historique – et ses conséquences dommageables –, plus de 60 ans après  sa survenance. L’arrêt rendu s’inscrit dans une tonalité de retenue, exigée par la sensibilité des choix diplomatiques en cause, mais teinté d’une gravité propre à la reconnaissance d’un préjudice historique. À regarder de près, les requérants obtiennent gain de cause sur plusieurs points. Toujours est-il que deux freins modèrent l’optimisme et la portée de l’arrêt : d’abord, l’immunité résultant de la théorie des actes de gouvernement est apparue, d’après la CEDH, comme  une ingérence « régulière » dans les droits des requérants, et, ensuite, l’ancienneté des pratiques a constitué un obstacle à la prise en compte réelle des conditions de vie passées et de leur  réparation. Il en résulte, après tout, une solution en demi-teinte, révélatrice à la fois de la prudence de la CEDH face aux responsabilités étatiques et de la complexité des contentieux mémoriels.

Au fond, la CEDH constate à l’unanimité :

  1. qu’il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 : la limitation du droit d’accès à un tribunal par la théorie des actes de gouvernement est jugée proportionnée et légitime, dans le cadre de la séparation des pouvoirs ;
  2. qu’il y a violation des articles 3, 8 et 1 du Protocole n° 1, en ce qui concerne quatre membres de la famille Tamazount, en raison de conditions de vie incompatibles avec la dignité humaine et de violations corrélatives de la vie privée et des droits patrimoniaux.

De manière générale, l’abstention de la CEDH, au sujet de la qualification retenue par le juge administratif d’« acte de gouvernement », lui permet d’éviter de se prononcer sur les incidences d’une telle immunité contentieuse et sur la portée exacte de la protection due aux harkis par l’État français. De manière plus réaliste, une remise en cause de la théorie des actes de gouvernement aurait conduit la juridiction à apprécier le caractère fautif ou non des décisions prises par la France au moment même de la transition coloniale. Malgré tout, la CEDH admet que l’application de cette théorie constitue sérieusement une restriction au droit d’accès à un tribunal, mais elle juge que cette restriction est légitime et proportionnée, dans la mesure où elle vise à garantir la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Elle rappelle aussi que cette immunité est interprétée étroitement par les juridictions administratives (CEDH [GC], 14 décembre 2006, Markovic et autres c. Italie, n° 1398/03) et que, dans certaines hypothèses, la responsabilité sans faute de l’État peut être engagée.

Toujours est-il que cette position est, à plus d’un titre, décevante. En effet, on pouvait espérer que  la CEDH se montre – enfin – plus critique à l’égard d’une théorie qui a pour incidence d’exclure du contrôle certaines décisions majeures de l’exécutif, dans un contexte où il convient d’être peut-être moins complaisant par rapport aux gouvernements – surtout lorsqu’ils cèdent aux tentations du populisme, voire de l’illibéralisme. Plus encore, la CEDH, dans sa jurisprudence antérieure, s’était montrée (trop) révérencieuse à l’endroit des requêtes mettant en soupçon l’attitude de la France envers ses anciens ressortissants coloniaux : qu’il s’agisse, à titre d’exemple, de l’affaire S.C. c. France (Commission EDH, 20 février 1995, n° 20944/92), où la Commission déclarait irrecevable une requête qui épinglait les autorités françaises pour avoir nationalisé des biens qui ne leur appartenait pas, mais surtout pour n’avoir pas respecté les engagements souscrits dans une déclaration de 1962, voire encore de l’affaire Montoya c. France (CEDH, 23 janvier 2014, n° 62170/10), dans laquelle elle avait laissé à l’État une large marge d’appréciation en matière de politique sociale par rapport aux anciens supplétifs d’origine arabe ou  berbère.

Malgré cette réserve, l’arrêt Tamazount constitue, sans nul doute, un tournant important. La juridiction constate, en effet, que les réparations accordées par les juridictions françaises – tout spécialement l’indemnité forfaitaire de 15 000 euros – ne sont ni adéquates ni suffisantes. Elle relève aussi que cette indemnité ne tient pas compte de l’existence d’un préjudice moral, en contradiction avec sa jurisprudence, notamment l’arrêt Muršić c. Croatie (CEDH [GC], 20 octobre 2016, n° 7334/13), d’après lequel toute atteinte à la dignité doit faire l’objet d’une évaluation complète, approfondie.

À la suite de cette affaire, des ajustements concrets ont d’ailleurs été apportés par les autorités françaises. Le décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 a modifié l’article 9 du décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 en relevant le barème d’indemnisation de 1 000 à 4 000 euros par année commencée passée dans les structures concernées. En parallèle, dans son deuxième rapport d’activité publié le  29 avril 2025,  la Commission nationale indépendante pour les harkis a annoncé l’élargissement de la liste des lieux ouvrant droit à réparation. Une telle proposition a été acceptée par l’actuel Premier ministre, F. Bayrou, avec l’appui du ministère des Armées, réaffirmant au passage son engagement dans le processus de reconnaissance et de réparation.

En fin de compte, l’arrêt du 4 avril 2024, tout en étant juridiquement justifié, laisse subsister d’importantes interrogations quant à la capacité des mécanismes de réparation à assurer une indemnisation intégrale. Ainsi que l’observait M. Charité : « cet arrêt est sans doute moins un aboutissement qu’une nouvelle étape sur la route de ce contentieux de masse, celle de la mise en cause de la capacité dudit mécanisme à réparer effectivement les préjudices subis par les harkis, notamment de sa compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »1M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878..

Malgré les incertitudes persistantes et les limites structurelles du droit français dans sa capacité à considérer raisonnablement le passé colonial de la France, des inflexions récentes permettent d’entrevoir des évolutions déterminantes. Effectivement, c’est peut-être en réponse à l’arrêt Tamazount que le Conseil d’État, dans un arrêt d’Assemblée rendu en octobre 2024 (n° 465144), a  ouvert une brèche jurisprudentielle inattendue. Dans cet arrêt, la Haute juridiction avoue, à titre  exceptionnel, qu’un préjudice causé par une décision non détachable de la conduite des relations internationales – et donc relevant en principe des actes de gouvernement – puisse cependant faire l’objet d’une réparation sur le fondement de la responsabilité sans faute. Dit autrement encore, le juge reconnaît que la souveraineté diplomatique n’exclut pas totalement l’obligation de réparer certains préjudices, y compris lorsqu’ils sont liés à des choix étatiques relevant de la scène internationale. Par cette ouverture, le contentieux administratif amorce une évolution prudente, mais potentiellement décisive, vers une prise en compte plus effective des souffrances engendrées par l’histoire coloniale. Elle laisse entrapercevoir une possibilité de dépassement – au moins partiel – des blocages traditionnels liés à la théorie des actes de gouvernement. Ce mouvement, s’il se confirme, pourrait redonner au droit sa capacité à traiter, dans un cadre exigeant, des préjudices longtemps relégués au rang de blessures d’une histoire malheureuse.

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