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La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples : La réparation comme voie cachée de recours en appel

Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, arrêt du 26 Juin 2025, Requête N°001/2018, Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie

Dans un contexte de défiance croissante des États à l’égard de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, l’arrêt Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie apparait comme une réaffirmation de son autorité par la Cour.

Accusée par l’État en cause de se placer en juridiction d’appel en se déclarant compétente pour annuler une décision émanant de ses juridictions internes, la Cour se prévaut de l’article 27(1) du Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples pour lui permettre d’ordonner toutes les mesures de réparations adéquates, y compris une annulation des peines qu’elle estime contraire aux droits protégés par la Charte. Une telle disposition n’est pas sans rappeler l’article 41 de la Convention européenne des droits de l’Homme, ainsi que l’article 63 (1) de la Convention américaine des droits de l’Homme, consacrant également les compétences de leurs cours respectives en matière de réparation. Il convient néanmoins de souligner que parmi les trois instruments, la Charte africaine est celle qui offre la plus grande portée et place quasiment la Cour dans une posture de juridiction d’appel.

En l’espèce, la Cour décide d’ordonner l’annulation de la peine de mort prononcée à l’encontre du requérant par les juridictions internes, en se fondant, non pas sur les griefs soulevés par ce dernier, mais sur des moyens qu’elle a soulevés elle-même de sa propre initiative.

L’interprétation par la Cour de l’article 27 (1) combiné à la lecture de l’article 3 du Protocole conduit ainsi à se poser la question de l’expansion des pouvoirs de la Cour, non seulement en matière de réparation (I), mais également dans le cadre du contrôle de conventionnalité (II), lui conférant une plus grande latitude que ses homologues européenne et interaméricaine.

I – La portée des mesures de réparations prévues par le Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples

La Cour a d’ores et déjà été critiquée à plusieurs reprises sur l’étendue des compétences qu’elle s’arroge en matière de réparation[1]. Même si elle affirme ne pas se placer en juridiction d’appel, sa jurisprudence semble toutefois ouvrir une voie vers un recours de dernier ressort contre les décisions internes par le biais des mesures de réparation (A). En ce sens, la Cour africaine se rapproche davantage de la pratique de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, tandis que la Cour européenne reste plus prudente sur la nature de ses mesures de réparations (B).

A) Les mesures de réparation comme voie d’accès vers une nouvelle Cour de dernier ressort

La Cour a mainte fois réaffirmé qu’elle n’entendait pas exercer la fonction d’une quelconque juridiction d’appel. Elle s’est exprimée pour la première fois sur la question à l’occasion de l’affaire Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi dans laquelle le requérant avait saisi la Cour après avoir épuisé les voies de recours internes en demandant l’annulation d’une décision juridictionnelle nationale concernant les modalités de son licenciement d’un organe gouvernemental[2]. La Cour a ainsi rejeté la requête au motif qu’elle n’avait pas vocation à se prononcer en appel sur les décisions émanant des juridictions internes, régionales ou toute autre juridiction de même nature[3].  

Sans renier sa jurisprudence, la Cour a néanmoins depuis lors précisé la portée de sa compétence à l’occasion de plusieurs décisions, en ce qu’elle affirme que conformément à l’article 3 du Protocole, le fait de ne pas statuer en tant que juridiction d’appel « n’écarte pas sa compétence pour apprécier la conformité des procédures devant les juridictions nationales aux normes internationales prescrites par la Charte ou par les autres instruments applicables des droits de l’Homme auxquels l’État défendeur est partie »[4]. Il s’agit notamment là de la position qu’elle réitère dans le cadre de l’affaire Tembo Hussein.  

À cela, la Cour ajoute une interprétation extensive de l’article 27 (1) du Protocole et estime que tous ces éléments lui donnent compétence pour rendre différents types de mesures de réparation, y compris l’annulation de la déclaration de culpabilité et de la condamnation, ainsi que la remise en liberté du requérant le cas échéant[5].

De ce fait, même s’il est clair que la Cour ne soit pas une juridiction d’appel d’un point de vue formel, son large champ de compétence en vertu de l’article 3 du Protocole et la lecture in extenso que le juge fait des mesures de réparations lui en confère factuellement, à certains égards, les caractéristiques. En effet, l’arrêt Tembo Hussein aura permis de mettre en lumière, d’un point de vue purement juridictionnel, la possibilité d’une saisine de la Cour comme d’une juridiction de dernier ressort, lorsque le droit au respect de la dignité humaine ou le droit à la vie sont en cause.

B) La portée des mesures de réparations prononcées par la Cour africaine au regard de l’expérience des autres systèmes régionaux de protection des droits de l’Homme

Là où l’article 41 de la Convention européenne accorde expressément la priorité au droit interne quant à la mise en œuvre des mesures de réparation nécessaires pour « effacer les conséquences des violations »[6], l’article 63 (1) de la Convention américaine, tout comme l’article 27 (1) du Protocole à la Charte africaine, semble vouloir accorder une bien plus grande latitude à sa Cour régionale quant à la formulation et la mise en œuvre des solutions visant le rétablissement des droits atteints. En ce sens, la Cour européenne se met mieux à l’abri de l’assimilation à une forme de juridiction d’appel comparée à ses homologues.

Dans son arrêt Aleksanyan c. Russie, la Cour européenne a en effet rappelé que ses décisions étaient essentiellement de nature déclaratoire. De ce fait, le choix de la mesure à mettre en œuvre pour se conformer à ses décisions revenait en premier chef à l’État concerné, et ce, conformément à sa législation en vigueur[7]. Lorsque le requérant demande alors à la Cour européenne de statuer sur sa libération immédiate d’une détention arbitraire, la Cour conclut que le gouvernement de l’État défendeur devait substituer la détention par une autre mesure plus raisonnable et moins contraignante prévue par son droit interne. Ainsi, même si la Cour constate la violation des droits allégués par le requérant, elle laisse le soin à l’État concerné de prendre les mesures nécessaires pour se conformer aux exigences de la Convention[8].

Tandis que du côté africain et interaméricain, pour des cas similaires mettant en cause la détention arbitraire ou les traitements inhumains et dégradants, les deux Cours régionales, à plusieurs occasions, ont directement ordonné les mesures que devaient prendre les États responsables de ces violations sans véritablement leur laisser le luxe de choisir la mesure qu’ils estiment être la plus appropriée. En l’occurrence, les deux Cours ont souvent ordonné l’annulation immédiate de la peine prononcée par les juridictions internes, la remise en liberté des individus concernés ou encore la tenue de nouveaux jugements pour fixer des peines plus conformes aux obligations conventionnelles des États en cause[9].  

Dès lors qu’une atteinte aux droits qu’elles protègent au titre de leurs conventions respectives est établie, les Cours africaine et interaméricaine se comportent comme de véritables juridictions d’appel ayant vocation à faire autorité sur les décisions internes.

En ce qui concerne l’arrêt Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie, en plus de sa décision ordonnant une annulation de la peine du requérant et la tenue d’un nouveau jugement, l’étendue des pouvoirs de la Cour africaine s’illustre d’autant plus qu’elle effectue en l’espèce un contrôle de conventionnalité sua sponte.

II – Le renforcement des pouvoirs de la Cour africaine par un contrôle de conventionnalité sua sponte

Si la Tanzanie accuse la Cour de se comporter à l’image d’une juridiction d’appel en se déclarant compétente pour annuler ou modifier une peine prononcée par une juridiction nationale, elle n’a, en revanche, pas eu l’occasion de pointer qu’en soulevant sua sponte les inconformités des dispositions de son Code pénal à la Charte, la Cour étend davantage considérablement son pouvoir.

Le requérant n’a, en effet, pas fait prévaloir dans sa requête que les modalités du prononcé et de l’exécution de la peine de mort retenue à son encontre, étaient en violations du respect au droit à la vie et à la dignité humaine, respectivement protégés par les articles 4 et 5 de la Charte. La Cour a néanmoins estimé devoir en statuer ultra petita, et en a fait les fondements de sa décision d’ordonner une réforme du Code pénal tanzanien[10] (A). Une telle initiative qui lui confère une certaine originalité comparée à la pratique de ses homologues (B).

A) Un contrôle de conventionalité à portée générale issu d’un grief soulevé ultra petita

En droit interne, le contrôle de conventionnalité est un pendant du contrôle de constitutionnalité par voie d’exception[11]. Il s’agit pour le juge (généralement d’une cour constitutionnelle ou d’une cour suprême) de statuer sur la conformité d’une ou plusieurs dispositions légales litigieuses à un traité international dument ratifié. Par ailleurs, la portée de ce contrôle n’est que relative, car si le juge conclut l’inconventionnalité d’une loi, celle-ci n’est écartée que pour le seul cas au cours duquel l’inconventionnalité a été soulevée. Même si une telle décision peut entrainer la paralysie de la loi concernée, elle n’entraine pas automatiquement son abrogation ou sa modification.

Il importe également de souligner que dans le cadre des procédures internes, les juridictions constitutionnelles ou de droit commun s’abstiennent de relever un moyen qui n’a pas été invoqué par les parties pour statuer de la conventionnalité d’une loi, et ce, en vertu du principe du non ultra petita qui est l’obligation pour le juge de ne pas dépasser des cadres du litige. Ce principe sera notamment repris par la Cour européenne des droits de l’Homme, comme il sera vu infra.

L’arrêt Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie aura été, en revanche, une nouvelle occasion pour la Cour africaine de réaffirmer sa jurisprudence constante de s’affranchir de ce principe en soulevant suo motu des moyens qui n’ont pas été inclus par le requérant dans ses conclusions, dès lors que l’affaire met en cause le non-respect du droit à la vie et de la dignité humaine[12]. La Cour défend ainsi sa position en rappelant constamment que même si le requérant ne conclut pas sur ces droits, la peine de mort, et particulière celle prévue par le Code pénal tanzanien avait déjà fait l’objet de plusieurs condamnations de sa part, justifiant ainsi cette réitération[13].

En ordonnant une nouvelle fois la réforme de la loi tanzanienne, la Cour effectue, d’une part, un véritable contrôle de conventionnalité à portée générale, qui n’a pas uniquement vocation à s’appliquer à l’affaire examinée, et d’autre part, elle met en exergue des prérogatives qui vont bien au-delà de ce qu’une cour constitutionnelle ou une cour suprême n’aurait pu se prévaloir en pareille circonstance. Ces dernières ne seraient probablement pas allées au-delà des moyens soulevés dans la requête et n’auraient pu se limiter qu’à écarter l’application de la disposition légale non conforme à la convention au cas d’espèce uniquement. En ce sens, la Cour africaine aura agi bien plus qu’une simple juridiction d’appel.

B) Une posture plus modérée dans les autres cours régionales des droits de l’Homme

Si les trois instruments régionaux régissant la protection des droits de l’Homme évoqués précédemment offrent manifestement des amplitudes de niveau différent à leurs cours respectives, la jurisprudence met davantage en lumière cette différence des degrés d’implication des cours en matière de contrôle de conventionnalité des lois nationales.

Parmi les trois cours régionales, la position de la Cour européenne des droits de l’Homme est celle qui prête le moins à confusion. En plus d’avoir explicitement reconnu la nature essentiellement déclaratoire de ses décisions[14], sa jurisprudence illustre également son refus de statuer ultra petita. Dans son arrêt de Grande Chambre Radomilja et autres c. Croatie, elle a en effet estimé qu’elle ne pouvait « se prononcer sur la base de faits non visés par le grief, car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire, ou autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été soumises au sens de l’article 32 de la Convention »[15].

En ce qui concerne la Cour interaméricaine, sa posture est plus nuancée. Tout d’abord, il importe de souligner qu’à l’occasion de l’arrêt Almonacid Arellano & others v. Chile, la Cour a entériné le principe de subsidiarité selon lequel toutes les juridictions internes, en vertu des obligations conventionnelles des États, doivent effectuer un contrôle de conventionnalité de la loi nationale à la lumière des dispositions de la Convention américaine applicables aux cas d’espèce[16]. La Cour invite ainsi les juridictions nationales à tirer profit de ce filtre qui permettrait au juge interaméricain de ne pas empiéter autant que possible sur les prérogatives des juges nationaux, afin que ces derniers puissent, d’eux-mêmes, avant toute intervention supranationale, ordonner le cas échéant les modifications nécessaires ou l’abrogation de la loi.

Depuis la fin des années 90, la Cour subit toutefois des critiques l’accusant d’étendre ses pouvoirs en ordonnant des modifications de lois nationales comme mesures de réparations aux victimes[17]. Par exemple, à l’occasion de l’affaire El Amparo v. Venezuela, l’opinion dissidente du juge Cançado Trindade met en exergue cette faculté dont se réserve la Cour à ordonner une réforme des lois nationales dans le cadre des mesures de réparations des victimes. En l’espèce la Cour a privilégié un contrôle in concreto de la Convention et a écarté l’application des dispositions légales litigieuses au cas du requérant uniquement[18].

Pour en revenir à la Cour africaine, il apparait donc que l’affaire Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanien et toutes les autres qui ont soulevé la question du droit à la vie et la dignité humaine – lui aient permis de faire preuve d’une initiative plus audacieuse comparée à la pratique des Cours européenne et interaméricaine. Et c’est peut-être bien en raison de cette audace d’interprétation large du Protocole que surgit la méfiance des États des Parties. Méfiance qui se traduit par le retrait de nombre d’entre eux des déclarations de reconnaissance des recours individuels prévues à l’article 34 (6). Après une telle affirmation de l’étendue de ses compétences, la complexification de l’accès à son prétoire suffirait-elle à freiner l’élan qu’elle s’est accordé depuis lors ?

[1] Sègoma Horace Adjolohoun, Jurisdictional Fiction ? A dialectical scrutinilty of the appelate competence of the african court on human and peoples rights, Journal of Comparative Law in Africa, 2019.

[2] CADHP, Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi, §8, 15 mars 2013.

[3] Ibid §14 : « (…) the court notes that it does not have any appellate Jurisdiction to receive and consider appeals in respect of cases already decided upon by domectic and.or regional and similar Court ».

[4] CADHP, Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie, 26 juin 2025, §27 ; Kenedy Ivan c. République-Unie de Tanzanie, 28 mars 2019, §26 ; Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, §130, 20 nov. 2015

[5] Tembo Hussein c. Tanzanie, op.cit., §28 ; Kakobeka c. République-Unie de Tanzanie, §27, 4 décembre 2023.

[6] Article 41 CEDH : « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ».

[7] CEDH, Aleksanyan c. Russie, §238, 22 décembre 2008.

[8] Ibid., §240.

[9] CIADH, De La Cruz Flores v. Peru, §169, 18 novembre 2004 ; Norin Catriman & others v. Chile, §422, 29 mai 2014 ; CADHP, Kakobeka c. République-Unie de Tanzanie, op.cit., §27 ; Tembo Hussein c. République-Unie de Tanzanie, o., §84, op.cit., et §86.

[10] Tembo Hussein c. République Unie de Tanzanie, op.cit., §85 et 87.

[11] Patrick Gaïa, « Le contrôle de conventionnalité », RFDC, 2008, p.202.

[12] Plusieurs arrêts de la Cour africaine réaffirment cette position, dont la plupart concerne justement la République-Unie de Tanzanie. En plus de l’arrêt Tembo Hussein, il s’agit par exemple de l’arrêt Lameck Bazil c. République-Unie de Tanzanie du 13 novembre 2024 (§55-58), ou encore de l’arrêt Mulokozi Anatory c. République-Unie de Tanzanie du 5 septembre 2023 (§73), et bien d’autres mettant en cause la peine de mort et les traitements inhumains et dégradants.

[13] Tembo Hussein c. République de Tanzanie, op.cit., §58, §75, §77

[14] Aleksanyan c. Russie, op.cit.

[15] CEDH, Radomilja et autres c. Croatie (GC), §126, 20 mars 2018 ; Mibilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, 26 janvier 2006.

[16] CIADH, Almonacid Arellano & others v. Chile, §124-125, 26 septembre 2006

[17] Douglass Cassel, The expanding scope and impact of reparations awarded by the inter-american court of human rights, Center for Civil and Human rights, Notre Dame Law School, 2006, p.96.

[18] CIADH, El Amparo v. Venezuela, §§ 56-60, 14 septembre 1996.

Par Rodin PRIVAT ZAHIMANOHY

Doctorant à l’Université Toulouse-1 Capitole

Le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France : Expression de la souveraineté nationale ou élément du statut d’État membre de l’Union européenne ?

Quelques réflexions autour de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2025, Association la Cimade et autres, n°2025-1144 QPC

Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L 572-3 du code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile. Les dispositions concernées interdisent de transférer un demandeur d’asile vers l’Etat membre de l’Union européenne responsable de l’examen de la demande d’asile en cas de défaillances systémiques de cet Etat. Les associations requérantes considéraient qu’en ne prévoyant pas une telle interdiction lorsque l’Etat concerné manque à ses obligations en matière de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 26 juin 2013, les dispositions litigieuses méconnaitraient le droit d’asile garanti par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958. Elles estimaient notamment que le droit d’asile constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France qui donnerait une compétence dérogatoire à la République française d’examen de la demande d’asile en cas de manquement de l’Etat responsable à ses engagements au titre de la protection internationale. Elles demandèrent au Conseil constitutionnel de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour interpréter les dispositions concernées du règlement du 26 juin 2013.

Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel prononce un non-lieu à statuer[1].

Il considère, d’une part, qu’en l’absence d’une mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, il « n’est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne »[2], d’autre part, qu’il « n’est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France »[3]. Dès lors que les dispositions législatives litigieuses « se bornent à tirer les conséquences nécessaires de celles du paragraphe 2 de l’article 3 du règlement du 26 juin 2013 auxquelles elles font expressément référence »[4] et dès lors que « le droit d’asile (…) est également protégé par le droit de l’Union européenne », les exigences constitutionnelles qui en découlent « ne constituent donc pas des règles ou des principes inhérents à l’identité constitutionnelles de la France »[5].

En déclinant ainsi, en l’espèce, sa compétence de contrôle de constitutionnalité de normes européennes d’adaptation du droit interne au droit de l’Union européenne et en ne renvoyant pas de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel confirme que la découverte et la mise en œuvre du principe inhérent à l’identité constitutionnelle de France sont vouées à ne pas entraver l’articulation de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français.

Si en apparence, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France est perçu comme un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale (I), il s’avère en réalité comme un principe de bon fonctionnement de l’Union européenne dans ses rapports avec la France et constitue un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne (II).

I. En apparence, un principe de sauvegarde de la souveraineté nationale

De prime abord, le principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, apparu dans la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006, n°2006-540 DC, apparaît comme un instrument de résistance la France ou comme l’ultime rempart face à la toute-puissance des normes européennes[6]. Il est tentant d’embrayer dans cette direction et d’inscrire ce principe dans le sillage de la jurisprudence de certaines cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales en lutte contre la primauté du droit de l’Union européenne à travers l’affirmation de l’identité étatique[7]. En effet, il est utilisé par le Conseil constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive européenne ou de l’adaptation du droit interne à un règlement européen. Selon la formule devenue rituelle : « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »[8]. Autrement dit, sans aller jusqu’à certaines extrémités, comme celle du Tribunal constitutionnel polonais qui déclare certains principes et dispositions du droit primaire de l’Union européenne comme contraires à la Constitution polonaise[9], ou encore celle de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui exerce un contrôle de l’ultra vires des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne[10], ni brandir des avertissements explicites de recours éventuel au contrôle de l’ultra vires à l’adresse de la Cour de justice de l’Union européenne comme le fait du Conseil d’Etat[11], le Conseil constitutionnel ne pose pas moins une limite à la primauté du droit de l’Union.

Au-delà des apparences, faut-il pour autant y voir l’instrument d’un souverainisme échevelé du Conseil constitutionnel ou plutôt celui de la prise en compte par lui de la logique de la Constitution européenne de la France[12], qui marque l’appartenance de la République française à l’Union européenne, et donc la construction progressive, en dialogue avec la Cour de justice, des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union européenne ?

II. En réalité, un élément du statut d’Etat membre de l’Union européenne

Une lecture sous l’angle des rapports de systèmes juridiques privilégie un regard fonctionnel de l’identité constitutionnelle en voyant celle-ci comme un instrument de régulation de ces rapports[13]. Une approche en termes d’intégration européenne est en harmonie avec cette lecture mais elle va plus loin : en dégageant la catégorie de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel pose les jalons des éléments du statut d’un Etat membre de l’Union[14] vu du droit constitutionnel français. Sous cet angle, la décision 2025-1144 QPC donne quelques indications instructives et devenues classiques : dans les visas figure la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signe du fait que la protection des droits fondamentaux par l’ordre juridique de l’Union européenne est pris en compte par un Etat membre comme la France ; dans les considérants, la référence à l’article 88-1 de la Constitution souligne explicitement la dimension constitutionnelle de l’appartenance de la République à l’Union européenne. Une telle imbrication constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’ordre juridique français est la manifestation de l’articulation étroite de l’entité englobante (l’Union européenne) et des entités englobées (les États membres) dans un ensemble non étatique en quête de qualification juridique adéquate.

À cet égard, il semble y avoir un décalage entre l’usage immodéré de mot et du concept de souveraineté dans la vie politique, dans certains courants doctrinaux et par certaines institutions nationales et supranationales, et de leur discrétion tant dans le droit primaire que dans la jurisprudence de la Cour de justice et des juridictions nationales. En effet, « le contournement de la terminologie de la souveraineté » a été mis en lumière[15], l’utilisation des expressions « identité nationale » (article 4 §2 du Traité sur l’Union européenne)[16] et « identité constitutionnelle » étant privilégié dans l’articulation de l’ordre et du système juridiques de l’Union européenne d’un côté, et de l’ordre et du système juridique des Etats membres de l’autre côté.

Le glissement vers la construction d’un statut juridique de l’Etat membre n’est pas que sémantique. En raison au moins du partage des valeurs communes entre les Etats membres de l’Union et l’Union elle-même proclamé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[17], l’identification d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France s’avère une tâche complexe. Du fait de l’appartenance constitutionnelle de la France à l’Union européenne, cette catégorie est vouée à demeurer marginale[18]. Si, sur la base de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Conseil constitutionnel lui a bien donné un contenu à travers « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administratives générales »[19], cette jurisprudence est loin d’avoir convaincu[20]. Il est en effet difficile de démontrer qu’un tel principe est véritablement spécifique à l’identité constitutionnelle de la France. Si on trouve de nombreux arguments en faveur de la qualification de la laïcité ou de la forme républicaine du gouvernement comme des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, il est beaucoup plus difficile d’étoffer cette catégorie dès lors que l’Union européenne garantit des principes équivalant à ceux que l’on peut mettre en avant en droit interne. C’est la leçon que l’on peut tirer de la décision Association La Cimade et autres du 27 juin 2025. La garantie accordée au droit d’asile par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[21] neutralise la qualification du droit d’asile comme principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

La catégorie des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France constitue davantage une soupape de sûreté dans un ensemble constitutionnel européen composé d’Etats membres qu’un véritable bouclier contre une prétendue suprématie et une supposée domination de l’Union européenne[22].

[1] https://libertescheries.blogspot.com/2025/07/le-droit-dasile-nest-pas-un-principe.html

[2] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 6 ; Cons. const., n°2021-940 QPC du 21 oct. 2021, Société Air France, cons. 9 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044213116

[3] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 10; Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 13.

[4] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 9.

[5] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 15.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=o0EVBWwDh10

[7] L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Pédone, 2011.

[8] Cons. constit, n°2025-1144 QPC, cons. 8 ; Voir la formule initiale limitée à la transposition des directives : Cons. const., n°2006-540 DC du 27 juil. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 19.

[9] Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.

[10] Parmi une abondante littérature, D. Urania Galleta, J. Ziller, « Les violations flagrantes et délibérées du droit de l’Union par l’arrêt « inintelligible » et « arbitraire » du Bundesverfassungsgericht dans l’affaire Weiss », RTD Eur. 2020, p. 855 ; S. Kaufmann, « Le Bundesverfassungsgericht et les limites à la primauté du droit de l’Union. Confrontation ou complémentarité dans l’intégration européenne ? », RTD Eur. 2017, p. 59 ; A. Pliakos, « Le contrôle de l’ultra vires et la Cour constitutionnelle allemande : le retour au dialogue loyal », Rev. UE, 2012, p. 21.

[11] Si dans l’exercice de sa fonction contentieuse, le Conseil d’Etat n’a pas cédé aux pressions d’y recourir (CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268), dans son Etude annuelle sur la souveraineté ; La souveraineté, Etudes et Documents du Conseil d’État 2024, La Documentation française), il nie à la Cour de justice la compétence de définir l’identité constitutionnelle et conteste l’interprétation volontariste du droit de l’Union par celle-ci : « il n’est pas envisageable que l’identité constitutionnelle soit in fine définie par la Cour de justice de l’Union européenne, fut-ce au terme, comme elle le suggère, d’un dialogue entre juges » (La souveraineté, EDCE 2024, , op.cit. p. 376).

[12] H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Dalloz, 2017.

[13] M. Guerrini, L’identité constitutionnelle de la France, Thèse, Aix-Marseille, 2014.

[14] H. Gaudin (dir.), L’Etat membre de la Communauté et de l’Union européenne, Annuaire de Droit Européen, vol. 2, 2004, Bruxelles, Bruylant, pp. 3 et s. ; L. Potvin-Solis (dir.), Le statut de l’Etat membre de l’Union européenne, Bruylant, Bruxelles, 2017 ; B. Nabli, L’Etat intégré. Contribution à l’étude de l’Etat membre de l’Union européenne, Paris, Pédone, 2019 ; B. Nabli (dir.), L’Etat intégré. Un nouveau type d’Etat européen. Le cas de la France, Bruxelles, Bruylant, 2022.

[15] H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses Etats membres », Revue générale [En ligne], n°57741.

[16] Article 4§2 T.U.E : L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.

[17] Article 2 T.U.E : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

[18] D. Spielmann, conclusions du 11 mars 2025 sur Commission c. Pologne, aff. 448/23.

[19] Cons. const., n°2021-940 QPC, cons. 15.

[20] Par ex. J. Roux, « Les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France existent !. A propos de Conseil constitutionnel, 15 octobre 2021, 2021-940 QPC », D. 2022, p. 50.

[21] Article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Pour une recherche récente à ce sujet : M. Despaux, Le droit d’accès à la protection internationale dans l’Union européenne. Etude de l’impact de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur l’accès à un territoire et à une procédure, Thèse Université Toulouse Capitole, Université Pompeu Fabra de Barcelone, 10 juillet 2025.

[22] Sur ce blog : Th. Escach-Dubourg, « Quand l’identité constitutionnelle s’embrase. Plaidoyer contre son détournement », Nuances du droit [En ligne].

La protection juridique de la transidentité en droit international et européen des droits de l’Homme

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000.
  • Principes de Yogyakarta, novembre 2006.
  • Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2011 relative aux conditions de protection internationale.
  • Résolution 2048 (2015) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les discriminations envers les personnes transgenres.
  • Principes de Yogyakarta +10, 2017 (actualisation).
  • Résolution du Parlement européen du 14 février 2019 sur les droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)).
  • Résolution du Parlement européen du 11 mars 2021 proclamant l’Union européenne « zone de liberté LGBTIQ » (2021/2557(RSP)).
  • Stratégie de la Commission européenne « Union de l’égalité », 2025.
  • Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, Rapport Droit et inclusion, 2017.
  • Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), Enquête sur les discriminations LGBTIQ, 2020.
  • Commission européenne, Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality, 2020.
  • Conseil des droits de l’homme, Droit et inclusion – Rapport de l’Expert indépendant chargé de la question de la protection contre la violence et la discrimination liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, Victor Madrigal-Borloz, 3 juin 2021.
  • CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81.
  • CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84.
  • CEDH, 11 juillet 2002, Goodwin c. Royaume-Uni, n° 28957/95.
  • CEDH, 6 avril 2017, A.P., Garçon et Nicot c. France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13.
  • CEDH, 17 janvier 2019, X. c. Ex-République yougoslave de Macédoine, n° 29683/16.
  • CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888.
  • CEDH, 17 février 2022, Y. c. Pologne, n° 74131/14.
  • CEDH, 31 janvier 2023, Y. c. France, n° 76888/17.
  • CEDH, 4 avril 2023, O.H. et G.H. c. Allemagne, n° 53568/18 et 54741/18.
  • CEDH, 4 avril 2023, A.H. et autres c. Allemagne, n° 7246/20.
  • CJUE, 30 avril 1996, P c. S. et Cornwall County Council, C-13/94.
  • CJUE, 29 octobre 2003, Garcia Avello, C-148/02.
  • CJUE, 7 janvier 2004, K.B., C-117/01.
  • CJUE, 27 avril 2006, Richards, C-423/04.
  • CJUE, 3 septembre 2008, Kadi, C-402/05 P et C-415/05 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, C-439/11 P.
  • CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations, C-444/11 P.
  • CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, C-156/15.
  • CJUE, 8 juin 2017, Freitag, C-541/15.
  • CJUE, 5 juin 2018, Coman, C-673/16.
  • CJUE, 26 juin 2018, MB, C-451/16.
  • CJUE, 14 décembre 2021, Pancharevo, C-490/20.
  • CJUE, 4 octobre 2024, Mirin, C-4/23.
  • CJUE, 9 janvier 2025, Mousse, C-394/23.
  • CJUE, 13 mars 2025, Deldits, C-247/23.
  • CJUE, 29 avril 2025, Commission c. Malte, C‑181/23.
  • CJUE, Shipov, C-43/24 (pendante).
  • CIADH, Atala Riffo et enfants c. Chili du 24 février 2012.
  • CIADH, Avis consultatif OC-24/17 du 24 novembre 2017 (identité de genre, égalité et non-discrimination).
  • CIADH, Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24.
  • UK Supreme Court, 16 avril 2025, For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers, UKSC 16.
  • CAA Versailles, 24 juin 2025, n° 24VE02253.
  • US Supreme Court, 27 juin 2025, Mahmoud et al. v. Taylor et al., n°24-297.
  • TA Paris, 11 juillet 2025, n° 2317381/6-1.
  • H. Gaudin, « Reconnaître un droit au renvoi préjudiciel dans l’ordre juridique de l’Union ? », Europe, 2019, n° 6, pp. 7-12.
  • H. Gaudin et L. Pailler, « Statut personnel du citoyen de l’Union : Une dernière fois sur son métier, la Cour de justice a-t-elle remis son ouvrage ? », D. 2025, p. 98.
  • X. Bioy, « Encadrer la disponibilité de l’état civil », AJDA 2025, p. 1290.
  • B. Moron-Puech, « L’affaire du sexe neutre : Une illustration de la régression des droits humains en Europe », D. 2023, p. 400.
  • B. Moron-Puech, « Droit de l’Union européenne et état civil des minorités sexuées et genrées », D. 2024, p. 2067.
  • F. Ristuccia et A. Marcia, « Trans* EU Citizens: Free Beyond Movement? The Grand Chamber in Case C-4/23 Mirin », Maastricht Journal of European and Comparative Law [En ligne], 2025.
  • D. Symon, « Identité de genre et transport ferroviaire », Europe n° 3, 2025, pp. 29-30.
  • S. Wattier, « Le refus de reconnaître un changement de prénom et de genre obtenu dans un autre État membre n’est pas conforme au droit de l’Union européenne (Obs. sous C.J.U.E., Gde Ch., arrêt Mirin, 4 octobre 2024, aff. C-4/23) », RTDH, n° 143, 2025, pp. 847-865.
  • D. Porcheron, « Circulation du citoyen européen et reconnaissance du changement d’identité de genre », Journal du droit international, n° 2, 2025, pp. 551-567.
  • J. Gilman, « La CJUE face aux stéréotypes de genre : Cartographie et évaluation critique en matière de sécurité sociale », Intersections. Revue semestrielle Genre & Droit [En ligne], n° 3, 2025.
  • J. Charruau, « L’introduction de la notion de genre en droit français », RFDA 2015, p. 127.
  • S. Elfving, Gender and the Court of Justice of the European Union, Routledge, Oxon – New-York, 2019.
  • S. Elfving, Gender and the European Court of Human Rights, Routledge, Oxon – New-York, 2025.
  • R. Lang, Complex Equality and the Court of Justice of the European Union, Brill – Nijhoff, coll. “Nijhoff Studies in European Union Law”, Leiden – Boston, 2018.
  • O. Bui-Xuan (dir.), Le(s) droit(s) à l’épreuve de la non-binarité, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, coll. “Colloques & Essais”, Paris, 2023.

La question de la protection juridique des personnes transgenres occupe aujourd’hui une place grandissante dans les débats juridico-politiques contemporains. Cette dynamique, alimentée aussi bien par les mobilisations sociales que par les travaux académiques – en particulier ceux de Stefano Osella : S. Osella & R. Rubio-Marin, « The Right to Gender Recognition Before the Colombian Constitutional Court: A Queer and Travesti Theory Analysis », Bulletin of Latin American Research [En ligne], n° 40, 2021, pp. 650-664 ; S. Osella & R. Rubio-Marin, « Gender Recognition at the Crossroads: Four Models and the Compass of Comparative Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 21, 2023, pp. 574-602 ; S. Osella, « Reinforcing the Binary and Disciplining the Subject: The Constitutional Right to Gender Recognition in the Italian Case Law », International Journal of Constitutional Law [En ligne], n° 20, 2022, pp. 454-475 – s’inscrit dans une tendance plus générale d’affirmation des droits des minorités sexuelles et genrées, notamment en matière de reconnaissance juridique de l’identité de genre. En ce sens, les Principes de Yogyakarta (2006) et leur actualisation en 2017 (Principes +10), bien qu’ayant une valeur non contraignante, ont contribué à définir, à titre d’exemple, les standards internationaux de protection. Ils proclament, entre autres choses, le droit à l’autodétermination de genre et sollicitent des divers États le développement de politiques inclusives. Cette tendance est corroborée par des initiatives onusiennes comme le rapport « Droit et inclusion », du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Ce rapport développe toute une série de recommandations à l’adresse des États du monde pour garantir une meilleure – et, peut-être davantage encore, plus effective – protection aux personnes transgenres.

1°) Le droit de déterminer juridiquement son propre genre fait, à présent, l’objet d’une protection effective devant des juridictions – que celles-ci soient nationales et supranationales – sous des formes et par des procédures diverses. Des contentieux se développent dans plusieurs États relatifs au genre et à l’identité de genre, à l’exemple de l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni For Women Scotland Ltd v The Scottish Ministers (UKSC 16 [2025]). En parallèle, de nombreuses institutions internationales appellent à renforcer la protection des droits des personnes transgenre. Elles enjoignent les États à garantir la protection de leur intimité, ainsi que leur identité. C’est le cas du Parlement européen par sa résolution en date du 14 février 2019 relative aux droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)), ainsi que sa résolution en date du 11 mars 2021 sur la déclaration de l’Union européenne en tant que « zone de liberté pour les personnes LGBTIQ » (2021/2557(RSP)). C’est le cas aussi de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme qui, en fin d’année 2017, dans un avis consultatif, a déclaré que l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression du genre sont des catégories protégées par les garanties d’égalité et de non-discrimination prévues dans la Convention (CIADH, 24 novembre 2017, Avis consultatif sur l’identité de genre, l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe, OC-24 /17). Elle réaffirme au passage ce qu’elle avait déjà consacré dans l’affaire Atala Riffo et enfants contre Chili en date du 24 février 2012. Plus récemment encore, à l’occasion de la Journée internationale de visibilité du genre, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a invité les États à adopter des mesures à la fois urgentes et concrètes pour protéger la vie et l’intégrité physique des personnes trans et de genre divers (Communiqué de presse du 25 novembre 2024, n° 291/24). On peut enfin mentionner, pour terminer ce tour d’horizon, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui, dans la résolution 2048 de 2015, a pointé du doigt les discriminations dont font l’objet les personnes transgenres sur le territoire européen. Ces différentes prises de position institutionnelles répondent à des situations de marginalisation et de violences documentées, surtout par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union dans une enquête rendue en 2020, et tranchent avec les régressions juridiques – et constitutionnelles – observées en avril dernier en Hongrie ou bien les tensions qui traversent en ce moment même les États-Unis et dont atteste l’affaire Mahmoud v. Taylor (n° 24-297) de la Cour suprême, arrêt dans lequel elle reconnaît le droit aux parents d’élèves dans des écoles publiques de soustraire leurs enfants des cours heurtant leurs intimes convictions en abordant des thèmes LGBTQ+. En France, l’arrêt de la Cour administrative d’appel Versailles du 24 juin 2025 (n° 24VE02253), refusant d’attribuer à un enfant, alors en colonie  de vacances, un dortoir qui correspondrait, non pas à son sexe, mais à son genre ou  l’annulation du tribunal administratif de Paris, prononcée le 11 juillet dernier (n° 2317381/6-1), d’une décision de la FFA d’interdire à une athlète trans de participer aux compétitions féminines d’athlétisme – puisqu’il n’existe aucune disposition qui confère cette  compétence au président de ladite Fédération (n° 2317381/6-1) – illustrent sans ambages les dissensions qui travaillent la société actuelle quant à la question du genre. Quoi qu’il en soit, et ainsi que le soulignait Peter Drenth, rapporteur permanent adjoint sur les droits humains du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, la situation actuelle des personnes trans est plus que préoccupante et devient une affaire d’importance capitale.

2°) En matière de protection des personnes transgenres, le droit de l’Union européenne a progressivement – et durablement – manifesté une volonté claire de lutter contre les discriminations fondées sur l’identité de genre, sur la réassignation de genre. Un jalon important de cette protection est la directive 2011/95/UE du Parlement et du Conseil, relative aux normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale. Ce texte constitue, en effet, le premier instrument de droit de l’Union européenne à reconnaître explicitement la notion d’« identité de genre » – et donc à lui reconnaître une force contraignante. Puisque, jusqu’alors, cette notion ne figurait que dans des instruments internationaux dépourvus, on a pu le voir, de force juridique obligatoire. Dans ce même esprit, la Commission européenne a adopté une stratégie intitulée « Union de l’égalité », visant à garantir, à terme, un traitement (plus) équitable et (plus) inclusif des personnes LGBTIQ dans l’ensemble des domaines relevant du champ d’action de l’Union. Une telle volonté a été, par ailleurs, portée par la jurisprudence de la CJUE relative au principe fondamental d’égalité de traitement. Ce principe, fondamental dans l’ordre juridique de l’Union (CJUE, 11 juillet 2013, Ziegler c. Commission, aff. C-439/11 P ; CJUE, 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group, aff. C-156/15, pour certaines limites : CJUE, 11 juillet 2013, Team Relocations e.a. c. Commission, aff. C-444/11 P), a été convoqué à de multiples reprises pour offrir une protection aux personnes trans contre quelques discriminations fondées sur l’identité de genre. En outre, cette logique de non-discrimination a permis l’émergence, apparaît-il, de quelques formes de reconnaissance identitaire, bien que strictement limitées au champ d’application du droit de l’Union. En fin de compte, la jurisprudence de la CJUE a joué un rôle décisif dans l’intégration progressive des droits des  personnes transgenres dans le droit de l’Union. Dès l’arrêt P c. S. et Cornwall County Council du 30 avril 1996 (aff. C-13/94), la Cour était transparente sur ses intentions : en avouant que le licenciement d’une personne qui a engagé une transition de genre constituait une discrimination fondée sur le sexe, elle ouvrait déjà la voie à une prise en compte de la transidentité, mais aussi à une lecture inclusive du principe d’égalité. Cette position a été confirmée et prolongée dans les arrêts K.B. du 7 janvier 2004 (aff. C-117/01) et Richards du  27 avril 2006 (aff. C-423/04), avant d’être reprise plus récemment dans l’arrêt MB du 26  juin 2018 (aff. C-451/16), rendu par la grande chambre. Lequel réaffirme la nécessité d’intégrer et de protéger les transitions de genre dans l’appréhension du droit à pension de  retraite.

Parallèlement, la CJUE a aussi contribué à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et genrées par le biais du droit à la libre circulation. Deux arrêts en particulier illustrent cette orientation : d’abord, l’affaire Coman (CJUE, 5 juin 2018, aff. C-673/16), relative à la reconnaissance d’un mariage homosexuel contracté à l’étranger, et, ensuite, l’affaire Pancharevo (CJUE, 14 décembre 2021, aff. C-490/20), relative à la reconnaissance juridique de la filiation homoparentale. Dans ces deux affaires, la CJUE s’est, en partie, détachée de sa jurisprudence relative à la citoyenneté de l’Union et la reconnaissance des noms de famille, qui conditionnait la protection des droits à l’existence d’un élément transfrontalier concret, à l’image d’un déplacement effectif ou d’une double nationalité. Effectivement, dans les arrêts Konstantinidis de 1993 et Garcia Avello de 2003, la Cour avait fondé sa solution sur la nécessité de protéger les droits des citoyens de l’Union contre les atteintes à leur vie privée et vie familiale ou à leur identité découlant d’un contexte transfrontalier. Ce schéma fondé sur une approche strictement fonctionnelle de la libre circulation est en particulier remis en cause dans l’arrêt Coman, dans lequel la CJUE a embrassé une lecture plus « sévère » – pour les États – du droit à la libre circulation, en exigeant que le mariage homosexuel contracté à l’étranger produise des effets dans l’État membre de destination, même dès lors que le requérant n’a pas une double nationalité européenne. Par contraste avec des affaires antérieures, telles que l’affaire Freitag (CJUE, 8 juin 2017, aff. C-541/15), où la CJUE avait accepté qu’un exercice, pour ainsi dire, « hypothétique » du droit à la libre circulation suffise, la Cour choisit dans l’arrêt Coman plutôt une approche territoriale de la circulation en termes de mobilité effective. Cette inflexion souligne que le citoyen de l’Union, même sans double nationalité, doit pouvoir profiter d’une protection contre toutes les discriminations fondées sur son statut conjugal et,  plus largement, sur son orientation sexuelle et/ou son identité de genre.

3°) Néanmoins, cette jurisprudence de la CJUE, aussi fondatrice et significative soit-elle, n’est pas exempte de reproches. Elle demeure lacunaire sur plusieurs points et même parfois marquée par une logique, pour ainsi dire, peu inclusive. Certains arrêts continuent, assurément, de réserver la pleine reconnaissance juridique du genre aux seules personnes ayant opéré une chirurgie de réassignation, reconduisant ainsi une conception binaire et stéréotypée de l’identité qui tend à exclure les personnes non-binaires ou celles refusant une  approche médicalisée de leur trajectoire. Cette réserve témoigne des limites d’une compréhension encore largement ancrée dans une définition biomédicale, voire encore pathologique, de la transidentité. Ce n’est que de façon relativement récente que la Cour a  commencé à infléchir une telle conception, en amorçant un glissement vers une compréhension plus généreuse et inclusive de la protection des personnes transgenres, détachée de l’exigence d’une transition chirurgicale. Trois arrêts récents sont particulièrement révélateurs de cette évolution. Et chacun a déjà donné lieu à une analyse approfondie dans les colonnes de ce blog.

Le premier est l’affaire Mirin (CJUE, 4 octobre 2024, aff. C-4/23), dans laquelle la Cour consacre l’obligation pour les États de reconnaître mutuellement le changement de genre effectué dans un autre État membre, notamment aux fins de libre circulation et de la citoyenneté de l’Union. Somme toute, cet arrêt affirme une exigence de reconnaissance réciproque en matière de statut personnel, basé sur le principe de continuité de l’identité juridique dans l’espace de l’Union. Le second arrêt, Mousse (CJUE, 9 janvier 2025, aff. C-394/23), s’inscrit, quant à lui, dans le champ de la protection des données à caractère personnel. La CJUE y invalide l’obligation faite aux utilisateurs de certaines plateformes commerciales de choisir entre les civilités « Madame » ou « Monsieur », considérant qu’une telle binarité imposée méconnaît, au premier titre, le principe de minimisation des données garanti à l’article 5, paragraphe 1, point c) du RGPD. Cette solution, bien qu’issue d’un contexte en apparence assez étranger aux problématiques de statut personnel, étend toutefois la reconnaissance des identités de genre à la sphère numérique et met au jour la portée transversale de la protection des personnes transgenres dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Enfin, dans l’arrêt Deldits (CJUE, 13 mars 2025, aff. C-247/23), la CJUE affirme d’une façon plus manifeste qu’aucune condition chirurgicale ne peut être imposée à une personne trans pour accéder aux droits consacrés et protégés par le droit de  l’Union. Partant, la CJUE rompt symboliquement avec l’ancien paradigme biomédical de  la reconnaissance de genre et consacre une approche fondée sur l’identité vécue, mais surtout plus respectueuse de l’autodétermination – en somme, du principe de l’autonomie personnelle.

Ce qui peut être considéré comme une trilogie marque une inflexion profonde dans la jurisprudence et la politique jurisprudentielle de la CJUE. Chacun des trois arrêts approfondit quelques avancées déjà entrevues dans les arrêts Garcia Avello, Coman ou Pancharevo, tout en opérant une rupture franche avec la logique antérieure (con)centrée sur la  fonction et/ou la mobilité. C’est une lecture plus fondamentalement inclusive et anti-stéréotypique de la citoyenneté de l’Union qui est ici développée – et dont on peine à mesurer toutes les incidences, même si divers passages de l’arrêt Commission c. Malte du 29 avril 2025 en donnent un échantillon. Somme toute, l’arrêt Mirin redéfinit la citoyenneté européenne comme un levier d’émancipation ; l’arrêt Mousse, lui, étend la protection aux pratiques commerciales et à la gestion des données personnelles ; l’arrêt Deldits, enfin, reconnaît la primauté de l’identité déclarée sur l’identité médicale. Ensemble, ces arrêts apparaissent inaugurer une dynamique de dépathologisation, de désessentialisation et de reconfiguration du droit de l’Union autour des principes de dignité, d’autonomie et de solidarité. Une dynamique qui inscrit (plus) résolument la logique de la fondamentalité au cœur du projet européen d’intégration – c’est-à-dire de sa signification et aussi de sa direction.

Un tel tournant se manifeste, tout spécialement, par l’invocation plus systématique des instruments garants des droits et libertés fondamentaux. Alors que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la CESDH n’étaient mobilisées que de manière accessoire dans les affaires Coman et Pancharevo (à peine deux références explicites), elles sont  utilisées à divers endroits dans les arrêts les plus récents – par exemple, dans cinq paragraphes distincts de l’arrêt Mirin. Ce recours accru aux textes protecteurs des droits fondamentaux atteste, sans doute, d’un souhait de la Cour de réinscrire la question de la reconnaissance de genre dans un cadre plus large que celui uniquement de la liberté de circulation : le cadre de la fondamentalité susceptible d’irriguer tout le droit de l’Union européenne. En même temps, depuis l’arrêt Kadi de 2008 – et, mieux encore, les arrêts Schrems ou Wightman –, on est conscient que l’ordre juridique de l’Union doit être relu à la lumière des droits fondamentaux, qui font désormais partie intégrante de l’« essence » de l’Union.

4°) Cependant, on ne saurait apprécier l’importance de cette inflexion jurisprudentielle sans l’inscrire dans le contexte plus large de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, dont l’apport en matière de reconnaissance des droits des personnes transgenres s’est révélé décisif, bien que souvent traversé par des tensions internes. Cette jurisprudence, certes évolutive et riche, n’est pas aujourd’hui exempte de critiques : certains y voient même une forme de repli, une tendance régressive, perceptible dans les derniers arrêts. Par exemple, dans l’affaire Y. c. France (CEDH, 31 janvier 2023, n° 76888/17), la CEDH a refusé de consacrer un droit à l’enregistrement d’un « sexe neutre » à l’état civil français, confirmant ainsi une approche binaire de l’état civil dont la rigidité a été plusieurs fois dénoncée par le  monde associatif et la doctrine. De même, dans les affaires O.H. et G.H. c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 53568/18 et 54741/18) et A.H. et autres c. Allemagne (CEDH, 4 avril 2023, n° 7246/20), la CEDH a avoué que le refus d’indiquer le genre actuel du parent transgenre, sans lien avec la fonction procréatrice, dans l’acte de naissance de l’enfant ne constituait pas une violation de la Convention. Tous ces arrêts traduisent une forme de réticence, d’après certains, à intégrer pleinement l’identité de genre dans la structure symbolique de la filiation. D’ailleurs, l’affaire Y. c. Pologne (CEDH, 17 février 2022), dans laquelle la CEDH a admis que les États disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer s’ils autorisent ou non la modification du sexe dans les actes de naissance, corrobore cette impression de prud’homie – voire, et d’aucuns pourraient dire encore, de pusillanimité.

D’autant que ce positionnement tranche avec la ligne de conduite qui a émergé dans les années 1990/2000. Jusque-là, la juridiction avait assidûment, continuellement, refusé de consacrer un droit à la reconnaissance de la transition sexuelle, donc de la transidentité (CEDH, 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81  et CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84). Mais un revirement décisif s’est réalisé avec l’affaire Goodwin c. Royaume-Uni (CEDH, 11 juillet 2002, n° 28957/95), dans laquelle la CEDH a reconnu que le défaut de reconnaissance légale d’une transition de genre constitue une violation des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 12 (droit au mariage) de la Convention. Cet arrêt a marqué une avancée déterminante en érigeant l’identité de genre comme un élément essentiel de l’identité personnelle, méritant une protection autonome. Depuis cet épisode fondateur, la juridiction de Strasbourg a progressivement consolidé l’obligation, pour les Hautes Parties contractantes, de mettre en place des procédures accessibles, rapides et transparentes permettant la reconnaissance du genre. L’arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France (CEDH, 6 avril 2017, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13) constitue, en un certain sens, une étape cruciale : la CEDH y a reconnu que subordonner cette reconnaissance à une opération préalable de stérilisation et/ou à un traitement médical irréversible constitue une violation de l’article 8 de la CESDH. Ce principe a été depuis confirmé dans l’arrêt X. c. « Ex-République yougoslave de Macédoine » (CEDH, 17 janvier 2019, n° 29683/16), où la CEDH a étendu cette protection à des questions plus pratiques, telles que la mention du genre sur les documents d’identité, l’accès aux soins et la prévention des traitements discriminatoires. On peut aussi mentionner, pour continuer de souligner la perplexité, la condamnation symbolique de la Hongrie (CEDH, 16 juillet 2020, Rana c. Hongrie, n° 40888). Dans celle-ci, la CEDH condamnait clairement le fait qu’un homme transsexuel n’ait pas accéder une procédure de reconnaissance de changement de sexe en Hongrie.

Toutefois, à bien y regarder, la méthodologie de la CEDH repose principalement sur la technique des obligations positives conventionnelles, et elle s’appuie sur une évaluation contextuelle des situations nationales, ce qui l’amène parfois à concéder aux États une latitude généreuse dans l’aménagement des droits. Alors que la thématique est loin d’être décomplexée au niveau national. Notamment avec la montée de partis politiques plus extrémistes. À rebours, la CJUE a décidé d’articuler sa jurisprudence autour de concepts fondamentaux propres et caractéristiques de son ordre juridique : la citoyenneté, la libre circulation des personnes et la protection des données personnelles. Cette différence de point d’ancrage normatif permet à la juridiction luxembourgeoise de forger une protection plus stable et plus originale en ce qu’elle contraint davantage la réglementation des États membres.

5°) Tout ceci participe à faire voir que les affaires Mirin, Mousse et Deldits ne se contentent nullement d’aligner le droit de l’Union sur les standards du voisin strasbourgeois. Ils les réinterprètent au regard des objectifs et des principes inhérents au droit de l’Union, en réorientant la problématique vers des notions qui lui sont propres et dont la Cour a la maîtrise. Autrement dit, la CJUE ne reproduit pas, au-delà de l’affichage, simplement la logique de la CEDH, mais plutôt permet l’émergence d’un droit européen de l’identité de genre plus inclusif, mais également et surtout qui lui est spécifique – pour ne pas dire caractéristique. Au total, elle semble s’inscrire dans le sillage de la CEDH, tout en reconfigurant son acquis dans un langage proprement communautaire. D’ailleurs, l’affaire Shipov (aff. C-43/24), toujours pendante devant elle – à l’heure de l’écriture de ces lignes –, pourrait permettre à la Cour de clarifier sa position quant à la portée de la reconnaissance des statuts personnels au-delà du cadre de la seule libre circulation. Il reste à espérer que la CJUE saura affirmer, de manière moins équivoque qu’auparavant, que la reconnaissance juridique de l’état civil d’une personne transgenre ne saurait se limiter, pour les États, aux hypothèses de mobilité intraeuropéenne, mais qu’elle engage, plus généralement, le respect inconditionnel des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union. Sera-t-elle l’instant d’une consécration d’un droit – au sens fort du terme – à « la reconnaissance du changement » de statut personnel qui n’était qu’ébauché dans Mirin ? Il y a fort à parier que la CJUE ne fera pas preuve de moins d’audace. Car, une conviction forte a été dévoilée par la Commission : même si « le droit de l’Union ne peut réglementer les reconnaissances juridiques du genre, les États membres sont, néanmoins, tenus de veiller à ce que les exigences en matière de reconnaissance juridique du genre n’entraînent pas, directement ou indirectement, un traitement moins favorable des personnes transgenres, notamment en ce qui concerne les conditions d’état civil pour accéder à certaines prestations ou services » (Rapport Legal Gender Recognition in the EU : The Journeys of Trans People Towards Full Equality).

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