• Décret n° 62-318 du 21 mars 1962 relatif à la démobilisation des harkis.
  • Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 sur la nationalité française des personnes de statut civil de droit local.
  • Loi du 20 décembre 1966 relative à la nationalité des personnes originaires d’Algérie.
  • Loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de certaines situations liées à la guerre d’Algérie.
  • Loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative à la reconnaissance des anciens supplétifs.
  • Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
  • Loi n° 2006-164 du 23 janvier 2006 (abrogation de l’art. 4 de la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation.
  • Loi n° 2017-1775 du 30 décembre 2017 modifiant le régime d’indemnisation.
  • Loi du 23 février 2022 relative à la reconnaissance et à la réparation en faveur des harkis.
  • Décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 relatif à la mise en œuvre de la loi de 2022.
  • Décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 modifiant les modalités d’indemnisation prévues par le décret de 2022.
  • CE, 19 février 1875, Prince Napoléon (théorie des actes de gouvernement).
  • CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens (actes de gouvernement).
  • CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938 (accords d’Évian).
  • CE, 6 avril 2007, Comité Harkis et Vérité (censure partielle de la loi de 2005).
  • CE, 27 juin 2016, Bernabé, n° 382319 (responsabilité de l’État, spoliations).
  • CE, 3 octobre 2018, n° 410611 (responsabilité de l’État, conditions de vie dans les camps).
  • CE Ass., 24 octobre 2024, n° 465144 (responsabilité sans faute malgré un acte de gouvernement).
  • CAA Paris, 10 juin 2024, n° 23PA01555 et 23PA02855 (indemnisation des anciens harkis, prescription et limites procédurales).
  • Cons. const., déc. n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010 (égalité – pensions militaires d’invalidité).
  • Cons. const., déc. n° 2010-93 QPC du 4 février 2011 (égalité – allocations et rentes de reconnaissance).
  • Cons. const., déc. n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015 (validité de la distinction liée au statut civil de droit local).
  • Commission EDH, 20 février 1995, S.C. c. France, n° 20944/92.
  • CEDH, 23 janvier 2014, Montoya c. France, n° 62170/10.
  • CEDH, 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, n° 24384/19 et 44234/20.
  • CEDH, 4 avril 2024, Tamazount et autres c. France, n° 17131/19 et 4 autres.
  • K. Picard, « Les séquelles de la guerre d’Algérie devant la Cour européenne des droits de l’homme (obs. sous Cour eur. dr. h., arrêt Tamazount et autres c. France, 4 avril 2024) », RTDH, n° 142, 2025, pp. 475-492.
  • M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878.
  • L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2024, p. 1794.
  • H. Labayle, « Les actes de gouvernement devant la Cour européenne des droits de l’homme : Les leçons de la jurisprudence Tamazount », RFDA 2024, p. 889.
  • C. Meurant, « Le mythe de la responsabilité sans faute de l’État du fait des actes de gouvernement diplomatiques », Journal du droit international (Clunet), n° 2, 2025, pp. 479-498.
  • D. Alland, « La réparation des préjudices consécutifs à un acte de gouvernement. Une porte ouverte aussitôt refermée pour le refus de protection diplomatique », JCP G, n° 18, 2025, pp. 774-777.
  • J. Andriantsimbazovina, « Les conditions de vie des enfants de harkis dans le camp de Bias étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine », Gaz. Pal., n° 36, 2024, p. 2.
  • F. Médard, « Harkis : Entre mémoire et oubli », Inflexions, n° 34, 2017, pp. 129-141.
  • H. de Wasseige, Évolution de la reconnaissance des harkis en France : Application du modèle d’Axel Honneth, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2018 [En ligne].

« Il y a cinquante ans, la France a abandonné ses propres soldats […]. La France se grandit toujours en reconnaissant ses fautes. » – F. Hollande, Journée nationale d’hommage aux harkis du 25 septembre 2012.

Par cette allocution, le président de la République réaffirmait l’engagement moral de la Nation à l’égard des harkis. Pourtant, cette reconnaissance politique reste encore incomplètement traduite sur le plan juridique. Symboles involontaires des scandales de la guerre d’Algérie, les « harkis » cristallisent une mémoire douloureuse dont les blessures peinent à être pansées, même plus de soixante ans après les faits.

Il convient de rappeler la situation particulière des harkis. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française recruta parmi la population locale des forces supplétives, dont les harkis constituèrent une part importante. Engagés pour la défense de l’Algérie française, ces combattants furent démobilisés après le référendum d’autodétermination du 8 janvier 1961, qui conduisit à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Le décret n° 62-318, publié au Journal officiel du 21 mars 1962, organisa cette démobilisation en proposant trois options : l’intégration dans l’armée régulière, le retour à la vie civile avec versement d’allocations de licenciement et de reclassement ou le bénéfice d’un délai de réflexion de six mois durant lesquels ils serviraient en qualité d’agent contractuel civil dans l’armée. Toutefois, pour ceux qui restèrent en Algérie, les représailles furent d’une brutalité extrême. En avril 1962, une circulaire ministérielle ordonna le rapatriement des supplétifs menacés, avec la promesse d’une prise en charge à l’arrivée. Or, en réalité, mis à part quelques rapatriements opérés en juin, le plan ne fut véritablement exécuté qu’en septembre. Des camps de transit furent alors ouverts pour accueillir les harkis et leurs familles. Initialement provisoire, cet hébergement s’éternisa parfois sur plusieurs années dans des conditions précaires, marquant le début d’un exil douloureux. À cette situation s’ajouta une dépossession juridique : à l’indépendance, les harkis et leurs proches perdirent la nationalité française. La reconquête de la nationalité française fut rendue possible exclusivement pour les personnes déjà installées en France (soit : anciens harkis, épouses, enfants), par le biais d’une procédure judiciaire formelle et payante, fixée à 5 francs par un texte : l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962. Si cette procédure aboutissait presque systématiquement à une conclusion favorable, elle fut néanmoins perçue comme profondément inique, tant elle incarnait un rejet symbolique. Il fallut attendre la loi en date du 20 décembre 1966 pour qu’une clarification bienvenue intervienne : les personnes de statut civil de droit local, originaires d’Algérie, furent reconnues comme conservant de plein droit la nationalité française, sauf si une autre leur avait été conférée après le 3 juillet 1962. Cette réalité longtemps passée sous silence – que les harkis, c’est une « histoire », mais c’est aussi un « drame », ainsi que le consignait le rapport de D. Ceaux et S. Chassard de 2018 – est à l’heure actuelle rappelée par plusieurs associations mémorielles, à l’image du Comité Harkis et Vérité, qui œuvrent à faire reconnaître cette mémoire dans le langage juridique.

Un véritable travail de mémoire et de reconnaissance a commencé à émerger dans les années 1980  et 1990, porté notamment par les derniers harkis et leurs descendants, engagés dans un combat pour la dignité et pour la reconnaissance. Cette dynamique trouve un point d’ancrage institutionnel en 2003, avec l’instauration de la Journée nationale d’hommage aux harkis, aux moghaznis et aux personnels des diverses formations supplétives et assimilés, célébrée chaque année le 25 septembre. Cette commémoration, placée sous l’égide de la République, cherche à honorer la mémoire de ceux qui se sont engagés aux côtés de la France et à reconnaître les souffrances qu’ils ont endurées, tant durant le conflit que dans les décennies qui ont suivi. Progressivement, cette reconnaissance symbolique a nécessité un prolongement juridique. Le législateur français, jusque-là silencieux ou parcimonieux, commence à prendre la mesure de l’urgence d’une réparation. La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 constitue, en ce sens, la première inflexion indubitable. Pour preuve, son article 1er dispose que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ». S’il ne s’agit encore que d’un acte déclaratoire, cette disposition inaugure une reconnaissance officielle, certes toujours timorée, mais juridiquement formulée. Ce mouvement se prolonge avec la loi n° 2005-158 du 23 février 2005, qui fixe les conditions d’attribution d’indemnités au titre des services rendus et des souffrances endurées. D’ailleurs, l’article 5 de cette loi interdit précisément « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ». Pour l’une des premières fois – de façon aussi manifeste –, les harkis sont nommément protégés par une règle de portée contraignante. La reconnaissance ne relève plus seulement du discours politique ou encore du mémoriel : elle entre dans l’ordre du Droit.

Toutefois, cette avancée demeure insuffisante aux yeux de diverses associations, à commencer par  l’association Harkis et Droits de l’Homme. En effet, ces dernières dénoncent le caractère dérisoire des réparations proposées, assimilables à de simples pensions militaires, loin donc de l’indemnisation spécifique promise et attendue. De même, l’article 4 de cette loi, évoquant les « aspects positifs » de la colonisation, est vécu comme une provocation, voire, pis encore, une négation des préjudices, de la souffrance endurée. Cette disposition, âprement critiquée, finira par  être abrogée en janvier 2006, illustrant la persistance d’une tension entre reconnaissance mémorielle de la dette morale et tentatives de réhabilitation historique de la colonisation et oblitération des manquements. Parallèlement aux évolutions législatives, la jurisprudence a elle également contribué à définir les contours de la reconnaissance des harkis. Par exemple, dans sa  décision Comité Harkis et Vérité, rendue le 6 avril 2007, le Conseil d’État a censuré les articles 6  et 9 de la loi du 23 février 2005, en considérant qu’ils méconnaissaient différentes exigences posées par la CESDH. Ces dispositions établissaient, aux yeux de la Haute juridiction, une discrimination injustifiée entre les familles de harkis, fondée sur le mode d’acquisition de la nationalité française par le demandeur. Cette décision a conduit à une modification législative intervenue – tardivement – le 30 décembre 2017, laquelle a permis d’inclure, dans le dispositif d’indemnisation, les harkis résidant en France, mais n’ayant pas formellement sollicité la nationalité française.

En vérité, c’est plus récemment que la reconnaissance des harkis a franchi un seuil décisif. Le 20  septembre 2021, le président de la République, E. Macron, a prononcé un discours au sein duquel il a officiellement demandé pardon aux harkis au nom de la Nation tout entière. Cette déclaration politique a été immédiatement suivie d’un engagement législatif concret, matérialisé par  la loi du 23 février 2022 dite de « reconnaissance et de réparation ». Cette loi consacre une étape majeure en affirmant, pour la première fois avec cette limpidité, la responsabilité de la République dans les conditions d’accueil et de vie profondément indignes imposées aux harkis et à leurs familles sur le territoire français après 1962. À ce titre, elle instaure un droit à réparation spécifique pour toutes les personnes ayant séjourné entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975 dans les camps de transit ou les hameaux de forestage désignés par voie réglementaire. Afin d’assurer la mise en œuvre concrète et effective de cette réparation, la loi a institué un organe : la  Commission nationale de reconnaissance et de réparation, dont la mission est d’instruire les demandes et aussi de proposer les mesures indemnitaires appropriées. Cet organe indépendant constitue l’un des piliers du dispositif mis en place pour répondre aux préjudices subis par les harkis. 

Si les discours politiques et les réformes législatives ont permis d’ébaucher une reconnaissance juridique partielle des harkis, il convient de ne pas se laisser tromper par les apparences d’un consensus désormais établi. Ces quelques avancées, aussi décisives soient-elles, ne doivent pas masquer les persistantes réticences du juge à s’engager totalement sur le terrain de la réparation. Puisque le contentieux – en particulier administratif –, loin de suivre une progression linéaire, demeure marqué par des limites notables. La décision rendue par le Conseil d’État le 27 juin 2016  (n° 382319) en offre une belle illustration. Saisi d’un recours en responsabilité pour faute, introduit par des Français d’Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l’indépendance, le juge  administratif suprême a décliné sa compétence. Une inflexion a pu être observée dans la décision du 3 octobre 2018 (n°410611), également rendue par le Conseil d’État. Cette fois-ci, la juridiction administration reconnaît la responsabilité pour faute de l’État français en raison des conditions de vie indignes imposées aux harkis dans certains camps d’accueil, et alloue à chaque requérant une indemnité de 15 000 euros. Pourtant, s’agissant des griefs fondés sur l’absence de rapatriement et de protection à la fin de la guerre, le Conseil d’État reconnaît derechef son incompétence. Il rappelle que ces omissions s’inscrivent dans le cadre des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, lesquelles relèvent de la sphère protégée de la théorie des actes de gouvernement. L’acte ainsi couvert échappe au contrôle des juridictions qui ne peuvent pas en apprécier la légalité ou le caractère fautif (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon ; CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Dès lors, les préjudices allégués sont jugés indissociables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et, partant, ne sauraient engager la responsabilité de l’État français.

Une telle approche est confirmée par la Cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 10  juin 2024 (n° 23PA01555 et 23PA02855), qui portait sur les demandes d’indemnisation présentées par d’anciens harkis ayant vécu dans certains camps comme celui de Rivesaltes. Sur le plan juridique, tout d’abord, la juridiction rappelle que les requêtes formées avant l’entrée en vigueur de la loi de 2022 restent soumises au droit commun de la responsabilité administrative : elles doivent donc démontrer l’existence d’une faute ou bien d’une rupture d’égalité devant les charges publiques. Par ailleurs, la Cour affirme que les juridictions administratives appliquent strictement la prescription quadriennale, même dans un contexte historiquement et politiquement sensible. Sur le plan symbolique ensuite, l’arrêt illustre les limites du recours juridictionnel pour obtenir une reconnaissance mémorielle. Il révèle que, malgré les possibilités offertes par la loi de 2022, le contentieux demeure confronté à des obstacles procéduraux majeurs, notamment la difficulté de réunir des preuves et de contourner les effets de la prescription. Finalement, l’arrêt confirme surtout que le dispositif extrajudiciaire instauré par la loi de 2022 – en particulier la Commission nationale indépendante – constitue dorénavant la voie privilégiée, sinon exclusive, d’indemnisation des dommages subis par les harkis dans les camps ou les structures listés par décret. 

Du côté du juge constitutionnel français, la reconnaissance des droits des harkis progresse à un rythme lent et inégal, au gré de décisions souvent marquées par l’ambivalence. Effectivement, quelques avancées notables y ont été conquises, mais au compte-gouttes, sans que s’esquisse une ligne jurisprudentielle tout à fait cohérente. Par exemple, dans leur décision n° 2010-18 QPC du 23  juillet 2010, les Sages ont censuré, au nom du principe d’égalité, la disposition du troisième alinéa de l’article 253 bis du Code des pensions militaires d’invalidité qui conditionnait l’octroi du droit à pension à la double exigence de nationalité française et de domiciliation en France. Ce faisant, ils ont permis aux anciens supplétifs restés en Algérie d’accéder aux droits liés à leur statut  de combattant de l’armée française, sans que leur éloignement géographique ou bien leur absence de naturalisation fasse obstacle. Un an plus tard, dans la décision n° 2010-93 QPC en date  du 4 février 2011, ils ont confirmé cette orientation en censurant, toujours sur le fondement du principe d’égalité, les dispositions subordonnant le versement des allocations et des rentes de reconnaissance, ainsi que des aides spécifiques au logement, à la nationalité française. Les Sages ont  estimé qu’un tel critère était absolument discriminatoire et ne pouvait justifier une différence de traitement entre anciens harkis. Une telle censure a eu pour résultat d’ouvrir l’allocation de reconnaissance à l’ensemble des intéressés, indépendamment de leur nationalité, rompant ainsi avec  une logique d’exclusion jusque-là à l’œuvre.

Pour autant, cette dynamique n’a pas été systématiquement prolongée. En atteste la décision n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015, dans laquelle le Conseil a validé la conformité à la Constitution de l’article 9 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987. Ce texte réserve l’attribution de certaines allocations aux anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie et relevant du « statut civil de droit local ». Les requérants soutenaient que cette différenciation revenait, dans la pratique, à réintroduire une forme de condition de nationalité déjà censurée et qu’elle portait atteinte à l’autorité de la chose jugée (décision n° 2010-93 QPC). Ils faisaient également valoir que cette distinction entre statut civil de droit local et statut de droit commun méconnaissait le principe d’égalité. Les Sages de la rue Montpensier ont cependant rejeté ces arguments. Ils ont d’abord rappelé que la condition du statut civil, à la différence de celle de la nationalité, n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle. Ils ont ensuite considéré que les anciens supplétifs relevant du statut civil de droit local ne se trouvaient nullement dans une situation comparable à celle des anciens supplétifs de droit commun. Ils ont enfin jugé que la distinction opérée par le législateur était en lien direct avec l’objet de la loi, à savoir l’indemnisation des personnes ayant subi des préjudices dans le contexte de la décolonisation. Ainsi, les mots « de statut  civil de droit local » figurant au premier alinéa de l’article 9 ont été déclarés conformes à la Constitution.

Une telle jurisprudence souligne la prudence, voire plutôt la réserve, du juge constitutionnel lorsqu’il s’agit de trancher des différenciations complexes héritées du passé colonial. Si certaines décisions marquent une avancée nette vers l’égal accès aux droits, d’autres rappellent que le processus de reconnaissance, pour les harkis, demeure soumis à certains équilibres juridiques précaires et certains enjeux politiques glissants.

La France a-t-elle manqué à ses obligations conventionnelles dans la manière dont elle a accueilli les harkis et leurs familles après la guerre d’indépendance algérienne ? C’est la question à laquelle la Cour de Strasbourg a été confrontée dans la retentissante affaire Tamazount et autres c. France, jugée  le 4 avril 2024.

Les cinq requérants étaient tous enfants de harkis, dont quatre issus d’une même fratrie. Ils dénonçaient trois fautes imputables à l’État français : l’inaction face aux massacres de harkis en Algérie, le défaut de rapatriement des personnes menacées, mais également les conditions de vie indignes imposées dans les camps d’accueil sur le sol français. Un sixième requérant invoquait, par  ailleurs, son abandon par les autorités françaises. Une fois devant la CEDH, les requérants soutenaient deux griefs principaux. Le premier portait sur la restriction du droit d’accès à un tribunal (article 6 § 1), du fait de l’injusticiabilité qu’autorise la théorie française des actes de gouvernement. Le second visait les atteintes graves à divers droits fondamentaux, notamment dans  le camp de Bias, en invoquant la violation des articles 3, 8 de la CESDH et l’article 1er du Protocole n° 1.

Le premier grief examiné par la CEDH soulève une question plutôt récurrente : celle de la compatibilité de la théorie française des actes de gouvernement avec les différentes exigences conventionnelles. Après l’arrêt H.F. et autres c. France du 14 septembre 2022 (n° 24384/19 et 44234/20), Tamazount constitue la seconde affaire, en peu de temps, dans laquelle les juges de Strasbourg sont invités à se prononcer sur cette doctrine d’origine prétorienne. Comme on le concédait, les « actes de gouvernement » désigne cette catégorie de décisions administratives échappant à tout contrôle juridictionnel, car considérées comme purement politiques – et non administratives. Si le périmètre de cette théorie est historiquement circonscrit aux relations entre le  Gouvernement et le Parlement aux affaires internationales, son application a néanmoins toujours suscité quelques controverses, en raison de l’immunité qu’elle confère aux décisions concernées. D’ailleurs, le Conseil d’État a mobilisé à deux reprises cette dernière théorie dans le  contexte de l’indépendance algérienne : d’une part, à propos des accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n° 68938) et, d’autre part, à propos de la réparation des spoliations de biens (CE,  27 juin 2016, Bernabé, n° 382319). Dans les deux cas, la juridiction s’est déclarée incompétente au nom de la souveraineté diplomatique. In casu, les requérants faisaient valoir que cette immunité avait privé leur cause de toute chance de succès devant les juridictions internes, alors même que les fautes dénoncées découlaient de décisions antérieures à l’indépendance et engageaient la responsabilité de l’État à l’égard de ses ressortissants.

Le second grief visait les conditions de vie dans les camps d’accueil et, plus exactement encore, celles du centre de Bias, dans le Lot-et-Garonne. Les éléments produits devant la Cour étaient accablants. Les juridictions nationales comme les rapports officiels faisaient état de logements surpeuplés et insalubres, d’un accès limité à l’eau, à l’électricité, aux soins et sans oublier d’un manque chronique de nourriture. Les familles vivaient sous couvre-feu, sans aucune possibilité de contact avec l’extérieur, dans un environnement où les déplacements étaient très strictement contrôlés. Les enfants n’étaient pas scolarisés dans le système de droit commun, mais plutôt cantonnés à des structures d’enseignement rudimentaires et militarisées. Et ce système éducatif d’exclusion a durablement entravé leur apprentissage de la langue et de la culture françaises, laissant des séquelles indélébiles. À cela s’ajoutaient des atteintes directes au droit au respect de la vie privée, c’est-à-dire : ouverture systématique du courrier, surveillance constante, détournement des allocations familiales, utilisées non pas pour soutenir les familles, mais plutôt pour financer les infrastructures des camps. Un rapport d’inspection de 1963 mentionne ainsi la disparition de près de deux millions d’euros destinés à la prise en charge des harkis.

Pour apprécier ces griefs, la juridiction de Strasbourg s’est appuyée sur plusieurs documents d’archives produits à partir des années 2000, mais n’a pas mobilisé directement les travaux scientifiques disponibles. Une telle réserve témoigne de la complexité d’un contentieux chargé d’histoire. En filigrane, une lourde tâche incombait à la CEDH : se prononcer sur la réparation des  conséquences d’un fait historique – et ses conséquences dommageables –, plus de 60 ans après  sa survenance. L’arrêt rendu s’inscrit dans une tonalité de retenue, exigée par la sensibilité des choix diplomatiques en cause, mais teinté d’une gravité propre à la reconnaissance d’un préjudice historique. À regarder de près, les requérants obtiennent gain de cause sur plusieurs points. Toujours est-il que deux freins modèrent l’optimisme et la portée de l’arrêt : d’abord, l’immunité résultant de la théorie des actes de gouvernement est apparue, d’après la CEDH, comme  une ingérence « régulière » dans les droits des requérants, et, ensuite, l’ancienneté des pratiques a constitué un obstacle à la prise en compte réelle des conditions de vie passées et de leur  réparation. Il en résulte, après tout, une solution en demi-teinte, révélatrice à la fois de la prudence de la CEDH face aux responsabilités étatiques et de la complexité des contentieux mémoriels.

Au fond, la CEDH constate à l’unanimité :

  1. qu’il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 : la limitation du droit d’accès à un tribunal par la théorie des actes de gouvernement est jugée proportionnée et légitime, dans le cadre de la séparation des pouvoirs ;
  2. qu’il y a violation des articles 3, 8 et 1 du Protocole n° 1, en ce qui concerne quatre membres de la famille Tamazount, en raison de conditions de vie incompatibles avec la dignité humaine et de violations corrélatives de la vie privée et des droits patrimoniaux.

De manière générale, l’abstention de la CEDH, au sujet de la qualification retenue par le juge administratif d’« acte de gouvernement », lui permet d’éviter de se prononcer sur les incidences d’une telle immunité contentieuse et sur la portée exacte de la protection due aux harkis par l’État français. De manière plus réaliste, une remise en cause de la théorie des actes de gouvernement aurait conduit la juridiction à apprécier le caractère fautif ou non des décisions prises par la France au moment même de la transition coloniale. Malgré tout, la CEDH admet que l’application de cette théorie constitue sérieusement une restriction au droit d’accès à un tribunal, mais elle juge que cette restriction est légitime et proportionnée, dans la mesure où elle vise à garantir la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Elle rappelle aussi que cette immunité est interprétée étroitement par les juridictions administratives (CEDH [GC], 14 décembre 2006, Markovic et autres c. Italie, n° 1398/03) et que, dans certaines hypothèses, la responsabilité sans faute de l’État peut être engagée.

Toujours est-il que cette position est, à plus d’un titre, décevante. En effet, on pouvait espérer que  la CEDH se montre – enfin – plus critique à l’égard d’une théorie qui a pour incidence d’exclure du contrôle certaines décisions majeures de l’exécutif, dans un contexte où il convient d’être peut-être moins complaisant par rapport aux gouvernements – surtout lorsqu’ils cèdent aux tentations du populisme, voire de l’illibéralisme. Plus encore, la CEDH, dans sa jurisprudence antérieure, s’était montrée (trop) révérencieuse à l’endroit des requêtes mettant en soupçon l’attitude de la France envers ses anciens ressortissants coloniaux : qu’il s’agisse, à titre d’exemple, de l’affaire S.C. c. France (Commission EDH, 20 février 1995, n° 20944/92), où la Commission déclarait irrecevable une requête qui épinglait les autorités françaises pour avoir nationalisé des biens qui ne leur appartenait pas, mais surtout pour n’avoir pas respecté les engagements souscrits dans une déclaration de 1962, voire encore de l’affaire Montoya c. France (CEDH, 23 janvier 2014, n° 62170/10), dans laquelle elle avait laissé à l’État une large marge d’appréciation en matière de politique sociale par rapport aux anciens supplétifs d’origine arabe ou  berbère.

Malgré cette réserve, l’arrêt Tamazount constitue, sans nul doute, un tournant important. La juridiction constate, en effet, que les réparations accordées par les juridictions françaises – tout spécialement l’indemnité forfaitaire de 15 000 euros – ne sont ni adéquates ni suffisantes. Elle relève aussi que cette indemnité ne tient pas compte de l’existence d’un préjudice moral, en contradiction avec sa jurisprudence, notamment l’arrêt Muršić c. Croatie (CEDH [GC], 20 octobre 2016, n° 7334/13), d’après lequel toute atteinte à la dignité doit faire l’objet d’une évaluation complète, approfondie.

À la suite de cette affaire, des ajustements concrets ont d’ailleurs été apportés par les autorités françaises. Le décret n° 2025-256 du 20 mars 2025 a modifié l’article 9 du décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 en relevant le barème d’indemnisation de 1 000 à 4 000 euros par année commencée passée dans les structures concernées. En parallèle, dans son deuxième rapport d’activité publié le  29 avril 2025,  la Commission nationale indépendante pour les harkis a annoncé l’élargissement de la liste des lieux ouvrant droit à réparation. Une telle proposition a été acceptée par l’actuel Premier ministre, F. Bayrou, avec l’appui du ministère des Armées, réaffirmant au passage son engagement dans le processus de reconnaissance et de réparation.

En fin de compte, l’arrêt du 4 avril 2024, tout en étant juridiquement justifié, laisse subsister d’importantes interrogations quant à la capacité des mécanismes de réparation à assurer une indemnisation intégrale. Ainsi que l’observait M. Charité : « cet arrêt est sans doute moins un aboutissement qu’une nouvelle étape sur la route de ce contentieux de masse, celle de la mise en cause de la capacité dudit mécanisme à réparer effectivement les préjudices subis par les harkis, notamment de sa compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »1M. Charité, « Point de vue critique sur l’arrêt Tamazount (indemnisation des enfants de harkis », D. 2024, p. 878..

Malgré les incertitudes persistantes et les limites structurelles du droit français dans sa capacité à considérer raisonnablement le passé colonial de la France, des inflexions récentes permettent d’entrevoir des évolutions déterminantes. Effectivement, c’est peut-être en réponse à l’arrêt Tamazount que le Conseil d’État, dans un arrêt d’Assemblée rendu en octobre 2024 (n° 465144), a  ouvert une brèche jurisprudentielle inattendue. Dans cet arrêt, la Haute juridiction avoue, à titre  exceptionnel, qu’un préjudice causé par une décision non détachable de la conduite des relations internationales – et donc relevant en principe des actes de gouvernement – puisse cependant faire l’objet d’une réparation sur le fondement de la responsabilité sans faute. Dit autrement encore, le juge reconnaît que la souveraineté diplomatique n’exclut pas totalement l’obligation de réparer certains préjudices, y compris lorsqu’ils sont liés à des choix étatiques relevant de la scène internationale. Par cette ouverture, le contentieux administratif amorce une évolution prudente, mais potentiellement décisive, vers une prise en compte plus effective des souffrances engendrées par l’histoire coloniale. Elle laisse entrapercevoir une possibilité de dépassement – au moins partiel – des blocages traditionnels liés à la théorie des actes de gouvernement. Ce mouvement, s’il se confirme, pourrait redonner au droit sa capacité à traiter, dans un cadre exigeant, des préjudices longtemps relégués au rang de blessures d’une histoire malheureuse.