Genèse d’un long cheminement de la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne

L’histoire derrière Stauder

La protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne se dégage désormais avec une telle évidence, que nous avons tendance à oublier son passé tumultueux, dans un climat mélangeant crise(s) et dialogue judiciaire.

Quid de la protection des droits fondamentaux dans les Communautés européennes ? Si nous plongeons dans l’historique de l’intégration des droits fondamentaux dans l’Union, il peut être affirmé avec certitude que les traités de Rome, de nature économique, ignoraient délibérément la question des droits fondamentaux, même si nous trouvions quelques dispositions de droit dérivé pouvant s’y référer. L’exemple le plus parlant fut la question de non-discrimination et plus précisément l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais, liée à l’origine économique des Communautés, cette disposition s’appliquait uniquement en matière salariale.

Cette mise à l’écart paraissait naturelle à l’époque. Au lendemain des Guerres mondiales deux ordres juridiques européens ont pu se démarquer, les ancêtres de l’Union européenne – Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis Communauté économique européenne (CEE), ayant pour but de redonner vie à l’Europe sur le plan économique, et le Conseil de l’Europe, gardien de l’évolution politique notamment via la protection des droits de l’homme. Cependant, l’ampleur du transfert de compétences dans le cadre communautaire et son impact ont conduit à poser la question de la protection des droits fondamentaux dans les Communautés européenne et par la Cour de justice de celles-ci.

Ce silence normatif a eu des conséquences immédiates, se traduisant par des questionnements des juridictions constitutionnelles des États membres et plus particulièrement l’Allemagne et l’Italie, quant à la protection de leurs droits fondamentaux constitutionnels et son articulation avec le principe de primauté. Rappelons que la protection des droits fondamentaux appartient traditionnellement à l’ordre constitutionnel national. Or, les juridictions constitutionnelles ont fait face à un nouvel ordre juridique auquel les États membres ont décidé de céder une part de leurs compétences. Le transfert de compétences pouvait-il impliquer un affaiblissement de la protection des droits fondamentaux garantis par les Constitutions ?

La Cour de justice apporte quelques éléments de réponse dans son arrêt  Stork de 1959. En l’espèce, la société allemande Stork contestait une décision de la Haute Autorité de la CECA, au motif que cette dernière violait les droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale allemande. Il était demandé à la Cour de justice de procéder à la vérification de la conformité du droit communautaire aux dispositions constitutionnelles nationales. La Cour refuse fermement d’examiner cet argument.

Un tel délaissement paraissait tout de même contradictoire avec la nature même de la Communauté, puisque comme l’affirme Jean-Marc Sauvé, « Au-delà des inquiétudes manifestées par certaines juridictions nationales, il ne pouvait non plus être ignoré que le thème des droits fondamentaux, sur un territoire durement marqué dans un passé récent par des violations massives de ces droits, ouvrait une perspective d’intégration mobilisatrice, qui soit ancrée dans les valeurs humanistes de l’héritage européen ».

D’ailleurs, en essayant de garantir l’autonomie et la primauté de l’ordre juridique communautaire, l’approche adoptée dans l’affaire Stork a eu l’effet opposé, aboutissant alors à une grande vague de contestations notamment de la part de la Cour de Karlsruhe. Pour protéger son ordre juridique et remédier à ce climat de crise, la Cour devra changer de position, et c’est ce qu’elle fera en premier dans l’arrêt Stauder de 1969.

La consécration jurisprudentielle de l’appartenance des droits fondamentaux aux principes généraux du droit de l’Union

Quand il est question d’affirmer la consécration jurisprudentielle des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union, l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft de 1970 arrive naturellement en premier. Pourtant, les prémices de cette consécration ont été établies au sein de l’arrêt Stauder.

D’une importance capitale, l’arrêt Stauder l’est non seulement pour la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne, mais aussi en ce qui concerne l’intégration des principes généraux du droit en tant que source du droit de l’Union. La protection des droits fondamentaux par le biais des principes généraux du droit était quelque part évidente face à la nécessité de trouver une solution immédiate pour combler les lacunes des traités. De plus, il concrétise un nouveau transfert de compétences, celle de protéger les droits fondamentaux, appartenant initialement aux États membres vers l’Union européenne[1].

Si nous nous attardons sur les conclusions de l’avocat général Roemer dans l’affaire Stauder, apparaît une image plus concrète du raisonnement qu’a emprunté la Cour. En effet, il convient de se détacher de l’approche adoptée dans l’arrêt Stork, et ne plus s’interroger sur la compatibilité d’un acte communautaire avec le droit constitutionnel national. Il convient plutôt de mettre le doigt sur l’existence de principes du droit communautaire orientés par des principes issus des droits nationaux, manifestant un processus comparatif d’élaboration du droit communautaire dérivé. Certes, une introduction de ces principes dans l’ordre juridique communautaire avait été opérée implicitement par le biais de l’arrêt Algera de 1957, dans lequel la Cour mettait en avant la nécessité, en l’absence de dispositions communautaires, de s’inspirer des principes généralement admis par les États membres.

Tout comme pour les droits fondamentaux, « ni l’expression des principes généraux du droit ni la référence à cette catégorie juridique ne figurent dans la version initiale du Traité CEE[2]». C’est toute la grandeur de l’arrêt Stauder, qui vient non seulement introduire une nouvelle catégorie juridique dans l’ordre communautaire, mais qui donne également naissance à une nouvelle source de droit, se situant à mi-chemin entre le droit primaire et le droit dérivé.

Ces principes finiront par trouver leur place dans les textes de droit primaire, avec l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht et de son article 6§2 (actuel article 6§3 du TUE), dont la rédaction montre l’étroitesse de la relation avec les droits fondamentaux. La jurisprudence qui s’en est ensuivie va s’inscrire, à partir de l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft dans cette même lignée[3].

La correspondance des droits en matière de protection des droits fondamentaux : le point de départ d’une protection en réseau

La question de la protection des droits fondamentaux résolue, il fallait ensuite préciser rapidement sur quoi la Cour de justice allait se baser pour dégager ces principes généraux. Elle précisera dans un premier temps avec Internationale Handelsgesellschaft de 1970 que « le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect ; que la sauvegarde de ces droits, tout en s’inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la communauté ; (…) ».

La Cour de justice nous donne alors une première piste sur ses sources d’inspiration lui permettant de dégager les principes généraux. Sans grande surprise, elle prend le parti de procéder à une étude de droit comparé, en s’intéressant aux dispositions constitutionnelles, qui semblent être communes entre les États membres. Ce choix comporte deux avantages majeurs. Premièrement, il permet d’apaiser les contestations des juridictions constitutionnelles nationales, puisque la Cour vient puiser directement dans leurs instruments étatiques pour pouvoir protéger à son tour les droits fondamentaux. Deuxièmement, face à des droits « produits par et dans le cadre et à partir de systèmes juridiques préexistants[4] », la question de leur valeur juridique ou de leur légitimité se pose beaucoup moins.

Cette position sera réitérée dans l’arrêt Nold de 1974, au sein duquel la Cour ne manquera pas de préciser que « en assurant la sauvegarde de ces droits, la Cour, est tenue de s’inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres et ne saurait admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les Constitutions de ces États ; que les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré, peuvent également fournir des indications dont il convient de tenir compte dans le cadre du droit communautaire ».

Naturellement, en plus des traditions constitutionnelles communes la Cour va commencer à s’intéresser aux instruments internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont adhéré, notamment à la Convention européenne des droits de l’homme (EDH), (voir l’arrêt Rutili de 1975). Il semble logique que la Cour s’intéresse à la Convention EDH, d’abord en raison d’une histoire et de fondements communs, issus d’un héritage humaniste européen, mais aussi parce que tous les États membres des Communautés européennes se trouvaient désormais également parties au Conseil de l’Europe. L’arrêt ERT de 1991 précisera que la Convention EDH « revêt une signification particulière ».

Progressivement, bien que les traditions constitutionnelles communes aient été la première source d’inspiration utilisée pour protéger les droits fondamentaux, elles occuperont par la suite une place moindre, même si existant toujours ( arrêt Omega de 2004), comparée à celle de la Convention EDH, et de la jurisprudence de la Cour EDH. Cette différence est visible d’un point de vue normatif, si l’on compare les formulations choisies au sein des paragraphes 2 et 3 de l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux, mais aussi au regard des enjeux de l’éventuelle adhésion de l’Union européenne à la Convention EDH.

Depuis l’arrêt Stauder, la Cour se sert des droits préexistants, qui sont communs aux États membres afin de protéger les droits fondamentaux, dans une logique systémique de réseau. Par là, il a permis d’ouvrir un riche dialogue entre les différentes juridictions, dont découle notamment la clause de protection équivalente, inspirée par les arrêts Solange de la Cour constitutionnelle allemande[5].

La protection équivalente peut être définie comme « le principe de régulation contentieuse des rapports entre systèmes juridiques qui permet à un juge d’accorder une immunité, d’intensité et de modalités variables, aux normes issues d’un autre système juridique et dont il est amené à connaître, lorsque les principes fondamentaux que ce juge est chargé de faire respecter sont protégés de façon équivalente dans l’autre système juridique en présence[6] ». Ce principe sera repris par la Cour EDH dans son arrêt Bosphorus de 1993, et même avant cela de manière plus abstraite dans l’arrêt M. & Co. de 1990, mais aussi par la Cour de justice dans l’arrêt Kadi de 2008. La protection équivalente connaîtra un nouvel essor, puisqu’elle sera reprise au sein de l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux, la concordance concrétisant la protection en réseau des droits fondamentaux.

Les principes généraux du droit étaient utilisés en l’absence d’un instrument de protection des droits fondamentaux propre à l’ordre juridique de l’Union, mais qu’en-est-il depuis l’entrée en vigueur de la Charte ?

Une relégation des droits fondamentaux jurisprudentiels au rang subsidiaire depuis l’entrée en vigueur de la Charte ?

Comme a pu le préciser Romain Tinière, les principes généraux du droit dont les droits fondamentaux font partie intégrante ont constitué « une épine dorsale de la protection des droits fondamentaux durant 40 ans, avant que la Charte entre en vigueur avec le traité de Lisbonne [7]». Dès lors, face à la Charte, se pose la question de la place des principes généraux du droit de l’Union ? En effet, la Charte constitue une codification des droits fondamentaux jurisprudentiels et elle est désormais la source de protection prioritaire pour la Cour (Schecke et Eifert).

Mais, à la lecture de l’article 6§3 du TUE, il faut constater que le droit primaire réaffirme clairement l’importance des principes généraux du droit dans la protection des droits fondamentaux. Par ailleurs, la Charte, comme tout texte, est ancré dans le temps de sa rédaction. Comme pour la Convention EDH, cet ancrage temporel peut créer des difficultés dans la protection des droits fondamentaux. Ainsi en va-t-il des questions environnementales ou des questions relatives à la protection des données personnelles, que la Cour EDH est obligée de rattacher à d’autres dispositions, telles que le droit à la vie (article 2) combiné à la protection de la propriété (article 1 du protocole 1er) ou le droit au respect de la vie privée (article 8). Les principes généraux du droit n’ont pas ce moment de cristallisation, ils peuvent donc évoluer au rythme de la société et de ses mœurs, et ainsi combler d’éventuelles lacunes (par ex voir l’arrêt Mukarubega de 2014).

L’articulation des différentes sources de protection des droits fondamentaux démontre qu’elles ont toute une importance capitale, marquant l’évolution constante de l’ordre juridique de l’Union, et le rendant toujours plus complet et performant.

Stauder fut une étape fondamentale de cette évolution, se plaçant comme le point de départ d’une grande histoire d’amour entre l’Union européenne et les droits fondamentaux !

[1] H. GAUDIN, Droit institutionnel de l’Union européenne, PUF, Paris, 2025, p. 141 à 146.

[2] J. MOLINIER, « Principes généraux », in Répertoire du droit européen, mars 2011.

[3] Voir en ce sens : CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4-73 ; CJCE, 28 octobre 1975, Rutili, aff. 36-75 ; CJCE, 13 juillet 1989, Wachauf, aff. 5/88 ; CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et al Barakaat, aff. jtes. C-402/05P et C-415/05 P ; etc.

[4] J.-J. SUEUR, « L’évolution du dialogue des droits fondamentaux », in Les droits fondamentaux dans l’Union européenne. Dans le sillage de la Constitution européenne (dir° J. RIDEAU), Bruylant, 2008, p. 18.

[5] Voir en ce sens : BVerfG, Beschluss v. 29 Mai 1974 – 2 BvL 52/71, veröffentlicht in BVerfGE 37, 271 (Solange I), BVerfG, Beschluss v. 22 Oktober 1986 – 2 BvR 197/83, veröffentlicht in BVerfGE 73, 339 (Solange II), BVerfG, Urteil v. 12 Oktober 1993 – 2 BvR 2134/92 u.a., veröffentlicht in BVerfGE 89, 155 (Solange III).

[6] S. PLATON, « Le principe de protection équivalente, à propos d’une technique de gestion contentieuse des rapports entre systèmes », in La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens (dir° L. POTVIN-SOLIS), Bruylant, 2012, p. 463.

[7] R. TINIERE, « Sources historiques des protection- Les principes généraux du droit », in Les grands arrêts du droit des libertés fondamentales (coordin. X. DUPRE DE BOULOIS), Dalloz, 2023, p. 110 à 117.

Par Zéna DAHHAN

Doctorante à l’École de droit de Toulouse (IRDEIC)
et à l’Université Aristote de Thessalonique