L’identité nationale et l’identité constitutionnelle
I. Textes juridiques principaux
- Article 4 § 2 TUE.
- Article 6 TUE.
- Article 52 § 4 de la Charte des droits fondamentaux.
- Déclaration relative à la primauté annexée au traité de Lisbonne
II. Principales jurisprudences de la CJUE
- CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. E.N.E.L.
- CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft.
- CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État contre Société anonyme Simmenthal.
- CJCE, 14 mai 1974, Nold.
- CJCE, 13 décembre 1979, Hauer.
- CJCE, 19 juin 1990, The Queen contre Secretary of State for Transport, ex parte: Factortame Ltd e.a.
- CJUE, 9 novembre 1995, Atlanta
- CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger.
- CJCE, 14 octobre 2004, Omega.
- CJUE, 16 mars 2006, Kapferer.
- CJUE, 19 novembre 2009, Filipiak.
- CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten.
- CJUE, 22 décembre 2010, Sayn-Wittgenstein.
- CJUE, 12 mai 2011, Runevič-Vardyn.
- CJUE, 8 septembre 2015, Procédure pénale c. Ivo Taricco.
- CJUE, 5 décembre 2017, A. S. et M. B.
- CJUE, 5 juin 2018, Coman.
- CJUE, 4 décembre 2018, Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission.
- CJUE, 13 juin 2019, Correia Moreira.
- CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor.
- CJUE [GC], 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a.
- CJUE, 26 septembre 2024, Energotehnica.
- CJUE, 19 novembre 2024, Commission c. République tchèque.
III. Avis de la Cour de justice
IV. Jurisprudences nationales
- Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
- Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.
- Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie.
- CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et Autres, n° 287110.
- Cour de cassation [Plen], 6 avril 2010, Abdeli et Melki, n° 10-40002.
- Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Jeux d’argent et de hasard en ligne.
- CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305.
- CE [Ass.], 21 avril 2021, French Data Network, n° 393099.
- Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
- Décision n° 2025-1144 QPC du 27 juin 2025, Association La Cimade et autres.
- BVerfG, 5 mai 2020, Weiss.
- Tribunal constitutionnel, 7 oct. 2021, n° K 3/21.
Pour approfondir :
- Sur les arrêts CE/CJCE et la primauté : H. Gaudin, « Primauté “absolue” ou primauté “relative” ? », in H. Gaudin (dir.), Droit constitutionnel – Droit communautaire, vers un respect constitutionnel réciproque ?, Economica, coll. “Droit Public Positif”, 2001, pp. 97-121 ; D. Ritleng, « De l’utilité du principe de primauté du droit de l’Union », RTD Eur., 2009, p. 677 ; Th. Douville et H. Gaudin, « Un arrêt sous le signe de l’exceptionnel », D. 2021, p. 1268.
- Sur l’arrêt M.A.S et M.B. : J. Arlettaz, « La fin des Taricco. Le juge de l’Union face à la tradition romano-germanique », AJDA 2018, p. 615 ; H. Labayle, « Du dialogue des juges à la diplomatie judiciaire entre juridictions constitutionnelles : la saga Tarrico devant la Cour de justice », RFDA 2018, p. 521 ; V. Guset, « Les apories de l’arrêt Taricco II », RDUE 2018, pp. 13-27.
- Sur le principe de primauté : M. Kordeva, « Le théâtre des juges selon Karlsuhe, Note sous BVerfG, décision du 5 mai 2020 », Revue générale du droit [En ligne] ; H. Gaudin, « Les droits fondamentaux constituent-ils un frein moteur ou un moteur de l’intégration européenne ? », Droits fondamentaux et intégration européenne. Bilan et perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, Paris, 2021 [Consulter] ; H. Gaudin (dir.), La primauté du droit de l’Union européenne, Nouveaux visages, nouvelles questions, nouveaux raisonnements, Mare & Martin, coll. “Horizons européens”, Paris, 2023 [Consulter].
- Sur les relations entre les juges constitutionnels nationaux et la Cour de Justice par le renvoi préjudiciel : CJUE, 30 mai 2013, Jeremy F., aff. C-168-13 ; Cons. Constit., Déc. n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013 et Décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013 ; B. Bonnet, « Le paradoxe apparent d’une question prioritaire de constitutionnalité instrument de l’avènement des rapports de systèmes… Le Conseil constitutionnel et le mandat d’arrêt européen : à propos de la décision n°2013-314P QPC du 4 avril 2013, de l’arrêt préjudiciel C-168/13 PPU de la CJUE du 30 mai 2013 et de la décision n° 2013- 314 QPC du 14 juin 2013 », RDP, n° 5, 2013, pp. 1229-1257 ; F. C. Mayen, « La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relativement au programme OMT – Rebelles sans cause ? Une analyse critique du renvoi de la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans le dossier des OMT », RTD Eur. 2014, p. 683.
- Sur le contrôle de l’identité constitutionnelle nationale : CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c/ Grand-Duché de Luxembourg, aff. C-473/93 ; Conclusions de l’avocat général M. Poiares Maduro présentées le 8 octobre 2008 sous CJCE, 16 décembre 2008, Michaniki AE contre Ethniko Symvoulio Radiotileorasis et Ypourgos Epikrateias, aff. C-213/07 ; Th. Douville et H. Gaudin, « La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 dans l’affaire K 3/21 », D. 2021, n°44, p. 2304.
- Propos généraux sur l’identité nationale et l’identité constitutionnelle : H. Gaudin, « L’identité de l’Union européenne au prisme de la souveraineté de ses États membres », Revue générale [En ligne], 2021 ; F. Fines, « La double identité, nationale et constitutionnelle, des États membres de l’Union », Revue générale du droit [En ligne], 2021.
L’histoire de l’intégration européenne est celle d’un dialogue incessant entre l’unité et la diversité. Dès les premiers arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes dans les années 1960, un principe central s’est imposé : celui de la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Sans ce principe, l’Union ne serait qu’une organisation internationale parmi d’autres, dépendante de la bonne volonté des États. Avec lui, elle s’est affirmée comme un véritable ordre juridique autonome, capable de s’imposer jusque dans les hiérarchies constitutionnelles internes.
Pourtant, cette affirmation n’a jamais été reçue sans réserve. Dès l’origine, des résistances se sont manifestées. Les États membres, tout en participant à l’édification d’un ordre juridique commun, ont cherché à préserver des espaces d’autonomie, des « zones de souveraineté » jugées intangibles. De là est né un vocabulaire de la « limite », ou plutôt de la « contre-limite » : ces bornes que les juridictions nationales posent pour rappeler que l’intégration ne peut aller jusqu’à nier l’identité même de leur ordre constitutionnel.
Deux notions ont cristallisé ces résistances. Tout d’abord, l’identité nationale, consacrée en 2007 par l’article 4 § 2 TUE, qui impose à l’Union de respecter « les structures fondamentales politiques et constitutionnelles » de ses États membres. Ensuite, l’identité constitutionnelle, notion forgée par les Cours constitutionnelles nationales, qui revendiquent le droit de protéger un « noyau dur » de principes intangibles, parfois qualifiés de « principes inhérents », voire de « droits inaliénables ».
Ces deux figures de l’identité traduisent des logiques différentes :
- L’identité nationale est une clause de défense inscrite dans le droit de l’Union, reconnue par la CJUE elle-même, qui accepte d’aménager les libertés européennes au regard de valeurs nationales.
- L’identité constitutionnelle est une arme de résistance, voire une soupape de sûreté, brandie par les juges nationaux pour contenir l’emprise de la primauté et affirmer que certaines exigences internes ne sauraient céder, fût-ce devant le droit de l’Union.
Ces contre-limites posent ainsi une question centrale : jusqu’où l’UE peut-elle aller sans se heurter au mur des identités ? Elles révèlent une tension structurelle : sans primauté, l’ordre juridique de l’Union se déliterait ; sans limites, il perdrait le consentement des États membres et des peuples.
Aujourd’hui, cette tension est plus vive que jamais. Elle ne se limite plus à de subtiles réserves jurisprudentielles comme celles des arrêts Solange en Allemagne ou encore Frontini et Granital en Italie. Elle prend la forme de véritables bras de fer, où certains États – la Pologne, la Hongrie et désormais la Slovaquie – contestent frontalement l’autorité du droit de l’Union. En France, l’actualité récente avec la décision QPC Association Cimade en date du 27 juin 2025 a réactivé la question du rôle de l’identité constitutionnelle, tandis que la CJUE multiplie les rappels à l’ordre, réaffirmant que « le fait pour un État membre d’invoquer des dispositions de droit national, fussent-elles d’ordre constitutionnel, ne saurait porter atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit de l’Union » (CJUE, 18 mai 2021, Forumul Judecătorilor).
Le débat sur les contre-limites n’est donc pas qu’un débat théorique. Il engage l’avenir de l’intégration européenne. Il questionne la manière dont l’Union peut rester fidèle à sa devise – « Unie dans la diversité » – sans basculer dans l’éclatement ou l’impuissance
1°) La primauté : son principe, sa portée et ses conséquences
Le droit de l’Union n’aurait jamais pu se développer sans le principe de primauté. Plus qu’une règle technique, il est le sceau d’une ambition= bâtir un ordre juridique qui transcende les souverainetés nationales pour se déployer dans les ordres internes. Pourtant, ce principe ne se trouve nulle part dans les traités fondateurs : il est l’œuvre prétorienne de la Cour de justice, qui, très tôt, a dû trancher la question déterminante de savoir ce qui devait l’emporter lorsque le droit national contredisait le droit communautaire
La réponse fut sans appel. Dans l’arrêt Costa c. Enel de 1964, la Cour affirma qu’un ordre juridique né du traité ne saurait être subordonné aux lois internes des États, quelles qu’elles soient. L’acte fondateur est là : le droit de l’Union européenne a une autorité propre, supérieure, qui ne peut être mise en échec par une norme nationale. Cette logique fut poussée plus loin dans Internationale Handelsgesellschaft (1970), où la CJCE insista sur le fait que la primauté s’impose y compris face aux dispositions constitutionnelles. Et également avec Simmenthal (1978), la Cour alla au bout de sa démonstration : chaque juge national doit, de sa propre autorité, laisser inappliquée toute disposition contraire, antérieure ou postérieure, constitutionnelle ou non – ce que réitèrera l’arrêt Melki et Abdelli (2010). Le juge national devient, par conséquent, juge de droit commun du droit de l’Union européenne , transformé en gardien de l’unité et de l’effectivité du droit de l’Union.
Cette exigence n’était pas pure abstraction. Elle impliquait des bouleversements réels dans les ordres internes. En France, par exemple, la Cour de cassation accepta dès 1975, avec l’arrêt Jacques Vabre, de confronter des lois au droit communautaire ; le Conseil d’État suivit plus tard, dans son célèbre arrêt Nicolo de 1989, en acceptant enfin de contrôler la compatibilité d’une loi postérieure avec un traité – et remettant en cause la jurisprudence des Semoules. Peu à peu, la primauté devint une règle de fonctionnement ordinaire des juridictions. La CJUE rappela ensuite, avec une insistance croissante, la force hiérarchique de ce principe. Dans Winner Wetten (2010), elle affirma qu’il ne saurait être admis que des règles de droit national, fussent-elles constitutionnelles, compromettent l’unité et l’efficacité du droit de l’UE. L’arrêt Filipiak (2009) illustre aussi cette logique en obligeant les juges polonais à écarter l’application d’une législation fiscale jugée inconstitutionnelle par leur juridiction constitutionnelle, quand bien même cette dernière avait suspendu temporairement ses effets. De même, dans l’affaire Minister for Justice and Equality c. Workplace Relations Commission (2018), les juges du Luxembourg ont affirmé qu’une autorité nationale dotée de fonctions juridictionnelles devait pouvoir, de sa propre autorité, laisser inappliquée une norme contraire au droit de l’Union, sans attendre l’intervention d’une autre juridiction. Ainsi se dessine la ligne claire : la primauté doit être effective, immédiate, et mise en œuvre par tous les juges, y compris lorsqu’elle heurte de front une jurisprudence constitutionnelle interne.
Pour autant, cette primauté n’a pas été conçue comme un principe absolu et rigide. La CJUE a reconnu, de façon ponctuelle, des tempéraments fonctionnels. Elle a admis, en guise d’exemple, que le juge national puisse adopter quelques mesures provisoires (Atlanta, 1995) ou respecter l’autorité de la chose jugée (Kapferer, 2006) ou, au cas par cas et quand le droit interne l’autorise, limiter dans le temps certains effets de la déclaration d’illégalité d’une règle de droit national contraire au droit de l’Union (France Nature Environnement, 2016), même si cela limitait l’effet du droit de l’UE. Plus encore, elle a consenti à ménager les droits fondamentaux reconnus par les constitutions nationales. La saga Taricco (2015-2017), où la CJUE a dû composer avec la Cour constitutionnelle italienne, l’illustre : si l’application mécanique de la primauté conduit à violer le principe de légalité des délits et des peines, alors le juge national peut refuser d’écarter la loi nationale. L’arrêt M. A. S. et M. B. (2017) marque dès lors une étape dans l’articulation entre primauté et traditions constitutionnelles.
La Cour a néanmoins toujours veillé à réaffirmer le principe directeur (Eurobox). Dans Forumul Judecătorilor (2021), elle a jugé contraire au droit de l’Union une disposition constitutionnelle roumaine qui interdisait à un juge ordinaire d’écarter une norme contraire. Dans Energotehnica (2024), elle a été plus explicite encore : même une décision constitutionnelle conférant force de chose jugée à une norme ne saurait empêcher les juridictions ordinaires d’appliquer le droit de l’Union. La primauté demeure donc, pour la CJUE, le socle sur lequel repose tout l’édifice européen. Elle ne cède jamais en principe, mais elle s’assouplit par pragmatisme. Elle est l’affirmation d’une autorité juridique, mais également l’exercice d’un art délicat : faire coexister l’unité du droit européen et la diversité des traditions constitutionnelles.
2°) Une tension présente dès le départ… qui trouve son aboutissement dans l’identité nationale
Cette coexistence n’a rien d’évident. Dès l’origine, les juridictions nationales ont rappelé que la primauté ne pouvait s’exercer au détriment des droits fondamentaux, ainsi que de leur souveraineté. La Cour de justice elle-même a reconnu, assez tôt, que le respect de ces droits fondamentaux devait inspirer son travail d’interprétation du droit de l’UE. En effet, dans Internationale Handelsgesellschaft, elle avait déjà affirmé que la sauvegarde des droits fondamentaux faisait partie des principes généraux du droit communautaire, qui s’inspirent des traditions constitutionnelles communes. Dans l’arrêt Nold (1974), elle a maintenu cette conviction en explicitant davantage que ces droits s’inspiraient des traditions constitutionnelles communes aux États membres, jusqu’à faire de ces dernières une source officielle de découverte des PDGD. Et avec Hauer (1979), elle donna corps à cette promesse : la protection du droit de propriété fut explicitement enracinée dans les traditions constitutionnelles et dans la CESDH. Partant, il se dessinait une méthode : le droit de l’Union ne s’imposera pas par effacement, mais par intégration des héritages constitutionnels européens
De cette reconnaissance découle une tension permanente : l’Union se veut un ordre autonome, mais elle sait que son acceptabilité repose sur le respect des identités nationales. D’ailleurs, cette tension s’est cristallisée autour de certaines affaires devenues depuis lors emblématiques. Dans Schmidberger (2003), la CJCE admit qu’une manifestation, bien qu’elle entrave la libre circulation, pouvait se justifier par la liberté d’expression, valeur centrale de l’ordre autrichien. Dans Omega (2004), elle valida l’interdiction d’un jeu de simulation d’homicide, au nom de la dignité humaine, valeur fondamentale de la Loi fondamentale allemande. Ces arrêts ont marqué un tournant : le droit de l’Union n’impose pas une échelle uniforme des valeurs, il laisse place à la pluralité lorsqu’aucun consensus européen n’existe. Bref, il fait preuve de « tolérance constitutionnelle ».
Le traité de Lisbonne a entériné ce mouvement avec l’article 4 § 2 du TUE, que l’on appelle aussi « clause Christopherson » : l’Union respecte l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles. La clause est doublement signifiante. Elle rassure les États membres en rappelant que leurs spécialités seront respectées, elle inscrit en même temps ces identités dans le langage même du droit de l’Union, les transformant en une notion justiciable devant la Cour. Loin d’être un espace hors droit, l’identité nationale devient une catégorie juridique intégrée au système européen. Cette reconnaissance, toutefois, n’est pas une abdication. La CJUE reste maîtresse du jeu. Elle accepte d’entendre l’argument identitaire, mais le contrôle et le circonscrit. Dans les affaires Sayn-Wittgenstein (2010) ou Runevič-Vardyn (2011), la juridiction valida des restrictions liées à l’interdiction des titres de noblesse ou à l’orthographe des noms, en considérant qu’elles pouvaient relever d’éléments identitaires. Mais dans des affaires plus récentes, à l’exemple de Correia Moreira (2019) et surtout Coman (2018), elle refusa que l’identité nationale serve de paravent pour limiter la libre circulation et les droits fondamentaux. En effet, dans Coman, la Roumanie fut obligée de reconnaître, aux seules fins du droit de séjour, un mariage homosexuel contracté à l’étranger, malgré son droit interne. L’identité nationale ne saurait annihiler un droit européen reconnu à tout citoyen de l’Union.
Dans le même sillage, la grande chambre a, en novembre 2024 (Commission c. République Tchèque), franchi un pas important en matière d’identité nationale à propos de l’adhésion de ressortissants de l’UE aux partis politiques dans un État d’accueil. Reconnaissant d’abord que « l’organisation de la vie politique nationale », à laquelle contribuent les partis, « fait partie de l’identité nationale », la CJUE rappelle aussitôt que l’article 4 § 2 du TUE ne se lit jamais isolément : il se conjugue avec la citoyenneté de l’Union et les exigences démocratiques des articles 2 et 10 TUE, ainsi qu’avec l’article 22 TFUE relatif aux droits politiques des citoyens de l’Union. En d’autres termes : l’identité ne peut servir de paravent à une discrimination directe fondée sur la nationalité lorsqu’est en jeu la participation à la vie démocratique qui accompagne les droits de vote et d’éligibilité municipaux et européens. Le manquement est dès lors constaté : admettre l’adhésion des citoyens de l’Union non nationaux « ne saurait être considéré comme portant atteinte à l’identité nationale » de l’État membre. L’axe tracé par Coman se confirme : l’argument identitaire cède face aux droits de citoyenneté et aux exigences de la démocratie européenne. Cette remise au point trouve un écho puissant dans la doctrine des avocats généraux. Comme l’écrit D. Spielmann dans ses conclusions récentes sur l’État de droit, « [i]l s’ensuit que l’identité constitutionnelle d’un État membre ne peut prévaloir sur les fondements démocratiques de l’Union et de ses États membres, ni sur les valeurs communes consacrées par l’article 2 TUE. Une approche à géométrie variable en matière d’État de droit ne saurait être acceptable lorsqu’il s’agit de l’application du droit de l’Union ». L’avertissement est limpide : aucune invocation de l’« identité » n’est légitime si elle s’accompagne d’un affranchissement des exigences minimales de respect des droits fondamentaux et des « valeurs » qui sont au cœur du pacte fondateur de l’Union. La nuance apportée par T. Ćapeta, dans ses conclusions du 5 juin 2025 (Commission c. Hongrie), n’inverse pas la perspective ; elle la cadre : le projet de l’Union est bien d’établir un « cadre dans lequel différentes solutions constitutionnelles nationales peuvent être accueillies » (§ 220). Mais ce « pluralisme constitutionnel » habité par la Charte et les valeurs de l’article 2 du TUE n’autorise ni la relativisation des droits, ni la dégradation des garanties au nom de l’identité. Il organise la diversité ; il ne l’instrumentalise pas.
Tout compte fait, ce qui avait commencé comme une reconnaissance des traditions constitutionnelles communes et des valeurs nationales s’est mué en une véritable dialectique : l’Union accepte la diversité des identités, mais elle en fixe les limites. L’article 4 § 2 TUE est un compromis fragile : il protège les structures fondamentales des États, mais il ne permet pas de défaire l’acquis communautaire. Autrement dit, l’identité nationale n’est pas un droit de veto ; c’est une langue de la diversité, tenue de parler la grammaire des droits. Car, il faut bien s’en convaincre, le respect des identités n’est pas la négation de la primauté, il en est plutôt l’une des contreparties.
3°) La résurgence de l’identité constitutionnelle comme outil offensif
À côté l’identité nationale, l’identité constitutionnelle connaît à l’heure actuelle une résurgence spectaculaire. Ce n’est plus seulement une soupape, un bouclier destiné, à protéger quelques principes intangibles : elle devient parfois une arme offensive, mobilisée pour contester l’autorité du droit de l’UE, y compris dans des domaines qui touchent la substantifique moelle de l’État de droit.
En France, l’histoire commence avec la décision du Conseil constitutionnel de 2004, qui, tout en refusant de contrôler les lois de transposition des directives, s’était réservé une hypothèse : celle où une transposition heurterait aux normes expresses et propres de la constitution, qui deviendront en 2006 les principes inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Pendant longtemps, cette clause resta théorique, un instrument de dissuasion, une notion fonctionnelle. Mais en octobre 2021, le Conseil constitutionnel lui donna chair en identifiant pour la première fois un tel principe : l’interdiction de déléguer l’exercice de la force publique à des personnes privées. La digue était franchie. En juin 2025, la décision QPC Association Cimade marqua une nouvelle étape. Était en cause la protection du droit d’asile. Les juges de la rue Montpensier ont refusé de considérer ce droit comme un élément de l’identité constitutionnelle, en soulignant que l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union le garantissait déjà. Le message est heureux, mais ambivalent pour des juristes plus internistes : d’une part, la France ne sacralise nullement son droit d’asile comme une composante identitaire intangible ; d’autre part, elle consacre l’idée que, si un tel droit avait manqué au niveau européen, il aurait pu être érigé en élément de l’identité constitutionnelle.
Ailleurs en Europe, l’usage de l’identité constitutionnelle a pris une tournure plus radicale. En Allemagne, l’arrêt Weiss (2020) sur le programme de la BCE a vu la Cour de Karlsruhe qualifier un arrêt de la CJUE « d’inintelligible » et le juger ultra vires, provoquant une réaction sans précédent de la Commission européenne en engageant en juin 2021 une procédure d’infraction. Mais c’est surtout en Pologne que la rupture est consommée. Par sa décision du 7 octobre 2021 (K 3/21), le Tribunal constitutionnel a jugé certains articles du traité incompatibles avec la Constitution polonaise, contestant frontalement la primauté du droit de l’Union et invoquant l’« identité constitutionnelle » comme un moyen de retrouver sa souveraineté. L’identité y devient donc un instrument de démantèlement de l’État de droit, en s’opposant directement à l’indépendance des juges et à la protection juridictionnelle effective. La Slovaquie apparaît aujourd’hui engagée sur une même pente. Des réformes constitutionnelles récentes cherchent à affirmer la primauté de l’« identité nationale » dans des domaines sensibles, à l’exemple de la famille, l’éducation ou la reconnaissance des minorités. Cette évolution est inquiétante, puisqu’elle laisse présager une instrumentalisation de l’identité à des fins politiques, au détriment de l’intégration et des droits fondamentaux
Au bout du compte, ces évolutions attestent d’un glissement préoccupant : ce qui était conçu comme une contre-limite destinée à protéger les principes intangibles de chaque ordre constitutionnel est désormais parfois utilisé comme une arme pour affaiblir l’intégration européenne, voire pour remettre en cause les valeurs mêmes sur lesquelles elle repose.
4°) Tenir sans rompre : la juste place des identités
Les contre-limites au droit de l’Union européenne expriment une tension constitutive du projet européen : la primauté est indispensable pour assurer l’unité et l’efficacité du droit commun, mais les identités – qu’elles soient nationales et constitutionnelles – rappellent que l’intégration ne peut se faire au prix de l’effacement des singularités, des particularités locales. Pendant assez longtemps, ce jeu d’équilibre s’est traduit par des ajustements prudents. L’identité nationale, consacrée par l’article 4 § 2 du TUE, a permis de ménager des marges là où les traditions divergeaient profondément, sans pour autant remettre en cause les libertés fondamentales. L’identité constitutionnelle, forgée par les Cours nationales, s’est affirmée comme une ultime réserve, rarement mobilisée. Mais l’actualité récente dévoile une réalité plus troublante. Les juridictions polonaises, et peut-être demain d’autres États, brandissent l’identité non plus pour protéger l’engagement fondateur et les droits fondamentaux, mais pour s’en affranchir, s’y soustraire. L’identité devient un instrument de « divorce », une arme dirigée contre le projet de l’Union européenne : l’intégration. Face à ce risque, la primauté doit rester la pierre angulaire de l’Union. Elle ne saurait être un absolu sourd aux traditions, mais elle demeure la garantie que l’Europe ne se fragmente pas en une mosaïque de souverainetés concurrentes. Les juges, à Luxembourg comme dans les capitales européennes, sont appelés à maintenir cet équilibre précaire : une Europe unie dans la diversité, mais non pas divisée au nom des identités.