Parfois, c’est dans l’infinitésimal, dans le banal, dans le détail d’une affaire sans panache, que le droit exhibe le plus ostensiblement ses limites, ses lacunes. Une simple disparition, une question de qualification, et voilà que se lézardent les règles juridiques et certaines catégories conceptuelles que l’on croyait les plus sereines. L’affaire de la petite Felicísima appartient à ces instants où le droit est contraint, bien malgré lui, de faire face à son impuissance. Une fillette embarque avec sa mère à l’aéroport de Barcelone ; leur chienne, trop grande pour voyager en cabine, est placée en soute ; or, elle s’échappe, disparaît, ne reparaît plus. La mère, Mme X., demande réparation du préjudice moral causé par la perte. La compagnie aérienne ne décline nullement sa responsabilité, mais elle décide de limiter la réparation au montant prévu par la convention de Montréal en cas de perte d’un « bagage », soit 1 131 « droits de tirage spéciaux », c’est-à-dire 1 400 €. Alors saisi du litige, et mal à l’aise devant l’assimilation d’un animal de compagnie à un « bagage » – d’autant plus que le droit positif, autant européen qu’espagnol, n’a cessé de s’amender à propos du statut de l’animal –, le tribunal de commerce de Madrid sursoit à statuer et interroge la CJUE : un animal de compagnie doit-il être, du point de vue du droit international et européen de la responsabilité, juridiquement traité comme un pur et simple « bagage » ?

Devant un sujet aussi chargé et polémique symboliquement, certains ont pu espérer un geste d’audace, un mouvement analogue à celui que la Cour de Strasbourg accomplit depuis quelque temps au sujet du réchauffement climatique – allant jusqu’à reconnaître, par-delà la rédaction des énoncés normatifs un droit des individus à une protection effective contre les atteintes graves que le dérèglement climatique peut porter à leur vie, leur santé, voire leur bien-être[1], et dont elle définit les contours en précisant les obligations procédurales qui pèsent sur les États[2]. Cette reconnaissance, à la fois courageuse et fondatrice, dans une époque où l’urgence écologique se heurte encore à d’irréductibles climatoscepticismes, pourrait laisser croire que les juges seraient appelés, quand ils rencontrent les insuffisances du langage juridique, à infléchir les catégories qui composent les règles juridiques, à desserrer les cadres, à entrouvrir l’armature des concepts et de la lettre pour qu’y circule un sens original ; à « faire loucher » l’application de la  norme, non pour la déformer, mais pour mieux en découvrir les virtualités heureuses encore inaperçues. Tout se passe comme si les juges devaient être transgressifs lorsque le thème et les circonstances l’exigent. Non dans l’objectif d’« ébranler la solidité des fondements […] ni fai[re] […] resplendir l’autre côté du miroir »[3], de tout déborder, tout récuser, mais pour mettre au jour certaines limites, ainsi que leurs partages[4]. Autrement dit, l’on aurait pu souhaiter de la CJUE attitude comparable, c’est-à-dire la reconnaissance, par-delà la lettre des textes normatifs, que l’animal ne peut pas être subsumé dans la catégorie de « bagage », qu’il excède la grammaire qui le relègue encore et toujours du côté des « choses » – dans son opposition franche avec la catégorie de « sujet ».

Mais la CJUE ne s’est pas engagée dans cette voie. Elle s’est tenue scrupuleusement au texte, rien qu’au texte. Elle rappelle que l’Union, en vertu de l’article 13 TFUE, reconnaît la sensibilité animale et n’en fait pas un impératif de second rang[5] ; mais elle reconnaît que la Convention de Montréal, comme l’élucident certains travaux préparatoires[6], n’exclut pas que la chienne puisse relever de la notion de « bagage » de l’article 17 § 2 de ladite Convention[7]. Les précautions de raisonnement et de langage ajoutées – comme pour dédramatiser, sans la dissiper, la violence symbolique attachée à une telle assimilation – n’évitent pas l’embarras : elles en montrent, à rebours, la profondeur. Il suffit, pour s’en assurer, d’observer les réactions vives du monde associatif et de la presse à la suite de l’arrêt. Et pourtant, cette retenue, que certains ont estimé pernicieuse, est loin d’être insignifiante. Elle est même, dans le contexte actuel, tout particulièrement significative. Alors que la CJUE a été, à de nombreuses reprises, accusée de prendre trop de libertés avec le libellé des textes – ou encore d’instrumentaliser certains grands principes pour imposer ses vues au droit des États[8] –, voilà qu’on lui reproche d’avoir été trop fidèle aux règles, trop respectueuse de leurs lettres, trop scrupuleuse dans leur interprétation et application in concreto. Devant une telle ambiguïté, il faut peut-être, à l’inverse, saluer la posture embrassée : non parce que sa conclusion nous apparaît complètement satisfaisante, mais parce qu’elle a le mérite de rappeler la mission première de toute juridiction, celle de juris dictio. Et, plus encore, à un moment où le spectre du « gouvernement des juges » refait surface dans le débat public, nourri par des condamnations très médiatisées et des discours saturés d’une rhétorique confusionniste[9] qui met en doute l’indépendance et l’impartialité des juridictions, jouant des affects collectifs et ravivant la vieille peur de l’arbitraire judiciaire, ce refus d’une interprétation (trop) constructive destinée à remodeler les règles juridiques envoie un message fort. Loin d’être un renoncement[10], ce refus doit surtout être perçu comme une forme de résistance. Résistance à l’exigence de validation immédiate de toutes revendications, résistance aux vents mauvais qui tourmentent aujourd’hui l’opinion et l’inspirent des propos dangereux. C’est, en définitive, un rappel discret, mais ferme – et peut-être même une promesse – que la CJUE nous fait[11] : il n’y a pas d’État de droit sans fidélité aux règles du droit. Enfin, on aurait tort de considérer que la juridiction, ce faisant, enténèbre le droit. Au contraire, ici, elle clarifie et élucide l’interprétation européenne officielle de la Convention de Montréal, dans une logique harmonisatrice à laquelle elle  a déjà souscrit, notamment à propos des conventions internationales relatives à l’aviation civile. Elle est donc pleinement, et contre toute apparence, dans son rôle – voire encore dans ses  fonctions constitutives. Il faut ajouter que l’exercice est d’autant plus important que la Convention de Montréal est une convention de droit international privé dont l’efficacité dépend, essentiellement, de l’uniformité de son interprétation : en clarifiant son sens, la CJUE ne parle donc pas seulement pour l’UE, elle participe également à la cohérence de son application au-delà de l’Union.

Toutefois, si la Cour est, en un sens, dans son « bon droit », quelque chose demeure pourtant insatisfaisant après lecture de l’arrêt – et ce quelque chose ne tient ni à la méthode herméneutique adoptée, ni aux outils employés, ni à la motivation elle-même. Il tient plutôt aux énoncés juridiques qui rendent impossible toute autre conclusion. Il tient à cette dialectique « personne/bagage » qui les traverse et les charpente. À ces deux concepts « antithétiques asymétriques »[12] qui ne peuvent s’appliquer qu’unilatéralement, et enferment le réel dans une alternative trop étroite, trop tronquée. Or, qualifier un animal de « bagage » n’est pas un geste gratuit. Car le langage n’est pas innocent et jamais indifférent. Il transporte avec lui tout une métaphysique ; il charrie des présupposés ; il reconduit des hiérarchies. En choisissant le terme « bagage », la décision reconduit, à bien regarder, silencieusement l’idée que l’animal relève du domaine de l’inerte, de la « réité » – à rebours de la conviction qui semble s’être profondément ancrée : l’animal est l’égal des êtres humains[13]. En même temps, comme l’avouait G. Gusdorf, chaque mot est un « index de valeur »[14] : il ne se borne pas à désigner, il ordonne ; il distribue les places, il modèle la compréhension du monde. Au fond, le mot véhicule une certaine image du monde et, bien souvent malgré lui, en fixe l’interprétation ; il dicte ce qui compte et ce qui ne compte pas.

Le malaise naît ainsi moins de la réponse de la CJUE que, semble-t-il, de l’architecture conceptuelle qui la rendait presque inéluctable. Car le droit international de la responsabilité demeure structuré par une vieille summa divisio entre « sujet » et « chose », entre « personne » et « bagage », à laquelle aucune réponse n’a encore été trouvée. Tant que cette syntaxe restera inchangée, tant que les règles juridiques internationales ne disposeront pas d’autres catégories, la conclusion ne pourra être que celle-là, même en droit de l’Union. Somme toute, ce n’est pas seulement le mot de « bagage » qui blesse, mais l’impossibilité, encore aujourd’hui, de qualifier autrement les animaux de compagnie à partir du droit positif. C’est pourquoi l’arrêt Felicísima ne doit pas être lu comme une défaite, mais comme un révélateur, un catalyseur. La Cour n’a rien maquillé ni étouffé. Au contraire – et c’est en ce sens qu’elle est vraiment transgressive –, elle a démontré, probablement malgré elle, mais avec une clarté rare, la ruine et l’insuffisance des catégoriques conceptuelles qui composent la syntaxe juridique actuelle. Mieux : elle a mis en évidence la métaphysique anthropocentrique qui continue de traverser et d’inspirer le droit en général et le droit international de la responsabilité en particulier : celle qui érige l’humain en « centre » et étalon de mesure du vivant. Si cette métaphysique est actuellement simplificatrice, mutilante, ce n’est pas à la Cour de la défaire, mais à ceux qui font le droit. Aux États, donc, de prendre leur responsabilité pour faire évoluer les règles – et leurs ressources conceptuelles – en vigueur. Or, la tâche est loin d’être aisée, comme l’ont exposé des évolutions récentes : ni la loi du  16 février 2015 ni l’affaire célèbre du « bichon frisé » du 9 décembre 2015 n’ont permis de changer véritablement la place juridique de l’animal. Elles ont, à l’opposé, laissé les animaux de compagnie dans un état de « lévitation »[15], suspendus entre l’ordre des « choses » et celui des « sujets ». Là où le Code civil québécois affirme sans ambages que « Les animaux ne sont pas des biens »[16], le droit français demeure retenu, hésitant, comme s’il n’osait encore franchir le seuil conceptuel qu’il pressent pourtant.

Tout compte fait, le véritable enjeu n’est pas de savoir si un animal est un « bagage », ni même de juger la Cour – puisque, dans l’état actuel du droit positif, elle ne pouvait pas juger différemment. L’enjeu est d’admettre que le droit international de la responsabilité manque encore des moyens conceptuels nécessaires pour dire ce que le monde lui présente, pour accueillir les transformations sociales et philosophiques déjà à l’œuvre. Et c’est là que s’ouvre le travail : non dans la critique des juges, mais dans la réélaboration patiente des catégories qui structuraient jusqu’alors nos énoncés pour de se donner une nouvelle « fenêtre » sur le monde[17] ; non dans l’indignation sans nuances, mais dans la refondation lente de la syntaxe normative ; dans l’effort d’inventer une langue du droit inclusive[18], car capable d’accueillir d’autres formes de vie sans commettre une quelconque injustice – et tout spécialement ce que M. Fricker a dévoilé : des injustices épistémiques[19].

Le monde, lui, a déjà changé.

Ce sont les mots du droit qui, eux, tardent encore à le rejoindre.

[1] CEDH [GC], 9 avril 2024, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, req. n° 53600/20 [§ 519].

[2] CEDH, 28 octobre 2025, Greenpeace Nordic et autres c. Norvège, req. n° 34068/2 [§§ 314-324].

[3] M. Foucault, Préface à la transgression, Lignes, Paris, 2012, p. 19.

[4] Ibid., pp. 20-22.

[5] Dans une certaine mesure : CJUE [GC], 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a. c. Vlaamse Regering, aff. C-336/19.

[6] CJUE, 16 octobre 2025, Felicísima c. Iberia Líneas Aéreas de España SA Operadora Unipersonal, aff. C‑218/24 [pt. 33].

[7] Ibid. [pt. 45].

[8] Voir : J.-É. Schoettl, « L’Europe instrumentalise la notion d’État de droit », Commentaires, n° 181, 2023, pp. 65-76. Et pour approfondir la critique : Y. Lécuyer, « La diabolisation de la Cour européenne des droits de l’Homme », RDLF [En ligne], chron. n° 11, 2023.

[9] Voir : P. Corcuff, La Grande Confusion : Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, coll. “Petite encyclopédie critique”, Paris, 2021, 672 p.

[10] Car rout refus n’est pas un renoncement : A. Camus, « Le vent à Djémila », in Noces et L’été, Gallimard, coll. “Folio”, Paris, 1959, pp. 23-32, spéc. p. 27.

[11] Surtout à la lumière de certains arrêts : CJUE, 4 septembre 2025, « R » S.A. c. AW « T » sp. z o.o., aff. C‑225/22 [pt. 47].

[12] Au sens de : R. Koselleck, « Zur historisch-politischen Semantik asymmetrischer Gegenbegriffe », in Vergangene Zukunft: Zur Semantik geschichlicher Zeiten, Suhrkamp, Francfort, 1989, pp. 211-259, spéc. pp. 211-213

[13] Pour quelques réflexions récentes qui relancent le sujet : A. Shanker et G. Martinico, « Legal Approaches to Animal Protection: Do Instrumentalism and Welfarism Help or Hinder Abolitionism? », Liverpool Law Review, n° 46, 2025, pp. 327-356.

[14] G. Gusdorf, La parole, PUF, coll. “Quadrige”, Paris, 1952 [rééd. 2013], p. 9.

[15] J.-P. Marguénaud, « L’animal dans le nouveau code pénal », D. 1995, p. 187.

[16] Article 898 du Code civil du Québec.

[17] Voir : G. Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Verdier, coll. “Philia”, Paris, 2004, 480 p.

[18] Voir : S. Rutledge-Prior, Multispecies Legality : Animals and the Foundation of Legal inclusion, Cambridge UP, Cambridge – New York, 2025, p. 129.

[19] M. Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Oxford UP, Oxford, 2007.