§I – Textes normatifs de référence

Sources primaires du droit de l’Union

  • Article 2 du Traité sur l’Union européenne
  • Article 49 du Traité sur l’Union européenne
  • Article 50 du Traité sur l’Union européenne
  • Critères de Copenhague

Documents et déclarations officielles

§II – Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

  • CJUE [GC], 20 avril 2021, Repubblika contre Il-Prim Ministru, aff. C-896/19.
  • CJUE [AP], 16 février 2022, Hongrie c. Parlement et Conseil, aff. C-156/21.

Pour approfondir :

  • C. Rapoport, « Chronique Action extérieure de ‘’UE – La guerre d’agression de la Russie envers l’Ukraine « relance » le processus d’élargissement de l’Union », RTDE 2022, p. 510 et s. ; Élargir et réformer l’Union : la feuille de route du « Groupe des Douze », par Olivier Costa et Daniela Schwarzer, en ligne, 4 octobre 2023 ; A. Ivan, « L’Union européenne des 27 : logiques et conditionnalités de l’élargissement », in A. Liebich et A. Germond, (dir.), Construire l’Europe : Mélanges en hommage à Pierre du Bois, Genève, Graduate Institute Publications, 2008, pp. 238-245 ; A. Buzelay, « Les défis de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est », Revue de l’Union européenne, n° 637, 2020, pp. 256-260; P. Magnette (dir.), La Grande Europe, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, coll. “Études européennes”, 2004 ; L. Whithead, « L’élargissement de l’Union européenne : Une voie risquée de promotion de la démocratie », Revue internationale de politique comparée, n° 2, 2001, pp. 305-332 ; Y. Petit, « Quelques réflexions sur la capacité d’intégration de l’Union européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n° 506, 2007, pp. 153 et s. ; F. Dehousse, « Les enjeux de l’élargissement de l’Union européenne », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1600, 1998, pp. 1-43 ; L. Lebon, « Les extension du territoire de l’Union européenne », Répertoire de droit européen octobre 2019 ; G. Joly, « Le processus d’élargissement de l’Union européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne 2002, p. 239 ; C. Lesquesne, « Les difficultés françaises à penser la grande Europe », Esprit, n° 1, 2023, pp. 13-17 ; J. Rupnik, « Changement d’époque en Europe », Paysan & société, n° 395, 2022, pp. 16-21 ; P. Orcieu, « Carte de l’Union européenne en 2023 », 1er janvier 2023.

1°) L’adhésion comme logique originaire de la construction européenne

L’élargissement n’est pas une invention tardive de l’Union. Il est inscrit dans les gènes mêmes du projet communautaire. La déclaration Schuman de mai 1950, souvent citée pour son rôle fondateur, est trop rarement lue pour ce qu’elle dit de l’ouverture du projet. Certes, l’objectif immédiat est la pacification franco-allemande par la mise en commun du charbon et de l’acier. Mais cette solidarité de production est explicitement pensée comme ouverte à tous les pays qui souhaiteraient y participer. Autrement dit, le projet communautaire n’est pas conçu comme un pacte exclusif entre quelques États fondateurs, mais comme un noyau destiné à s’élargir progressivement, à mesure que d’autres peuples européens accepteraient d’entrer dans cette logique de solidarité économique et politique. La pacification du continent, si elle devait être réelle, ne pouvait se limiter à une zone étroite entourée d’États exclus. Cette intuition se double d’une ambition économique explicite : l’unification progressive des conditions de production devait permettre une prospérité partagée, condition elle-même de la stabilité politique. L’élargissement n’était donc pas un simple supplément politique, mais une condition structurelle de réussite du projet communautaire.

Cette ouverture se retrouve, sans surprise, dans les traités fondateurs. La CECA, la CEE et la CEEA contiennent toutes une clause permettant l’adhésion ultérieure de nouveaux États. La formulation est lapidaire : « tout État européen peut demander à adhérer ». Mais une telle brièveté est trompeuse. Elle traduit à la fois une volonté de ne pas figer les frontières de l’Europe juridique et un choix politique clair : ne pas fermer, par avance, la porte de l’intégration. La Commission elle-même, dès les années 1960, insiste sur le fait que l’élargissement comporte des risques, notamment celui d’un affaiblissement de la cohésion communautaire, mais qu’il relève néanmoins de la vocation même de la Communauté que de les assumer lorsqu’il s’agit de poursuivre l’unification européenne. L’adhésion apparaît ainsi, dès l’origine, comme un pari politique conscient, et non comme une conséquence automatique de la réussite économique des Communautés.

Ce mouvement d’ouverture, inscrit dès l’origine dans l’architecture du projet communautaire, éclaire rétrospectivement les tensions contemporaines qui entourent aujourd’hui toute nouvelle adhésion.

2°) L’adhésion comme geste fondateur et aujourd’hui comme moment de vérité

On discute souvent de l’adhésion à l’Union comme d’un simple mouvement d’extension territoriale du projet communautaire. Une lecture rapide de l’histoire des traités et des vagues d’élargissement donne, il est vrai, l’illusion d’un processus quasiment mécanique : des États candidats, des négociations longues, un traité d’adhésion, puis l’intégration progressive dans l’ordre juridique de l’Union. Pourtant, cette narration linéaire est trompeuse. L’adhésion n’est ni un phénomène secondaire ni un simple outil technique de croissance institutionnelle. Elle est, depuis l’origine, l’un des lieux privilégiés où se joue la définition même de l’UE. L’originalité de cette dernière tient précisément à ceci : elle ne s’est jamais pensée comme une organisation close, mais elle n’a jamais non plus accepté de s’ouvrir sans condition. L’adhésion se situe à l’intersection de deux logiques constitutives – et potentiellement contradictoires – du projet européen : (i) l’universalisation progressive du projet de pacification du continent et (ii) la préservation d’un noyau normatif suffisamment homogène pour permettre une intégration réelle. En somme, l’UE n’existe pas seulement par ce qu’elle intègre, mais par ce qu’elle exige de ceux qui souhaitent la rejoindre.

Longtemps, l’élargissement a été perçu comme un moteur naturel de la construction européenne : élargir, c’était stabiliser, démocratiser et pacifier. Aujourd’hui, ce même élargissement apparaît plus volontiers comme une épreuve de cohérence, voire comme une source d’inquiétude existentielle. Les crises contemporaines – à l’exemple de la crise de l’État de droit, retour de la guerre sur le continent, tensions géopolitiques, remise en cause des valeurs communes – ont déplacé la question : il ne s’agit plus seulement de savoir si l’Union peut s’élargir, mais à quelles conditions elle peut encore le faire sans totalement se défaire.

Ce dossier se propose précisément d’interroger l’adhésion et de démontrer qu’elle est devenue un point de cristallisation de constitutionnalisme européen : une scène où se rencontrent l’histoire longue de l’intégration, la normativité des valeurs européennes et les fragilités structurelles de l’Union européenne actuelle.

3°) L’adhésion sans retour ? De l’irréversibilité supposée au droit de retrait

Pendant longtemps, l’adhésion à l’Union a été pensée comme un engagement, pourrait-on dire, irréversible. Les traités fondateurs ne prévoyaient aucun droit de retrait explicite, ce qui a nourri une importante littérature doctrinale opposant deux lectures : celle d’une adhésion définitive, inscrite dans un projet d’intégration sans limites temporelles, et celle d’une adhésion juridiquement réversible faute d’interdiction explicite. Mais ce débat, purement juridique, masquait une réalité politique : aucun ordre juridique ne peut retenir durablement un État souverain décidé à partir. Les rares précédents de retrait – Algérie, Groenland – ne permettaient toutefois pas d’en déduire l’existence d’un véritable droit de retrait des Communautés.

C’est le traité de Lisbonne qui met fin à cette ambiguïté en consacrant explicitement le droit de retrait à l’article 50 du TUE. Pour la première fois, le droit primaire organise la sortie comme une hypothèse normale, juridiquement encadrée, distincte de l’adhésion, mais pleinement reconnue.

Cette consécration a une portée symbolique considérable. Elle rompt avec l’idée, longtemps implicite, selon laquelle l’Union serait un projet naturellement irréversible, orienté exclusivement vers une « union sans cesse plus étroite ». L’adhésion cesse d’être un engagement existentiel irrévocable pour devenir un choix politique réversible, assumant l’idée que l’intégration repose, in fine, sur la volonté persistante des États. Le retrait du Royaume-Uni en 2020 achève, en quelque sorte, transformer le sens politique de l’adhésion. Celle-ci n’est plus le seuil au-delà duquel toute remise en cause deviendrait impensable. Entrer dans l’Union n’interdit plus d’en sortir ; réadhérer suppose, de nouveau, de passer par la procédure de l’article 49 du TUE. Cette réversibilité modifie profondément la perception même de l’élargissement : si l’on peut sortir, on ne peut plus entrer sans garanties accrues.

4°) Les vagues d’adhésion et la montée des inquiétudes fonctionnelles

L’histoire des Communautés européennes, puis de l’UE, est indissociable des vagues successives d’adhésion qui ont progressivement étendu leur périmètre géographique, politique et normatif. Pourtant, cette dynamique d’élargissement, longtemps perçue comme naturelle, voire nécessaire, a été accompagnée dès l’origine de doutes récurrents, dont l’intensité n’a cessé de croître à mesure que l’Union s’est élargie. Loin d’être un phénomène récent, la mise en question de la capacité d’intégration de l’UE accompagne presque chaque étape de son histoire.

Les premières candidatures à l’adhésion interviennent dès le début des années 1960. En 1961, le Danemark, l’Irlande et la Norvège, suivis en 1962 par le Royaume-Uni, déposent une première demande d’adhésion aux Communautés européennes. Ce mouvement est brutalement interrompu par le veto opposé en 1963 par le général de Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni, veto qui entraîne également le retrait des autres candidatures. Dès ce stade, l’adhésion apparaît comme un acte hautement politique, dépendant moins de critères juridiques formalisés que d’une certaine idée de la finalité du projet communautaire. Le scepticisme français à l’égard du Royaume-Uni révèle déjà la crainte d’un État jugé insuffisamment engagé dans la logique d’intégration. Ce n’est qu’en 1973, après un second veto français en 1967 puis le départ du général de Gaulle, que le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni adhèrent effectivement aux Communautés, portant leur nombre à neuf. La Norvège, qui avait participé aux négociations, rejette toutefois son adhésion par référendum. Ce refus populaire, renouvelé en 1994 à l’issue d’un second processus de négociation, constitue un premier message fort : l’adhésion n’est pas automatiquement désirée, même par des États objectivement proches des États membres.

Les adhésions de la Grèce en 1981, puis de l’Espagne et du Portugal en 1986, marquent une nouvelle étape. Elles sont indissociables de la sortie des dictatures et s’inscrivent dans une logique explicitement politique : consolider des démocraties encore fragiles par leur ancrage européen. Mais ces élargissements suscitent également des interrogations, notamment quant à la solidité économique et institutionnelle de ces États, révélant une tension déjà perceptible entre l’idéal politique de l’élargissement et les exigences fonctionnelles de l’intégration. Parallèlement, certaines candidatures avortées – telle celle du Maroc en 1984, rejetée au motif que cet État n’est pas « européen » – contribuent à préciser négativement les contours de l’UE et à rappeler que l’élargissement, s’il est ouvert, n’est pas indifférencié.

La décennie 1990 marque un tournant. La demande d’adhésion de la Suisse en 1992, rapidement mise en sommeil à la suite du rejet par référendum de l’adhésion à l’Espace économique européen, souligne une autre limite du processus : l’adhésion suppose une acceptation populaire durable des contraintes de l’intégration. À l’inverse, l’adhésion en 1995 de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède – États économiquement stables et démocratiquement consolidés – est souvent perçue comme relativement peu problématique, même si la Norvège choisit à nouveau de rester en dehors de l’Union. Les élargissements de 2004 et 2007 constituent cependant une rupture qualitative. Jamais l’Union n’avait intégré, en une seule vague, un nombre aussi important d’États, aux trajectoires historiques, économiques et constitutionnelles aussi diverses. L’adhésion de dix États en 2004, principalement issus de l’Europe centrale et orientale, puis de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, transforme profondément la physionomie de l’Union. L’élargissement cesse alors d’être perçu comme un simple approfondissement géographique pour devenir une épreuve structurelle pour le fonctionnement de l’UE. L’adhésion de la Croatie en 2013, plus isolée, apparaît déjà comme le produit d’un processus considérablement allongé et durci. Enfin, le retrait du Royaume-Uni en 2020 constitue un événement sans précédent : pour la première fois, une vague d’« élargissement négatif » vient interrompre le récit largement linéaire d’une UE toujours plus vaste. Ce retrait nourrit rétrospectivement les interrogations anciennes sur la compatibilité de certains États avec la logique même de l’intégration.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le Brexit, le processus d’élargissement ne s’est pas arrêté. Dix États disposent aujourd’hui du statut de candidat : la Turquie, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Serbie, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Moldavie, l’Ukraine, la Géorgie et, depuis 2022, le Kosovo. Toutefois, cette apparente vitalité masque une réalité plus contrastée. Les négociations d’adhésion ne sont effectivement ouvertes que pour un nombre limité d’États, et certaines d’entre elles sont bloquées depuis de nombreuses années, comme c’est le cas pour la Turquie depuis 2018 en raison de violations persistantes des critères politiques. L’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie décidée en décembre 2023 confirme que l’élargissement demeure un instrument privilégié de la stratégie géopolitique européenne, mais elle accentue simultanément les tensions internes quant à la capacité réelle de l’Union à intégrer de nouveaux membres.

Juridiquement, la possibilité d’adhérer à l’UE n’a jamais été remise en cause. Les grandes révisions des traités – Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Lisbonne – ont maintenu, voire renforcé, la vocation inclusive de l’UE, aujourd’hui consacrée à l’article 49 TUE. Pourtant, la permanence de cette ouverture formelle contraste avec l’intensification des doutes politiques. À mesure que le nombre d’États membres augmente, les craintes évoluent : d’abord marginales, elles deviennent structurelles. La question n’est plus seulement de savoir si un État candidat est prêt à rejoindre l’UE, mais si l’Union elle-même est capable de continuer à fonctionner en s’élargissant. Le sentiment d’un décalage croissant entre l’approfondissement nécessaire de l’intégration et l’élargissement effectif nourrit une réflexion critique sur le rythme et l’ampleur du processus. Ce doute est particulièrement visible dans les réactions suscitées par les candidatures présentées à la suite de la guerre en Ukraine. Les propos du président Emmanuel Macron, soulignant la nécessité de ne pas réduire la réponse européenne à la seule logique de l’élargissement, traduisent une inquiétude largement partagée : l’adhésion rapide de nouveaux États pourrait fragiliser l’unité et la stabilité de l’Union. La création de la Communauté politique européenne témoigne de cette hésitation : offrir un cadre de coopération renforcée sans trancher immédiatement la question de l’adhésion. Les déclarations de Charles Michel sur la « Communauté géopolitique européenne » s’inscrivent dans la même logique : penser l’Europe au-delà de l’Union sans pour autant renoncer à l’adhésion comme horizon. Il en résulte un enchevêtrement croissant entre élargissement, voisinage et appartenance différenciée, qui complexifie la lecture du projet européen.

 Ces hésitations contemporaines ne sont pas entièrement nouvelles. Elles font écho à une ambiguïté plus profonde du projet européen, parfois qualifiée de « péché originel » : l’absence de définition claire et partagée de sa finalité ultime. Les élargissements successifs ont souvent permis de négocier sur de nombreux aspects techniques et institutionnels, sans toujours clarifier l’essentiel : ce que signifie, au fond, faire pleinement partie de l’UE. Cependant, l’évolution des processus d’adhésion suggère une tentative de correction progressive de cette ambiguïté. La place croissante accordée aux valeurs de l’Union, aux critères politiques et à l’État de droit traduit une volonté de tirer les leçons des élargissements passés. L’élargissement ne disparaît pas ; il se transforme. Il devient un instrument plus sélectif, plus normatif, mais aussi plus conflictuel. Finalement, quelles que soient les réserves qu’il suscite, l’élargissement demeure un mouvement en cours, réactivé par la guerre en Ukraine et assumé comme un investissement géostratégique. Mais il constitue désormais moins une évidence qu’une question centrale, révélatrice des tensions constitutives de l’UE contemporaine.

5°) De l’ouverture à la sélection : la montée en puissance des critères d’éligibilité

Si l’élargissement constitue l’un des fils directeurs de l’histoire de la construction européenne, sa poursuite a progressivement mis en lumière une tension fondamentale : l’ouverture du projet européen ne peut être indifférente à son contenu normatif. En d’autres mots, l’Union ne peut s’élargir sans se définir, et plus elle s’élargit, plus elle est contrainte de préciser les conditions de son ouverture. C’est dans ce contexte qu’a émergé, puis s’est renforcée, la logique des critères d’éligibilité à l’adhésion.

À l’origine, le droit primaire brillait par sa grande sobriété. Les traités fondateurs des Communautés se contentaient d’affirmer que tout État européen peut demander à adhérer, sans préciser davantage les conditions substantielles d’une telle adhésion. Cette concision a parfois été interprétée comme la marque d’un certain idéalisme fondateur, voire d’une naïveté institutionnelle. En réalité, elle traduisait très probablement un choix politique délibéré. En l’absence de certitude quant à l’évolution future du continent – Europe encore divisée par la guerre froide, régimes autoritaires au Sud, fermeture de l’Est sous domination soviétique –, il apparaissait peu opportun de figer juridiquement les contours du projet européen. Une définition précise des conditions d’adhésion aurait risqué d’enfermer l’avenir de l’intégration dans un carcan normatif rigide, difficilement amendable sans révision des traités. L’indétermination constituait donc une « technique de souplesse », permettant aux Communautés d’adapter leur politique d’élargissement aux circonstances historiques. Ce choix originel n’en était pas moins porteur d’ambiguïtés. Le seul critère explicitement posé – être un « État européen » – recouvrait une double exigence : être un État au sens du droit international, et être européen. Or, ni l’une ni l’autre de ces notions n’était véritablement définie par le droit communautaire. La question de l’existence étatique n’a guère suscité de difficultés pratiques majeures, la pratique révélant une approche pragmatique, parfois tolérante à l’égard d’États dont la maîtrise territoriale ou la reconnaissance internationale était imparfaite. En revanche, la notion d’« État européen » s’est révélée bien plus problématique.

De prime abord, l’exigence d’européanité semble renvoyer à un critère purement géographique. Mais cette approche se heurte rapidement à l’absence de frontière naturelle incontestable du continent européen, notamment à l’Est et au Sud-Est. La chute de l’URSS a, à cet égard, profondément bouleversé les certitudes antérieures. Là où une frontière politique claire séparait jadis Europe et non-Europe, s’est ouvert un espace d’incertitude géographique et stratégique. Les débats suscités par la candidature de la Turquie illustrent particulièrement cette difficulté. Bien que majoritairement situé en Asie, cet État est membre du Conseil de l’Europe et a été reconnu comme État candidat par le Conseil européen d’Helsinki en 1999. À l’inverse, la candidature du Maroc a été rejetée en 1987 au motif explicite que cet État n’est pas européen. Ces exemples révèlent l’insuffisance d’une lecture strictement géographique du critère. Progressivement, la pratique institutionnelle et le discours politique ont fait émerger une approche plus substantielle : être un État européen, ce n’est pas seulement être situé en Europe, c’est participer à un espace historique, politique et axiologique commun. Comme l’a relevé la Commission européenne dès le début des années 1990, l’identité européenne ne peut être réduite à une formule simple ; elle résulte d’une combinaison évolutive d’éléments géographiques, culturels, politiques et juridiques. Les frontières de l’UE ne sont donc pas données une fois pour toutes ; elles se construisent à mesure que se précise ce qui est attendu des États qui souhaitent la rejoindre.

Cette conception substantive de l’européanité ouvre cependant une difficulté majeure : plus la notion devient normative, plus elle appelle des critères précis, et plus elle risque de transformer l’adhésion en un mécanisme de sélection exigeant, potentiellement excluant.

C’est la perspective de l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale qui a révélé, avec une acuité toute singulière, l’inadaptation du cadre juridique originel. Jamais auparavant l’Union – et avant elle les Communautés – n’avait été confrontée à l’intégration simultanée d’États aussi nombreux, marqués par des trajectoires économiques, sociales et constitutionnelles aussi éloignées de celles des États membres. Les premières adhésions avaient déjà suscité des inquiétudes ponctuelles : compatibilité économique du Royaume-Uni, fragilités démocratiques du Sud de l’Europe. Mais ces interrogations restaient circonscrites et reposaient souvent sur l’idée que l’adhésion favoriserait elle-même la stabilisation des États concernés. La situation était radicalement différente pour les pays d’Europe centrale et orientale. La distance structurelle était trop grande pour que l’intégration puisse être pensée comme immédiate. Dans un tel contexte, l’UE s’est trouvée face à un dilemme : soit assumer un élargissement rapide au risque d’une déstabilisation profonde de son fonctionnement interne, soit conditionner strictement l’adhésion au respect de critères substantiels, transformant ainsi l’ouverture en processus de sélection progressive.

La réponse apportée par l’Union ne s’est pas limitée à une réforme procédurale. Elle a consisté en une véritable transformation de la philosophie de l’adhésion. Les critères d’éligibilité, explicités à partir du Conseil européen de Copenhague de 1993, ne sont pas de simples conditions techniques ; ils constituent, in fine, un outil de gouvernement de l’élargissement. Par leur nature même, ces critères remplissent différentes fonctions. Ils permettent, tout d’abord, à l’Union de rassurer ses États membres quant à la compatibilité des futurs adhérents avec l’acquis existant. Ils offrent ensuite aux États candidats une feuille de route, parfois longue et exigeante, destinée à orienter leurs réformes internes. Enfin, ils confèrent aux institutions européennes – et en particulier à la Commission – un rôle accru dans l’évaluation, le suivi et, le cas échéant, le ralentissement du processus d’adhésion. Ce faisant, l’adhésion cesse d’être un événement ponctuel, décidé à l’issue de négociations essentiellement politiques. Elle devient un processus de convergence normative, potentiellement étalé sur plusieurs décennies, au cours duquel l’Union exerce une influence profonde sur l’organisation constitutionnelle, judiciaire et économique des États candidats.

La montée en puissance des critères d’éligibilité marque ainsi un basculement : l’UE demeure formellement ouverte à tout État européen, mais cette ouverture est dorénavant strictement conditionnée. L’élargissement n’est plus seulement un mécanisme d’unification du continent ; il devient un filtre, ou encore un révélateur, des exigences fondamentales du projet européen. Cette évolution n’est pas sans ambiguïtés. D’un côté, elle atteste d’une volonté de tirer les leçons des élargissements passés et de prévenir les fragilisations internes de l’UE. De l’autre, elle nourrit le sentiment, dans certains États candidats, d’une exigence mouvante, voire sans cesse renforcée, donnant l’impression que le sommet de la montagne à gravir s’élève à mesure que l’on s’en approche. Ce déplacement de l’ouverture vers la sélection prépare directement l’analyse des critères eux-mêmes. En cherchant à encadrer juridiquement et politiquement son élargissement, l’Union se trouve contrainte d’expliciter ce qui, jusque-là, relevait en partie de l’implicite : les valeurs, les structures et les pratiques qu’elle considère comme constitutives de son identité. C’est à travers cette explicitation que l’adhésion devient, au-delà d’un mécanisme juridique, un véritable acte constitutionnel européen.

6°) Les « critères de Copenhague » : la conditionnalité comme réponse structurée à l’élargissement

L’adoption des critères de Copenhague en 1993 marque moins une rupture radicale qu’une mise en forme explicite d’exigences qui, jusqu’alors, demeuraient pour partie implicites et largement négociées sur un mode politique. Ils constituent, pour l’UE, la première tentative véritablement aboutie de rationalisation normative du processus d’adhésion, élaborée en réponse directe aux défis posés par l’élargissement à l’Europe centrale et orientale. Par leur intermédiaire, l’adhésion cesse d’être gouvernée principalement par l’opportunité politique pour devenir un processus structuré, hiérarchisé et évalué dans le temps. Les critères de Copenhague reposent classiquement sur trois piliers complémentaires :

  • des critères politiques
  • des critères économiques,
  • et la capacité à reprendre, mettre en œuvre et appliquer durablement l’acquis communautaire.

Cette tripartition révèle une conception tout particulièrement exigeante de l’adhésion, pensée non comme une intégration partielle ou modulable, mais comme une insertion complète dans un ordre juridique et institutionnel déjà hautement structuré. L’adhésion n’est plus envisagée comme une entrée « à la carte », plutôt comme l’acceptation globale d’un ensemble normatif préexistant, comprenant des règles juridiques, des mécanismes institutionnels et un socle de valeurs partagées. Cette architecture n’est toutefois pas neutre. Elle institue implicitement une hiérarchie entre les critères : tandis que les exigences économiques et juridiques peuvent faire l’objet d’ajustements progressifs, les critères politiques – et, au premier chef, le respect de la démocratie et de l’État de droit – apparaissent assez rapidement comme non négociables dans leur principe, même si leur mise en œuvre demeure, en pratique, graduelle. Cette hiérarchie explique que les défaillances économiques n’aient jamais, à elles seules, constitué un obstacle définitif à l’adhésion, contrairement aux atteintes systémiques aux principes fondamentaux de l’État de droit.

Au-delà de cette architecture substantielle, l’apport décisif des critères de Copenhague tient toutefois moins à leur contenu qu’à la méthode de conditionnalité qu’ils instaurent. L’adhésion devient un processus séquentiel, jalonné d’évaluations régulières, de rapports de la Commission et de décisions politiques successives, incluant la possibilité – longtemps demeurée théorique, désormais pleinement assumée – de ralentir, voire de suspendre les négociations. Cette conditionnalité transforme en profondeur le rapport entre l’Union et les États candidats. Elle confère à la Commission un rôle central, à la fois technique et politique, dans l’appréciation de la conformité des réformes entreprises. Les États candidats se trouvent ainsi engagés dans un processus de convergence normative asymétrique : ils adaptent leur ordre juridique interne à un modèle élaboré à l’extérieur, sans participation directe à sa définition.

Ce mécanisme nourrit un paradoxe persistant. D’un côté, il accroît l’efficacité de l’Union comme facteur de transformation institutionnelle ; de l’autre, il alimente le sentiment d’une intégration conditionnelle et parfois mouvante, les exigences semblant se renforcer à mesure que le processus avance. L’expérience des élargissements de 2004 et 2007 a mis en lumière les limites intrinsèques de cette conditionnalité ex ante. Les difficultés rencontrées, en particulier en Bulgarie et en Roumanie, ont montré que le respect formel des critères au moment de l’adhésion ne garantissait pas une conformité durable après celle-ci. La mise en place de mécanismes spécifiques de coopération et de vérification post-adhésion révèle ainsi une faille structurelle : la conditionnalité se montre nettement plus efficace avant l’adhésion qu’une fois la qualité d’État membre acquise. Cette prise de conscience a profondément influencé l’évolution ultérieure des négociations d’adhésion, sans conduire à l’abandon des critères, mais à leur durcissement, notamment en matière d’État de droit, d’indépendance de la justice et de lutte contre la corruption.

Les critères de Copenhague remplissent, partant, une fonction plus profonde encore : ils traduisent la transformation de l’Union en une communauté normative consciente d’elle-même. En subordonnant l’adhésion au respect de principes démocratiques et de l’État de droit, l’Union affirme que son identité ne repose pas exclusivement sur le marché intérieur ou l’intégration économique, mais sur un socle constitutionnel commun. Cette affirmation n’est toutefois pas exempte de tensions, dès lors qu’elle suppose que l’Union soit elle-même en mesure de garantir et de préserver ces valeurs en son sein. Les crises internes relatives à l’État de droit tendent ainsi à rétroagir sur la politique d’élargissement : plus l’UE peine à faire respecter ses valeurs auprès de certains États membres, plus la conditionnalité imposée aux États candidats apparaît politiquement fragile, voire contestable.

Or, c’est très précisément cette continuité entre exigences d’adhésion et obligations post-adhésion que la CJUE a commencé à expliciter de manière décisive dans sa jurisprudence récente. Dans l’arrêt Repubblika du 20 avril 2021, rendu par la Grande Chambre, la Cour affirme que les valeurs énoncées à l’article 2 du TUE – au premier chef l’État de droit – ne constituent pas de simples prémisses politiques de l’adhésion, mais plutôt des engagements juridiques durables, liant les États tant au moment de leur entrée dans l’Union qu’après celle-ci. En soulignant que le respect de ces valeurs constitue une condition permanente de la confiance mutuelle, fondement de l’ensemble de l’ordre juridique de l’Union, la CJUE opère un glissement conceptuel significatif : les critères politiques ne se comprennent plus seulement comme un seuil d’accès, mais comme un standard continu, conditionnant la participation pleine et entière à l’espace juridique européen.

Cette continuité normative a trouvé une traduction tout spécialement explicite dans l’arrêt Hongrie c. Parlement et Conseil du 16 février 2022, rendu en assemblée plénière à propos du mécanisme de conditionnalité budgétaire. En validant la possibilité de suspendre ou de restreindre l’accès aux fonds de l’Union en cas d’atteinte aux principes de l’État de droit, la Cour consacre l’idée selon laquelle le respect des valeurs de l’Union constitue une condition fonctionnelle de la participation aux bénéfices mêmes de l’intégration, y compris pour les États déjà membres. L’adhésion n’emporte dès lors aucun blanc-seing normatif : elle implique l’acceptation d’un contrôle continu, articulant droit budgétaire, respect de l’État de droit et responsabilité politique. Cette évolution rejaillit directement sur la politique d’élargissement contemporaine. Plus l’Union renforce ses mécanismes internes de protection de l’État de droit, plus les critères exigés à l’entrée apparaissent comme l’anticipation d’un régime de contraintes durables, appelé à structurer l’ensemble de la participation future des États à l’ordre juridique de l’Union. L’adhésion ne se comprend plus comme un simple engagement initial, mais comme l’entrée dans un espace juridique marqué par une exigence permanente de conformité aux valeurs fondatrices de l’Union.

7°) L’adhésion en temps de crise ? : Ukraine, guerre et géopolitique

La candidature de l’Ukraine à l’Union européenne, déposée dans le contexte de la guerre déclenchée par la Russie en février 2022, marque une inflexion majeure du sens même de l’adhésion. Pour la première fois, l’Union est confrontée à une demande d’adhésion formulée non pas à l’issue d’une période de stabilisation, mais au cœur d’un conflit armé de haute intensité. Cette situation inédite met à l’épreuve l’ensemble du cadre conceptuel et juridique de l’élargissement.

Initialement, a-t-on pu dire, l’adhésion a été pensée comme l’aboutissement d’un processus de pacification et de consolidation institutionnelle. L’Ukraine inverse cette logique : l’adhésion est invoquée comme un instrument de protection politique et stratégique, voire comme une garantie existentielle. Ce déplacement bouleverse l’économie des critères traditionnels, en particulier ceux relatifs à la stabilité institutionnelle et aux relations pacifiques avec les voisins. En reconnaissant le statut de candidat à l’Ukraine, puis à la Moldavie, l’UE fait le choix assumé de politiser l’adhésion, en l’inscrivant explicitement dans une stratégie géopolitique de soutien, de dissuasion et de projection normative.

Face à cette situation, la Commission a adopté une approche résolument dynamique des critères d’adhésion. L’évaluation ne porte plus uniquement sur l’état actuel des institutions, mais sur leur capacité de résilience, leur trajectoire réformatrice et leur ancrage politique européen. Les critères cessent ainsi d’être envisagés comme des seuils fixes pour devenir des indicateurs de direction. Cette approche, si elle permet de maintenir la crédibilité politique de l’élargissement, soulève toutefois une interrogation majeure : jusqu’où les critères peuvent-ils être flexibilisés sans perdre leur valeur normative ? Le risque est double : banaliser la conditionnalité ou transformer l’adhésion en instrument purement stratégique, détaché de ses exigences structurelles.

L’élargissement retrouve ici une fonction qu’il avait partiellement perdue : celle d’un instrument de projection géopolitique. En ouvrant la perspective de l’adhésion, l’UE affirme un choix d’alignement clair et dessine une frontière politique face aux puissances concurrentes. L’adhésion n’est plus seulement un mécanisme juridique, elle devient également un langage (plus) « diplomatique » – pour une Commission qui se veut « géopolitique ». Cette évolution explique aussi le regain d’intérêt pour des formats intermédiaires, tels que la Communauté politique européenne, qui permettent de renforcer les liens politiques sans trancher immédiatement la question de l’adhésion. Ces dispositifs traduisent une tension persistante entre la logique de l’inclusion stratégique et la prudence institutionnelle.

En définitive, l’adhésion en temps de guerre agit comme un révélateur brutal des contradictions du projet européen. Elle met au jour l’écart entre une Union fondée sur le droit et une Union confrontée à des impératifs de puissance, de sécurité et de crédibilité internationale. L’élargissement, loin d’être une mécanique routinière, redevient ainsi un choix fondamental, engageant l’identité politique et normative de l’UE. La question n’est plus seulement de savoir si l’Union peut accueillir de nouveaux membres, mais à quelles conditions elle peut le faire sans renoncer à ce qui la constitue.

Conclusion – L’adhésion, ou l’art européen de poser certaines questions qui fâchent

Au terme de ce dossier, une chose apparaît nettement : poser la question de l’adhésion, ce n’est jamais seulement se demander qui peut entrer dans l’Union européenne. C’est, presque inévitablement, revenir à deux interrogations plus dérangeantes : qui sommes-nous déjà ? Et jusqu’où voulons-nous encore nous transformer ? L’adhésion est ainsi devenue l’un des rares lieux où l’Union ne peut plus différer l’explicitation de ce qu’elle considère comme non négociable : certaines valeurs, certaines exigences institutionnelles et certaines appartenances politiques. Chaque candidature, chaque épisode d’élargissement, chaque blocage, obligent à trancher – fût-ce de façon implicite – entre ce qui relève d’un simple ajustement technique et ce qui touche au cœur du projet européen.

Ce dossier a montré que cette mise à l’épreuve emprunte aujourd’hui trois registres inextricablement mêlés. Un registre juridique, tout d’abord, où l’adhésion est encadrée par des articles de traité, des critères d’éligibilité et une conditionnalité sophistiquée. Un registre politique, ensuite, où se jouent des arbitrages sur la capacité de l’UE à absorber de nouveaux membres sans se paralyser ni se diluer. Un registre géopolitique, enfin, où l’élargissement devient un langage de puissance, un signal adressé aux voisins comme aux adversaires. C’est de la friction entre ces trois registres que naissent les tensions actuelles : trop de droit, et l’UE risque l’impuissance ; trop de politique, et elle s’expose à l’arbitraire ; trop de géopolitique, et elle menace sa propre crédibilité normative.

L’adhésion ne dit donc pas seulement quelque chose des États candidats ; elle renvoie un miroir peu indulgent à l’UE elle-même. En demandant aux autres de garantir l’État de droit, elle expose ses propres hésitations à le faire respecter en son sein. En exigeant des réformes constitutionnelles profondes des États qui sonnent à sa porte, elle porte au jour les résistances à toute refondation de ses propres équilibres institutionnels. En promettant l’intégration comme horizon, elle révèle aussi ses doutes sur sa capacité à aller, elle-même, au bout de cette promesse.

Reste, enfin, une incertitude irréductible, que l’Ukraine a brutalement remise au centre du jeu : jusqu’où l’Union acceptera-t-elle de plier ses critères sans les vider de leur substance ? Et, symétriquement, jusqu’où pourra-t-elle rester fidèle à ses valeurs proclamées sans renoncer à la responsabilité géopolitique qu’elle prétend aujourd’hui assumer ? L’adhésion, désormais, ne se contente plus d’ajouter des sièges autour de la table : elle oblige à reposer, à chaque fois, la question de ce que signifie « faire partie » d’un ensemble qui oscille entre union de droit, communauté politique et acteur de puissance. Peut-être est-ce là, finalement, la vraie singularité européenne : avoir fait de l’adhésion non pas une simple procédure d’entrée, mais plutôt un dispositif de questionnement permanent. Tant que l’Union continuera à se questionner, à chaque nouvel élargissement possible, non seulement si elle peut accueillir un nouvel État, mais ce que cette décision dit d’elle-même, l’adhésion restera l’un des lieux où l’Europe se risque encore à penser son propre avenir, plutôt que de simplement le subir.